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  2. Site web de Bernard Guerrien
  3. L'économie manque-t-elle de bon sens ?
  4. John Stuart Mill
  5. A system of logic Complete by chapters in html format
  6. André Lalande: Vocabulaire technique et critique de la philosophie

Bernard Guerrien: l'illusion économique

Notes de lecture

L'économie en tant que science

Les économistes, quel que soit leur bord, disent qu'ils font de la science, puisqu'ils essaient de comprendre le monde dans lequel ils vivent, en proposant des théories qui font appel à la fois à l'observation et à la raison. On constate en même temps que, bien qu'il existe une théorie dominante en économie, ceux qui y adhèrent sont en fait très minoritaires. La majorité des économistes est, en réalité, agnostique ; elle est formée de praticiens qui opèrent dans les administrations, les entreprises et les institutions financières, qui se servent avant tout de leur bon sens et de leur expérience, sans faire appel aux théories — qu'ils ignorent ou qu'ils ont eu le temps d'oublier, ne voyant pas à quoi elles peuvent bien leur servir. Dans la minorité des économistes qui s'intéresse aux théories et dit vouloir les appliquer, beaucoup adhèrent à une théorie particulière qui, de ce fait, peut être qualifiée de dominante. Cette théorie, dite « néoclassique », tend à se maintenir et à élargir son audience à travers la production de manuels et d'ouvrages qui forment les nouvelles générations, qui elles-mêmes formeront les suivantes, et ainsi de suite. Pour ses promoteurs, elle serait même devenue « la » science économique. Les partisans des autres théories, réduits parfois à quelques îlots de résistance — il arrive qu'ils soient protégés par les agnostiques, peu convaincus par la théorie dominante — ne cèdent pas pour autant, et se réclament aussi de la démarche scientifique. Revenir sur la notion de science est donc un préalable nécessaire avant toute discussion sur ce que peuvent être la science économique, proprement dite, et ses éventuels résultats ou succès. Tel est l'objectif de ce chapitre, qui se restreint cependant à l'essentiel, en ayant en vue les questions qui se poseront dans les chapitres ultérieurs sur le rapport entre science et économie.

Une place privilégiée est accordée à John Stuart Mill (1806-1873) qui, dans son ouvrage "A System of Logic" (1865), traite à la fois des sciences de la nature et de celles de l'homme et de la société. Mill montre que toutes les sciences relèvent (ou devraient relever...) de la même démarche, celle-ci pouvant toutefois prendre des formes différentes en raison des particularités des domaines où elle s'applique — notamment, la possibilité ou pas de faire des expériences contrôlées ou répétées. A System of Logic peut encore être lu avec intérêt de nos jours — surtout son livre VI qui traite des sciences de l'homme et de la société.

Les deux sources de la connaissance

Mill définit la science comme un « ensemble de connaissances » (a body of truths). On retrouve la même idée dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de André Lalande, où il est écrit que la science est « un ensemble de connaissances et de recherches ayant un degré suffisant d'unité, de généralité, et susceptibles d'amener les hommes qui s'y consacrent à des conclusions concordantes, qui ne résultent ni de conventions arbitraires, ni des goûts ou des intérêts individuels qui leur sont communs, mais de relations objectives qu'on découvre graduellement, et que l'on confirme par des méthodes de vérification définies »3.

  1. Pour une présentation plus générale de ce qu'est la science, on ne peut que vivement recommander la lecture du chapitre 3 du livre de Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles (Odile Jacob, 1997).
  2. Il existe une version française : Système de logique (Pierre Mardaga, Bruxelles, 1988). Disponible aussi sur .
  3. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Puf, collection Quadrige, 1999, p. 954.

Ces conditions sont très restrictives. Dans le cas des sciences de la société, on serait bien en peine de donner un exemple d'ensemble de connaissances qui les vérifie toutes. S'il y avait beaucoup de « conclusions concordantes » en économie, cela se saurait et ce livre n'existerait probablement pas ! Sans parler de leur éventuelle « découverte graduelle » et des « méthodes de vérification définies ». Si science il y a en économie, elle ne peut qu'être humble. On peut dès le départ constater qu'elle ne vérifie pas, et ne vérifiera jamais, les canons imposés aux sciences de la nature — auxquelles pense manifestement André Lalande. Cela n'empêche pas toutefois que l'on aspire à connaître et à appréhender les sociétés dans lesquelles on vit, tout en étant conscient des limites inhérentes à la démarche.

Il y a deux façons, en règle générale, d'acquérir des connaissances. L'une résulte de l'observation et de l'intuition, l'autre du raisonnement ou de la déduction. Il existe toutefois un ordre dans l'acquisition des connaissances. Comme le dit Mill : « Les connaissances acquises par le biais de l'intuition sont les prémisses à partir desquelles toutes les autres sont déduites. [...] On ne peut jamais parvenir à une quelconque connaissance par le raisonnement à moins que celui-ci s'appuie sur quelque chose de connu au préalable. »^ L'intuition étant la disposition chez l'homme à généraliser à partir de l'expérience, elle ne peut s'exercer que s'il y a quelque chose à généraliser dans le monde, donc s'il ne se réduit pas à un chaos indescriptible. À l'origine de toute science, il y a la croyance que le monde que l'on cherche à connaître présente une certaine régularité. John Stuart Mill parle à ce propos de la « conviction intime que le futur va ressembler au passé ». Par conséquent, « la proposition que le cours de la nature est uniforme est le principe fondamental, ou l'axiome général, de l'induction »5. Ce cours uniforme se manifeste à travers des régularités que l'on peut observer et que Mill appelle « lois empiriques ». Celles-ci peuvent être triviales, comme par exemple le fait que les aliments nourrissent, que l'eau apaise la soif, que le soleil éclaire et réchauffe, que les corps tombent sur le sol. Beaucoup de lois empiriques vont toutefois au-delà du simple vécu et demandent des observations systématiques et prolongées, comme le retour périodique des éclipses, qui a eu le statut de loi empirique jusqu'au moment où il a pu être expliqué par les « lois générales des mouvements célestes ». Mill donne aussi des exemples de lois empiriques dont il n'a pas encore été rendu compte (à son époque) par des lois plus générales, telles les « lois locales du flux et du reflux des marées à différents endroits », la « succession de certains types de climat », la « forte tendance des gaz à passer la barrière des membranes animales » ou le « fait que des substances contenant une forte proportion d'azote sont de puissants poisons ».Aucun des exemples donnés par Mill ne portant sur l'homme ou la société, on peut se demander ce que sont les lois en économie.

Sur les lois en économie

Y a-t-il des lois en économie ? Sans doute, puisque les relations économiques sont le fait des hommes, qui sont partie prenante de la nature. Ces lois sont en réalité les résultantes d'autres lois, qui relèvent de la psychologie et de la biologie en ce qui concerne les personnes, mais aussi de la physique et de la chimie pour ce qui est de la production, entendue au sens large. Le problème n'est donc pas dans l'existence de lois, mais dans celui de la détermination (empirique ou par déduction) de leurs résultantes sous une forme suffisamment simple pour que l'onpuisse en faire des nouvelles lois propres au domaine étudié — l'économie, en l'occurrence. Si la science est divisée en des domaines séparés — en gros : physique, chimie, biologie, psychologie, sociologie, économie, histoire —, c'est parce que personne ne pense que la seule façon de procéder consiste à se ramener aux éléments de base du monde que sont les particules élémentaires et les forces qui les régissent. Il est toujours possible d'affirmer que la chimie n'est qu'une extension de la physique, la biologie de la chimie, la psychologie de la biologie, l'économie ou l'histoire de la psychologie, mais ce n'est là qu'une pure vue de l'esprit qui, si elle était adoptée, conduirait à la paralysie totale toute personne ne faisant pas de la physique des particules élémentaires ! La démarche scientifique consiste à observer le monde à divers niveaux, pour y déceler des régularités, que l'on cherche ensuite à expliquer par des relations causales, du même niveau mais aussi, si possible, d'un niveau plus large (la physique pour la chimie, la chimie pour la biologie, etc.).

La question des lois propres à l'économie commence par la recherche de lois empiriques, dans le sens où l'entend Mill, à partir desquelles la théorie peut être construite — ou qui permettent de la valider. L'ennui, et il est de taille, c'est qu'il n'existe pratiquement pas de lois empiriques en économie. On peut en voir une dans l'évolution approximativement cyclique du produit intérieur brut (PIB) de la plupart des pays, mais on est loin de la régularité du « flux et reflux des marées à différents endroits » dont parle Mill, puisque la longueur et l'intensité de ces cycles varie fortement dans le temps. En outre, le fait même que les acteurs de l'économie – à commencer par l'État – s'aperçoivent de l'existence de cycles peut les conduire à vouloir en amortir les effets, et donc à les modifier. C'est là un problème général dans les sciences de la société : toute régularité observée peut être modifiée du moment qu'elle est connue de certains – ou de tous.La « loi d'Engel », établie il y a un siècle et demi par un statisticien allemand, est probablement la relation tirée des données économiques qui ressemble le plus à une loi empirique. Elle dit que, quand le revenu des ménages augmente, la part de leurs dépenses alimentaires diminue alors que celle de leurs dépenses de santé, d'éducation et de loisir augmente aussi. Les variations des parts des dépenses dans le revenu sont généralement différentes d'un pays à l'autre, ou d'une période à l'autre, ce qui empêche de les traduire par une formule universelle. En fait, la loi d'Engel relève plus de la physiologie et de la psychologie des êtres humains que de l'économie proprement dite — c'est pourquoi l'on observe un peu partout ses manifestations. Dans le même ordre d'idée, on peut voir une loi empirique dans le fait que la part de la population agricole a fortement diminué dans beaucoup de pays le siècle passé, et continue à le faire encore dans les autres. Le progrès technique est sans doute à l'origine de ce phénomène, qui n'est pas inéluctable. Il se peut qu'il disparaisse si la mode de l'agriculture bio s'étend à des couches de plus en plus importantes de la population. C'est pour cette raison que l'on préfère parler de tendances plutôt que de lois lorsqu'on s'intéresse aux sciences de la société.

L'économie est une "science des tendances"

En l'absence de lois empiriques avérées, l'économiste qui scrute le monde va chercher à déceler dans les données des tendances, qu'il déduit de certains traits de la psychologie des hommes et des conditions dans lesquelles ils vivent. Mill est très clair là-dessus :

  • « Il est tout d'abord évident que la science de la société, considérée comme système de déductions a priori, ne peut être une science de prédictions positives, mais seulement de tendances. Nous pouvons être en mesure de conclure, d'après les lois de la nature humaine appliquées aux données d'un certain état de la société, que telle cause agira de telle manière si l'action n'en est pas contrariée ; mais nous ne pouvons jamais savoir avec certitude dans quelle mesure ni dans quelles limites elle agira ainsi, ni affirmer en toute sûreté que l'action n'en sera pas contrecarrée. Il est bien rare, en effet, que nous connaissions, même approximativement, tous les facteurs qui peuvent coexister avec cette cause, et à plus forte raison que nous puissions calculer la résultante de tant d'éléments combinés. »

Les déductions faites à partir de certains traits de la psychologie humaine qui opèrent dans un état donné de la société sont donc à l'origine de tendances, mais pas de lois empiriques suffisamment claires et nettes, parce que des facteurs importants sur le plan empirique ne sont pas pris en compte dans les raisonnements. Prenons quelques exemples. Dans l'état de société qu'est le capitalisme, on déduit de la propension des humains à vouloir faire les gains les plus élevés possibles une « loi de l'égalisation des taux de profit » en remarquant que les capitalistes délaissent les secteurs où le taux de profit est faible pour se porter vers ceux où il est le plus élevé — de sorte qu'au bout du compte tous obtiennent le même taux de profit. Mais cette « loi » n'est pas vérifiée puisqu'on observe en général des différences, parfois importantes, entre les taux de profit obtenus par des capitaux placés dans un même pays et au même moment. Elle ne se manifeste donc que par une tendance, ce qui incite à chercher les facteurs qui empêchent sa réalisation comme, par exemple, le fait qu'il est coûteux, ou difficile, de déplacer les capitaux d'un secteur à l'autre, ou parce que les placements encourent généralement des risques différents.

Une proposition plus controversée — parce qu'elle mobilise des hypothèses plus fortes sur l'état de la société et des relations qu'il suppose entre ses membres — est celle qui dit que, dans le capitalisme, le taux de profit baisse dans le temps. La baisse a été effectivement observée à certaines périodes et dans certains pays, mais pas toujours et pas partout. C'est pourquoi l'on parle à son propos de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit », ou tout simplement de la tendance à la baisse du taux de profit, tout en avançant des hypothèses sur les facteurs qui font qu'on n'observe qu'une tendance — par exemple, les crises qui se traduisent par une forte dévalorisation des capitaux physiques (équipements, locaux, etc.), et donc par une baisse conséquente du dénominateur du taux de profit, de sorte que ce taux remonte.

Toute l'ambiguïté de l'approche par les tendances apparaît dans le cas de la fameuse « loi de Malthus », qui se déduit de la propension chez les êtres humains à avoir de nombreux descendants (qu'ils soient perçus comme un don du ciel ou comme une fatalité) et du fait que les ressources que la nature peut leur procurer est limité. L'humanité devrait donc voir son niveau de vie se dégrader de plus en plus. Pourtant, la baisse de la mortalité infantile, la hausse du niveau d'éducation, le progrès technique, l'urbanisation et les aspects autres de la psychologie humaine que le désir d'enfants, ont fait que cette dégradation n'a pas eu lieu : les contre-tendances l'ont emporté sur la tendance On peut ajouter à cela le fait que l'on sache qu'un phénomène a tendance à se produire peut conduire à mettre en oeuvre des politiques destinées à le contrecarrer — tel était d'ailleurs le propos de Thomas Robert Malthus. Doit-on considérer ces politiques comme une conséquence de la psychologie humaine, qu'il faut intégrer parmi les contre-tendances, ou comme quelque chose de différent, qui relève directement du normatif? Ce genre de question se pose pour toute théorie où le théoricien peut être inclus parmi les objets sur lesquels porte la théorie.

L'impossibilité de l'expérimentation en économie

L'absence de lois empiriques précises en économie rend problématique la vérification des résultats obtenus par déduction à partir de quelques hypothèses de base, et donc l'élargissement de l'ensemble des connaissances en la matière. L'autre moyen dont disposent les scientifiques pour élargir cet ensemble consiste à faire des expériences. Les sciences de la société ne peuvent toutefois pas recourir à ce moyen, l'expérimentation y étant impossible, en raison de la nature même de leur objet d'étude. On peut reprendre à ce propos l'un des exemples donnés par Mill, qui a trait à l'économie — plus précisément, à l'« influence de la législation commerciale restrictive et prohibitive sur la richesse nationale ». Pour déterminer la nature et l'importance de cette influence en appliquant « la plus parfaite des méthodes expérimentales », il faut « trouver deux nations semblables sous le rapport de tous les genres d'avantages et de désavantages naturels, dont les populations se ressemblent par toutes leurs qualités, physiques et morales, naturelles et acquises, dont les coutumes, les usages, les opinions, les lois et les institutions sont les mêmes à tous égards, hormis cette seule différence que l'une d'elles a des droits de douane plus élevés ou plus d'entraves à la liberté de l'industrie, par d'autres moyens »8. Ce qui est évidemment impossible — Mill parle même d'« absurdité ». On peut aussi envisager la méthode consistant à comparer trois pays A, B et C, le pays A adoptant une politique protectionniste, alors que B et C ne le font pas. Si la croissance de A est supérieure à celle de B et de C, on peut alors penser que cela est dû à la politique suivie, puisqu'elle n'est pas la même dans A, d'un côté, et dans B et C, de l'autre. Mais l'on n'en est pas sûr, puisqu'il se peut que la croissance de A résulte de facteurs autres que son protectionnisme, facteurs qui lui donnent un avantage sur B et sur C. L'impossibilité de se débarrasser de ces autres facteurs, et donc de comparer des situations (des pays, par exemple) identiques en tout, sauf en un point, empêche de trancher avec certitude sur la cause de la croissance supérieure de A. Il se peut qu'elle soit dans son protectionnisme, ou dans autre chose.

L'absence de lois empiriques et l'impossibilité de mener des expérimentations en économie rend particulièrement difficile sa constitution en un ensemble solide de connaissances. En même temps, il y a des gens, à commencer par les économistes, qui veulent comprendre le monde de l'économie et élargir leurs connaissances — sur lui et sur la société. La multitude de causes qui échappent à notre contrôle empêche l'expérimentation tout en constituant, comme dit Mill, un « défi pour nos capacités limitées de calcul ». La seule méthode possible consiste alors à n'en retenir qu'un petit nombre parmi elles età procéder par déduction, pour dégager au moins des tendances, qui seront tant bien que mal confrontées aux faits. Cette méthode revient à raconter des sortes d'histoires (certains parlent de « fables »), qui peuvent ouvrir à des développements mathématiques de plus en plus compliqués — et souvent de moins en moins pertinents. L'usage du bon sens peut alors s'avérer indispensable.

Des histoires et du bon sens

La plupart des sciences de la nature relèvent d'une échelle qui n'est pas celle de l'homme car, comme le remarque le généticien Richard C. Lewontin, « la quasi-totalité du corpus de la science moderne consiste à expliquer des phénomènes qui sont hors d'atteinte de l'expérience directe », soit parce qu'ils sont trop petits (tout ce qui relève des particules jusqu'à la molécule), trop grands (le cosmos), imperceptibles (une bonne partie des ondes) ou trop complexes (« cas de l'émergence d'un organisme à partir d'un oeuf fécondé »). Le recours à l'imagination est alors essentiel, comme le prouvent les schémas qui représentent les atomes, les molécules, l'action des virus et de diverses molécules au sein des cellules, dans les manuels ou les articles de vulgarisation de physique, de chimie ou de biologie. Les physiciens qui s'occupent du monde des particules utilisent ce qu'ils appellent des « expériences de pensée » qui les aident à formuler des hypothèses pour leurs modèles sur un monde qui n'est pas accessible aux sens. Seules les prédictions faites à partir de ces modèles et que nos sens peuvent vérifier permettent de valider, ou d'infirmer, ce genre d'histoire — personne ne comprenant d'ailleurs pourquoi certaines d'entre elles conduisent à des prédictions très précises et toujours vérifiées, mais c'est là une autre question. La situation est très différente dans le cas des sciences de la société, comme l'économie, où le théoricien traite d'un monde à son échelle, dont il a une connaissance directe. Il dispose, en outre, d'une source d'information précieuse et très particulière : l'introspection, l'observateur se confondant en quelque sorte avec celui qui est observé. L'expérience personnelle — les relations marchandes occupant une place importante dans la vie de la plupart des gens — fournit à chacun une sorte de moyen direct pour tester la validité des théories auxquelles il lui arrive d'être confronté. L'une des explications aux réactions de rejet vis à vis des analyses des économistes tient au fait qu'elles s'accordent mal, ou pas dutout, avec notre vécu, à moins qu'elles ne heurtent carrément notre « bon sens ». Celui-ci est défini par André Lalande comme « la faculté de distinguer spontanément le vrai du faux »11. On ne voit pas très bien ce qu'est exactement cette "faculté" (d'autres disent « capacité »), mais on sent qu'elle a un rapport avec la raison —Auguste Comte appelle le bon sens "raison commune", dont elle diffère cependant puisqu'elle comporte un élément "spontané", comme le note Lalande, ce qui suggère que le bon sens est une sorte de réflexe, fruit de l'expérience et de la culture. Nous constatons tous d'ailleurs qu'il joue un rôle important dans notre vie de tous les jours, où il combine raison et intuition, comme le font les scientifiques — sauf que ceux-ci cherchent à aller au-delà de leurs réactions « spontanées ».

On verra dans le prochain chapitre que le bon sens joue, en fait, un rôle important dans la formulation par les économistes des théories simples qui sont à l'origine de leur pratique, même si leur base empirique est relativement faible — si on la juge à l'aune des tests statistiques. Le bon sens joue (ou devrait jouer) aussi un rôle important en économie, en tant que garde-fou, contre la tendance de certains théoriciens à appliquer à outrance la méthode déductive dans des mondes de plus en plus étranges. Il existe en effet, depuis toujours, une tradition en économie qui consiste à raconter des histoires destinées à attirer l'attention sur un point particulier de la théorie. Cela va des exemples empruntés à de soi-disant "sociétés primitives" — comme l'échange de cerfs contre des castors donné par Adam Smith au début de sa Richesse des nations — aux innombrables variantes de l'histoire de Robinson Crusoé, en passant par les modèles dits "des îles" ou "à générations imbriquées", qui sont présentés, après mise sous forme mathématique, comme pouvant fournir des prédictions testables avec les données dont on peut disposer du monde qui nous entoure, ce qui est un comble — justifié par le « comme si » (voir l'encadré). Déjà de son temps, Marx s'était moqué de ceux qui utilisent pour illustrer leurs théories ce qu'il appelait des « robinsonnades »Al serait sans doute médusé en voyant la place exorbitante prise aujourd'hui par ces histoires dans les écrits et les publications académiques en économie.

De tels dérapages, sur lesquels on reviendra longuement dans les deux derniers chapitres de l'ouvrage et qui sont propres aux économistes, ne sont possibles que parce que ni les observations, ni l'expérience ne permettent de trancher entre des théories alternatives. La tentation est alors grande d'en rester aux histoires, qui permettent des développements sans fin, sans quitter son bureau... Cet état de fait peut aussi être conforté par le comportement des économistes qui sont à la recherche de preuves irréfutables qui viendraient conforter leurs croyances a priori — et qui sont prêts à tout pour cela.

Science et idéologie

L'imagination et les croyances du théoricien jouent un rôle essentiel dans l'élaboration de toute science. À l'origine des croyances d'une personne, y compris celles qui se prévalent d'une démarche scientifique, il y a évidemment son expérience, mais aussi l'éducation qu'elle a reçue et le milieu dans lequel elle a vécu, avec ses croyances diffuses. L'idéologie de quelqu'un désigne celles de ses croyances qui résultent de son système de valeurs — de ce qu'il pense être bon ou mauvais pour lui ou pour la société —, croyances auxquelles il lui est particulièrement difficile de renoncer, parce qu'elles sont un élément important dans ses choix de vie.

L'histoire des sciences est pleine d'exemples de savants qui essayent d'insérer leurs théories et leurs observations dans le cadre de leurs croyances concernant l'ordre idéal du monde, qu'il soit voulu par Dieu ou le fait de la nature, considérée comme harmonieuse en soi. Songeons àAristote et à sa sphère céleste « parfaite », au système de Ptolémée défendu si longtemps car il s'accorde avec la croyance selon laquelle l'homme est au centre de l'univers ; plus près de nous, rappelons les innombrables résistances qu'a suscitées — et suscite encore, même si c'est auprès d'une petite minorité — la théorie darwinienne dès lors qu'elle enlève à l'homme sa place privilégiée dans le monde animal. Stephen Jay Gould raconte1 comment Louis Agassiz, le plus grand naturaliste américain du xixe siècle, a nié envers et contre tous cette théorie — en cherchant jusqu'au bout à lui opposer des objections d'ordre scientifique —, parce qu'elle allait à l'encontre de ses convictions religieuses.Agassiz s'est néanmoins progressivement tu, au prix d'une grande souffrance, devant l'accumulation de preuves irréfutables de la validité de la théorie de Darwin — et de l'inanité de la sienne, qu'il n'a pourtant jamais complètement abandonnée. Plus l'on s'approche de l'homme, et de la vie en société, plus l'idéologie joue un rôle important dans la formulation des théories — et plus les idées erronées auxquelles elle donne lieu sont difficiles à extirper, l'expérience ou l'observation ne permettant pas de trancher. Rappelons-nous de la croyance profondément ancrée tout au long du xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle, selon laquelle il existe une hiérarchie « naturelle » entre les races — celui qui formule la théorie appartenant évidemment à la race qui se trouve au sommet de l'échelle. Dans son ouvrage La mal-mesure de l'homme1» — ouvrage que toute personne réfléchissant sur les sciences de l'homme devrait lire —, Stephen Jay Gould décrit les efforts faits par d'éminents savants pour tenter de démontrer l'existence de cette hiérarchie entre les races (mais aussi entre les hommes et les femmes), à partir de critères « objectifs » comme le volume ou la forme du cerveau — à moins que ce ne soit la forme du faciès ou des oreilles. Il constate toutefois que la plupart d'entre eux ont finalement accepté de s'incliner, en admettant qu'ils s'étaient trompés, certains le reconnaissant publiquement, les autres le faisant implicitement, en n'en parlant plus. L'accumulation des faits et la raison l'ont emporté sur leurs préjugés, pourtant profondément ancrés'''.

La situation est passablement différente dans les sciences de la société, où ni l'expérimentation, ni l'observation ne permettent, en général, de trancher entre des théories alternatives. Les croyances a priori portent en outre, dans ce cas, sur ce que peut être une bonne société, pour soi ou pour les autres, donc sur quelque chose pour lequel on se sent tous plus ou moins concernés — l'économiste souvent plus que les autres, d'ailleurs. Comme il est tellement dur de renoncer à ce type de croyances, diverses positions de repli sont adoptées quand les faits ne vont pas dans le sens attendu; elles vont de l'attitude consistant à faire « comme si » il n'en était rien, au recours à des variables auxiliaires ou à des facteurs cachés qui permettent de sauver la théorie par des explications a posteriori de sa non-concordance — même approximative — avec les faits. L'économie présente toutefois une particularité par rapport aux autres sciences de la société : l'idéologie peut conduire à des théories délirantes, qui n'en ont pas moins pignon sur rue, puisqu'elles sont le fait d'économistes de renom, « nobélisés » par la profession; elles sont aussi à la base de la grande majorité des manuels universitaires et des publications académiques.

Nous sommes probablement devant un phénomène unique dans l'histoire des sciences — les médecins de Molière cachaient leur ignorance dans un jargon obscur, mais ils n'allaient pas délibérément contre l'évidence —, difficile à expliquer si ce n'est par l'importance des enjeux économiques dans la vie des sociétés. Le quatrième chapitre de ce livre donne plusieurs exemples de ces délires.

Un thème récurrent dans les débats entre économistes, qui n'est pas sans rapport avec l'idéologie, est celui de la place respective qu'il faut donner dans les analyses aux individus et à la société — certains parlent d'opposition entre « individualisme méthodologique » et « holisme méthodologique », mais on peut discuter de la question en se passant de ces expressions. On est en fait devant l'éternel problème de la poule et de l'oeuf : qui a précédé l'autre? Il est toutefois possible d'éviter ce problème, en choisissant de prendre une société donnée à un moment donné, quel qu'il soit, pour point de départ des observations et de la réflexion, puis de suivre la flèche du temps, sans chercher à remonter celui-ci dans une vaine recherche de causes premières.

De l'individu et de la société

Toute société est formée d'individus, qui en sont les unités élémentaires. L'explication des phénomènes sociaux doit donc passer par eux. On observe, en même temps, que les sociétés prennent les formes les plus diverses, qui se traduisent par des liens complexes entre leurs membres, ce qui conduit à les distinguer selon leur fonction, leurs droits, leur place dans la hiérarchie sociale, le pouvoir économique dont ils disposent, etc. Ces liens constituent ce que Mill appelle un « état de la société » et Marx un « mode de production » — de nos jours on parle de façon plus vague de "structures sociales". Ces états - ou structures - sont caractérisées avant tout par leur relative stabilité : les individus insérés dans une structure sociale agissent compte tenu de la place qu'ils y occupent, et tendent ainsi à la reproduire plus ou moins à l'identique, pendant des périodes qui peuvent être très longues. Mill avait déjà été frappé, à une époque où les statistiques de divers phénomènes sociaux commençaient à peine à être collectées et étudiées systématiquement, par la régularité ou la permanence d'une année sur l'autre, d'un grand nombre de faits sociaux. On est tellement habitué à entendre dire que les naissances, les actes délictueux, le nombre d'accidents de la route, la création d'emplois ou le nombre de chômeurs ont augmenté ou diminué de 2 ou 3% d'une année sur l'autre qu'on ne se pose même pas la question sur la permanence de ces phénomènes, alors que chacun relève de décisions prises de façon indépendante par une multitude de personnes aux motivations et aux comportements les plus divers. Comme il le dit :

  • Le degré remarquable de régularité en masse, combiné à l'extrême irrégularité dans les éléments dont est formée la masse, constitue une heureuse vérification a posteriori de la loi de la causalité lorsqu'elle est appliquée au comportement humain. Si l'on suppose que cette loi est vraie, chaque action humaine — par exemple, chaque meurtre — est la résultante de deux ensembles de causes. D'un côté, il y a les caractéristiques générales du pays et de ses habitants — les influences d'ordre moral, éducationnel, économique, et autres, qui agissent sur l'ensemble de la population —, qui constituent ce que nous appelons l'état de la civilisation. D'un autre côté, on trouve les influences très diverses propres à tout individu : son tempérament, et d'autres particularités de sa personnalité, son environnement familial, ses relations, les tentations auxquelles il est soumis, et ainsi de suite.

Dans le cas de l'Europe, qu'il connaît le mieux, Mill voit parmi les facteurs qui font que les états de la société aient pu se maintenir longtemps, la présence d'un système d'éducation qui facilite la communication et permet d'inscrire les projets personnels dans les projets d'ensemble de la société, ainsi que les sentiments d'appartenance à une même communauté, qui conduit à accepter les contraintes imposées par celle-ci. En même temps, les techniques évoluent, les croyances se modifient, les individus n'acceptent pas tous forcément l'ordre établi. Comme le dit Mill : « Les circonstances dans lesquelles sont placés les êtres humains — circonstances qui opèrent d'après leurs propres lois et d'après celles de la nature humaine — forment leur caractère ; mais les êtres humains, à leur tour, modèlent et façonnent les circonstances pour eux-mêmes et pour ceux qui viennent après eux.

Les états de la société évoluent, sous l'action de ses membres, par petites touches ou avec des sauts plus ou moins brusques (grande découverte, mouvement social d'envergure, guerres). Mill évoque à ce propos le corps d'une personne qui se transforme avec l'âge, comme les organes qui le composent, dans leur ensemble. Les parties, les organes, influencent le tout, l'organisme, qui lui-même influence l'évolution des organes dont il est formé. On voit tous ce que peuvent être, dans la vie d'une personne, l'enfance, l'adolescence, l'âge adulte et la vieillesse. En même temps, on est bien incapable de dire où finit l'enfance et où commence l'adolescence, où celle-ci s'achève pour laisser place à l'âge adulte, etc. On peut dire la même chose des états de la société qui se succèdent — certains parlent des étapes de l'histoire ou de stades historiques —, dont personne ne nie vraiment l'existence, même si les avis divergent sur la façon de distinguer les unes des autres les diverses périodes historiques.

La même remarque vaut pour les groupes sociaux ou les communautés qui ont des habitudes et des façons de penser, de sentir et d'agir qui leur sont propres. Ces traits communs permettent de les caractériser et donc de les penser comme des acteurs sociaux particuliers, bien qu'ils soient formés d'une multitude d'individus. C'est ce que nous faisons tous lorsque nous nous intéressons à une société, quelle qu'elle soit, personne ne songeant à y voir une sorte de continuum dont deux éléments voisins, mais différents, ne pourraient pas être distingués, en pratique. Le découpage en groupes sociaux comporte toutefois sa part d'arbitraire, la frontière entre eux étant généralement floue. Il peut donc être source de litiges, tout le monde ne situant pas forcément cette frontière au même endroit, mais c'est là une autre histoire.

Conclusion

Les conditions pour que l'on puisse parler de « science » à propos d'une discipline particulière sont très exigeantes.

L'absence de lois empiriques et l'impossibilité de faire des expériences font que, en économie, ces conditions ne peuvent être toutes remplies. Il n'empêche que les relations économiques existent et que le désir de les comprendre, et éventuellement de s'en servir, pousse à les étudier et à élargir le domaine des connaissances en ce qui les concerne — même si l'on sait que ce domaine sera toujours restreint. Ce chapitre a rappelé quelques principes de base de la démarche scientifique tout en mettant l'accent sur les problèmes particuliers qui se posent dans le cas de l'économie, notamment la nécessité de recourir à des notions comme les états de la société, les classes sociales ou le bon sens, qui sont à la fois floues et nécessaires à la compréhension des phénomènes économiques. Science et « flou » sont évidemment peu compatibles, mais en économie on est bien obligé de faire avec, faute de mieux.


Mis en ligne le 08/02/2009 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://paysdefayence.blogspot.com et http://pratclif.com