La prospérité sans croissance ?

Jean Gadrey, Professeur émérite à l'université Lille I | Alternatives Economiques Hors-série n° 083 - décembre 2009

Peut-on améliorer notre bien-être tout en renonçant à chercher la croissance économique? Cela paraît possible mais implique une autre manière d'aborder l'emploi et le travail, et d'autres indicateurs pour piloter la société.

La prospérité sans la croissance", c'est le titre d'un rapport britannique qui a beaucoup fait parler de lui en 2009. Il a été rédigé par le très officiel commissaire au Développement durable du Royaume-Uni, Tim Jackson. Il contient d'excellents arguments pour en finir avec les idées reçues sur la croissance économique comme impératif de progrès ou synonyme de prospérité. En tout cas, si l'on redonne à ce dernier terme son sens initial. Prospérité vient en effet du latin spero (s'attendre à) et pro (en avant): en gros, faire en sorte que les choses aillent bien, ou mieux, au fil du temps, sans connotation d'abondance matérielle nécessaire. Mais, pour être plus convaincant encore, il faut creuser davantage deux aspects: l'avenir de l'emploi et les perspectives concrètes d'amélioration du bien-être pour tous dans une trajectoire sans croissance.

Le plein-emploi de qualité sans croissance ?

Pour atteindre le plein-emploi sans croissance, on ne considère généralement que la réduction de la durée du travail. Or, sans négliger cette voie, on peut montrer qu'elle n'est pas la seule, voire peut-être pas même la principale, car la soutenabilité écologique et sociale n'est pas l'ennemie de l'emploi, contrairement au productivisme. Prenons trois exemples parmi d'autres.

Si l'on remplace tout d'abord une production productiviste et polluante de céréales par de la production biologique, sans croissance des quantités, il faut en moyenne plus d'heures de travail pour produire une tonne de céréales bio. Les mesures (actuelles) afficheront une chute de la productivité du travail, une progression du volume de travail et une croissance zéro de la production (puisque la progression de la qualité et de la durabilité n'est pas comptée). Dans ce premier exemple, on a donc bien une progression à la fois de la durabilité et de l'emploi, sans croissance (mesurée par la valeur ajoutée à prix constants ou en volume).

Si des politiques résolues aboutissent, à production identique d'énergie électrique, à substituer des kilowattheures (kWh) issus des énergies renouvelables à des kWh dont la production émet du CO2 ou des déchets radioactifs, nos bons vieux indicateurs nous diront juste: croissance zéro (même quantité de kWh) et productivité en baisse (s'il faut plus de travail par kWh produit).

On manque en France de personnel dans les établissements pour personnes âgées. Pour un même nombre de personnes hébergées, il y a nettement plus de personnel en Suisse. Supposons qu'une politique du bien-être et de la dignité de ces personnes se fixe pour objectif à terme de rattraper la Suisse. Il y a pire comme critère de convergence… Que nous diraient des mesures de productivité de ce secteur fondées sur le nombre de personnes hébergées divisé par le volume de travail du personnel? Que, dans ce rattrapage, la productivité française a été nettement réduite. Tout simplement parce que ces mesures ignorent la qualité des soins et des services et l'amélioration de la qualité de vie des bénéficiaires.

De façon plus générale, si l'on admet que les grands gisements d'emplois du futur se trouvent dans la qualité, la durabilité, la solidarité et la proximité, on ouvre d'autres perspectives de plein-emploi que la croissance quantitative, en fonction de ce nouveau principe: pour améliorer le bien-être de tous dans le respect des équilibres écologiques, il faut plus de travail que dans le système productiviste et inégalitaire, en tout cas dans de nombreux secteurs. Certes, il existe par ailleurs d'autres activités où l'emploi et la valeur ajoutée devraient diminuer, via des conversions à anticiper. Le bilan des emplois créés par les gains de durabilité et ceux supprimés dans les activités insoutenables serait-il positif à l'échelle globale? Ce n'est pas exclu, car la plupart de ces dernières activités sont hautement capitalistiques et automatisées, et elles ne regroupent qu'une petite minorité des emplois actuels.

Le mieux-être déconnecté du "plus avoir"

Pour savoir s'il est possible que les gens et la société se portent mieux et préparent un meilleur avenir en ne recherchant plus la croissance quantitative, on peut aussi s'appuyer sur un certain nombre de constats statistiques. Les pays qui sont les plus riches matériellement, selon le critère du produit intérieur brut (PIB) par habitant, sont-ils aussi ceux où l'on vit le plus longtemps en bonne santé, où les gens ont une éducation plus poussée, où les inégalités sont plus faibles, la cohésion sociale plus forte, les violences et les délits moins fréquents, la démocratie plus forte, la pression écologique plus faible, etc.?

Pour tous les critères de développement humain et social, la réponse est oui; en tendance, on observe une corrélation positive jusqu'à un certain seuil de PIB par habitant. Mais, au-delà de ce seuil, il n'y a plus de corrélation entre ces variables et l'abondance matérielle. Selon les variables, ce seuil était compris entre 10 000 et 20 000 dollars de PIB par habitant en 2004 (en parité de pouvoir d'achat). Il est donc nettement inférieur au PIB par habitant de la France, qui était de l'ordre de 30 000 dollars au même moment.

Prenons juste un exemple, celui de l'espérance de vie à la naissance. Le graphique joint confirme la corrélation positive dans l'ensemble des pays du monde. Mais, si l'on fait un zoom sur le groupe des pays à plus de 18 000 dollars de PIB par habitant (voir graphique), toute corrélation disparaît. Et pourtant, entre ceux qui font le mieux et ceux qui font le moins bien, l'écart est de six ans d'espérance de vie. Pourquoi certains pays qui sont quatre ou cinq fois moins riches que les Etats-Unis, comme par exemple le Costa Rica, ont-ils la même espérance de vie moyenne que le pays de l'Oncle Sam? Pourquoi, à partir d'un certain seuil de PIB par habitant, au demeurant assez bas, les espérances de vie ne sont-elles plus corrélées à cette variable? Pourquoi, malgré ce dernier constat, l'espérance de vie continue-t-elle à progresser presque partout, y compris aux Etats-Unis, mais à un coût croissant?

Selon des évaluations assez convergentes, la santé d'une population dépend de multiples facteurs: l'environnement social et physique, les conditions de vie et de travail, les niveaux de vie et leur distribution, les niveaux d'éducation… Et bien sûr de l'accès à la médecine et au système de soins, facteur qui ne contribuerait cependant qu'à hauteur de 20% à 25% seulement à la santé. Dans ces conditions, on comprend que la richesse matérielle (dans certaines de ses composantes) importe dans un premier temps. Moins parce qu'elle autorise la mise en place d'un système de soins (ce qui compte) que parce qu'elle influe sur les conditions de vie (alimentation, eau potable et assainissement, hygiène…), d'éducation, de protection sociale, etc.

Mais, dans un deuxième temps, les modes de vie du modèle productiviste, l'alimentation inadéquate et excessive, les pollutions (chimiques, de l'air, de l'eau…), les inégalités et les violences tendent, dans certains pays plus que dans d'autres, à influer négativement sur la santé, surtout sur celle des catégories les plus exposées. Dans les pays qui parviennent à le financer, le système de soins est alors engagé dans une course-poursuite de réparation de dégâts divers produits par une économie et une société pathogènes. Il y a certes toujours des progrès médicaux et sanitaires, mais une partie croissante d'entre eux, la moitié aux Etats-Unis selon certains, ne fait que contrer les effets délétères sur la santé du mal-vivre, de la malbouffe, de l'obésité, du mal-environnement, du mal-travail et de la précarité. Ce sont les pays où ces dégâts et ces gaspillages sont les plus patents qui sont condamnés à dépenser toujours plus, s'ils en ont les moyens, pour la santé, sans parvenir, dans le cas des Etats-Unis, à faire mieux que… Cuba (où l'espérance de vie est de 78 ans selon l'Organisation mondiale de la santé)!

Reste la corrélation entre le PIB par habitant et la pression des activités humaines sur l'environnement. On peut la mesurer selon divers critères: les émissions de gaz à effet de serre, l'empreinte écologique, la consommation d'eau et de ressources naturelles, la biodiversité, les pollutions multiples, etc. Là, le constat statistique est différent: en tendance mondiale, la pression écologique progresse nettement avec le PIB par habitant. Raison supplémentaire et décisive pour mettre en accusation la course à la croissance quantitative.

Le mieux exige plus dans de nombreux domaines

Qu'est-ce qui ferait la qualité de vie individuelle et collective dans un scénario post-croissance? Le rapport britannique déjà cité est flou sur la question. Il est vrai que la réponse est délicate. On ne peut pas valoriser unilatéralement la frugalité généralisée ou les sacrifices à consentir. Le mieux durable sans croissance matérielle globale est une combinaison de moins et de plus, de décroissance du nuisible et de croissance de choses appréciables. Voici une liste non exhaustive des plus qu'on peut et qu'on doit attendre d'une trajectoire post-croissance. On peut viser:

  • davantage de biens et de services publics associés à des droits universels, accessibles à tous, gratuits ou selon des tarifs assurant la gratuité jusqu'à un certain seuil d'usage durable (eau, transports collectifs propres, denses et pratiques…);
  • davantage d'activités et de services où l'on prend soin des gens et de leurs droits (petite enfance, personnes âgées, handicapés…);
  • davantage de logements sociaux de qualité, isolés, à faible consommation d'énergie;
  • davantage de biens durables qui durent longtemps et qu'on peut réparer, réhabiliter, rénover et recycler;
  • davantage d'alimentation saine, issue de processus propres et de proximité;
  • de commerces et de loisirs de proximité, sous des modalités plus coopératives, en lien plus direct avec les producteurs; plus de coopératives d'artisans, de TPE et PME…
  • davantage de gens en bonne santé et ayant reçu une éducation élargissant leurs capacités de choix de vie;
  • davantage de temps libre choisi et de relations sociales, amicales et familiales;
  • davantage d'air pur en ville et de qualité des eaux;
  • davantage d'espaces naturels reconquis et de biodiversité;
  • davantage de démocratie sous diverses formes et de participation citoyenne aux délibérations politiques et aux décisions économiques;
  • davantage de sens au travail, réorienté en fonction de son utilité écologique et sociale et non de sa contribution à l'expansion des marchés;
  • davantage d'égalité des revenus, des patrimoines, entre les femmes et les hommes, entre pays…
  • davantage de solidarité, de coopération et de lien social du local au mondial, et davantage d'économie sociale et solidaire;
  • davantage de sécurité sociale et professionnelle.


Cette liste indique simplement que nombre de composantes d'un régime post-croissance peuvent donner lieu à des indicateurs de plus, à l'opposé de la vision sacrificielle présentant souvent la soutenabilité comme un retour au passé.

Nous n'avons pas envisagé jusqu'ici les modalités de transition vers cet autre régime ni les décisions politiques qui devraient amorcer la bifurcation, mais à vrai dire, on les connaît assez bien. La seule vraie question est celle du rassemblement des forces sociales et politiques capables de dégonfler la baudruche de la croissance comme préalable à tout et des gains de productivité inéluctables et souhaitables. Personne ne peut applaudir une récession qui fait des dégâts humains, mais c'est parce qu'un système largement productiviste dont le moteur est la croissance pour le profit souffre quand ce moteur est grippé.

Il faut progressivement sortir de la croissance - peut-être d'ailleurs allons-nous en sortir sans l'avoir voulu… - et faire monter en puissance un autre moteur: la soutenabilité écologique et sociale. Cela correspondrait à une nouvelle vision de la prospérité, compatible avec le plein-emploi et exigeant d'autres indicateurs de richesse des nations que ceux qui dominent depuis soixante ans. C'est, il faut le préciser, l'exact opposé de la croissance verte, qui repose sur l'hypothèse assez invraisemblable que la crise écologique pourrait être surmontée en conservant le principe de l'expansion continue des quantités ou des volumes.

En savoir plus

"Prosperity without Growth? The Transition to a Sustainable Economy", rapport accessible sur www.sd-commission.org.uk/publications.php?id=914

Jean Gadrey, Professeur émérite à l'université Lille I | Alternatives Economiques Hors-série n° 083 - décembre 2009
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