Les enjeux de la crise

d'après Michel Husson,
La Brèche n°4, 2008 avec mes ajouts en liens et en italiques bleues
Il nous faut payer pour les péchés du passé
Klaus Schwab, président du World Economic Forum

La crise est en train de basculer de la finance à l’économie réelle. C’est l’occasion de faire un point d’étape, autour de trois questions : l’analyse de la financiarisation, la trajectoire de la crise et les alternatives.

La base économique de la financiarisation

Les bulles financières sont nourries par la création permanente de « capitaux libres » à la recherche d’une rentabilité extra, (comme Marx parlait de plus-value extra). Leur source principale est la croissance tendancielle du profit non accumulé qui résulte elle-même d’un double mouvement : d’une part, le recul généralisé des salaires (2) et, d’autre part, la stagnation - voire le recul - du taux d’accumulation en dépit du rétablissement du taux de profit. Alors que taux de profit et taux d’accumulation évoluaient parallèlement jusqu’au début des années 1980, ils se sont mis ensuite à diverger - à partir de 1987 c'est à dire de la fin de l'URSS, libération des flux financiers, mondialisation des échanges... L'économie réelle a ainsi été doublée de l'économie de la financiarisation. Voir ici l'indice DowJones Industrials de 1960 à 2008. L’écart entre les deux courbes (zone grisée du graphique 1) mesure l’augmentation de la fraction non accumulée de la plus-value, qui constitue un bon indicateur de financiarisation.

Graphique 1
Taux de profit et taux d’accumulation: Etats-Unis + Union européenne + Japon
Taux d’accumulation = taux de croissance du volume de capital net
Taux de profit = profit/capital (base 100 en 2000)
Sources et données des graphiques : http://hussonet.free.fr/toxicap.xls

Cette configuration inédite pose a priori un problème de réalisation : si la part des salaires baisse et si l’investissement stagne, qui va acheter la production ? Autrement dit quels sont les schémas de reproduction compatibles avec ce nouveau modèle ? A cette question, il n’y a qu’une réponse possible : la consommation issue de revenus non salariaux doit compenser la stagnation de la consommation salariale. Et c’est bien ce qui se passe comme le montre le graphique 2.

De manière stylisée, on peut ainsi résumer les évolutions : aux Etats-Unis, la part des salaires reste relativement constante mais la consommation des ménages augmente beaucoup plus vite que le Pib. En Europe, c’est la part de la consommation dans le Pib qui reste à peu près constante, malgré le recul marqué de la part salariale. Dans les deux cas, l’écart se creuse entre part des salaires et part de la consommation (zones grisées), de manière à compenser l’écart entre profit et accumulation. La finance est ce qui sert à réaliser cette compensation, et elle emprunte trois voies principales. La première est la consommation des rentiers : une partie de la plus-value non accumulée est distribuée aux détenteurs de revenus financiers qui la consomme. C’est un point important : la reproduction n’est possible que si la consommation des rentiers vient épauler celle des salariés afin de fournir des débouchés suffisants et la montée des inégalités est donc consubstantielle à ce modèle.

La seconde intervention de la finance consiste à introduire un certain brouillage entre salaires et rentes : une partie croissante du revenu des salariés prend la forme de rémunérations financières qui peuvent être analysées comme une distribution de plus-value plutôt que comme un véritable salaire.

Enfin, et c’est surtout vrai des Etats-Unis, la finance permet le développement exponentiel de l’endettement des ménages dont la consommation augmente, non pas en raison d’une progression des salaires mais par baisse du taux d’épargne.

La finance n’est donc pas un parasite sur un corps sain. Elle se nourrit du profit non investi mais, avec le temps, elle acquiert un degré d’autonomie qui renforce ce mécanisme. Les capitaux libres circulent à la recherche d’une rentabilité maximale (la fameuse norme de 15 %) et ils réussissent, au moins temporairement, à l’obtenir sur certains segments. Les banques elles-mêmes captent une partie croissante des profits. Cette concurrence pour un rendement maximal élève la norme de rentabilité et raréfie un peu plus les lieux d’investissement jugés rentables, dégageant ainsi de nouveaux capitaux libres qui vont à leur tour partir à la recherche d’une hyper-rentabilité financière. Ce cercle vicieux repose encore une fois sur une répartition des revenus défavorable aux travailleurs et à la reconnaissance de leurs besoins sociaux.

Cette propension du capitalisme à investir une moindre proportion de ses profits souligne le caractère systémique de la crise qui met en cause les ressorts essentiels de ce mode de production. La source de cette crise est au fond l’écart croissant qui existe entre les besoins sociaux de l’humanité et les critères propres au capitalisme. La demande sociale se porte sur des marchandises qui ne sont pas susceptibles d’être produites avec le maximum de rentabilité. Les gains de productivité autorisés par les nouvelles technologies et l’innovation conduisent à une offre (rentable) qui est de moins en moins en adéquation avec cette demande sociale qui, du coup, n’apparaît pas suffisamment rentable.

Cet écart se creuse selon deux dimensions principales. La première, dans les pays développés, est le déplacement de la demande des biens manufacturés vers des services auxquels sont associés de moindres gains de productivité et donc de moindres perspectives de profit. Aucun débouché n’a pris le relais à une échelle suffisante pour jouer le même rôle que l’industrie automobile durant la phase « fordiste » précédente. La seconde dimension est géoéconomique et résulte de la mondialisation : celle-ci tend à créer un marché mondial, autrement dit un espace élargi de valorisation. Les moindres niveaux de productivité des secteurs les moins avancés sont directement confrontés à des exigences de rentabilité alignées sur les performances des pays ou des entreprises les plus performantes. Il en résulte un effet d’éviction qui fait qu’un certain nombre de productions et donc de besoins sociaux qu’elles pourraient satisfaire, ne sont plus éligibles compte tenu des critères d’hyper-rentabilité auxquels elles se trouvent confrontées.

Dans ces conditions, la reproduction du système passe par un double mouvement, d’extension du domaine de la marchandise et de refus de répondre aux besoins non rentables. Le capitalisme contemporain a donc réuni les conditions qu’il revendique pour un fonctionnement optimal de son point de vue. Plutôt qu’une amélioration du bien-être social, la concurrence pure et parfaite, débarrassée des réglementations, rigidités et autres distorsions, fait apparaître une absence totale de légitimité, puisque la régression sociale est explicitement revendiquée comme la principale condition de réussite du système. Dans ce cadre, la finance n’est pas seulement la contrepartie d’une exploitation accrue des travailleurs, elle est aussi un déversoir pour les capitaux à la recherche de la rentabilité maximale. Les exigences démesurées de rentabilité qu’elle impose à l’économie réelle renforcent à leur tour le faible dynamisme de l’investissement et les inégalités sociales comme condition de reproduction du système.

La récession prend le relais de la crise financière

« Quelle est la différence entre les météorologues et les économistes ? Réponse : les météorologues sont au moins d’accord sur le temps qu’il fait aujourd’hui ». Au risque de s’exposer à cette plaisanterie assez juste, on voudrait avancer ici des propositions qui s’apparentent à un pronostic. Il ne s’agit pas de vouloir jouer aux prophètes de l’économie, mais de dégager un certain nombre de tendances déjà présentes dans le déroulement de la crise actuelle.

Le lundi 13 octobre, au lendemain de l’annonce du plan de sauvegarde européen, les Bourses ont manifesté leur soulagement par des hausses exceptionnelles. Elles ont à nouveau rechuté, puis elles se sont à nouveau redressées. Ces mouvements erratiques s’expliquent par des sentiments contradictoires entre lesquels oscillent les marchés financiers. D’un côté, la Bourse est rassurée par l’ampleur des sommes mises à disposition des banques, et les cours avaient tellement baissé qu’il devient raisonnable d’acheter ; mais, d’un autre côté, la récession incite au pessimisme sur l’évolution de l’économie réelle.

Cette incertitude est fondée car les différentes crises s’emboîtent comme des poupées russes. La crise proprement financière a mené le capitalisme au bord de l’embolie, mais c’est la crise économique tout court qui est en train de prendre le relais : ce qui est dorénavant à l’ordre du jour, c’est la récession. Le FMI vient de réviser en baisse ses prévisions : en 2009, la croissance serait à peu près nulle (0,5 %) dans les pays développés après un fort ralentissement en 2008 (1,5 %). La croissance mondiale, soutenue par les pays émergents et en développement ralentirait à 3 %. Pour le FMI, « la reprise n’est pas encore en vue » et ne pourra être que « graduelle quand elle arrivera ». FMI, World Economic Outlook, October 2008.

Les effets de la crise financière et de la récession sont dorénavant indémêlables. Les entreprises sont confrontées aux restrictions de crédit à court terme (problèmes de trésorerie) et à long terme (contraintes sur le financement de l’investissement) mais aussi à la baisse des commandes, selon des proportions différentes selon les secteurs. Le bâtiment et l’automobile sont les premiers frappés, et le phénomène ne concerne pas que les petites et moyennes entreprises. Ainsi, aux Etats-Unis, l’industrie automobile est mise en difficulté à la fois par les restrictions de crédit (credit crunch) et par la baisse des ventes, à tel point qu’une fusion entre Ford et General Motors est envisagée.

La récession durera longtemps

En 1987, le krach boursier avait déjoué la plupart des pronostics en débouchant sur un net rebond de l’économie mondiale dès l’année suivante. Au début des années 1990, le Japon avait subi une crise immobilière et bancaire qui l’avait plongé dans une décennie de croissance à peu près nulle. De ces deux scénarios, c’est le second qui est le plus probable. Dans le cas japonais, on avait pu invoquer une politique économique inadéquate et la surévaluation du yen imposée de fait par les Etats-Unis. Mais la vraisemblance d’un scénario « à la japonaise » pour l’ensemble des pays développés repose sur d’autres déterminations, que l’on peut résumer ainsi : la configuration particulière de l’économie mondiale des 15 dernières années n’est tout simplement plus viable. La crise actuelle est en effet d’une ampleur particulière et ne se résumera pas à une simple purge.

Au coeur de cette configuration, il y a le modèle US qui reposait, pour aller vite, sur une surconsommation à crédit financée par le reste du monde4. Or, la crise ébranle profondément ces deux piliers. L’endettement des ménages va être durablement stoppé, et le maintien d’un afflux permanent de capitaux devient incertain.

Le premier point est à peu près garanti : la purge du système de crédit va tarir pour longtemps le recours à l’endettement. Le second est la principale inconnue. Pour réduire le besoin de financement extérieur, les Etats-Unis ont besoin de réduire le déficit commercial. Ce résultat peut être obtenu de deux manières : soit par un ralentissement durable de la croissance qui freinerait les importations, soit par une baisse prolongée du dollar qui doperait les exportations. En tant que puissance dominante, même si les fondements de cette domination sont menacés, les Etats-Unis privilégieront spontanément la seconde voie, autrement dit la baisse du dollar, qui devrait donc reprendre. Mais la voie est étroite, car il existe un seuil au-delà duquel les pays émergents se montreront réticents à placer leurs excédents aux Etats-Unis, en raison d’une rentabilité jugée incertaine ou insuffisante. Michel Husson, « Etats-Unis : la fin d’un modèle », La Brèche n°3, 2008.

En même temps, les Etats-Unis n’ont pas intérêt à une baisse trop forte du dollar, puisque cela signifierait une perte de valeur de leurs avoirs en dollars. Une baisse du dollar impliquerait également un report des effets récessifs sur la zone euro et le Japon, que ces pays finiront par juger intolérables. Autrement dit le dollar va de nouveau baisser mais pas audelà d’une certaine limite, de telle sorte que cette baisse sera insuffisante pour rééquilibrer suffisamment le déficit commercial US.

Une incertitude symétrique porte sur la trajectoire des pays émergents, et en premier lieu de la Chine. A terme, son modèle de croissance tiré par les investissements étrangers et les exportations est lui aussi caduc, pour deux raisons. La première est le rétrécissement de ses débouchés, à proportion du ralentissement des économies développées. La seconde est le durcissement des tensions sociales internes qui résultent d’un degré extravagant d’inégalités sociales. La perspective de l’économie chinoise est donc celle d’un recentrage sur le marché intérieur, soutenu par une croissance des revenus des travailleurs plus en phase avec la croissance économique du pays. Il s’agit là d’une quasi-certitude, mais l’incertitude la plus grande pèse sur le rythme de ces évolutions.

Le mythe de la « régulation »

Avant l’éclatement de la bulle immobilière qui remonte à juillet 2007, il y avait eu celle de la bulle Internet en 2001. La période intermédiaire peut s’analyser aux Etats-Unis comme une véritable fuite en avant, fondée sur :

  1. la baisse des taux d’intérêt ;
  2. la baisse du dollar ;
  3. l’explosion de l’endettement des ménages ;
  4. la baisse de leur taux d’épargne ;
  5. l’augmentation des dépenses militaires.

La croissance a repris, en même temps que la Bourse, mais ce rétablissement a conduit à un creusement des déficits jumeaux : déficit budgétaire à l’intérieur, déficit commercial à l’extérieur.

Si rien n’est fait pour corriger ce modèle, les mêmes causes auront les mêmes effets, et les liquidités d’aujourd’hui nourriront la bulle de demain et conduiront au krach d’après-demain. Et les mêmes critiques adressées rétroactivement à Greenspan viseront l’action de Paulson, Bernanke, Gordon et cie. Deux questions se posent alors : peut-on « réguler » la finance ? Et surtout : existe-t-il un modèle d’accumulation cohérent avec une telle régulation ?

La débâcle a eu au moins un effet positif : elle a pulvérisé et déconsidéré pour très longtemps l’idée que la déréglementation conduisait à un fonctionnement optimal de la finance. A part quelques irréductibles, les avocats repentis de la libéralisation intégrale n’ont plus qu’un mot à la bouche : il faut réguler cette finance devenue folle. Ils ont raison et donnent raison aux altermondialistes qui dénoncent depuis longtemps l’hypertrophie de la finance.

Normalement, les banques ont un rôle d’intermédiaire ; pour aller vite, elles transforment des ressources à court terme en crédits à long terme. Mais leur rôle s’est transformé et elles sont devenues des intervenants actifs sur des marchés financiers de plus en plus spéculatifs. Ce qui restait de réglementation a été tourné par l’utilisation de techniques sophistiquées et difficilement maîtrisables. A l’origine de la crise des subprimes, il y a par exemple le mécanisme pervers de « titrisation » qui permet aux banques de se débarrasser de leurs créances douteuses en les mélangeant avec d’autres puis de les vendre sous forme d’un titre. Le risque attaché à ces différentes créances se met à circuler et ne fait plus partie du bilan : la banque échappe ainsi aux règles prudentielles qui lui imposent une certaine proportion de fonds propres.

La régulation consisterait alors à ramener la finance à un fonctionnement « normal ». Les mesures discutées portent sur l’effet de levier (qui permet de démultiplier la somme dont une institution financière dispose initialement) ; sur les produits dérivés qui permettent des opérations complexes d’achat et de vente à terme ; sur la séparation stricte entre banques commerciales et banques d’investissement ; sur les normes comptables ; sur les règles prudentielles ; sur les paradis fiscaux. Sur chacun de ces points, il existe des propositions techniques avancées depuis longtemps aussi par un certain nombre d’experts (Frédéric Lordon, Quatre principes et neuf propositions pour en finir avec les crises financières, Les blogs du MondeDiplo, avril 2008).

Le problème est que les dirigeants capitalistes n’ont aucune envie de prendre des mesures réelles, ou seulement de manière partielle et provisoire. La raison de fond est que la finance est inextricablement liée au capitalisme « productif » et qu’il n’est pas possible de distinguer le capitalisme entrepreneurial et le capitalisme financier, comme a cherché à le faire Sarkozy dans son discours de Toulon . Les profits des uns et des autres reposent sur une base commune qui est l’augmentation tendancielle du taux d’exploitation. Ils ont donc des intérêts communs, et Henri Paulson, par exemple, est l’ancien PDG de la banque Goldman Sachs. En France, les sociétés non financières ont ainsi versé 196 milliards d’euros de dividendes en 2007, mais elles en ont reçu 148 milliards. Ils peuvent à la rigueur concéder quelques mesures limitant les golden parachutes. C’est un moyen peu coûteux de réagir à un scandale voyant mais relativement secondaire, pour éviter de prendre de mesures structurelles.
Discours de M. le Président de la République, Zénith de Toulon, jeudi 25 septembre 2008,

Ce n’est pas un procès d’intention. Les principaux pays développés, Etats- Unis, Europe, Japon, ont décidé, sous la pression de l’urgence des plans de sauvegarde combinant la mise à disposition de liquidités et des prises de participation publiques, parfois baptisées « nationalisations ». Mais cet apport massif d’argent public ne comporte aucune contrepartie. Il n’y a strictement rien, ni dans le plan Paulson, ni dans le plan européen, qui imposerait aux banques une réglementation plus stricte en contrepartie de l’aide publique qui leur est apportée.

Rien sur le contrôle des opérations spéculatives, rien sur l’arrêt de la titrisation, et encore moins évidement sur d’éventuelles priorités sociales et écologiques. Dominique Strauss-Kahn le président du FMI, suggère de « pourchasser et faire disparaître les paradis fiscaux » et Nicolas Sarkozy vient de reprendre l’idée. Mais, là non plus, on voit mal comment ces déclarations tonitruantes pourraient, dans un tel contexte, être suivies d’effet. Si le discours sur la nécessaire régulation et sur l’unité européenne retrouvée étaient autre chose que des discours creux, l’occasion était pourtant magnifique d’imposer une re-réglementation parfaitement légitime dans cette situation d’urgence.

Les « nationalisations » ne sont elles mêmes que partielles et provisoires : elles sont destinées à renflouer les banques, aider à leur restructuration et finalement les remettre au privé une fois assainies. Le but de ces plans, c’est de rétablir le profit des banques, comme le dit un économiste de banque français, peu suspect d’anticapitalisme (7). Plutôt que de nationalisation, on devrait parler de privatisation des fonds publics. Quelle issue pour le capitalisme ?

On partira ici du scénario imaginé par Patrick Artus, que nous citons encore parce que ses éclairages sont souvent stimulants (8). Pour prendre le relais de l’endettement des ménages, Artus envisage un modèle « antifordiste » où la profitabilité des entreprises serait fondée sur « la compression des coûts salariaux et la déformation du partage des revenus en faveur des profits » (9).

Mais la mise en place, ou plutôt la reproduction de ce modèle nécessite plusieurs conditions :

Ce schéma est très révélateur d’une contradiction essentielle de la période : si l’on refuse de revaloriser la part des salaires dans le revenu national parce qu’elle pèserait sur la rentabilité, la croissance et les débouchés ne peuvent venir de la demande intérieure. Il faut donc exporter. Le raisonnement est impeccable mais conduit à une impasse puisque tous les pays ne peuvent en même temps exporter plus. Cette contradiction est centrale et permet de dire que la sortie « naturelle » de la crise, dans la logique capitaliste, est une nouvelle exacerbation de la concurrence, de l’exploitation des travailleurs, du recours aux délocalisations, etc. D’ailleurs, Artus est cohérent, et souligne que « cette concurrence pour les parts de marché » conduit à des politiques de change agressives, à la compression des coûts domestiques, à des politiques fiscales noncoopératives »(10).

On pourrait en dire autant des plans de relance que viennent de suggérer Ben Bernanke pour les Etats-Unis, et Nicolas Sarkozy pour l’Europe, reprenant la proposition argumentée du récent prix Nobel d’économie, Paul Krugman (11). Un tel plan permettrait d’éviter l’erreur commise par Roosevelt qui avait attendu deux ou trois ans avant de faire succéder un New Deal économique au sauvetage financier. Mais cette voie se heurte à plusieurs obstacles. Le premier est que les ressources consacrées aux plans de sauvetage ne laissent plus de marges de manoeuvre, à moins d’imaginer un déficit public extravagant dont le financement devra à nouveau être imposé au reste du monde. 11 Paul Krugman, « Let's Get Fiscal », The New York Times, 17 October 2008.

Le second obstacle résulte de la contradiction entre la concurrence exacerbée et la possibilité de politiques coopératives. C’est particulièrement vrai au niveau européen où, dans l’urgence et à reculons, les gouvernements ont finalement décidé d’un plan de sauvegarde commun. Ils ont à l’occasion fait apparaître la vacuité institutionnelle de l’Union européenne : inexistence de la Commission européenne, et abandon au moins provisoire des dogmes monétaire et budgétaire. C’est pourquoi on ne peut y voir « la réinvention de l’Europe », comme le fait Bernard Guetta (12). Il soutient que « les "européistes", ces galeux, ces pelés, ces soi-disant suppôts du capital, avaient eu raison d’affirmer, contre les eurosceptiques, que la monnaie unique ne tarderait guère à porter des politiques communes » et esquisse ainsi l’étape à venir : pour combattre la crise économique, « il faudra (...) définir ensemble des modalités de relances et des politiques industrielles communes - les moyens de ne pas laisser filer les déficits mais, au contraire, de les résorber à terme en investissant en commun dans l’avenir et la compétitivité industrielle ». Rien de cela n’est à l’ordre du jour, et aucune mesure de ce type n’a été seulement esquissée, pour une raison simple : les pays européens ne se situent pas de la même manière par rapport à la crise parce que leur insertion sur la marché mondial, leur spécialisation industrielle, leur sensibilité au taux de change de l’euro sont différentes. La crise va au contraire accentuer le processus de divergence des économies nationales déjà à l’oeuvre depuis la création de l’euro. 12 Bernard Guetta, « La réinvention de l’Europe », Libération, 15 octobre 2008.

On pourrait enfin envisager une sorte de retour au « fordisme » qui passerait par une progression des salaires plus en phase avec l’activité économique et donc par un recentrage vers la demande intérieure et la satisfaction des besoins sociaux domestiques. Ce serait un véritable modèle de « sortie de crise » qui prendrait le problème à la source en fermant les deux robinets de la financiarisation qui sont le recul salarial et les déséquilibres internationaux. Ce schéma pourrait s’appliquer aussi bien aux Etats-Unis qu’à l’Europe ou la Chine. Mais le taux de profit associé à ce mode de croissance serait globalement moins élevé, et la part revenant aux rentiers serait considérablement réduite. Un tel schéma n’est pas incompatible en tant que tel avec le capitalisme puisque c’est en gros celui qui a prévalu pendant l’après-guerre. Mais il ne peut être le résultat d’une conversion spontanée des classes dirigeantes.

Il y a là une proposition essentielle qui explique, au fond, l’incapacité de la social-démocratie à avoir prise sur la situation. Elle devrait normalement tirer profit de la crise puisque le thème de la régulation du capitalisme est ce qui la distingue en principe du néo-libéralisme. Mais elle se refuse en même temps d’imposer une telle régulation parce qu’elle postule la possibilité d’un compromis à froid.

En réalité, il n’existe au fond que deux trajectoires cohérentes. La première est celle d’une « refondation du capitalisme » pour reprendre le titre pompeux du parti de Sarkozy. Mais il ne peut s’agir là que d’aménagements cosmétiques conservant l’essentiel, et sur ce terrain les sociaux-libéraux sont pris à contre-pied. La seconde voie est celle d’une transformation de la résistance aux effets de la crise en remise en cause globale de la propriété privée. Dans le premier scénario, on ira encore de krach en récession, et les tendances les plus régressives du capital continueront leurs dégâts. Dans le second, un processus à contenu forcément anticapitaliste serait enclenché. Ces deux scénarios diffèrent aussi par la manière de faire face aux défis environnementaux : réponses marchandes, partielles et discriminatoires dans un cas, planification dans l’autre.

Enjeux sociaux et voies de l’alternative

Une grande incertitude pèse sur la trajectoire de l’économie mondiale. Mais une chose est sûre : les classes dominantes vont tout faire pour reporter les effets de la crise sur les salariés et sur la majorité de la population : licenciements, blocage des salaires et des budgets sociaux, ruine des retraités à cause des pertes enregistrées par les fonds de pension. Pour empêcher les capitalistes de rétablir leurs profits au détriment du bien-être social, il existe alors trois principaux axes de riposte.

  1. Le premier est la nationalisation intégrale des banques et des assurances. Il ne s’agit pas ici de faire de la surenchère mais d’apporter une réponse simplement cohérente à la crise financière. Une nationalisation qui ne soit pas partielle et ne se limite pas à des prises de participation provisoires permettrait seule de vraiment « ouvrir les livres de compte », de consolider les créances croisées, de sauver les victimes de l’escroquerie des subprimes plutôt que de préserver les profits bancaires. Mais c’est aussi le seul moyen de vraiment « réguler » la finance et de faire du crédit et de l’assurance de véritables services publics, d’ailleurs extensibles à l’échelle européenne. Cette nationalisation devrait déboucher sur la création d’un pôle financier public, reconnaissant ainsi que le crédit et l’assurance relèvent du service public. La crise actuelle a démontré que la finance privée conduit à la catastrophe sociale. Reste en somme à réhabiliter l’idée d’un crédit durablement nationalisé, ce qui n’est possible que si est mise en place une gestion démocratique plaçant le crédit au service des priorités sociales.
  2. Le second axe porte sur la répartition des richesses et repose sur une idée simple. S’il y a récession, il serait intolérable que les salariés subissent une nouvelle dégradation de leur situation, uniquement pour que les entreprises puissent continuer à verser des dividendes. Le moyen le plus lisible d’affirmer cette exigence est de proposer un plan de transfert des dividendes vers un fonds pour l’emploi et les salaires, géré lui aussi sous contrôle des travailleurs. Dans le même temps, et il s’agit d’une mesure d’urgence minimale, le maintien du pouvoir d’achat devrait être garanti par l’échelle mobile des salaires, autrement dit par leur indexation sur les prix.
  3. Le troisième axe est la réduction du temps de travail, comme moyen d’éviter une nouvelle vague de licenciements et de jeter un pont vers un projet de société où le temps libre serait une utilisation prioritaire des gains de productivité. Il est frappant de constater que ce fut dans les années 1930 l’un des dispositifs qui a de fait empêché aux Etats-Unis un recul encore plus grand de l’emploi (13). C’est la vieille idée d’échelle mobile des heures de travail que Trotsky définissait ainsi : « Le travail disponible doit être réparti entre tous les ouvriers existants, et cette répartition déterminer la longueur de la semaine de travail. Le salaire moyen de chaque ouvrier reste le même qu'avec l'ancienne semaine de travail ! Le salaire, avec un minimum strictement assuré, suit le mouvement des prix. Aucun autre programme ne peut être accepté pour l'actuelle période de catastrophes » (14).

Dans les trois cas, un principe essentiel doit être défendu, c’est celui du contrôle démocratique. Il correspond à l’idée parfaitement légitime selon laquelle les salariés n’ont pas à faire les frais du sauvetage du capitalisme et qu’ils doivent donc avoir un droit de regard sur les mesures prises et sur la répartition des richesses. La crise du capitalisme n’implique pas mécaniquement un meilleur rapport de forces en faveur des travailleurs ; elle a au contraire toutes les chances d’être le prétexte à de nouveaux reculs sociaux. Mais la déconfiture du système ouvre en même temps un espace nouveau aux luttes sociales qui seront d’autant plus victorieuses et porteuses d’avenir qu’elles prendront une dimension anticapitaliste affirmée.

Ces perspectives ne sont pas en soi anticapitalistes mais elles peuvent contribuer au basculement qui fait passer de la lutte contre les effets de la crise à l’alternative sociale. Le capitalisme a subi une déroute idéologique et sa rhétorique ne trompe plus personne : c’est un système inique, inefficace, et dangereux. Voilà un premier point d’appui. Le second est la méfiance de masse qui s’est instaurée : chacun comprend bien que tout va être fait pour que la majorité de la population paie les pots cassés pour une minorité de délinquants. C’est pourquoi l’idée d’un contrôle démocratique est aujourd’hui fondamentale : les citoyens ont le droit de contrôler où va leur argent, les salariés ont le droit de contrôler la répartition de la valeur ajoutée. Il faut alors trouver des revendications porteuses de cette exigence : par exemple, les aides publiques devraient être supprimées dans les entreprises dont les salariés constatent que leur pouvoir d’achat n’a pas été maintenu.

La crise met à l’ordre du jour la remise en cause du système capitaliste. Du point de vue de l’analyse, il faut insister sur sa dimension systémique bien illustrée par les événements récents. Le capitalisme s’oppose aujourd’hui clairement à la satisfaction des droits : droit à l’alimentation, à l’emploi, à un revenu décent, à une répartition égalitaire des revenus. C’est aussi lui qui fait obstacle à une maîtrise du changement climatique coordonnée au niveau planétaire. Il faut également refuser la ligne de défense actuelle qui consiste à s’abriter derrière une opposition illusoire entre le « bon » capitalisme productif et le « mauvais » capitalisme financier : ce sont les deux faces de la même médaille. Après avoir ainsi déblayé le terrain idéologique, reste à organiser les formes de mobilisation permettant de passer de l’auto-défense contre les effets de la crise à l’offensive anticapitaliste.


Mis en ligne le 30/10/2008 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://paysdefayence.blogspot.com et http://pratclif.com