Population: Malthus finira-t-il par avoir raison ?

Louis Maurin | Alternatives Economiques Hors-série n° 083 - décembre 2009

La croissance démographique accroît la pression sur l'environnement. Il faudrait réussir à la freiner davantage, mais c'est un processus lent et complexe.

Le calcul est simple, mais il fait froid dans le dos. Imaginons que les seuls Chinois et Indiens s'équipent en automobiles dans la même proportion que les Français, soit environ une pour deux habitants. On passerait alors de 60 millions de véhicules au total dans ces deux pays à… 1,5 milliard. Si toute la planète vivait à l'heure américaine, on compterait plus de 7 milliards d'autos en circulation! Une pure vue de l'esprit certes, mais après tout, les niveaux de vie s'élevant, rien ne dit que la population des pays en développement ne souhaitera pas s'équiper, et peut-être même plus vite qu'on ne le pense. Avec 10 millions de véhicules vendus, la Chine est déjà devenue en 2009 le premier marché mondial, devant les Etats-Unis. Le climat de la planète ne résisterait pas à une telle évolution.

La hausse de la population est-elle donc un danger, comme le craignait déjà à la toute fin du XVIIIe siècle l'économiste britannique Thomas Robert Malthus? Pour lui, l'équation était simple: la population augmentant sur un rythme beaucoup plus rapide que la production alimentaire, l'Angleterre devait s'attendre à de graves famines. Le phénomène dit de "transition démographique" commençait à se dérouler: la mortalité diminuait, mais pas la natalité. La population de la plupart des pays d'Europe s'était alors mise à progresser très rapidement (sauf en France, où la natalité baissait de façon précoce). La suite de l'histoire lui donnera tort et le malthusianisme - empêcher la population de croître quitte à avoir recours à la contrainte - est devenu un qualificatif péjoratif. Au fil du XIXe siècle, la révolution industrielle et la hausse des rendements agricoles ont permis d'éviter la grande crise alimentaire.

"Ce sont surtout les modes de vie qui comptent"

Entretien avec Gilles Pison,
Démographe, directeur de recherche à l'Ined

La population mondiale se dirige-t-elle vraiment vers un équilibre ? Une partie du monde semble échapper au processus de transition démographique.
Je ne partage pas votre analyse. La mortalité diminue partout et nettement, dans les pays les plus pauvres aussi, même si, bien entendu, elle demeure beaucoup trop élevée en regard des pays riches. C'est la première étape de la transition. La baisse de la fécondité est engagée, même si elle est moins rapide, en Afrique subsaharienne, où l'on compte cinq enfants par femme en moyenne. C'est le cas aussi dans la bande allant de l'Afghanistan au nord de l'Inde, où la fécondité reste encore élevée.

Quels facteurs peuvent accélérer la baisse de la fécondité là où elle reste élevée ?
Les démographes n'ont pas de réponse simple. L'élévation des niveaux de vie et d'instruction joue un rôle majeur. Tant qu'un enfant représente une source de revenus directe pour sa famille et un soutien au grand âge, la fécondité demeure élevée. Quand la collectivité prend en partie en charge les besoins sociaux, la fécondité diminue. L'offre de moyens de contraception joue aussi. Même si elle ne décide pas des souhaits en matière de taille de la famille, elle permet seulement de les réaliser. Il me semble qu'une grande partie de l'Afrique pourrait aller assez vite vers une réduction des naissances.

Si la fécondité baisse, la population mondiale va-t-elle continuer à augmenter fortement? Le nombre est-il une menace?
A mon sens, les modes de vie comptent beaucoup plus que le nombre lui-même. Pour moi, l'alimentation n'est pas le problème numéro un. Les famines d'aujourd'hui sont liées pour l'essentiel à des conflits politiques. La concentration urbaine n'est pas non plus en soi un problème, comme le montre la ville de Tokyo, gigantesque mégapole. La ville reste l'endroit où l'on vit le mieux dans les pays pauvres, la mortalité y est plus faible qu'à la campagne. Et de toute façon, on ne va pas renvoyer de force les gens à la campagne. Il va donc falloir faire avec l'urbanisation. La priorité est de modifier nos modes de vie et de consommation. C'est un paramètre que l'on peut changer rapidement. Les pays riches ont une responsabilité particulière, car ils servent de modèle au reste de la planète. l

* Auteur de l'Atlas de la population mondiale. Faut-il craindre la croissance démographique et le vieillissement?, éd. Autrement, 2009.

Pourtant, si le nombre d'être humains n'est que l'un des éléments de l'équation du développement durable, on aurait tort d'éluder la question, sous prétexte que l'on a su nourrir 7 milliards de personnes. Dans son dernier rapport, remis en novembre 2009, le Fond des Nations unies pour la population souligne l'impact de la dynamique démographique sur le changement climatique (1). Malthus pourrait bien redevenir d'actualité par le biais de cette question de l'environnement.

Que prévoient les experts?

En 2010, la population mondiale atteindra 6,9 milliards d'êtres humains, soit 2,5 milliards de plus que trente ans auparavant. Selon les Nations unies, elle devrait croître encore d'environ 2,5 milliards d'âmes supplémentaires, pour se stabiliser vers les années 2050. Ce phénomène résulte de la convergence des indicateurs de fécondité autour de deux enfants par femme sur presque toute la surface du globe dans la seconde partie du XXIe siècle. De fait, la natalité a déjà beaucoup baissé dans la plus grande partie du monde en développement. L'exemple le plus spectaculaire étant celui de la Chine: au prix de politiques coercitives, elle a réduit sa fécondité à 1,6 enfant par femme. Cette baisse est en réalité ancienne: le pic de croissance de la population mondiale date de… 1965.

Encore faudrait-il cependant que ces prévisions se réalisent! La fécondité reste à un niveau très élevée dans de nombreux pays parmi les plus pauvres, notamment en Afrique subsaharienne, où l'on compte en moyenne 5,3 enfants par femme, ou dans certains pays d'Asie, comme au Pakistan (4 enfants par femme). Dans ces pays, l'élévation des niveaux de vie, la protection sociale et la scolarisation des filles joueront un rôle essentiel à l'avenir. Mais dans un grand nombre d'Etats, même avec une fécondité réduite, la population continue de croître par inertie, sous l'effet des générations nombreuses nées auparavant: ainsi l'Inde (2,7 enfants par femme en moyenne) devrait gagner, à elle seule, 300 millions d'âmes dans les quinze prochaines années, et autant encore entre 2025 et 2050…

On mesure souvent mal les conséquences de cette croissance. Reprenons l'exemple de l'Inde: tous les ans, sa population croît de 1,6%, ce qui représente 18 millions d'habitants de plus chaque année, plus du quart de la population française. Cette hausse implique donc des investissements gigantesques en termes d'infrastructures de santé, d'éducation, de routes, de traitement des déchets ou de logements, même pour des populations au niveau de vie très faible.

La moitié de la population mondiale vit en ville

Les difficultés sont renforcées par la concentration des populations dans les villes. Même en retirant les zones inhabitables, la surface du globe est très loin d'être saturée, mais l'exode rural draine des millions de ruraux vers les grandes villes, qui demeurent les vitrines de la modernité et de l'entrée dans l'univers de la consommation de masse. Plus de la moitié de la population mondiale vit aujourd'hui en ville. Entre 1975 et 2007, la population de Mumbai, en Inde, est passée de 7,7 à 19 millions d'habitants. Cette ville devrait en compter 26,4 millions en 2050: elle serait alors la seconde métropole mondiale, derrière Tokyo (36 millions d'habitants). De nombreuses municipalités n'ont plus les moyens de suivre le rythme de croissance de leur population. On estime, par exemple, que plus de la moitié des trois millions d'habitants de Nairobi, la capitale kenyane, vivent dans des bidonvilles.

Malthus finira-t-alors il par avoir raison? Il craignait le manque de subsistance; un milliard d'êtres humains souffrent encore de la faim. Loin d'être éradiquées de la planète, les famines d'aujourd'hui résultent cependant pour l'essentiel de conflits. De plus, 10% seulement des superficies utilisables en Afrique sont exploitées (2). Pour autant, la question du modèle de production agricole au Sud demeure essentielle (voir page 54). Quant à l'asphyxie écologique et aux tensions liées aux immenses écarts de modes de vie, elles risquent d'entraîner les difficultés les plus graves. Relever le défi n'a rien d'impossible, mais pour cela, il faut réaliser des économies d'énergie massives (voir page 40), mettre en place des infrastructures urbaines et rééquilibrer la place du milieu rural et des villes moyennes du Sud.

(1)

"Etat de la population mondiale 2009. Face à un monde qui change: les femmes, la population, le climat", Fonds des Nations unies pour la population, nov. 2009 (www.unfpa.org).

(2)

Voir "Un autre modèle agricole", Alternatives Economiques n° 284, octobre 2009, disponible dans nos archives en ligne.

Louis Maurin | Alternatives Economiques Hors-série n° 083 - décembre 2009
 Notes

(1)

"Etat de la population mondiale 2009. Face à un monde qui change: les femmes, la population, le climat", Fonds des Nations unies pour la population, nov. 2009 (www.unfpa.org).

(2)

Voir "Un autre modèle agricole", Alternatives Economiques n° 284, octobre 2009, disponible dans nos archives en ligne.