Du Club de Rome à Copenhague, une longue marche

Denis Clerc | Alternatives Economiques Hors-série n° 083 - décembre 2009

La prise de conscience s'accélère depuis la première conférence internationale sur l'environnement en 1972. Mais les actes ne suivent guère.

En 1972, le développement durable n'était pas un thème porteur: le terme même n'existait pas! Pourtant, s'il fallait retenir une date pour symboliser l'apparition non pas du terme, mais du problème du développement durable dans l'arène publique, ce serait celle-là. C'est en effet en janvier 1972 qu'est paru The Limits to Growth (édité en français sous le titre Halte à la croissance), le fameux rapport au Club de Rome (*) de Dennis et Donella Meadows.

En juin de la même année - preuve que la question ne titillait pas seulement les scientifiques -, s'est réunie à Stockholm, sous l'égide des Nations unies, la première conférence internationale sur l'environnement. Elle donna naissance, en décembre 1972, au Programme des Nations unies pour l'environnement (Pnue). La grand-messe onusienne ne fut pas un grand succès: seulement deux chefs d'Etat présents, absence de tous les pays de l'Est. Mais elle témoignait, au même titre que le succès extraordinaire du rapport Meadows (un million d'exemplaires vendus), d'une inquiétude, que résumait ainsi le rapport: "Chaque jour pendant lequel se poursuit la croissance exponentielle (U) rapproche notre écosystème mondial des limites ultimes de sa croissance. Décider de ne rien faire, c'est décider d'accroître le risque d'effondrement." Il fallait donc faire quelque chose. Mais quoi?

L'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) trancha: en septembre 1973, à la faveur d'un embargo à teneur politique sur les exportations de pétrole à destination des pays qui soutenaient Israël dans son conflit avec les pays arabes, l'Opep prit conscience du pouvoir qu'elle détenait entre ses mains. Elle renonça vite à l'embargo mais restreint suffisamment ses exportations pour que les prix du brut quadruplent en quelques mois. Rien à voir avec l'environnement, encore moins avec l'effet de serre, dont nul ne parlait alors: il s'agissait seulement de modifier les règles du partage des richesses entre acheteurs et vendeurs d'or noir. Mais ce choc donna naissance à une double réaction.

Pour une partie minoritaire, mais influente, de l'opinion publique, sensible aux critiques radicales issues de mai 1968, c'était bien la preuve que la croissance est source de fragilité au moins autant que de richesse; il fallait donc s'interroger sur le bien-fondé de cette croissance. Au contraire, pour les gouvernements des pays industrialisés, il s'agissait non pas de remettre en cause notre modèle de développement, mais au contraire de tenter de le pérenniser en le rendant moins énergivore et, surtout, moins dépendant du pétrole.

Toute l'ambiguïté du développement durable était déjà là, en germe dans cette double réaction: est-ce le modèle de développement qui est en cause ou seulement les excès auxquels il a donné naissance? S'agit-il de changer de fond en comble notre organisation sociale ou de s'adapter à de nouvelles contraintes? Vivre autrement ou impulser une croissance verte?

Une critique radicale… et sans effet

La première orientation - radicale - est illustrée par plusieurs courants qui, bien que parvenant à une critique commune de la croissance et du modèle de production industriel, s'appuient sur des démarches assez différentes.

Nicholas Georgescu-Roegen, économiste d'origine roumaine mais naturalisé américain, élève et continuateur de Joseph Schumpeter, était l'un des seuls à s'appuyer sur une approche environnementale (qu'il qualifiait de bio-économique) pour développer son analyse critique. Toute production nécessite une dépense d'énergie pour extraire les matières premières, pour les transformer en produits finis et pour les acheminer auprès des acheteurs ou des usagers. Or, tout au long de cette chaîne d'activités, l'énergie utilisée va se disperser et, de ce fait, n'est plus récupérable: c'est ce que les physiciens appellent "l'entropie".

Ce ne serait pas grave si nous nous bornions à utiliser le flux d'énergie que nous envoie le soleil. Mais notre niveau global de production dépasse de beaucoup le flux d'énergie que nous sommes capables de capter et d'utiliser à des fins productives. Pour vivre au-dessus de nos moyens (énergétiques), nous compromettons la capacité de vie des générations à venir: "chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d'une baisse du nombre de vies humaines à venir", écrit Georgescu-Roegen (1). Comme un buveur impénitent, nous devons taper dans les réserves de la cave. Voilà pourquoi il nous faut rompre avec la croissance et pas seulement en réduire le rythme.

S'appuyant sur une analyse plus systémique et moins catastrophiste, René Passet (2) avance que l'économique privilégie l'accumulation indéfinie et restreint la biodiversité à ce qui lui paraît utile et source de valeur ou de profit; de ce fait il va à l'encontre de la logique du vivant, qui fonctionne avec des équilibres et des interactions complexes. Cette logique économique finit par étouffer la vie elle-même. Il critique donc moins la croissance que le mode de croissance, celui qui s'appuie sur une consommation sans cesse accrue d'énergie et de matière, qui fait passer la richesse matérielle avant les besoins immatériels et qui mesure tout à l'aune de la marchandisation: "C'est un développement orienté vers des activités dont l'aspect matériel est secondaire et s'adressant aux besoins illimités de l'être qu'il convient désormais de concevoir."

La plupart des autres analyses radicales privilégiaient alors une critique assez différente, beaucoup plus politique, mettant en cause le rôle déshumanisant ou destructeur d'outils techniques de plus en plus complexes. Ainsi, Jacques Ellul (3) met en avant non pas le caractère gaspilleur de notre mode de développement, mais les dangers d'une technique qui asservit plus qu'elle ne libère et appauvrit les uns en prétendant améliorer le sort des autres.

Ivan Illich (4) insiste sur l'échec social du modèle de production industrielle: en libérant la capacité productive par le recours à des méga-outils, l'homme, loin de combler ses manques, a accru ses besoins et ressent plus douloureusement encore ceux qu'il ne parvient pas à combler. Les marchandises prothèses donnent à chacun l'illusion qu'il peut améliorer son sort alors que, en réalité, cela contribue à la dégradation de la situation pour tous.

André Gorz, enfin, avance que, dans notre système social capitaliste, la production marchande, parce qu'elle s'accompagne d'inégalités, produit de la pauvreté relative et de l'exclusion, alors même qu'elle semble engendrer de la richesse: "La richesse rend pauvre", écrit-il dans Ecologie et politique (5). Il convient donc de limiter la place de la marchandise dans la société (la sphère productive), pour permettre que les activités non marchandes occupent une place croissante au fur et à mesure que l'efficacité du travail s'accroît dans la sphère productive.

Mais ces analyses étaient sans doute trop radicales pour influer le cours de sociétés où tout poussait à faire de la croissance économique l'objectif central: les firmes parce que la progression de leurs ventes assurait celle de leurs profits, les ménages parce qu'ils en espéraient une amélioration de leur pouvoir d'achat, les travailleurs parce qu'ils y voyaient le seul moyen de créer de l'emploi. Même Alternatives Economiques qui, à partir de 1980, se fit volontiers l'écho de ces courants de pensée, avait du mal à concilier cette problématique avec les préoccupations de plus court terme, et il était fréquent que, dans le même numéro, un article dénonce l'insuffisance de croissance et un autre les méfaits de cette dernière… Et cela d'autant plus que le net ralentissement de la croissance économique intervenu dans tous les pays développés depuis le choc pétrolier de 1973 s'accompagnait d'une montée inexorable du chômage.

Le climat, moteur du changement

Sur ce, le contre-choc pétrolier des années 1980 s'est traduit par une baisse durable des prix de l'or noir, mettant rapidement un terme aux velléités de "chasse au gaspi" qui s'étaient manifestées à la fin des années 1970. A la fin des années 1980, le début de prise de conscience écolo des années 1970 paraissait définitivement enterré. L'émergence progressive du défi climatique allait cependant changer profondément la donne.

C'est en 1987 que la Commission des Nations unies pour l'environnement et le développement, présidée par Gro Harlem Brundtland, alors Premier ministre de Norvège, avant de devenir directrice générale de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), publie un rapport courageux, Notre avenir à tous. Y sont pointés la "faillite de notre gestion de l'environnement" et les échecs d'un développement qui, tout en ne parvenant pas à assurer à une partie importante de l'humanité la satisfaction de ses besoins essentiels, engendre des risques environnementaux et sociaux d'une gravité croissante. Il faut passer à un développement durable, capable de répondre "aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs". L'expression est lancée. Cette fois-ci, ce n'est pas la question du prix de l'énergie ou de l'épuisement des ressources qui est posée, mais celle de la compatibilité de la croissance mondiale avec le respect de la biosphère.

Certes, ce qui suit, demeure modeste et très largement insuffisant. La deuxième conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement (à Rio en 1992) aboutit à l'adoption d'une convention sur les changements climatiques et d'une autre sur la biodiversité, chaque pays signataire demeurant libre de déterminer son programme d'action (les fameux agendas 21).

En 1997, la conférence de Kyoto adopte pour la première fois un engagement quantitatif des pays industrialisés (décliné pays par pays) de réduction de 5% de leurs émissions de gaz à effet de serre par rapport au niveau atteint en 1990. Mais les Etats-Unis, premier émetteur mondial de gaz à effet de serre, refusent ensuite de le ratifier. Quant au troisième Sommet de la Terre (à Johannesburg en 2002), il n'a abouti à quasiment aucune décision concrète.

Pourtant, les choses ont bougé du côté de l'opinion publique et des acteurs publics. Chacun s'attend à des changements majeurs dans la décennie à venir et beaucoup s'y préparent: transports urbains, urbanisme durable, énergies renouvelables, efficacité énergétique, recyclage… ont désormais le vent en poupe. Entre les partisans de changements radicaux dans notre mode de vie et ceux qui tablent sur des évolutions en douceur du modèle de production, le fossé s'est réduit. Beaucoup admettent désormais que plus ne signifie pas mieux, que la croissance est un indicateur fruste et insuffisant, que la qualité de la vie ne passe pas forcément par une augmentation des quantités produites et consommées, que la réduction des inégalités est un moyen essentiel d'enrayer la course au "toujours plus".

Certes, le thème de la décroissance est aujourd'hui repris par un courant (Serge Latouche, Majid Rahnema, Gilbert Rist, Paul Ariès…) qui en proclame l'urgence au nom de la survie de l'humanité. Mais même ce courant radical met en avant la "simplicité volontaire" et l'organisation collective, davantage que le retour à la terre et à l'autoproduction, comme c'était le cas dans la période post-soixante huitarde. Cela ne signifie évidemment pas qu'il y a désormais un accord général sur la voie à suivre, comme le montrent les débats autour de la taxe carbone, de la place de l'automobile ou de l'énergie nucléaire. Et les chefs d'entreprise comme les gouvernements continuent d'appeler la croissance de leurs voeux, même s'ils la souhaitent désormais le plus souvent "verte". Reste que la plupart admettent que demain ne sera pas la réplique d'aujourd'hui en plus grand et qu'il nous faudra vivre en prenant davantage souci de la planète. Voilà qui change profondément la donne et ouvre la porte vers un changement de société. C'est l'ampleur de ce dernier qui est désormais l'objet de débats. Pas sa nécessité

    * Croissance exponentielle : croissance qui se poursuit à un rythme constant. Par exemple, à 3% de croissance annuelle, une grandeur double en vingt-trois ans: si l'on part de 1, vingt-trois ans après on est à 2, vingt-trois ans encore après à 4, vingt-trois ans encore après à 8, etc. En deux cent trente ans, elle est multipliée par 1 000.

(1)

La décroissance, par Nicholas Georgescu-Roegen, éd. Le Sang de la terre, 1995, p. 112. Il s'agit de la deuxième édition d'un livre primitivement paru en 1979 aux éd. P.-M. Favre (Lausanne), sous le titre Demain la décroissance, enrichie d'un essai paru en 1982. Nicholas Georgescu-Roegen est mort en 1994.

(2)

L'économique et le vivant, par René Passet, éd. Payot, 1979 (rééd. Economica, 1996). La citation qui suit est tirée de la conclusion, p. 239.

(3)

Voir Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu, par Jean-Luc Porquet, éd. du Cherche Midi, 2003.

(4)

Ivan Illich. La perte des sens, éd. Fayard, 2004.

(5)

Recueil d'articles publiés essentiellement au début des années 1970, sous le pseudonyme de Michel Bosquet, d'abord édité chez Galilée (1975), puis au Seuil (1978).

Denis Clerc | Alternatives Economiques Hors-série n° 083 - décembre 2009
 Notes

(1)

La décroissance, par Nicholas Georgescu-Roegen, éd. Le Sang de la terre, 1995, p. 112. Il s'agit de la deuxième édition d'un livre primitivement paru en 1979 aux éd. P.-M. Favre (Lausanne), sous le titre Demain la décroissance, enrichie d'un essai paru en 1982. Nicholas Georgescu-Roegen est mort en 1994.

(2)

L'économique et le vivant, par René Passet, éd. Payot, 1979 (rééd. Economica, 1996). La citation qui suit est tirée de la conclusion, p. 239.

(3)

Voir Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu, par Jean-Luc Porquet, éd. du Cherche Midi, 2003.

(4)

Ivan Illich. La perte des sens, éd. Fayard, 2004.

(5)

Recueil d'articles publiés essentiellement au début des années 1970, sous le pseudonyme de Michel Bosquet, d'abord édité chez Galilée (1975), puis au Seuil (1978).