"Il faut repenser tous les modes de production"

Entretien avec Michel Griffon*, chercheur au Cirad
Propos recueillis par Laurence Estival | Alternatives Economiques Hors-série n° 083 - décembre 2009

Nourrir trois milliards de personnes supplémentaires en 2050 supposera de revoir profondément la production agricole et les habitudes de consommation.

Compte tenu des projections de la FAO, sera-t-il possible en 2050 de produire de la nourriture pour neuf milliards d'être humains ?

Ce sera sans doute possible, mais ce sera très difficile car la population mondiale s'accroît aujourd'hui plus vite que la production agricole. Celle-ci a longtemps été largement suffisante pour couvrir les besoins, mais on s'approche aujourd'hui du point d'équilibre. La crise alimentaire du printemps 2008 a d'ailleurs montré combien la situation était fragile. Il y a certes eu une conjonction de facteurs (sécheresse en Australie, augmentation de la consommation de viande dans les pays émergents comme la Chine, développement des agrocarburants au détriment de la consommation humaine, spéculations…), mais on a vu à quel point la moindre raréfaction de produits agricoles pouvait mettre l'alimentation de milliards de personnes en danger. Cette situation risque fort de se reproduire et pour éviter les pénuries, il nous faut agir dès aujourd'hui.

Sur quels leviers peut-on s'appuyer ?

Le développement de la production agricole repose sur trois principaux facteurs: l'augmentation des surfaces, le nombre annuel de récoltes et l'accroissement des rendements. Nous sommes face à plusieurs problèmes: les réserves de terres cultivables sont limitées, sauf à s'engager dans une politique de déforestation massive, ce qui représenterait une catastrophe pour l'humanité. Véritables réserves génétiques, les forêts jouent également un rôle important dans la lutte contre le réchauffement climatique. De plus, les surfaces cultivables sont concurrencées par l'urbanisation et les réseaux de transports. D'autre part, augmenter le nombre de récoltes, comme l'ont fait certains pays en zones humides telle la Thaïlande, devient de plus en plus compliqué en raison des pénuries d'eau. Le manque d'eau risque par ailleurs de compromettre l'accroissement des rendements.

Les contraintes environnementales sont, elles aussi, un facteur limitant: on ne peut pas reproduire le modèle né de la révolution verte qui a permis de nourrir trois milliards d'êtres humains supplémentaires entre 1950 et 2000. L'utilisation de variétés performantes a en effet été accompagnée d'un recours massif aux engrais et aux pesticides, entraînant une érosion des sols et une pollution des nappes souterraines. En outre, fabriqués à partir de pétrole, ces produits ont des conséquences négatives en matière de lutte contre les gaz à effets de serre.

Si les différents leviers montrent leurs limites, comment pouvez-vous affirmer que la planète peut nourrir le monde ?

L'équation n'est pas simple: il nous faut produire davantage sur des surfaces limitées en tenant compte des risques qui pèsent sur la quantité d'eau disponible et en sachant qu'il va falloir diminuer l'utilisation des engrais et des pesticides! Pour accroître la production, on peut tout d'abord réfléchir à des solutions d'ordre technique. La première d'entre elles consiste à développer des modes de production plus économes en eau ou en engrais en les limitant aux seuls véritables besoins.

La génétique offre également d'autres pistes d'amélioration, ce qui repose la question des OGM (organismes génétiquement modifiés). La mise au point de cultures adaptées à des milieux spécifiques (résistance à la sécheresse, plantes ayant un plus fort apport calorique…) pourrait répondre partiellement à certaines difficultés, mais ces nouvelles variétés ne sont pas durables. La nature contourne les effets des OGM. Par exemple, une plante génétiquement transformée peut permettre de diminuer l'utilisation des engrais, mais parallèlement développer de nouvelles résistances à certaines mauvaises herbes. Les populations y sont d'ailleurs globalement opposées, d'autant plus qu'existent d'autres voies que les OGM pour travailler sur l'adaptation du potentiel génétique des plantes.

D'autre part, nourrir la planète suppose de revoir les modes de consommation. Dans un contexte où les ressources sont limitées, le modèle nord-américain ou européen qui repose sur une forte consommation de viande n'est pas exportable. Les animaux consomment en effet bien plus de calories qu'ils n'en produisent. Enfin, la production d'un kilogramme de boeuf requiert 13 500 litres d'eau, contre 1 100 litres pour un kilogramme de blé.

Le recours à l'agriculture biologique, qui préserve les équilibres environnementaux, peut-il être une solution ?

Les débats sur ce sujet sont loin d'être tranchés. Une agriculture biologique ne pollue pas, à condition que les agriculteurs ne continuent pas à labourer leurs champs, sans quoi ils produisent des gaz à effet de serre. Il n'est pas démontré non plus que l'agriculture biologique permette d'accroître les rendements pour répondre aux besoins de la planète. Dans les zones arides, l'agriculture biologique se trouve, comme l'agriculture conventionnelle, rapidement confrontée à la question du manque d'eau. Dans les zones tempérées, si les rendements sont plutôt satisfaisants pour les cultures maraîchères et pour l'arboriculture, ils restent moins élevés pour les cultures céréalières. Pour produire la même quantité de céréales qu'aujourd'hui, il faudrait donc augmenter les surfaces. On risque d'être rapidement confronté à un manque d'espace, d'autant que l'augmentation de la consommation de viande entraînant une progression de la demande de grains ou de fourrages destinés à l'alimentation du bétail, nous conduit déjà à consacrer davantage de terres aux cultures céréalières.

Quelles sont donc les réponses à apporter?

Aucune solution ne s'impose vraiment par rapport aux autres. La réponse repose sur un panachage de mesures. Il s'agit d'utiliser au mieux les potentialités de la nature sans s'interdire en cas de besoin de recourir à des moyens traditionnels tels les engrais ou les herbicides, qui restent incontournables quand les techniques écologiques ont échoué ou se sont avérées insuffisantes. Lors du Grenelle de l'environnement, nous avons formulé le concept d'"agriculture écologique intensive".

Une association de termes qui risquent de jeter le trouble tant les termes d'écologie et d'agriculture intensive semblent opposés…

Il n'y a pas d'opposition. Un mode de production peut par exemple être intensif en engrais et en main-d'oeuvre, c'est-à-dire qu'il utilise beaucoup d'engrais ou de main-d'oeuvre. L'agriculture écologique intensive utilise, elle, beaucoup de mécanismes écologiques pour augmenter la production sans porter atteinte à l'environnement. Par exemple, au lieu de recourir à des produits chimiques, il est possible d'utiliser des insectes, présents dans la nature, qui vont eux-mêmes s'attaquer aux maladies mettant les plantes en danger. On peut aussi s'appuyer sur l'énergie captée par les plantes pour améliorer la fertilité des sols. Trop souvent, les sols restent en effet découverts entre deux cultures alors qu'il suffit de les recouvrir d'herbes pour obtenir ses résultats. En France, par exemple, moins de la moitié de l'énergie captée par les plantes est utilisée.

L'agriculture écologique intensive est-elle aussi une solution pour les pays du Sud ?

L'avantage de ces modèles écologiques est en effet d'être accessibles aux pays en développement. Ils ont besoin de développer leur production afin de satisfaire leurs besoins et de sortir de la pauvreté les 600 millions de petits producteurs fragilisés par le recours aux importations en provenance de pays du Nord ou de grands pays agricoles émergents comme le Brésil. Les grands pays agricoles ne vont d'ailleurs pas pouvoir continuer à nourrir toute la planète, compte tenu notamment des contraintes climatiques ou du manque d'espace. La mise en oeuvre de ces mécanismes ne nécessite pas de lourds investissements si ce n'est en formation et en accompagnement.

Dans les pays arides, on peut aussi imaginer de capter l'eau des pluies dans des mini-barrages situés à proximité des récoltes pour pouvoir ensuite utiliser cette ressource vitale lorsque les besoins s'en feront ressentir. Il faut revoir les modèles de développement dans les pays du Sud qui paient aujourd'hui le prix d'un abandon depuis vingt ans des politiques agricoles. 2,3 milliards de personnes y vivent de l'agriculture. Or, selon mes propres calculs, ils devraient être 3,5 milliards dans cette situation en 2050. Relancer la production agricole dans les pays en développement correspond aussi à un enjeu social. Il est temps de rebattre les cartes!

* Auteur de Nourrir la planète, éd. Odile Jacob, 2006.

Entretien avec Michel Griffon*, chercheur au Cirad
Propos recueillis par Laurence Estival | Alternatives Economiques Hors-série n° 083 - décembre 2009
 Notes
* Auteur de Nourrir la planète, éd. Odile Jacob, 2006.