Globalisation, délocalisations... où cela mène?

Le dilemme auquel fait face l'élite dirigeante française - et européenne - a été résumé par l'influent quotidien Le Monde dans une formule-choc: «Chaque conflit social porte en germe le refus - voire la haine - de l'Europe. Le chômage qui repart à la hausse? L'Europe. Une usine qui se délocalise? L'Europe. Un bureau de poste qui ferme ? L'Europe. Les salaires qui stagnent ? L'Europe. La vie chère? L'Europe».

De telles inquiétudes sont toutefois réelles et fondées. Entre la précarité économique grandissante et les efforts concertés de l'élite européenne pour niveler les conditions sociales vers le bas, il existe un lien étroit que Le Monde cherche à obscurcir en le caricaturant.

L'emploi est effectivement dans un état lamentable - non seulement en France mais aussi en Allemagne. En Juin 2005, le taux de chômage a franchi le cap de 10% dans le premier pays, et de 12,6% dans le second. Parmi les Français détenant un emploi salarié, 20 pourcent ne sont pas protégés par un contrat à durée indéterminée. Le chômage de longue durée (plus d'un an) a augmenté en France de 5,6% en douze mois, et celui de très longue durée (plus de trois ans) de 5,3%. Le taux de chomage des Français de moins de 25 ans est passé de 9,8% qu'il était en 1975 à 21,8% aujourd'hui.

Au même moment, des bénéfices records sont affichés par les grandes entreprises cotées au CAC 40. Selon le chef économiste de la Caisse des dépôts, Patrick Artus, "la moitié de la hausse des profits provient de la déformation du partage des revenus, en faveur du capital et au détriment du travail". Il cite à l'appui le fait qu'en 2004, la productivité ait augmenté de 1,8%, mais les salaires réels de seulement 0,5%. «L'autre moitié de la hausse des profits vient de la baisse des coûts engendrée par les délocalisations», poursuit-il.

Or, au coeur du projet pour une Europe capitaliste intégrée - objet du référendum du 29 mai - se trouvait l'expansion vers l'Est, dans le cadre de la campagne commune des dirigeants européens pour ramener les conditions sociales sur tout le continent au niveau indécent qui prévaut dans les économies plus arriérées de l'Est.

Les conséquences inévitables, et déjà manifestes, d'une telle expansion, sont justement les éléments évoqués par Artus pour expliquer la montée en flèche des profits : une plus grande inégalité des revenus «en faveur du capital et au détriment du travail» et un transfert progressif de la production à l'Est, là où les contraintes internes déterminant les coûts sont les plus faibles, lois du travail les plus favorables à la grande entreprise et la protection des salariés quasi inexistante.

Ce processus est bien entamé dans plusieurs secteurs de l'économie. Le numéro un mondial de l'électro-ménager, le suédois Electrolux a fait savoir, le 15 février dernier, qu'«environ la moitié des usines que nous avons dans les pays riches -15 sur 27 - devront être délocalisées». Les autres fabricants ont également annoncé des fermetures d'usines ou des réductions d'effectifs à l'Ouest pour construire de nouvelles unités de production en Pologne, en Hongrie, en République tchèque ou en Roumanie. Ces pays fabriqueront bientôt la majorité des 12,8 millions d'appareils électro-ménagers qui seront vendus chaque année en France aux mêmes prix. Une évolution similaire a lieu dans le secteur automobile: la Slovaquie, par exemple, est appelée à devenir d'ici quelques années le premier producteur d'automobiles per tête, dans le monde. Il est vrai qu'une bonne partie de cette production sera achetée par les consommateurs des pays producteurs; mais encouragés par la politique de libre échange pronée par l'Europe dans la ligne de l'économie néo-libérale en vigueur, ces pays se sont dotés de sur-capacités par rapport à leurs marchés nationaux pour vendre à l'export.

La France est le troisième partenaire commercial de la Pologne, le plus grand des pays de l'Europe de l'Est à adhérer dernièrement à l'Union européenne. Avec 13 milliards d'euros investis en Pologne (dont 90% par les grands groupes des télécommunications, des industries manufacturières et de l'énergie), elle vient en tête de liste des investisseurs étrangers dans ce pays.

C'est à mettre en parallèle avec les propos de l'actuelle commissaire européenne à la politique régionale, la Polonaise Danuta Hübner, qui affirmait vouloir «faciliter les délocalisations au sein de l'Europe» pour décourager les sociétés à partir vers «l'Inde ou la Chine» - où il existe des dizaines de millions de personnes prêtes à travailler pour un salaire de misère. Les pays de l'Europe de l'Est sont similairement destinés à servir de réservoir de main-d'oeuvre à bon marché en attendant que leur pouvoir d'achat augmente et qu'ils absorbent la majeure partie de leur producytions.

Cette réorganisation est régie par de puissantes forces objectives, associées à la mondialisation de l'économie, laquelle prend place jusqu'à présent sous le contrôle et dans l'intérêt du grand capital, notamment européen. Ce que vise le traité constitutionnel, c'est leur donner force de loi, qui sera utilisée en retour pour faire obstacle à l'inévitable opposition de masse qui va naître face aux effets dévastateurs d'une Europe capitaliste intégrée et libérée de toutes contraintes internes aux pays membres, dont il résultera un éclatement des liens de communauté et l'abaissement des niveau de bien-être social résultat de plus d'un siècle de progrès social.

C'est ce qui explique la polémique suscitée par la directive Bolkestein, du nom du commissaire européen l'ayant parrainée. Elle met en l'avant le principe dit du «pays d'origine», selon lequel une société opérant dans un pays de l'Union européenne se verrait assujettie aux standards sociaux en vigueur dans le pays où elle est immatriculée. Il a donc été suggéré dans ce contexte, que des firmes françaises pourraient déménager leur siège social, mettons en Pologne, et appliquer ensuite la loi polonaise du travail en France avec des travailleurs polonais. Par son contenu explicite, cette directive est devenue un symbole du caractère foncièrement anti-social, néo-libéral, du projet de l'Union européenne - et un certain embarras pour les promoteurs assidus de ce projet, tels un Jacques Chirac ou certains députés sociaux-démocrates du Parlement européen, qui ont récemment spéculé sur son éventuel retrait, sachant fort bien que les chances d'un tel retrait étaient nulles.