Depuis vingt-cinq ans, la dette financière des administrations publiques augmente sans cesse. Elle a été multipliée par cinq depuis 1980 et dépassera 1 100 milliards d’euros fin 2005. Elle est passée d’un cinquième aux deux tiers de notre production nationale annuelle en vingt-cinq ans.
À cette dette financière s’ajoutent d’autres engagements de l’État, qui ne figurent pas aujourd’hui dans la dette publique mais doivent être pris en compte. L’évaluation de ces engagements est complexe, tout particulièrement dans le cas des retraites des fonctionnaires. L’application des normes comptables des entreprises privées aboutit, pour ces engagements supplémentaires, à un montant compris entre 790 et 1 000 milliards d’euros. La Commission propose une méthode de calcul tenant mieux compte du principe de la retraite par répartition et des spécificités de l’État, qui conduit à un montant minimum pour l’ensemble des engagements de 400 milliards d’€ (Note: L’engagement lié aux retraites des fonctionnaires de l’État peut être évalué entre 380 et 490 milliards d’€, auquel s’ajoutent les engagements liés aux autres acteurs publics, qui s’élèvent au minimum à 20 milliards d’€.
Au regard de ces sommes, notre situation financière apparaît donc aujourd’hui très préoccupante. Elle l’est d’autant plus que sa dégradation permanente depuis dix ans nous distingue nettement de nos partenaires. Nous sommes en effet le pays d’Europe dont le ratio de dette publique s’est le plus accru ces dix dernières années. La plupart des pays ont pris conscience de l’enjeu et ont entrepris de réduire leur dette financière.
L’explosion de la dette financière ne s’explique pas par des circonstances exceptionnelles, par exemple une croissance trop faible ou des taux d’intérêt trop élevés.
Elle résulte du fait que chaque année, depuis vingt-cinq ans, les administrations publiques sont en déficit. Alors même qu’elles peuvent compter sur le niveau de prélèvements obligatoires le plus élevé des grands pays industrialisés, elles doivent néanmoins s’endetter pour financer des dépenses encore plus importantes (53,5 % du PIB).
Depuis le début des années 1980, l’augmentation de l’endettement est en fait considérée comme une ressource publique à part entière. La diminution de la dette publique n’a d’ailleurs pratiquement jamais été un objectif prioritaire. Les périodes de forte croissance ou de taux d’intérêt bas n’ont pas été mises à profit pour réduire la dette publique. Et la France n’a respecté aucun des programmes de remise en ordre de ses finances publiques sur lesquels elle s’était engagée devant les institutions européennes.
Ces vingt-cinq dernières années, l’effort en matière de recherche et d’enseignement supérieur a stagné et les investissements publics ont diminué. La dette n’a donc pas financé un effort structuré en faveur des dépenses les plus utiles à la croissance et à la préparation de l’avenir.
Une large partie de l’augmentation de la dette a été utilisée pour financer les dépenses courantes de l’État et pour reporter sur les générations futures une part croissante de nos propres dépenses de santé et d’indemnisation du chômage, alors que ceci devrait être exclu par principe.
Dit autrement, cela signifie que les administrations publiques se sont appauvries en s’endettant. Entre 1980 et 2002, leur patrimoine net, tel que le calcule l’INSEE, a été divisé par trois ; il serait aujourd’hui négatif, si l’on tenait compte de l’ensemble des engagements de l’État.
L’État a évolué pendant ces vingt-cinq dernières années, mais la dette lui a permis de reporter la modernisation de sa gestion. L’augmentation de ses effectifs dans un contexte de réduction des missions (+ 300 000 agents, soit + 14 % entre 1982 et 2003) et le retard pris dans l’utilisation des techniques de gestion et d’organisation les plus modernes en témoignent. L’endettement a également permis de maintenir certaines dépenses dont l’efficacité au regard des objectifs affichés n’est pas avérée. Tout ceci explique que ces dix dernières années, les dépenses de l’État ont été supérieures à ses recettes de 18 % en moyenne.
Les déficits des régimes sociaux posent également la question de la modernisation de l’organisation et de la gestion des organismes de Sécurité sociale et d’assurance chômage. En outre, en ce qui concerne les dépenses d’assurance maladie, l’existence de marges d’amélioration est aujourd’hui largement reconnue, que ce soit à l’hôpital, en médecine de ville ou pour les médicaments.
L’analyse de la situation des collectivités territoriales est complexe, en raison notamment de la faiblesse des informations disponibles. Toutefois, la croissance de leurs dépenses (qui sont passées de 7,9 à 11 % du PIB en vingt-cinq ans) et de leurs effectifs (+ 450 000 agents entre 1982 et 2003, soit + 42 %), le caractère peu responsabilisant de leurs relations avec l’État et la fréquence des observations des juges des comptes laissent penser que la qualité de leur gestion pourrait être dans certains cas améliorée.
L’organisation de notre appareil administratif est la source d’incitations permanentes à la dépense publique et de coûts injustifiés. Depuis vingt-cinq ans, dans les administrations publiques, de nombreuses structures nouvelles ont été créées, tant au niveau central que local, sans que soient remises en cause les structures existantes. Les instruments des politiques publiques se sont parallèlement multipliés, suivant le même mécanisme d’ajout permanent sans remise en cause systématique de l’existant. Les politiques sociales en sont un exemple particulièrement frappant.
Les procédures budgétaires et financières, en dépit des progrès réalisés récemment, ne permettent pas encore de répondre à ce problème de manière satisfaisante. Elles aboutissent trop souvent à reconduire automatiquement les dépenses, sans examen d’ensemble de la légitimité des missions et de la pertinence des instruments utilisés.
Les lourdeurs et les incohérences de notre appareil administratif sont connues. Elles ne sont pas insurmontables. Si elles perdurent depuis vingt-cinq ans, en dépit de la qualité des agents publics et de l’importance des moyens consacrés à l’audit, c’est que le problème est plus profond.
Nos pratiques politiques et collectives n’incitent pas à prendre les décisions qui permettraient, au-delà du discours en apparence volontariste sur la réforme de l’État, de véritablement moderniser les administrations publiques.
Conduire la réforme de l’appareil administratif est en effet complexe dans un système où le nombre d’échelons politiques est très important et le calendrier électoral parfois chargé. L’acceptation de la réforme suppose en outre que plusieurs conditions soient réunies, ce qui n’a pas toujours été le cas dans le passé. Le travail d’explication doit avoir été suffisant pour que les agents concernés adhèrent à la démarche. L’opinion publique doit prendre conscience que le coût et l’efficacité des services publics et la qualité de la réglementation sont essentiels pour nos perspectives de croissance et d’emploi.
Nos pratiques politiques et collectives font en outre de l’annonce d’une dépense publique supplémentaire la réponse systématique, et souvent unique, à nos problèmes quels qu’ils soient, y compris à nos problèmes de société.
L’action publique est en conséquence de plus en plus jugée sur deux critères : le montant des moyens supplémentaires dégagés et la rapidité avec laquelle ils sont annoncés. Le débat se réduisant à ces seuls sujets, l’analyse de l’efficacité des dépenses passe au second plan. Cela a deux effets : d’une part, les dépenses existantes, quelle que soit leur pertinence, sont rarement remises en cause ; d’autre part, les nouvelles mesures visent souvent à toucher le plus grand nombre de personnes même lorsque leur efficacité plaiderait précisément pour concentrer les moyens.
Depuis la fin des années 1970, les Français ont su s’adapter à l’ouverture croissante des frontières et nos entreprises ont fait face, le plus souvent avec succès, à une concurrence internationale de plus en plus vive. Notre pays est venu à bout de l’inflation et de l’instabilité monétaire et a continué de créer des richesses.
Mais nos performances en matière de croissance, et surtout d’emploi, ont été inférieures à nos attentes. Notre taux de croissance a en effet été en retrait par rapport à celui des économies les plus dynamiques et le marché du travail se caractérise, en France bien plus qu’ailleurs, par l’exclusion d’une part importante de la population. Notre niveau de vie, s’il augmente chaque année, a cessé de converger vers celui des économies les plus riches.
Encore pendant toutes ces années avons-nous pu compter sur la vitalité de notre démographie. Or nous allons perdre cet avantage en raison du vieillissement de notre population. Il n’y a donc pas lieu d’attendre d’amélioration spontanée de notre capacité de création de richesses et d’emplois, bien au contraire.
En ce qui concerne les régimes sociaux, les perspectives sont également préoccupantes. Ces vingt-cinq dernières années, nous avons étendu notre protection sociale et enrichi ses instruments, mais en acceptant le déséquilibre d’une partie de nos régimes sociaux et l’accumulation d’une dette sociale importante.
Si rien n’était fait, les besoins de financement des régimes de retraite et d’assurance maladie ne cesseraient de s’aggraver à l’avenir. Même en étant optimiste, dès 2015, il manquerait chaque année plusieurs dizaines de milliards d’€ pour payer les retraites et les dépenses d’assurance maladie. Ici encore, il n’y a donc pas lieu de s’attendre à une amélioration spontanée de la situation, mais au contraire à la fragilisation croissante des régimes sociaux.
Face à ces perspectives, les pouvoirs publics devront disposer d’une forte capacité d’action. Il leur faudra à la fois réaliser les dépenses les plus utiles à la croissance et faire en sorte que chacun, notamment parmi ceux dont les revenus sont les plus modestes, soit protégé face aux risques de l’existence.
Or les administrations publiques ne peuvent pas compter sur une augmentation significative des prélèvements obligatoires. Ceux-ci se situent à un niveau très élevé par rapport aux autres pays industrialisés (44 % du PIB contre 39,5 % pour la zone euro et 35 % pour le G7). C’est un premier obstacle à leur augmentation significative, comme le démontre la stabilité de leur part dans la production nationale depuis le milieu des années 1980. L’ouverture croissante de notre économie, si elle constitue un élément positif pour notre croissance, en est un autre, puisqu’elle place notre territoire en compétition avec celui des autres grands pays industrialisés sur tous les plans, y compris au niveau fiscal.
Les perspectives de transferts entre administrations publiques sont également limitées, au regard des montants en jeu. L’État et les collectivités territoriales, pris globalement, sont déjà lourdement endettés et devront supporter le coût croissant des retraites de leurs agents. Ils ne pourront donc pas en plus prendre à leur charge le déséquilibre de certains régimes sociaux.
Les besoins de financement des régimes de retraite et de l’assurance maladie ne pourraient pas non plus être compensés par les excédents d’autres régimes sociaux. Au regard de l’ampleur des déséquilibres attendus, l’assurance chômage, les allocations familiales ou le fonds de réserve des retraites n’apporteraient que des compléments de financement limités.
Il ne faut pas croire que le recours à l’endettement nous permettrait de surmonter les défis des prochaines années. Ce choix, loin de nous donner les moyens de renforcer nos capacités de croissance et de solidarité, fragiliserait au contraire nos administrations publiques, nos régimes sociaux et l’ensemble de notre économie. La poursuite des tendances actuelles conduirait à des taux d’endettement public astronomiques : 130 % en 2020, 200 % en 2030, 300 % en 2040 et près de 400 % en 2050.
Mais un tel scénario est impossible : les prêteurs nous sanctionneraient bien avant que nous n’atteignions ces niveaux d’endettement. Les administrations publiques, si elles continuaient à s’endetter, deviendraient de plus en plus vulnérables à l’augmentation des taux d’intérêt. Les prêteurs seraient alors de plus en plus attentifs à leur situation financière, à leur capacité à se réformer et plus largement aux perspectives de notre économie.
Le scénario le plus probable en cas de poursuite de l’augmentation de l’endettement serait qu’une hausse des taux d’intérêt dans les prochaines années conduise les administrations publiques à perdre la maîtrise de leur situation financière. Les marchés financiers le constatant, exigeraient une prime de risque plus élevée, ce qui fragiliserait encore plus les administrations publiques et affecterait gravement l’ensemble de l’économie.
Ce n’est donc pas en poursuivant la facilité de l’endettement que nous renforcerons notre croissance économique, notre niveau de vie et notre cohésion sociale. C’est au contraire en abandonnant les comportements de ces vingt-cinq dernières années que nous pourrons relever les défis du futur et préserver le modèle de société dynamique, fraternel et généreux auquel aspirent les Français.
Un objectif devrait désormais nous guider : remettre en ordre nos finances publiques en cinq ans, en réorientant résolument nos dépenses vers les secteurs les plus utiles à la croissance, à la préparation de notre avenir et à la cohésion sociale.
Rien ne serait plus inexact que de penser que cet objectif traduit une vision uniquement comptable de l’action publique, qu’il mettrait en danger la qualité de nos services publics ou qu’il serait irréaliste. Bien au contraire, en sortant d’une approche essentiellement quantitative de la dépense, la remise en ordre rapide des finances publiques serait le garant de l’efficacité de notre action publique. Et cet objectif est à notre portée, à condition que trois principes essentiels soient respectés.
Pour mettre en oeuvre ce troisième principe, il serait nécessaire que le Gouvernement et le Parlement modifient leur mode de travail afin que l’efficacité de la dépense publique soit, plus que jamais, au centre de leurs priorités :
La remise en ordre de nos finances publiques est indispensable non seulement pour préserver, mais surtout pour renforcer notre potentiel de croissance et notre cohésion sociale.
D’abord parce que le retour à l’équilibre nous permettrait enfin de pouvoir amortir les à-coups de la croissance.
Ensuite parce que les marges de manoeuvre qui seraient libérées, et surtout la logique d’efficacité qui serait désormais au coeur de l’action publique, seraient un avantage indiscutable pour mettre en oeuvre l’Agenda de Lisbonne. Elles nous permettraient en conséquence d’améliorer significativement nos politiques de croissance et de cohésion sociale. Plusieurs pays, comme le Canada, la Suède ou la Finlande, ont ces dernières années fait le choix d’améliorer leur situation financière. Ils en ont rapidement tiré bénéfice pour leurs capacités de croissance et de solidarité car ils ont su placer la recherche de l’efficacité de l’action publique au coeur de leur démarche. Le niveau d’effort qu’ils ont demandé à leurs administrations publiques était au demeurant plus important que celui qui est aujourd’hui nécessaire pour que les finances publiques françaises reviennent à l’équilibre.
Pour renforcer notre capacité de croissance et améliorer l’efficacité de nos politiques sociales, la Commission a émis plusieurs propositions complémentaires. Elles concernent essentiellement l’enseignement scolaire et supérieur, l’emploi, l’assurance maladie, les allocations familiales et la présence des services publics sur le territoire.
Toutes ces propositions se fondent sur un constat simple : notre conception de l’action publique en matière de croissance potentielle et de solidarité doit changer en profondeur et répondre désormais à deux exigences :
Les orientations de ce rapport sont le fruit d’une commission pluraliste. Elles ne sont ni de gauche ni de droite. Elles sont dans l’intérêt de tous les Français.
Mis en ligne le 25/11/2006 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr)