Le "miracle" danois
un modèle pour la France ?

Anna Stellinger; du Société Civile N° 40; octobre 2004

Le petit Royaume du nord de l'Europe a retenu l'attention du ministre de la Cohésion sociale Jean-Louis Borloo. Et pour cause : le Danemark a réussi l'exploit remarquable de réduire son chômage de moitié en une décennie, passant de plus de 12 % en 1993 à moins de 6 % aujourd'hui, d'inverser la courbe du chômage des jeunes, d'introduire une "activation" des demandeurs d'emploi pour les rendre responsables de leur propre quête d'emploi, d'écourter les périodes d'indemnisation de 9 ans à 4 ans maximum, le tout dans un consensus politique, social et syndical et sans alourdir les dépenses publiques dans un pays très soucieux de satisfaire les critères de Bruxelles. Le "miracle" danois, plus fiable à long terme que les miracles néerlandais et du "tigre celtic" des mêmes années 1990, attire les regards de la France. Comment s'inspirer des Danois et de leur modèle pour sortir du chômage ?

De toutes les réformes successives qui ont transformé le marché du travail danois, l'élément le plus souvent retenu est celui du droit et du devoir du demandeur d'emploi. C'est aussi cette politique qui intéresse les hommes politiques français. Avec les premières réformes du marché du travail au Danemark en janvier 1994, le chômeur est devenu une personne active et responsable, ayant droit à un certain nombre de formations et d'aides, tout en étant soumise à des règles strictes : celui qui ne les respecte pas sera très lourdement pénalisé par une suppression ou un difficile renouvellement de ses allocations. Le demandeur d'emploi passe ainsi par des périodes "d'activation", qui se traduisent par une formation dans le secteur privé, des stages dans un organisme public etc. Le nombre de personnes en "activation" est resté relativement stable depuis 1995, autour de 300.000. Avec une durée moyenne d'activation de 6 mois, cela se traduit par un demi-million de Danois en période d'activation chaque année. Pendant la période de chômage, les demandeurs qui respectent les règles - ils sont d'ailleurs très contrôlés dans ce petit pays fortement décentralisé - perçoivent une indemnisation représentant 90% du salaire.

Cette "activation" et le contrôle sévère qui l'accompagne, serait, selon les hommes politiques français et européens en quête d'un nouveau modèle, la raison première du "miracle" danois. On parle d'une "flex-sécurité" originale, réunissant une sécurité pour le citoyen et un marché du travail qui reste pourtant flexible. Mais les analyses vont rarement plus loin : c'est passer à côté de la réalité du terrain, celle des résultats discutables d'une "activation" seule citée en exemple, et des éléments beaucoup plus importants tels que le marché de travail le plus déréglementé en Europe après celui de la Grande-Bretagne, et surtout, la transformation fiscale profonde méconnue au-delà des frontières danoises.

- Danemark France
Nbre d'heures travaillées par an
et par personne en activité
1475 1431
Taux de chômage 5,5 % 9,7 %
dont chômeurs de longue durée
(plus d'un an)
19,9 % 42,9 %
- - Source : OCDE 2003

"Il faut laisser l'employeur libre d'embaucher et de licencier"

Les plus surpris de l'intérêt suscité par le "modèle" danois sont en effet les Danois eux-mêmes. Dans le pays du "Kartoffelkur" (le "régime pomme de terre"), c'est-à-dire le fameux accord de gel des salaires des fonctionnaires accepté par tous les syndicats dans les années 1980, aucun "modèle danois" n'a pourtant été élaboré. Le "miracle" n'est que le résultat d'une pragmatique collaboration tripartite historique entre les salariés, les organisations patronales et l'Etat - tous convaincus qu'un marché du travail fluide et une économie saine sont les conditions sine qua non de toute avancée sociale. Le marché décide du social et non l'inverse ; les avancées sociales ne sont possibles que lorsque l'économie le permet. Aussi étrange que cela puisse paraître aux nostalgiques de la social-démocratie du nord de l'Europe, l'Etat providence scandinave contemporain se résume en grande partie à cela.

"Il faut laisser l'employeur libre d'embaucher et de licencier", le slogan du ministre danois des Affaires Sociales de la fin des années 1990 est sans ambiguïté. Le marché du travail danois n'a rien à envier aux Etats-Unis : lorsqu'un employeur danois souhaite licencier, celui-ci n'a aucune indemnité à verser pour un employé de moins de 12 ans d'ancienneté, et le préavis peut être de quelques semaines. Vue de France, une telle fluidité du marché du travail peut paraître inconciliable avec un syndicalisme puissant, représentant plus de 80% des salariés actifs au Danemark. Loin de la culture de conflit des syndicats français, le Danemark est bâti sur un autre syndicalisme, pragmatique et efficace, jouant un rôle crucial dans l'interprétation des conventions collectives et dans la distribution des allocations et formations aux demandeurs d'emploi. Partie intégrante et responsable de l'entreprise danoise, le syndicalisme danois met la croissance et le contrôle de l'inflation au-dessus de la négociation salariale. LO, un des syndicats danois les plus importants avec 1.5 million de membres, le confirme : "LO lutte pour des emplois mieux payés et un salaire moyen conséquent, mais jamais au point de risquer de créer une inflation galopante ou de freiner la croissance économique".

Résultat : le "job-rotation" réduit le chômage de longue durée, les entreprises n'hésitent plus autant à embaucher et la création d'emplois se fait majoritairement dans le secteur privé. Les chiffres de l'OCDE le confirment : le Danemark se situe dans le groupe des pays européens ayant une réglementation parmi les moins contraignantes, loin devant la France.

Une activation stérile

Autre réalité du terrain : la fameuse "activation", souvent citée en exemple en France, ne fait pas l'unanimité au Danemark. Plus précisément, on est loin d'être sûr qu'elle est la cause de la réduction du chômage. Lors des premières réformes, une partie importante des chômeurs a été radiée des statistiques du chômage avec la possibilité, pour de nombreux employés âgés, de partir en pré-retraite. Ensuite, des leave schemes ont permis de remplacer temporairement les employés en congé ou en formation par des demandeurs d'emploi. En d'autres termes, il s'agit d'une réduction du chômage immédiate qui ne peut pas être expliquée par l'activation. Quant à l'activation proprement dite, celle-ci ne conduit pas automatiquement à une réduction du chômage. Dans une expérimentation empirique sérieuse, K. Langager présente quelques résultats déroutants (Ledige på Kursus, Rapport 96 : 9, Socialforskningsinstitut) : le groupe de chômeurs ayant suivi des formations a éprouvé plus de difficultés à trouver un emploi stable que le groupe n'ayant suivi aucune formation (taux de réussite : écart de 5 points). Au Danemark, on parle d'ores et déjà d'une meningsløs aktivering ou "activation stérile".

Si la fluidité du marché et le pragmatisme des syndicats sont deux raisons du succès danois, avec celle, plus contestable, de l'activation du chômeur, une quatrième condition du "miracle" danois a été nécessaire pour réduire le chômage. Les avis convergent : cette quatrième réforme, celle de la fiscalité, a été une condition cruciale pour la réussite d'une politique de l'emploi active. Depuis 1993, des réformes fiscales successives et conséquentes pour l'emploi ont accompagné la politique de l'emploi : en 1993-1994, le Danemark a réalisé une baisse de l'impôt sur les sociétés ainsi que de l'impôt sur le revenu. Quelques années après, l'impôt sur la fortune, l'ISF, a été supprimé. Finalement, en 1998, la base imposable a été élargie et l'impôt sur les revenus les plus faibles a baissé.

Le "miracle" danois, peut-il être un modèle pour la France ? Certainement. A condition d'éviter l'erreur la plus évidente, celle de vouloir s'inspirer d'un seul facteur, "l'activation" des chômeurs, sans prendre en compte la fiscalité fortement allégée, l'extrême fluidité du marché du travail et le pragmatisme des syndicats. En d'autres mots, l'erreur de vouloir importer une belle voiture scandinave, en n'achetant qu'une seule roue et croire qu'elle va rouler.