Berlin - Paris,

l'unijambiste et la schizophrène
PAR JACQUES MARSEILLE Figaro 27 août 2005

Bébé euro n'est pas bien portant. Son père allemand est unijambiste, et sa mère française est schizophrène. Au moment de sa conception pourtant, au lendemain de la chute du mur de Berlin, le couple avait fière allure. En 1990, leurs PIB cumulés représentaient près de 9% du PIB mondial et 40% du PIB américain. Toujours cumulées, leurs exportations assuraient plus de 20% des exportations mondiales. 620 milliards de dollars de l'époque (410 milliards pour l'Allemagne, 210 milliards pour la France), là où les Etats-Unis pesaient 390 milliards, le Japon 287, le Royaume-Uni 185 et la Chine... 62 milliards. A eux seuls, les échanges croisés entre le couple représentaient presque la totalité des exportations britanniques. A cette date, toujours, le taux de chômage allemand dépassait à peine 7%, contre 9% à la France, et le poids des dépenses publiques représentait outre-Rhin 41,9% du PIB contre 47,1% à la France.

Une France séduite et craintive qui souhaitait convoler le plus rapidement possible avec le puissant allemand pour renforcer les liens avec le nouveau Reich. «S'unir à l'Allemagne pour unifier l'Europe, telle était la voie réaliste et exaltante dans laquelle, après la chute du mur de Berlin, il convenait plus que jamais de s'engager, écrit dans ses Mémoires Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères. Dans cette marche vers ce qui sera le traité de Maastricht, il n'y avait donc pas une minute à perdre...», pour éviter que se reconstitue, sous la coupe d'une Allemagne forte de ses quatre-vingts millions d'habitants, de sa monnaie solide et de son économie dynamique, une Mitteleuropa qui l'éloignerait de l'Ouest et du Sud et d'abord de la France.

Un mariage de raison fondé sur une double illusion.

– Une illusion économique, d'abord. Certes, l'Allemagne semblait avoir une économie dynamique et une monnaie solide, mais, dans le monde nouveau qui était en train de naître sur les décombres des «vieilles» puissances «industrielles», elle ne marchait que sur une jambe. En effet, contrairement à ce qui est aujourd'hui trop souvent écrit, les «chocs» qu'elle subit depuis une dizaine d'années ne sont pas conjoncturels, même si la réunification a entraîné des transferts financiers dont l'ampleur n'avait pas été prévue, mais profondément structurels.

L'atonie allemande est celle d'un pays où, pour reprendre la propagande du site «Deutschland on line» qui présente les «cinquante raisons» de croire à l'Allemagne, «chez les jeunes gens, c'est le métier de mécanicien automobile qui a la cote». En France, à dire vrai, c'est celui de fonctionnaire !

Puissance fondée sur l'automobile, la mécanique, la sidérurgie, la chimie, l'optique, l'Allemagne est concurrencée de plein fouet par les nouvelles puissances «industrielles» qui, comme la Chine surtout, incarnent davantage le passé des «ateliers du monde» – ce qu'étaient le Royaume-Uni au XIXe siècle et l'Allemagne au XXe siècle – que l'avenir des économies fondées désormais sur les services et la connaissance.

A cet égard, sa puissance commerciale devient de plus en plus fragile. L'économie allemande fonctionne sur une seule jambe, celle des exportations, qui ne représentent plus toutefois que 9,5% des exportations mondiales en 2004 contre 13,5% en 1990. Les dépenses des ménages confiants (donc cigales) qui, au Royaume-Uni (68% du PIB) ou aux Etats-Unis (70%), tirent la croissance, sont ici anémiques (58%). L'investissement en logements est en berne, et les performances éducatives médiocres. Mesurée par une enquête de l'OCDE en 2004, la compréhension de l'écrit chez les élèves de 15 ans la place au 22e rang (la France est 15e) et au 21e rang sur l'échelle de la culture... scientifique ( !) (la France est 13e). Enfin, les défaillances d'entreprises (39 000 en 2004) y sont supérieures à celles des Etats-Unis (34 000), alors que la différence de taille entre ces deux pays est sensible.

– Une illusion démographique, ensuite. C'est le pire, les 80 millions d'habitants qui, en 1990, effrayaient tant François Mitterrand, peu au fait des analyses démographiques, se réduisent comme peau de chagrin. Historiquement, il est peu de pays qui se suicident aussi tranquillement, sauf peut-être l'Empire romain à la veille des invasions... germaniques. Avec un indice de fécondité tombé à 1,3, l'Allemagne a vu sa population se réduire pour la première fois en termes absolus en 2004. A ce rythme, elle ne compterait plus que 70 millions d'habitants en 2050 (c'est demain), un peu plus que sa population de 1913. La part des plus de 60 ans représenterait 37% de la population tandis que les moins de 20 ans ne représenteront plus que 17%. On peut imaginer les problèmes que vont poser les dépenses de retraite et celles de santé. Déjà, l'Etat va être obligé en septembre 2005 de verser les subventions destinées aux caisses de retraite pour octobre. Il sera peut-être même dans l'obligation de faire crédit aux caisses à la fin de l'année, pour combler le déficit.

A cet égard, comme souvent dans les couples, la mariée est plus fringante. Avec un indicateur conjoncturel de fécondité voisin de 1,9, la France est, avec l'Irlande, le champion de l'Union européenne pour sa fécondité. En 2003, son excédent naturel a atteint près de 230 000 personnes alors que l'Allemagne enregistre un déficit de plus de 120 000 naissances sur les décès et que l'Italie est à l'agonie : sans la contribution de la France, l'Union européenne aurait vu son solde naturel réduit de 73% !

Par ailleurs, même si les Français, dans leur grand nombre, détestent cette «performance», les sociétés françaises comptent désormais parmi les plus dynamiques de la zone euro. Comme le notait récemment non sans étonnement le magazine américain Fortune, il y a désormais plus de sociétés françaises (39) dans les 500 premiers groupes mondiaux que d'allemandes (37) ou de britanniques (35). Mais comment faire comprendre à tous les consommateurs d'antidépresseurs, dont la France est désormais devenue championne du monde, que le progrès matériel peut être lié à l'action conjuguée des entreprises, du travail et de la mondialisation ? Comment faire comprendre à des Allemands et des Français qu'en travaillant plus et plus longtemps (le couple est avec... l'Italie celui où le nombre d'heures travaillées par habitant est le plus faible), une grande partie des problèmes que posent le chômage, la stagnation du pouvoir d'achat et les déficits publics pourrait être résolue ? Comment leur faire comprendre aussi qu'on peut assurer de meilleurs services publics en dépensant moins mais en dépensant mieux ?

S'il y avait une loi démontrée par l'épreuve expérimentale, c'est que tous les pays qui ont su vaincre le cancer du chômage – et ils sont nombreux – ont été, dans le même mouvement, ceux qui ont su réduire le poids de la dépense publique qui, du début des années 1990 à aujourd'hui, est passée de 52% du PIB à 40% au Canada, de 62% à 56% au Danemark, de 56% à 49% aux Pays-Bas et de 73% à 58% en Suède. Comment faire comprendre que les pays qui présentent les taux de croissance les plus faibles, l'Allemagne, la France et l'Italie, sont en même temps ceux où le déficit du budget est le plus fort ?

Peut-être faudrait-il, comme dans les vieux couples usés par la routine, introduire un amant qui apporterait plus d'allant, de souplesse et de performance. L'amant anglo-saxon ou l'amant scandinave ? Sur le marché des «prétendants» qui pourraient dynamiser feu «modèle rhénan» et feu «modèle français», le choix est finalement assez large.

* Professeur à l'université de Paris-I-Sorbonne. Auteur de La Guerre des deux France (Perrin, 2005, prix Jean Fourastié). A paraître, en octobre, Le Grand Gaspillage, nouvelle édition entièrement révisée et augmentée.