Le délire productiviste

Jean-Marie Harribey

Peut-on délirer durable ? Oui. La réponse est apportée par Michel Godet dans une tribune « Peut-on développer durable ? » (Le Monde, 13 décembre 2007). Le délire productiviste prend la forme ici d’une rhétorique qui allie poncifs et contresens, tout en étant fort astucieuse. Trois traits la caractérisent, qui sont très représentatifs du discours des derniers réfractaires à la prise de conscience de la gravité de la crise écologique, couplée dorénavant avec la crise sociale. Ces traits sont la dénégation des faits avérés, le renversement des arguments à contresens de leur signification réelle et la répétition en boucle du « travailler plus ».

Dénégation. L’auteur met en doute la relation, que ne conteste plus aucun scientifique sérieux, entre le réchauffement climatique et les activités humaines. Il ignore superbement les différents rapports du GIEC, et notamment celui qui vient d’être publié. Michel Godet préfère s’en remettre à Claude Allègre qui, sur ce point, n’est pas une référence reconnue. Et il compare ce qui est incomparable : d’une part, les changements climatiques qui sont intervenus dans l’histoire de la Terre en s’étalant sur des durées longues et qui étaient dus à des causes naturelles, et, d’autre part, le changement actuel, brutal et dû aux émissions de gaz à effet de serre.

Dénégation encore en affirmant que les réserves de pétrole couvriront un siècle d’utilisation, alors que les derniers états connus montrent que nous avons vraisemblablement atteint le pic de la production. Les informations dont nous disposons sont bien moins « molles » que celles sur lesquelles s’appuie l’auteur pour critiquer le principe de précaution, « frein à l’action et à l’innovation », reprenant en cela les propos désarmants de candeur ou de cynisme, c’est selon, de la commission Attali qui s’occupe de « libérer la croissance » tandis que l’ONU s’efforce à Bali de trouver un compromis pour préparer l’après-Kyoto.

Renversement des arguments. Michel Godet stigmatise la « folie des biocarburants ». On pourrait s’en féliciter. Hélas, il met cette folie sur le dos des écologistes, alors que, précisément, ce sont les écologistes conséquents qui s’élèvent contre le risque de voir les meilleures terres consacrées à produire des agrocarburants, en lieu et place de la nourriture, et dans des conditions peu « biologiques ». Déjà, nombre de populations au Brésil, en Colombie et ailleurs voient les terres auxquelles elles n’ont pas accès être affectées à des productions qui partiront dans les moteurs des voitures et des camions des riches. Au lieu d’utiliser cet argument pour critiquer la façon dont le monde des affaires s’apprête à dévier à son profit toutes les stratégies de soutenabilité ou de durabilité du développement, Michel Godet oscille entre le dénigrement du concept (plutôt que sa déviation) et sa défense au nom de la croissance (c’est-à-dire sa déviation). La manœuvre est habile car il est vrai que le développement durable est devenu le paravent de l’inaction politique ou celui d’un capitalisme vert ayant bien compris les potentialités qu’offrait la crise écologique en termes de réparation des dégâts, de recyclage et de dépollution, voire en termes spéculatifs sur le marché des permis d’émission de carbone.

Le leitmotiv du « travailler plus ». Le discours est connu et l’article de Michel Godet fait écho à celui de Rémy Prudhomme (Le Monde, 30 octobre 2007) auquel il se réfère d’ailleurs. Toutes les mesures en faveur de la protection de l’environnement auraient le même effet désastreux que les 35 heures. Répéter inlassablement une affirmation ne vaut pas preuve. Et c’est méconnaître totalement l’histoire. Les statistiques sur séries longues de l’INSEE montrent que, depuis le début du XIXe siècle, la productivité horaire du travail a été multipliée en France par environ 30 et la production par 26, la première augmentant 1,15 fois plus vite que la seconde. Dans le même temps, le nombre d’emplois a été multiplié par 1,75. En deux siècles donc, comment notre système productif a-t-il pu absorber à la fois le « choc de productivité » et l’augmentation de la population active, deux facteurs dont le produit = 2 (1,15 x 1,75) ? En divisant le temps de travail individuel moyen par 2. Le progrès pouvait se nommer temps pour vivre et pas seulement temps pour saturer le monde de marchandises.

Pourquoi ces faits sont-ils passés sous silence ? Parce que la RTT, outre son ouverture vers une autre conception du bien-être, comporte aux yeux des détenteurs du capital le défaut rédhibitoire d’obliger à remodeler la répartition des revenus en faveur des salariés. En revanche, faire des heures supplémentaires pour gagner (et produire) davantage – tout en faisant sauter la durée légale du travail – élimine l’idée même d’augmentation du salaire. Il ne restera plus, après avoir « monétisé la RTT », qu’à monétiser les dimanches et jours fériés, les congés et puis la retraite puisqu’elle est condamnée à diminuer inexorablement avec les contre-réformes en cours. Alors, dividendes et plus-values boursières se multiplieront puisque le salaire de base et la protection sociale s’étioleront.

Les réticences des gouvernements libéraux et des responsables économiques à s’attaquer véritablement à la crise écologique, leur volonté d’inverser la tendance séculaire à la RTT et leur hostilité aux dépenses publiques à l’origine des services non marchands sont cohérentes entre elles. Elles participent de ce délire productiviste qui ne conçoit le bien-être que sous la forme d’une augmentation perpétuelle de la consommation marchande. Jouant sur deux tableaux, confondre croissance économique et développement humain et assimiler toute réflexion écologique à la décroissance, les idéologues du capitalisme infini évitent la question essentielle : redéfinir un développement de qualité autour des droits humains essentiels que sont notamment une alimentation saine et non génétiquement transformée, l’eau, l’éducation, la protection sociale, les services publics et le logement accessibles à tous et soustraits aux forces du marché. Il est vrai que cela passe par une gestion collective, ennemie d’une « concurrence libre et non faussée ». Comme quoi, tout est lié.


Mis en ligne le 22/06/2008 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://paysdefayence.blogspot.com et http://pratclif.com