Un pays plus que jamais coupé en deux

Jason Burke The Observer mars 2006
Récemment arrivé en France, le correspondant de The Observer découvre une nation en crise.
Entre “déclinologues” et partisans de l’exception française.

Une scène très parisienne se déroule sous mes fenêtres. Un long boulevard, des arbres dépouillés de leurs feuilles, une lumière grise sur les façades des immeubles haussmanniens et, comme il fallait s’y attendre, la rue remplie de manifestants. La manifestation s’en prend à une nouvelle loi instaurant le contrat première embauche (CPE), qui permet d’embaucher des jeunes avec une période d’essai de fait de deux ans. C’est un changement marginal, me direz-vous ; une modification qui ne bouleverse guère une sécurité de l’emploi bien plus grande qu’au Royaume-Uni ou que dans n’importe quel autre pays d’Europe. Mais c’est néanmoins suffisant pour jeter plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues contre la précarité*.

Il y a en France tout un corpus de termes politiques qui n’ont pas d’équivalents directs en anglais et celui qu’on entend le plus en ce moment, c’est “précarité*”. Le mot s’étale sur une foule de banderoles, peuple des centaines de pamphlets et est craché par les haut-parleurs et les porte-voix du cortège. C’est un mot qu’il faut garder à l’esprit si l’on veut comprendre la France d’aujourd’hui.

La télévision diffuse en direct des images de la manifestation, entrecoupées de séquences d’un débat agité à l’Assemblée nationale. Dominique de Villepin, le très urbain Premier ministre, explique l’importance de cette nouvelle loi. Il s’agit de moderniser le pays, déclare-t-il. Le monde a changé et la France doit changer avec lui. A côté du Premier ministre se trouve Nicolas Sarkozy, impassible, les bras croisés, costume et cravate bleus. C’est le ministre de l’Intérieur et l’homme qui souhaite peut-être plus que n’importe qui changer la France. Voilà un autre mot qu’on doit garder en tête si l’on veut comprendre la France d’aujourd’hui. Sarkozy et précarité*.

Curieusement, c’est Sarkozy, et non Villepin, qui est l’homme politique le plus en vue du moment. Sa silhouette courte, trapue, affairée, est partout. Son visage reconnaissable est tellement facile à caricaturer que les dessinateurs français avouent en avoir assez de le croquer.

Face aux brutes britanniques et aux rustres américains : la France

Sarkozy est autant un phénomène qu’un homme politique. Il est haï et adulé, craint et admiré avec une passion qui dépasse de loin ses actes ou ses déclarations. Pour certains, “Sarko” est le seul homme capable de sauver la France. Pour d’autres – l’un des manifestants qui défilaient sous mes fenêtres a carrément craché sur le bitume mouillé quand je lui ai demandé ce qu’il en pensait –, il représente tout ce qui menace le pays. Il ne laisse personne indifférent. Sans qu’on sache comment, il a réussi à mettre ses petits doigts dans toutes les lignes de faille et les plaies de la politique et de la société françaises et à appuyer très fort. Même si son ascension a été rapide, rien dans sa carrière ne distingue Sarkozy de beaucoup d’autres hommes politiques français. Hormis le fait qu’il n’a pas fréquenté l’une des grandes écoles qui forment la grande majorité de l’élite française et que ses parents sont immigrés, il présente un parcours tout à fait classique. Ce qui n’explique pas pourquoi il suscite autant de haine ou d’admiration chez ses compatriotes.

Quand je suis arrivé à Paris, il y a six mois, une amie m’a dit à propos du pain que son bistrot habituel servait au petit déjeuner : “Parfois il est bon. Mais, si le boulanger a perdu aux courses ou s’est disputé avec sa femme, il est mauvais.” A l’époque, je n’avais pas compris que cette amie me donnait subtilement une des clés pour comprendre la France d’aujourd’hui et sa conception du monde. Elle m’expliquait ce que ressentent beaucoup de ses compatriotes : défiante, la France ne veut pas de la vague économique et culturelle, consumériste et capitaliste dirigée par les Etats-Unis et qui déferle sur le monde. La France est différente. Mon amie mentionna deux autres éléments qui étaient nouveaux pour moi. D’abord, me dit-elle, elle n’était ni de gauche ni de droite, mais “républicaine”. Puis elle souligna l’importance d’un monde multipolaire. Ce qui impliquait que les leaders du pôle opposé aux “Anglo-Saxons*” étaient les Français.

“Anglo-Saxon*”, voilà un autre mot qu’on entend souvent en France. Ça veut dire anglophone, économiquement libéral et triomphalement capitaliste. Il désigne ces grosses brutes de Britanniques avec leur économie puissante, leurs impôts peu élevés, leur faible chômage, mais aussi leur taux de pauvreté plus important ; il désigne ces rustres d’Américains, unilatéralistes, incultes et dont la vulgaire assurance leur a permis de devenir – sans que l’on sache comment – la seule superpuissance du monde. Un état de fait ressenti comme une énorme injustice historique. “Anglo-Saxons” traduit aussi une menace et, évidemment, un sentiment démesuré de précarité*.

L’une des choses qui m’ont le plus frappé à mon arrivée en France, c’est ce sentiment généralisé de menace extérieure et de crise intérieure, alors même que le pays est d’évidence l’un des plus performants du monde moderne. Je me suis d’abord mis à compter les “crises” – crise du vin, du textile, de la presse, des chemins de fer (qui restent malgré tout infiniment supérieurs au système chaotique et ruineux du Royaume-Uni) –, puis j’ai laissé tomber. Quant aux menaces, la plus grande de toutes, celle qui met apparemment la France en danger dans ses fondements mêmes, c’est la mondialisation. Jusque-là, je la considérais comme un processus relativement bénin qui rapprochait les pays entre eux. Mais, en France, beaucoup ne sont pas de cet avis. La disparition des distances et des frontières est considérée comme un désastre potentiel. Même l’Union européenne passe pour un sinistre complot anglo-saxon visant à saper le modèle social et les traditions culturelles et économiques de la France. L’expansion de la langue anglaise représente une perte consternante pour le monde, et non le moyen d’améliorer la communication internationale. Tout est donc incertain, menacé, précaire, les emplois comme le mode de vie.

Sarkozy est-il la meilleure solution aux problèmes de la France ? Cela dépend en partie de la façon dont on considère ces problèmes. L’un des débats qui obsèdent actuellement les Français porte sur le “déclin” du pays. Depuis quelques mois, des polémiques enragées opposent les “déclinologues” et leurs adversaires.

Sarkozy est-il le sauveur du pays ou un dangereux ambitieux ?

Le message des premiers, c’est qu’il est temps que la France se réveille, se débarrasse de son modèle social archaïque et ruineux, de son administration fossilisée, de ses syndicats surpuissants, et commence à se faire une place dans un monde qui évolue rapidement. Pour leurs adversaires, en revanche, les “déclinologues” sont d’infâmes capitalistes de droite (ou des vendus de gauche), des Anglo-Saxons d’adoption qui se trompent sur l’état du pays. La France n’est pas en déclin, elle est au contraire le seul espoir de résistance face à la domination néolibérale et culturelle des Etats-Unis.

C’est cette cassure profonde qui explique le profil étonnant de Sarkozy dans la société française. Si l’heure est au déclin français, alors Nicolas Sarkozy, qui prône une “rupture nette” avec le passé, est l’homme qu’il faut. Mais, si ce thème fait long feu, l’actuel ministre de l’Intérieur sera perçu comme un politicien ambitieux, et peut-être dangereux, qui tire sur tout ce qui bouge. Chacune de ces analyses est soutenue en France par de puissants courants. On verra lequel triomphera dans les mois et les années à venir. En attendant, une chose est sûre : les boulevards parisiens verront probablement encore défiler plus d’une manifestation avant que la question ne soit tranchée.

* En français dans le texte.