Extrait du livre de André Lebeau"l'engrenage de la technique" essai sur une menace planétaire

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Toute espèce biologique connaît une émergence qui singularise son rameau évolutif et une extinction qui marque la disparition de son patrimoine génétique. Chez certaines espèces primitives comme les trilobites (cambrien il y a 650 millions d'années), plusieurs centaines de millions d'années peuvent séparer l'une de l'autre, mais, chez les grandes espèces animales, le délai est généralement plus bref. La plupart des mammifères qui côtoyaient l'« homme des cavernes» au cours de la dernière ère glaciaire, mammouth et ours des cavernes, sont éteints, victimes sans doute de changements climatiques auxquels ils n'ont pu s'adapter. Le voisin le plus proche de l'homo sapiens sapiens, proche au point que la question de savoir s'il s'agit de la même espèce animale demeure ouverte, l'homme de Neanderthal, a disparu il y a 35000 ans, achevant l'isolement biologique de l'espèce humaine. Ce contexte légitime à lui seul une interrogation sur la pérennité de l'espèce. Cependant, cette interrogation ne peut s'abstraire de la singularité que constitue la technique humaine.

Dans une conférence qu'il a prononcée en 1953 et à laquelle a répondu la célèbre conférence de Heidegger sur "La question de la technique", Werner Heisenberg a qualifié la technique de "phénomène biologique", exprimant par là que son omniprésence et son interaction permanente avec l'acteur humain la rendent inséparable de l'espèce biologique qui l'engendre. De fait, le rôle originel de la technique humaine est d'assurer un contrôle des paramètres physiques de l'environnement, de protéger l'homme contre toutes les conséquences dangereuses des fluctuations du temps et du climat et de lui fournir des aliments. Mais Werner Heisenberg est une personnalité très controversée.

Des biologistes de l'évolution cherchent à introduire dans l'évolution darwinienne, comme un mécanisme jusque-là négligé, la "construction de la niche écologique" ou, en d'autres termes, la transformation de l'environnement par l'organisme vivant. Cette construction juxtapose à l'adaptation de l'organisme aux pressions environnementales une modification réciproque de l'environnement dont les effets peuvent être, selon les cas, bénéfiques ou nuisibles. Elle s'observe quand "un organisme modifie la relation entre lui-même et son environnement en changeant activement un ou plusieurs facteurs de cet environnement»" Pour que ce processus puisse affecter la sélection naturelle, il faut que les effets de la modification persistent sur les générations successives qui bénéficient ou souffrent ainsi d'un "héritage écologique". L'intervention de ce mécanisme dans l'évolution darwinienne concourt, par exemple, au succès reproductif des insectes sociaux. Il se fait au rythme de cette évolution. Il en va tout autrement de l'interaction de l'homme avec sa niche écologique, dont le rythme est contrôlé, comme celui de l'évolution technique, par un processus souvent qualifié de "culturel", ce qui signifie qu'il s'appuie sur la mémoire neuronale et sur les mémoires exosomatiques. Voir mon dossier les l'évolution culturelle et les "mêmes".

L'homme transforme ainsi sa niche écologique à une échelle et avec une rapidité qui n'ont aucun précédent dans l'histoire de la vie sur terre. Cette transformation affecte à l'évidence le sort des générations futures. À l'échelle de temps qui la gouverne, l'organisme humain est à peu prés immuable et il en va de même des autres espèces vivantes qui subissent les effets de cette perturbation de l'environnement. Car la construction de la niche écologique humaine n'affecte pas seulement son acteur, mais aussi les espèces exposées aux pressions environnementales qu'elle engendre. Lorsque ces pressions se construisent au rythme de l'évolution darwinienne, les organismes concernés ont le temps de s'adapter, mais le rythme "culturel" leur interdit ce recours et les confronte à l'extinction.

La niche écologique globale

Nous vivons l'instant singulier, dans l'histoire de notre espèce, où de toutes parts elle se heurte aux limites de la planète. Le terme "instant" est approprié pour décrire la soudaineté du phénomène, rapportée à l'histoire de la vie ou même de la civilisation. Littéralement parlant, nous allons dans le mur, mais rien ou presque rien ne manifeste encore ni le caractère inéluctable ni la violence du choc. A quoi peut-on attribuer un tel aveuglement? Peut-être a notre tendance à interpréter les premières manifestations discrètes de ce phénomène comme des dysfonctionnements locaux ou temporaires, qu'il faudra corriger par des actions locales, plutôt que comme les premiers indices concrets d'une menace globale.

Pour prendre la mesure du problème auquel nous confronte l'évolution technique, il nous faut rapprocher, d'une part, les limites auxquelles se heurte la continuation de ce que les économistes appellent la croissance ou le développement et, d'autre part, les comportements collectifs de l'homme, gouvernés par ce que, faute d'un meilleur mot, on peut appeler la nature humaine.

Beaucoup de facteurs ont contribué et contribuent encore à inhiber une réflexion objective sur ce sujet, au premier rang desquels le prodigieux narcissisme de l'espèce humaine, amoureuse de sa propre image, qui se place au centre de la création et ne saurait admettre de limite à ce qu'elle peut entreprendre. Ce sentiment de l'exception humaine, que les monothéismes expriment et exaltent, subsiste lorsque le sentiment religieux s'est effacé; il interdit de considérer le destin commun des espèces, le déclin et l'extinction, comme une issue possible, sinon probable. Sur ce fond commun se plaquent des lignes de pensée qui occultent la perception des échéances. David Ehrenfeld a rassemblé, dans The arrogance of Humanism, six actes de foi, sorte de credo laïque par lequel s'exprime une certitude dans l'avenir de l'homme :

Appuyées sur ces certitudes qui ne sont ni de droite ni de gauche, les démarches intellectuelles qui reposent sur la négation des limites peuvent prospérer. C'est ainsi que toute la construction économico-politique courante se fonde sur le culte de la croissance. Croissance du produit intérieur brut et croissance démographique sont les facteurs en fonction desquels s'apprécie la prospérité d'un pays développé, croissance du chiffre d'affaires et du profit la prospérité d'une entreprise. On les chiffre volontiers en pourcentages, c'est-à-dire par référence implicite à la croissance exponentielle. Chacun sait que, à moins de 2 % de croissance annuelle, l'économie est morne; à plus de 3 % la situation, plus riante, conforte les dirigeants politiques dans leurs choix. Le fait qu'une croissance exponentielle soit, par nature. un phénomène temporaire est radicalement ignoré, voire récusé. La notion de limite, si elle peut être invoquée pour qualifier la saturation de tel ou tel secteur du marché, ne l'est pas au niveau de la globalité planétaire du système technico-économique. Il n'est pas de bon ton de l'invoquer pour mettre en évidence le caractère inévitablement transitoire des hypothèses cachées qui fondent la pensée économique, hypothèses que l'on peut résumer en disant que le "terrain de jeu" sur lequel se déroule la compétition — le fameux level playing field des Anglo-Saxons — est de dimension infinie.

Ce sont là, présentés de façon sommaire, les traits essentiels de la pensée dominante, celle qui trouve, dans le culte des forces du marché, sa cristallisation idéologique. Elle est d'une importance capitale parce que c'est elle qui, sous des formes non moins sommaires, gouverne l'action.

De nombreuses voix se sont élevées pour mettre en cause ces dogmes laïques. La plus connue est celle de Malthus, dans son Essai sur le principe de population, dont la première édition parut en 1798. L'analyse de Malthus confronte la croissance de la population, qu'il qualifie d'exponentielle. à la croissance des ressources alimentaires, qu'il qualifie de linéaire (ou d'arithmétique), ce qui le conduit à identifier une impasse. L'une et l'autre hypothèses sont partiellement controuvées. Pour qu'une évolution soit exponentielle, il ne suffit pas de la qualifier par un pourcentage de croissance ou, ce qui revient au même, par un temps de doublement, il faut aussi que ce taux, ou ce temps. soit constant. Or, contrairement à ce que prévoyait Malthus, le taux de croissance de la population n'a pas cru, mais décru, avec le niveau des revenus dans les pays développés. Il a aussi quelque peu décru, sans toutefois s'annuler, pour l'ensemble de l'humanité. Par ailleurs, Malthus a fortement sous-estimé l'effet de l'évolution technique sur la croissance de la production alimentaire. De ce fait, son appréciation de la proximité des limites physiques de la croissance s'est révélée inexacte, pessimiste, diraient ceux pour qui maintenir la croissance le plus longtemps possible est un objectif en soi. Cette erreur quantitative a discrédité sa réflexion. La source des hostilités violentes qu'a suscitées la pensée de Malthus réside d'ailleurs moins dans son analyse de l'évolution de la société humaine que dans les préconisations qu'il en tire pour la conduite de cette société. Nous laisserons de côté cet aspect de son oeuvre.

Historiquement les auteurs de l'économie classique qu'étaient David Riccardo et Stuart Mill, observant le fonctionnement de l'économie de leur temps, avaient exprimé que l'économie ne pouvait pas croître indéfiniment et qu'un état stable devait être atteint. Ils furent suivis par Thomas Malthus qui avait décrit en 1795, l'impossibilité de produire une nourriture pour une population en croissance exponentielle avec des terres et des produits alimentaires en croissance arithmétique. Voir le modèle. Lorsque ces idées furent reprises par le Club de Rome en 1972 avec le rapport Meadows, elles furent critiquées largement par la communauté des économistes sous le motif qu'elles ignoraient les progrès et changements technologiques. En 1972, il y a 33 ans, les volumes atteints par les principaux indicateurs étaient bien inférieurs à ce qu'ils sont en 2006. Les optimistes d'alors principalement autour de Herman Kahn, raisonnaient de manière qualitative en se plaçant en 1972, ils regardaient ce qui s'était passé depuis 1772; et extrapolaient vers 2172, soit +/-200 ans. En 1992, le rapport du MIT "Limits to growth" fut actualisé sous le nom "Beyond limits to growth".

Pour qu'une croissance se heurte à des limites physiques, il n'est pas nécessaire qu'elle soit de forme exponentielle; tout phénomène de croissance continue, quelque soit sa forme mathématique, conduit tôt ou tard à cette confrontation.

La réflexion sur les limites a été reprise plus récemment par une équipe du MIT pour le compte du Club de Rome. Le Rapport sur les limites à la croissance, paru en 1972, élargit l'analyse de Malthus dans le cadre d'une démarche beaucoup plus complexe, rendue accessible par l'évolution des techniques informationnelles. Elle utilise la théorie des systèmes développée par J. W. Forrester. On y considère cinq éléments comme des grandeurs d'entrée d'une simulation de l'évolution mondiale: population, investissement, nourriture, ressources naturelles non renouvelables et pollution. Ces grandeurs sont liées les unes aux autres par des relations qui structurent le modèle. Pour que l'évolution du modèle puisse être calculée, il faut que soient données des valeurs des grandeurs d'entrée et que les relations soient explicitées. Or ces relations ne sont pas susceptibles, en général, d'être réduites à une formule mathématique et leur nombre croît comme le carré du nombre des grandeurs en interaction, ce qui rend le recours à un ordinateur indispensable.

Deux facteurs interviennent alors pour jeter la suspicion sur la conformité de l'évolution du modèle à la réalité qu'elle simule. D'une part, la précision des données d'entrée et la pertinence des relations établies entre les grandeurs en interaction est matière à critique; d'autre part — c'est un caractère commun aux simulations numériques complexes, le modèle n'explique pas son comportement. Il reste que l'on peut expérimenter sur le modèle, ce qu'on ne peut faire sur la réalité, et l'équipe du MIT ne s'en est pas fait faute. Son objectif affiché était, non d'établir une prévision, mais de déterminer si l'évolution constatée sur la période 1900 à 1970 était susceptible de se prolonger durablement. Le résultat commun de simulations variant les conditions initiales est un effondrement économique survenant au cours du xxvème siècle; il est caractérisé par une décroissance brutale de la population, des quotas alimentaires et de la production industrielle, et un épuisement des ressources non renouvelables précédés d'un pic de pollution.

Pour résumer à l'extrême le message du rapport Limits to Growth, on pourrait dire qu'il se compose d'un pronostic grave qui en est la partie essentielle, suivi d'une première réflexion sur les remèdes. Le pronostic est celui d'un accident global qui interrompra brusquement la croissance. Le remède est le passage à une économie fondée sur une croissance nulle. Les éventuelles voies d'accès à cet équilibre nouveau sont beaucoup moins élaborées que la construction du pronostic et il est difficile de se départir du sentiment qu'elles relèvent de l'utopie politique.

Le rapport Limits to Growth a été actualisé en 1992 par "Beyond the limits to Growth".

On peut s'interroger sur la vigueur des réactions suscitées par cette étude. Pour en discerner la nature largement idéologique, on se référera à l'analyse conduite par une équipe de l'université de Sussex et parue dès 1973 sous le titre "Models of Doom. A Critique of The Limits to Growth". Cette équipe, coordonnée par Christopher Freeman, a concentré son effort sur la mise en cause du pronostic du MIT par une analyse critique des hypothèses et des structures sur lesquelles repose le modèle, ce qui est certainement louable. Mais cet effort est imprégné d'a priori idéologiques. Freeman l'indique d'ailleurs lui-même lorsqu'il écrit que "la discussion du contexte idéologique du travail du MIT est tout aussi importante que celle de ses aspects techniques (...}. Nous acceptons certainement, cependant, de reconnaître que les vues avancées dans ces essais reflètent nos propres biais politiques et nos limitations subjectives".

En quoi consiste ce conflit idéologique? Il tient au fait que, si l'on accepte les conclusions du MIT, l'ensemble de la démarche organisée autour de la croissance appuyée sur l'innovation voit son fondement détruit et sa signification réduite à celle d'expédient temporaire. C'est là une perspective qui dérange; ou peut comprendre l'irritation de l'équipe de l'université de Sussex dont l'activité et la notoriété sont construites sur cette base.

Leur plaidoyer, cependant, peut-être parce qu'il fut construit dans la précipitation, présente une faiblesse fondamentale : il n'envisage aucune autre démarche pour prendre en compte des limites physiques de l'environnement, sinon celle qui consiste à qualifier de "pessimiste" l'attitude de ceux qui ne croient pas que la technique soit susceptible de résoudre tous les problèmes.

Le signe infaillible de la nature idéologique du débat est le recours au langage de la polémique, généralement absent des écrits sérieux concernant les sciences de la nature, sinon des relations entre les hommes qui les produisent. C'est ainsi que Christopher Freeman, cédant à la tentation de jeter un peu de discrédit sur l'usage des modèles, se laisse aller à qualifier celui du MIT de "Malthus in, Malthus out" et relève plus loin que l'usage des modèles en "météorologie donne beaucoup de poids à l'opinion que nos tentatives pour modéliser les systèmes complexes sont encore à un niveau très primitif". À la lumière de l'évolution des techniques informationnelles — et de la simulation numérique du temps et du climat, cette opinion mériterait sans doute d'être reformulée.

Mais à la source du discrédit relatif qui pèse sur tous les mouvements de pensée dits malthusiens, il y a aussi le fait que l'un des actes de foi "humaniste" énoncés par David Ehrenreld — "de nombreux problèmes peuvent être résolus par la technique»— n'est pas dépourvu de fondement, comme en témoigne d'ailleurs le passé de l'espèce humaine. La question est de savoir comment ne pas pousser trop loin l'optimisme. C'est ainsi que les rendements agricoles, en progressant dans des proportions qui n'étaient pas prévues, ont fait reculer la famine malthusienne. Mais le problème n'est que reporté. Le riz nourrit aujourd'hui plus de la moitié de la population mondiale et l'on prévoit que, dans trente ans, sa consommation aura augmenté de 38 % alors que, dès aujourd'hui, 400 millions d'hommes sont confrontés à une famine chronique dans les régions productrices. L'ONU a fait de 2004 l'année internationale du riz et déclaré : "Le riz est sur la ligne de front de la lutte contre la faim et la pauvreté." Sortira-t-il des laboratoires un nouveau progrès pour accroître les rendements et reculer l'échéance?

Les OGM sont aussi une espérance

L'épuisement des ressources pétrolières est un autre domaine où s'expriment des inquiétudes qui se confrontent, de façon presque caricaturale, au mode de pensée selon lequel le marché pourra résoudre le problème en rentabilisant par une augmentation du cours du pétrole, l'exploitation de nouvelles ressources. C'est sans doute vrai à court terme, mais c'est évidemment faux à l'horizon plus éloigné, que seul un défaut de perception des échelles de temps permet d'ignorer. Intervient ensuite le credo déjà mentionné : "quand le temps sera venu, la technique résoudra le problème".

Dans un domaine aussi encombré de mythes et de rigidités intellectuelles, la discipline d'un regard extérieur, à laquelle nous nous sommes astreint, est plus que jamais nécessaire à un diagnostic. La plupart de ceux qui ont abordé cette question, y compris Malthus et le Club de Rome, ont été motivés par la recherche de solutions propres à assurer l'avenir de l'espèce humaine ou, de façon plus inavouée, à préserver la prospérité là où elle existe. Il est d'ailleurs étrange de constater qu'en regard du problème global que pose la croissance incontrôlée de la population mondiale, il n'existe aucun consensus sur ce que pourrait être une valeur optimale de cette population, ni même sur la ligne de réflexion et les critères qui pourraient conduire à déterminer cet optimum. Ce que sait faire un éleveur pour des vaches et des champs, la pensée humaine ne sait pas ou ne veut pas le faire pour son support corporel. Nous nous bornerons. dans ce qui suit, à tenter d'identifier les éléments d'un diagnostic en confrontant les ressources de la planète aux ressources et aux besoins de l'espèce humaine.

Les limites de la planète

Pendant les millénaires qui se sont écoulés depuis son apparition. l'espèce humaine s'est adaptée à traiter la Terre comme une source illimitée de richesses que l'on pouvait exploiter sans souci de les voir s'épuiser, et d'espace que l'on pouvait occuper, transformer et polluer sans crainte. Cet univers était peuplé d'espèces dangereuses, de prédateurs que l'homme a réduits et éliminés. Les questions que pose la survie de l'espèce sont désormais celles que pose sa coexistence avec elle-même sur une planète de dimension finie et dont rien ne garantit qu'elle pourra un jour s'échapper. Comme l'écrit Heisenberg: «Pour la première fois au cours de l'histoire, l'homme se retrouve seul avec lui-même sur cette terre, sans partenaire ai adversaire.» Deux phénomènes massifs affectent l'humanité et la confrontent aux limites de la planète : la pullulation des êtres humains et la croissance des ressources que chacun d'eux consomme. Ces aspects sont d'ailleurs étroitement liés par la technique, car c'est elle qui a magnifié le succès reproductif de l'espèce et qui engendre la croissance des consommations individuelles.

La démographie

La population mondiale a atteint 6 milliards d'individus en 1999 —ce qui est conforme, on le relèvera au passage, au chiffre avancé par le rapport du MIT et, depuis, elle continue de croître au rythme de 1,4 % par an, ce qui signifie qu'elle double tous les cinquante ans. Selon les prévisions les plus optimistes, elle atteindra 9 milliards vers 2050, sous réserve que persiste la diminution du taux de croissance que l'on observe aujourd'hui dans le tiers monde, sans d'ailleurs l'expliquer. Si le taux de croissance actuelle se maintenait, la population mondiale atteindrait 12 milliards au milieu du siècle. On peut jouer avec les chiffres, connue l'a fait Asimov, pour mettre en évidence l'absurdité qui s'attache à l'idée de pérenniser cette croissance exponentielle, C'est ainsi que le maintien du taux de 1,4 % par an conduirait l'humanité, en supposant que chaque individu — famine malthusienne oblige — ne pèse que 40 kg, à atteindre la masse de la planète en un peu plus de 2100 ans. Dans le délai imparti par l'archevêque d'Armagh, James Usher, depuis la création (24 octobre 2004 av. JC), soit 6008 années, le couple biblique aurait produit une descendance de 2.1026 individus.

La technique humaine a partiellement ou totalement supprimé, pour ce qui concerne l'homme, les facteurs qui mettent les populations animales en équilibre avec leur milieu, libérant ainsi une croissance qui n'a plus d'autres limites que celles de la planète. En regard de ce phénomène qu'elle a engendré, la technique n'a créé aucun moyen de le contrôler. Elle a certes fourni des moyens efficaces d'inhiber ou d'interrompre la création d'un être humain, mais ces procédés, anticonceptionnels ou invitro, agissent au niveau de l'individu; ils ne déterminent pas, par eux-mêmes, un comportement collectif niveau de l'espèce, même s'ils lui donnent le moyen de l'exprimer. On entend d'ailleurs les autorités religieuses en condamner l'usage et prêcher le commandement darwinien de la Genèse : "Croissez et multipliez."

L'infléchissement de la natalité dans les pays développés et dans certains pays sous-développés traduit sans doute une certaine évolution de ce comportement de l'espèce, spontané ou encadré, comme en Chine, par la structure politique. Il ne fera pas échapper l'humanité à ce qu'Edward Wilson nomme le goulet, le passage, dans le meilleur des cas, par une population planétaire de 9 milliards d'individus. Et, naturellement, rien ne garantit que la réduction du taux de croissance, par un mécanisme que personne ne contrôle ni même ne comprend, se maintiendra. Si tel n'était pas le cas, l'humanité offrirait bientôt l'image d'une population de bactéries heurtée aux limites du milieu de culture où elle prolifère; mais les bactéries possèdent des formes de résistance qui les préservent de la destruction; tel n'est pas le cas des mammifères.

La consommation individuelle

L'un des effets secondaires de la technique est la disparité des prélèvements individuels sur les ressources de la Terre que pratiquent les divers groupes humains. Le langage habituel évoque ce phénomène à travers des termes tels que "pays développés" et "pays en voie de développement" — qualification politiquement correcte par laquelle on désigne les zones où sévit la misère. Il est habituel d'évaluer en dollars par individu et par jour le niveau de e richesse d'une population, c'est-à-dire l'importance des prélèvements qu'elle opère sur les ressources. On définit ainsi des niveaux de «pauvreté» et de pauvreté absolue". C'est de cette façon que le président de la Banque mondiale a caractérisé récemment la répartition de la richesse dans le monde; sur 6 milliards d'hommes, 1 milliard en consomme 80%, 1 autre milliard, au bas de l'échelle, dispose de moins d'un dollar parieur pour vivre.

Il existe des approches plus directes de cette disparité qui évitent le recours à l'intermédiaire monétaire et vont directement aux quantités physiques qui caractérisent les phénomènes. Nous empruntons à Edward Wilson la définition de l'empreinte écologique: "surface de terre productive et de mer côtière qui est nécessaire pour satisfaire les besoins de chaque individu en nourriture, habitation, énergie, transport, consommation et absorption des déchets. Cette surface est évaluée à un hectare dans les pays en développement et à 9.6 hectares pour les États-Unis. Cela donne une première mesure du problème des ressources globales. La surface des continents est de 148 millions de km2; il s'en faut que toute cette surface soit productive. A supposer que la partie productive soit évaluée à 50 % de la surface totale des continents, l'empreinte écologique de la population des États-Unis 291 millions d'individus, soit 4.1% de la population du globe, en occupent déjà 20 %. On peut, certes, contester l'exactitude des estimations de l'empreinte écologique, mais si l'on admet qu'elles ne sont pas fausses par un ordre de grandeur, elles montrent que les ressources de la planète sont dès maintenant insuffisantes pour fournir à chaque individu un niveau de consommation égal à celui d'un citoyen américain moyen. Le nivellement par le haut est d'ores et déjà parfaitement inaccessible; il y faudrait trois ou quatre planètes Terre.

I] existe d'autres approches de la consommation individuelle qui en donnent une vision moins globale, mais qui ont l'avantage du s'appuyer sur des éléments quantitatifs incontestables. La consommation d'énergie, par exemple illustre à la fois la croissance globale de la consommation et la disparité des niveaux régionaux. Dans sa forme actuelle, elle exploite une ressource en voie d'épuisement rapide, les gisements pétroliers, et elle est la source principale des altérations de l'environnement atmosphérique, ce qui explique l'attention particulière dont elle est l'objet.

Là aussi, le nivellement par le haut est inconcevable : il impliquerait un épuisement rapide des ressources ou plutôt, lois du marché aidant, une explosion des prix et une pollution accélérée de l'atmosphère par les gaz à effet de serre.

On mesure à des donnes aussi simples ce que contient d'hypocrisie ou d'irréalisme l'usage de ternes tels que développement durable qui occultent le caractère inaccessible, et d'ailleurs temporaire, du niveau atteint par certaines populations.

Visages de la dystopie

Un terme nouveau est apparu pour qualifier des visions de l'avenir, répliques obscures des utopies optimistes de jadis. Signe des temps, la dystopie (An imaginary place or state in which the condition of life is extremely bad, as from deprivation, oppression, or terror. A work describing such a place or state: "dystopias such as Brave New World" ) envahit la science-fiction, jadis occupée à tracer des images riantes des avenus promis par la technique. Cette littérature de l'imagination rejoint ainsi ce qu' une réflexion plus méthodique permet de discerner. Pour tenter d'y voir clair dans les menaces qui pèsent sur l'avenir de l'espèce, il convient d'y introduire des catégories; nous séparerons d'abord le catastrophique de l'inéluctable.

La technique est par nature porteuse d'accidents statistiquement inévitables. Leur dimension a cri au même rythme que la puissance de la technique. Accidents fortuits ou provoqués par un individu ou un groupe, peu importe, la menace est la même; seule change la probabilité de la voir se concrétiser. La croissance des risques accidentels engendrés par l'évolution technique fascine beaucoup d'auteurs, parmi lesquels nombre de scientifiques bien placés pour apprécier les usages pervers auxquels se prêtent leurs découvertes. Dans un ouvrage intitulé "Our Final hour", un éminent astrophysicien, Martin Rees, passe en revue les catastrophes qui pourraient détruire l'humanité ou, en tout cas, interrompre l'évolution actuelle et engager un déclin irréversible. Accident ou guerre nucléaire, pandémie déclenchée par un agent infectieux échappé d'un laboratoire ou répandu à dessein, ou virus nouveau pour lequel l'homme n'a pas de système immunitaire prolifération de nano-robots autoreproducteurs, etc., cet inventaire des catastrophes n'est sans doute pas dépourvu d'intérêt, non plus que l'analyse des moyens propres à en réduire la probabilité. Martin Rees évalue à 50% les chances de survie de l'humanité jusqu'à la fin du XXI siècle, prévision qui est évidemment invérifiable.

Ces risques aléatoires, pour importants qu'ils soient, ne doivent pas occulter les menaces qui ont un caractère inéluctable et que l'on voit grandir, celles qui résultent de l'altération de la niche écologique globale. Nous avons déjà rencontré les trois aspects que revêt cette altération : l'épuisement des ressources non renouvelables, la modification de l'environnement physique et l'extinction des espèces. Pour apprécier les deux derniers facteurs, il faut prendre en compte non seulement ce que la technique produit, mais aussi et surtout ce qu'elle rejette, ses déchets.

Les techniques informationnelles n'interviennent dans le tableau que pour une part négligeable ou, plutôt, elles n'interviennent pas directement, niais par leur rétroaction sur le développement des techniques de la matière et de l'énergie; en première approximation, leur consommation directe peut être ignorée. Leur effet sur l'avenir s'exerce dans une dimension différente, par le biais de leur influence sur les comportements collectifs. Ce sont les techniques de l'énergie qui sont à l'origine des problèmes environnementaux les plus visibles : l'impasse énergétique et l'altération de l'atmosphère.

La logique de l'impasse énergétique

L'épuisement des gisements de pétrole est au centre de l'impasse dans laquelle se précipite la civilisation technique. Les conséquences de cet épuisement atteignent deux fonctions techniques d'importance globale, la production d'énergie primaire — transformée en électricité et acheminée sous cette forme vers les lieux de consommation — et le stockage dans les véhicules terrestres, marins et aériens de l'énergie nécessaire à leur propulsion. La transition vers un nouvel équilibre du système technique proche de l'équilibre actuel exigerait que l'on développe pour ces fonctions des substituts aux dérivés du pétrole. Le second problème, celui du stockage, est le plus soluble. La voie la plus communément évoquée consiste à produire de l'hydrogène à partir de l'énergie primaire et de l'eau. (1 y en a d'autres, comme la production de combustible à partir d'espèces végétales choisies pour leur rendement, mais cette source "renouvelable" ne peut produire les quantités nécessaires pour remplacer le pétrole comme source primaire, d'autant qu'elle se trouvera en concurrence avec la production de nourriture pour l'utilisation des terres arables. Lorsqu'on parie d'une «économie de l'hydrogène", on utilise, nous l'avons dit, un vocabulaire tout à fait abusif. L'hydrogène, qui n'existe pas à l'état libre sur la planète, ne peut être produit que par la technique. Ce n'est nullement une source primaire d'énergie; c'est un moyen de stockage, auquel on pourra peut-être adapter la technique des aéronefs, des navires et des des véhicules terrestres, mais qui ne peut constituer un substitut au pétrole dans sa fonction de source primaire.

La détermination précise de l'échéance dépend du taux de croissance de la consommation globale dans l'avenir immédiat et de l'importance des réserves de gisements pétroliers. L'évaluation des réserves de pétrole de la planète est l'une des questions les plus controversées qui soient. Cela tient à ce que les données de base de ces évaluations sont détenues par des acteurs, les grandes compagnies pétrolières et les États possesseurs de gisements, qui n'ont aucun intérêt à les faire connaître. Par ailleurs, elles ont été, dans le passé, régulièrement sous-estimées. Le chiffre de 140 gigatonnes, retenu dans le Rapport d'étude sur les pistes de recherche des technologies de l énergie, conduit, à consommation mondiale inchangée de 3,5 gigatonnes par an, à estimer que ces réserves couvrent quarante ans de consommation. C'est dire quelle est la proximité, à l'échelle de l'histoire, du choc pétrolier définitif. Divers indices en laissent percevoir l'approche, l'intérêt porté aux gisements de qualité médiocre — sables bitumineux du Canada ou huiles extra-lourdes de l'Orénoque — et le développement de techniques permettant d'extraire, des gisements épuisés, les résidus laissés par les techniques classiques d'exploitation. Lorsqu'on commence il racler le fond des plats, c'est que le repas s'achève.

Depuis vingt ans, nous consommons plus de pétrole que la prospection n'en découvre. Quel que puisse être le verdict de l'avenir entre ceux qui prédisent que la production atteindra un maximum dans vingt ans et ceux qui pensent que les ressources de la technique permettront — au mépris du renforcement de l'effet de serre — une consommation croissante pendant encore quarante à quatre-vingts ans, il est clair que l'échéance est proche.

En l'état de la technique, il n'existe aucune solution globale à long terme au problème de la source d'énergie primaire. Certains pays, tout particulièrement la France, ont bien élevé l'énergie de fission au rang de source primaire majeure, voire principale, mais cette voie n'est pas, comme nous l'avons vu, généralisable à l'échelle du monde. On peut envisager de consommer les réserves de charbon dont certains pays sont abondamment pourvus; cependant, l'usage des gisements de charbon, outre qu'il bouleversera les équilibres stratégiques, comporte des conséquences redoutables pour l'environnement global.

Une alternative s'impose dans un avenir proche, certainement avant la fin de ce siècle: ou bien une réduction massive de l'énergie consommée par le système technique, ou bien la maîtrise de nouvelles sources d'énergie. Le développement de techniques fondées sur la transformation de l'énergie solaire—champ de cellules photoélectriques, éoliennes, agriculture énergétique — ne peut en aucun cas permettre d'échapper au premier volet de cette alternative, encore moins d'assurer la poursuite de la croissance. Énergie photoélectrique et énergie éolienne sont des sources intermittentes, et le stockage massif de l'énergie primaire est un problème pour lequel on ne possède aucune solution. Quant à la maîtrise de nouvelles sources, le choix est limité.

Si l'on écarte, pour les raisons que nous avons indiquées, la technique des surgénérateurs, la seule terre de promission est la fusion nucléaire. D'ardents promoteurs de la technique spatiale ont bien proposé la mise en orbite de générateurs photoélectriques géants qui dirigeraient vers la Terre, sous forme de faisceaux de micro-ondes, l'énergie produite. Mais la maîtrise de cette technique — qui ne fait cependant appel à aucun principe scientifique nouveau — et plus encore la maîtrise des coûts correspondants, semblent hors de portée pour longtemps. Les risques environnementaux et catastrophiques qu'elle comporte sont en outre mal évaluables. La vision globale de l'avenir énergétique de l'humanité impose deux questions. Alors que la maîtrise de la fusion nucléaire semble une issue de choix à l'impasse dans laquelle nous sommes engagés — peut-être, sans que sa viabilité soit assurée, la seule issue concevable —, pourquoi consacre-t-on aussi peu d'efforts à réduire les difficultés techniques qui en barrent encore l'accès?

Faute d'une issue positive improbable, quels seront les effets d'une pénurie énergétique massive sur les disparités d'accès aux ressources que l'on observe aujourd'hui? Quel sera l'effet des tensions engendrées sur l'équilibre du monde? On voit surgir là un des visages de la dystopie qui nous guette.

L'ALTÉRATION DE L'ENVIRONNEMENT PHYSIQUE

Le réchauffement du climat fait les beaux jours des médias; pour grave que soit ce problème, il tend à en occulter beaucoup d'autres que résume une phrase d'Edward Wilson: «Homo sapiens est devenu une force géophysique, la première espèce dans l'histoire de la planète à recevoir cette douteuse distinction.» Ce que dit Wilson n'est pas tout à fait exact. Beaucoup d'espèces ont contribué, au cours des époques géologiques, à transformer la planète, à la doter de gisements calcaires, de gisements organiques et d'une atmosphère oxydante, mais elles n'ont usé pour cela que du seul métabolisme de leur organisme et de leur capacité de reproduction. L'homme est en effet la première espèce qui ait su mobiliser d'autres ressources pour déranger le monde.

Ce n'est pas ici le lieu d'analyser de façon détaillée le problème de l'évolution du climat. L'information correspondante est très largement disponible, y compris sous une forme tout à la fois rigoureuse et adaptée, du moins on l'espère, à la capacité de compréhension des responsables politiques dans les rapports successifs de l'IPCC. Nous nous bornerons à rappeler sommairement en quoi consiste le phénomène.

Il s'agit d'un renforcement de l'effet de serre, par lequel l'atmosphère maintient à la surface de la Terre, des conditions de température favorables à la vie. L'atmosphère piège dans ses basses couches, l'énergie thermique que le rayonnement solaire a dissipée dans le sol et qui est ré émise vers l'espace sous forme de rayonnement infrarouge. Transparente au rayonnement visible, elle retient en partie l'infrarouge comme le fait le verre d'une serre. Mais cette opacité partielle n'est pas le fait des composants majeurs, l'oxygène et l'azote, elle est produite par des molécules — comme la vapeur d'eau ou le dioxyde de carbone — qui sont présentes en quantités minimes. Pour renforcer l'effet de serre et perturber l'équilibre énergétique de la Terre, il suffit donc d'augmenter l'abondance de ces composants mineurs, les gaz à effet de serre. C'est ce que fait l'homme en rejetant les produits de son activité technique, gaz carbonique produit parla consommation des combustibles fossiles, méthane et protoxyde d'azote venant de l'agriculture et de l'élevage, à quoi s'ajoutent des molécules synthétisées par la chimie, comme celles qui composent les fluides des réfrigérateurs.

Au cours du siècle dernier, la concentration de l'atmosphère en dioxyde de carbone a crû de 31%, passant d'un niveau de base de 280 ppm à 366 ppm en l'an 2000. Bien entendu, l'effet de serre global (qui maintient sur la Terre des conditions favorables à la vie) n'a pas crû dans les mêmes proportions; sa source principale est la vapeur d'eau, présente dans l'atmosphère en quantités variables et sur lesquelles l'activité humaine est sans effets appréciables. Mais le dioxyde de carbone d'origine humaine, dont la concentration est stable et uniforme dans tout le volume de l'atmosphère, ajoute un supplément permanent à l'effet de serre naturel. Cette molécule engendre environ les deux tiers de l'effet de serre anthropique; le méthane, dont la concentration a crû de 150% et le protoxyde d'azote sont responsables de la plus grande partie du reste.

Les effets de l'altération des propriétés radiatives de l'atmosphère sont encore peu visibles, n'en déplaise aux médias portés à y voir la source des catastrophes météorologiques les plus habituelles; ils se dissimulent dans la variabilité naturelle des phénomènes climatiques. Cependant, de 1950 a 1993, les minimums journaliers de température ont crû de 0.2°C tous les dix ans, l'épaisseur de la banquise arctique a décru en été de 40% et sa superficie de 10 à 15%, le niveau des mers s'élève de 1 à 2 mm par an, les glaciers reculent partout dans le monde, les cycles de végétation sont perturbés, et ce ne sont là que quelques exemples parmi d'autres.

Deux aspects de ce phénomène ont une impédance particulière. D'abord, on ne peut aucunement escompter que le système climatique aura un comportement linéaire, en d'autres termes que les effets produits par une perturbation seront proportionnels à la cause qui les engendre. Tout indique, au contraire, que ce système est susceptible d'évolutions catastrophiques. Par ailleurs, et même en l'absence d'une catastrophe comme la disparition du Gulf Stream, qui donnerait à l'Europe occidentale le climat du Labrador, l'évolution «linéaire» du climat engendré par la perturbation anthropique de l'effet de serre, pour modestes que paraissent aujourd'hui ses effets, est beaucoup plus rapide que les évolutions naturelles du passé. La Terre et le règne vivant ont connu, au cours des époques géologiques, des évolutions du climat et de la composition de l'atmosphère plus importantes que celle qui est en voie d'émergence, mais aucune n'a été aussi rapide. La biosphère ne pourra pas s'adapter à ce rythme de changement sans que de nombreuses espèces disparaissent et que des biotopes soient détruits. Il est certain que toutes les espèces vivantes ne pourront pas s'adapter à cette transformation brutale et rapide de leur niche écologique induite par l'homme. Elles ne disposent pas pour cela, des mécanismes rapides de l'évolution culturelle qu'Homo sapiens a développés.

L'effet de serre anthropique n'est que l'une des modifications de l'environnement susceptibles d'affecter les équilibres du monde vivant. Leur caractère commun est la mise en jeu d'espèces chimiques qui, apportées en quantités relativement modestes, produisent des effets de grande ampleur. La destruction de la couche d'ozone stratosphérique par les CFC (chlorofluorocarbones),utilisés par les circuits réfrigérants, en est un exemple typique. Il y en a d'autres. Le rejet par les fleuves des engrais utilisés par l'agriculture crée des zones où le phytoplancton trouve en abondance les éléments dont il a besoin pour proliférer, formant dans les océans des zones dépourvues d'oxygène, d'où les espèces supérieures, mollusques, crustacés, poissons, ont disparu. Il existe environ 150 de ces "zones mortes" dans le monde — deux fois plus qu'en 1990 — dont certaines couvrent 70 000 km2. De façon plus insidieuse, certaines substances chimiques de synthèse, conçues pour détruire des espèces considérées comme «nuisibles» par l'homme, entrent de façon incontrôlée dans le cycle vital d'autres espèces et le perturbent; ainsi du DDT, insecticide dont l'usage est interdit depuis plus de dix ans, mais dont la molécule, très résistante, continue à circuler dans la biosphère. Et aussi des défoliants comme le round-up.

L'altération de l'environnement physique fait l'objet d'une énorme littérature qui relève de la science, de la vulgarisation ou du militantisme écologique. Il n'est nul besoin d'y ajouter plus que nous venons de le faire. Au-delà de la diversité de ses aspects circonstanciels, le phénomène présente des traits généraux qui lui confèrent une certaine unité, la nature de sa source, sa relation avec l'évolution technique et avec la démographie. La source est toujours un rejet dans l'environnement de produits secondaires d'activités techniques, en d'autres termes un problème de "déchets". La notion de déchet mérite d'être précisée.

Toute activité technique engendre, en plus de ce qu'elle vise à produire, des effets secondaires qui peuvent être de la matière ou de l'énergie. C'est ainsi que, pour produire de l'énergie électrique à partir de pétrole, il faut inévitablement rejeter dans l'environnement de la chaleur, du dioxyde de carbone et de la vapeur d'eau. Le phénomène est d'une généralité absolue. Les déchets peuvent subir des sorts divers, allant du rejet pur et simple dans l'environnement au recyclage et à la valorisation, par lesquels on cherche à les réintégrer dans le système technique, et au confinement, qui les isole de l'environnement. Recyclage du verre et du carton des emballages et stockage des déchets radioactifs sont des exemples de ces deux démarches. Le statut de déchet ne s'applique pas seulement aux effets secondaires immédiats de l'activité de production. Tous les produits de cette activité — à quelques exceptions près — tendent, avec le temps, parce qu'ils ont vieilli, sont usés ou ont cessé de servir, à se transformer en déchets. On recycle les copeaux d'alliage léger engendrés par la construction d'un avion de ligne; quelques décennies plus tard, c'est l'avion lui-même, devenu un déchet, qu'il faut recycler ou confiner dans un musée. Le recyclage des navires de guerre et de commerce devenus obsolètes, avec leur désamiantage est un problème majeur des années 2000. Par ailleurs, le recyclage est inévitablement partiel; étant en lui-même une activité technique, il engendre des déchets; il ne peut que différer le retour à l'environnement, sous une forme dégradée, des produits de l'activité technique et réduire le rythme du prélèvement sur les ressources. Quant aux structures de confinement, elles sont par nature des artefacts techniques sujets à un processus de dégradation plus ou moins rapide. On peut chercher à leur donner une durée de vie excédant plusieurs millénaires, mais il est naturellement impossible de vérifier par l'expérience que cet objectif est atteint, d'où les polémiques que l'on sait.

Au total, on ne peut échapper à cette conclusion que l'activité technique transforme l'environnement, non seulement de façon directe, en créant des aménagements, mais de façon indirecte, par les altérations qu'engendrent ses effets secondaires. Au fil du temps. ces effets se confondent L'importance des altérations est fonction du volume des activités techniques et singulièrement de la consommation d'énergie et de matière. Ces phénomènes ont la nature d'une transformation de la niche écologique globale, qui conjugue des aspects positifs pour l'espèce humaine — ceux que la technique cherche à obtenir — et des aspects négatifs incontrôlés, comme ceux que l'on peut attendre du réchauffement climatique. Le rythme de cette transformation, qui est régi par la croissance du volume des activités techniques humaines, est d'une importance capitale pour l'appréciation des effets de ce "changement global" sur les espèces vivantes autres que l'homme.

Le tueur planétaire

"L'homme s'est jusqu'ici comporté comme un tueur planétaire uniquement préoccupé de sa propre survie a court terme" : cette phrase d'Edward Wilson résume l'effet que produit l'homme, armé de sa technique, sur la diversité des espèces vivantes. Il est certain que nous vivons la plus grande extinction, et la plus rapide, que la planète ait jamais connue. Les effets de la présence humaine sur la biodiversité sont solidement documentés. On a vu se succéder plusieurs phases, dans la course à la destruction du monde animal et végétal édifié par plusieurs centaines de millions d'années d'évolution naturelle. Les années de chasse ont éliminé nombre d'espèces animales propres à fournir de la nourriture, attitude si profondément ancrée dans la culture qu'au-delà de tout besoin et de toute raison, une stupidité collective prétend la poursuivre au nom de la tradition. Le débarquement de l'homme sur des îles isolées a généralement produit une extinction des espèces endémiques sans défense contre ce nouveau prédateur. Mais, bien au-delà de ce massacre direct à des fins de consommation, les effets du défrichement des forêts et de l'agriculture ont pris le relais, transformant localement le biotope, empoisonnant les espèces «nuisibles», polluant les nappes phréatiques, les cours d'eau et, finalement les océans. Une troisième phase de destruction, plus massive que tout ce qui a précédé, se profile dans un avenir proche avec le réchauffement climatique. C'est la perspective qu'engendre une évolution devenue incontrôlable, à supposer qu'elle l'ait jamais été. Seuls résistent victorieusement à ce massacre les micro-organismes pathogènes, bactéries et virus, avec lesquels est engagé un combat douteux. Que peut on attendre de l'espèce humaine, confrontée à la situation que son activité a créée?

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Mis à jour le 16/08/2022 pratclif.com