Pourquoi les riches sont de plus en plus riches

Extrait de "abécédaire mal pensant" de Jean François Kahn: chez Plon, à l'entrée "profiteurs"

Les liens ajoutés et les italiques bleus sont de moi.

Un jour, la une du Monde provoqua comme un choc : à gauche 76 millions d'euros débloqués pour lutter contre l'épidémie de chikungunya ; à droite, 16 milliards d'euros, sur trois ans, promis aux actionnaires d'Arcelor. Seize milliards : un point de PIB, un tiers du déficit public de la France à l'époque... Et surtout, de quoi verser, en net, un salaire décent à un million de personnes pendant un an. Combien de chômeurs en moins ? La question ne fut pas posée : donc cet argent n'irait pas à l'emploi, à la recherche, au développement, au dopage de la croissance, à la lutte contre l'exclusion, non : il irait, en grande partie, à des fonds d'investissements anglo-saxons et, pour le reste, à des gens, en France, qui le méritent sans aucun doute, mais en ont le moins besoin.

Voir ici des liens google sur Arcelor.

Seize milliards d'euros ? "Normal", serinaient alors, sur toutes les radios et télévisions, les commentateurs de l'actualité économique qui se considèrent volontiers comme les porte-parole orthodoxes – les grands prêtres ! – des nouveaux dieux de la finance.

Or, c'était si peu normal que, précédemment, Arcelor n'avait distribué, sous forme de dividendes ou de rachat d'actions, que 2 milliards d'euros.

Alors pourquoi 16 milliards d'euros soudain ? Parce qu'il fallait convaincre les actionnaires, totalement insensibles au "patriotisme d'entreprise", de ne pas vendre leurs actions à Mittal Steel, alors que même EDF était prête, contre une juteuse plus-value, à les fourguer au prédateur indo-britannique. Finalement, Mittal rafla tout de même la mise.

Où avait-on l'intention de trouver ces 16 milliards d'euros ? Dans l'entreprise, en économisant sur les coûts, en serrant les ceintures, et, surtout, comme la direction d'Arcelor de l'époque le fit très officiellement savoir, "en revoyant à la baisse les dépenses destinées à l'entretien et à la modernisation des installations. En d'autres termes, devaient être distribués aux actionnaires les fonds qui auraient dû être consacrés au développement et à la recherche ! CQFD !

Un exemple parmi d'autres. Ainsi, ces trois dernières années, les profits distribués aux actionnaires par les plus grosses entreprises françaises, en augmentation vertigineuse (+ 33 % en 2005 contre + 2,3 pour les salaires, plus encore en 2006), ont représenté plus que notre déficit public. On pourrait, a priori, s'en féliciter. Les "petits porteurs", en France (pas tous si petits, d'ailleurs), sont 6,7 millions et, n'en déplaise aux gauchistes, font partie du "peuple" eux aussi, au titre même que les 7 millions de très pauvres qui touchent moins de 774 euros par mois. Ils profiteront, évidemment, de cette manne. (Ce qui a permis, d'ailleurs, au patron de la Société générale, de reconnaître que "cela permet de rester ferme sur les salaires !".) Mais, outre que 5 % des "porteurs" détiennent plus de 60 % des actions, près de 50 % du capital des entreprises du Cac 40 est en vérité entre les mains des fonds de pension ou de placements.

Le groupe pétrolier Total a dégagé, en 2005, 12 milliards de profits – un record absolu à l'époque –, alors même que les sommes affectées à la prospection et à la recherche restaient stables. Les investissements dans le raffinage sont jugés insuffisants par les experts, mais 3 milliards d'euros furent consacrés au seul rachat d'actions pour faire monter les cours, tandis que les dividendes distribués doublèrent presque en cinq ans, Or, ces mégaprofits, qui ne sont consacrés que marginalement au développement et à la recherche (bien moins que dans les sociétés américaines concurrentes), ont été boostés par l'augmentation du prix du pétrole, c'est-à-dire payés, en fait, par les usagers des compagnies d'aviation, les transporteurs routiers, les agriculteurs, les pêcheurs ou les consommateurs de produits pétrochimiques. Quant aux foyers consommateurs de fioul ou d'essence, ils auront versé indirectement, cette année-là, chacun au moins 200 euros de plus, dont un quart alla dans les poches des heureux actionnaires et la moitié à l'État.

Il ne s'agit pas de diaboliser stupidement les "profits". Ils sont nécessaires et, même élevés, légitimes quand ils permettent de doper la croissance et de créer des emplois.

Mais voilà : notre commerce extérieur a enregistré, en 2006, un déficit record. Nos parts de marché ont nettement reculé. Or, un rapport remis au Premier ministre par Patrick Artus et Lionel Fontagné a révélé que la cause première n'en est ni un manque de compétitivité, ni la lourdeur des coûts du travail (l'Allemagne, elle, casse la baraque en matière d'exportations alors que les coûts y sont égaux aux nôtres), ni le cours de l'euro qui est le même pour tous les pays de la zone, mais une présence insuffisante sur les marchés les plus émergents, une relative mauvaise qualité des produits, une gamme souvent mal adaptée à la demande, une innovation qui souffre du manque d'investissements dans la recherche et le développement (contrairement à l'Allemagne), et un tissu trop ténu de PME exportatrices.

On ne saurait être plus clair : la flambée des profits et l'augmentation vertigineuse des dividendes distribués aux actionnaires se sont retournées contre l'économie réelle dans la mesure où (les indicateurs le prouvent éloquemment) ces sommes n'ont servi ni à doper la croissance, ni à créer des emplois, ni à développer la recherche et, en conséquence, ont très peu contribué à préparer l'avenir.

En revanche, elles ont permis d'enrichir, dans des proportions absolument inouïes, inimaginables il y a encore une dizaine d'années, une petite minorité de super privilégiés.

C'est que la finance a pris le pas sur l'économie réelle; l'innovation technologique formidable des 30 dernières années nous inonde de produits nouveaux, de plus en plus sophistiqués et de plus en plus nombreux. De plus, tous ces produits peuvent être fabriqués n'importe où dans le monde; il suffit qu'un pays développé apporte la technologie, exemple: produire des cartes mère, des lecteurs de DVD, des téléphones portables, des climatiseurs, des pièces de voitures... et emploie du personnel local, qu'il est facile de former aux procédés de fabrication... Du coup, les investisseurs - fonds communs de placement, fonds de pension, fonds à riques, banques d'investissements, etc. - investissent dans les entreprises qui fabriquent ces produits avec comme objectif d'obtenir des gains financiers rapides et élevés sous la forme de valeurs boursières. Ces investisseurs font pression sur les dirigeants de ces entreprises en jouant sur les achats ventes d'actions, voire en prenant des parts importantes du capital. Du coup, les dirigeants de ces entreprises sont obligés de concentrer une grande part de leur énergie à s'occuper de la valeur boursière de leur société. Les entrepreneurs deviennent alors esclaves des marchés financiers, des gestionnaires de fonds.

Imaginons cette petite annonce :
"Multinationale française recherche son P-DG. Salaire de base 2,4 millions d'euros. Rémunération variable, garantie de doublement du salaire. Nombre de stock-options : à négocier. Prime de bienvenue (Welcome bonus) : deux ans de salaire. Prime de rupture (golden parachute) : idem. Une retraite chapeau assurant 40 % de la rémunération et bien sûr tous frais inclus (CB entreprise, repas, habillement, conseiller fiscal...). Carnet d'adresses bien rempli apprécié."

À l'ANPE, où toute nouvelle offre d'emploi doit être déclarée, une telle annonce, pur reflet de la rémunération type d'un dirigeant de grande entreprise du Cac 40, soit 5,6 millions d'euros en 2004 selon le cabinet d'étude Proxinvest, n'a jamais été proposée à ceux qui pointent. Pour une raison simple : l'ANPE fait du prêt-à-porter tandis que le micro-marché des grands patrons relève du sur-mesure. Un micromarché de stars désorntais aussi médiatiques que celles du show-biz et du foot. Enfoncés Depardieu et Zidane ! Les huiles du Cac-Académie, cette crème de la crème aux commandes des firmes multinationales françaises, cachetonnent à 15 000 euros brut /jour. En net, cela donne un Smic toutes les trois heures, sommeil compris. Pour cette nouvelle aristocratie du business qui savoure la joie d'afficher sa puissance d'argent retrouvée, cette "rem", comme ils disent, est à la fois preuve et conséquence de la réussite. Cette jet-set du board (direction) cumule stock-options, pensions confortables et salaires mirobolants, tous fruits des résultats tout aussi exubérants des boîtes qu'ils dirigent.

Du coup, cette poignée de dirigeants se retrouve en apesanteur. Et la modération salariale qu'elle impose à ses salariés ne la concerne nullement. Alors que la moitié des salariés français touchait, en 2006, moins de 1,4 Smic par mois, 1 460 euros (+ 18 % depuis 1998), les dirigeants du Cac 40 carburaient de leur côté à + 125 %. Même le gros lot du Loto classique, en moyenne un million d'euros, représentait cahin-caha, pour eux, deux mois de salaire. Rappelons-nous. C'était en 1989. Il y a un siècle, ou plutôt un monde. La divulgation par Le Canard enchaîné du salaire de Jacques Calvet alors P-DG de Sochaux avait déclenché une belle polémique.

Précurseur, ce PDG s'était, en effet, adjugé une rallonge de presque 50 % en deux ans. Or, que pèse, par rapport à ce qui se pratique aujourd'hui, la feuille de paie de Jacques Calvet, 2,2 millions de francs d'alors, 50 % de plus que la moyenne de ses homologues de ce qui n'était pas encore le Cac 40, près de trente fois le salaire du simple OS de son entreprise ? Le multiplicateur semblait, alors, indécent aux commentateurs qui se référaient à la formule de Ford selon laquelle le salaire d'un numéro un ne devait pas être plus de dix fois supérieur à celui de l'employé le moins payé. C'était vraiment un autre monde, celui d'avant la mondialisation. Depuis, les grands patrons français se sont donc dotés de deux balances. La première compare les salaires de leurs employés français à ceux des Chinois (compétitivité oblige), et la seconde apprécie leur propre situation à l'aune de celles de leurs camarades américains. Bref, les "french executives" tendent à s'aligner sur leurs collègues américains, qui gagnent cinq cents fois la rémunération moyenne d'un salarié du Minnesota : mais ils copient également leurs recettes, avec, à la clé, stock-options et autres retraites chapeau, ces sommes que versent les sociétés à leurs dirigeants pour compléter leurs retraites ordinaires.

Ainsi Jean-Martin Folz, le lointain successeur de Calvet à la tête de Peugeot, plutôt raisonnable, gagnait alors deux millions quatre-vingt-cinq mille euros (et non plus des francs) par an. Le premier dirigeant de Peugeot avait donc vu sa fiche de paie s'envoler de 650 % ! Mais il s'agissait plutôt d'un modeste du Cac. Il se plaçait loin derrière le recordman, Lindsay Owen Jones et ses 22,6 millions d'euros annuels qui carbure à 1,6 millénaire de rémunération d'un smicard. Mis au trébuchet, une année du patron de L'Oréal pesait trente-deux vies complètes de labeur d'ouvriers smicards.

De quoi donner le tournis aux théoriciens libéraux américains du début du xxe siècle. Ainsi, J. P. Morgan, le fondateur de la très prestigieuse banque américaine éponyme, considérait qu'au sein d'une même entreprise l'écart de salaire ne devait pas excéder un rapport de 1 à 20. Mieux : qu'entre deux niveaux hiérarchiques, l'écart devait tendre vers 20 %... En fait, c'est à un passé plus ancien que le décalage d'aujourd'hui entre les hauts revenus et la piétaille fait écho : le xIxe flamboyant des rentiers. Des rentiers qui furent euthanasiés par l'inflation d'après guerre, puis les impôts sur le revenu et sur les successions.

Certes, les CV de nos dirigeants d'entreprise témoignent de leurs facultés. Du moins de leurs brillantes études. Une armée d'énarques et d'inspecteurs des finances. Mais prenons Antoine Jeancourt-Galignani, président de l'assureur AGF tombé dans les mains de l'allemand Allianz à la suite d'une OPA. Il se retrouva ensuite une place dorée sur le banc de touche de Gecina, une filiale, laquelle sera également croquée par un nain espagnol. Or, en 2005, Antoine n'en encaisse pas moins près de 4 millions de plus-values sur ses seules stock-options de Gecina et d'AGF. S'offrant ainsi une belle quatrième place au palmarès établi par le magazine Capital des heureux réalisateurs de stock-options !

La prise de risque ? Mais, pendant dix ans, qu'il pleuve ou qu'il vente, les grands patrons se sont appliqués la norme de 15 % d'augmentation par an en moyenne.

La concurrence ? "Retenez-moi, ou je pars à l'étranger me gaver de dollars ou de sterling", clament certains boss pour obtenir des rallonges. Or, en réalité, "il n'y a pas de marché mondial du dirigeant d'entreprise, juste des marché nationaux", témoignent tous les spécialistes de la question. À preuve, le seul Français à la tête d'une firme multinationale non hexagonale était, en 2006, Jean-Pierre Garnier, P-DG du laboratoire pharmaceutique Glaxo.

À l'inverse, même si l'on parle souvent l'anglais dans de nombreuses réunions, il n'y avait alors que deux PDG étrangers dans le Cac 40 : un Britannique, Lindsay Owen Jones, chez L'Oréal, et un Belge, Luc Vandeveld, à la tête de Carrefour.

Luc Vandeveld, justement. C'est cet ancien dirigeant de Marks and Spencer – ou plutôt son liquidateur –, qui alluma, en avril 2005, la mèche de l'affaire Bernard, en dévoilant les énormes indemnités de licenciement de son prédécesseur. Trente-huit millions d'euros, entre la retraite chapeau et les indemnités de licenciement. Comme si les 0,6 % de capital de Carrefour accumulés, notamment à coups de stock-options, durant ses douze ans de super chef de rayon (pas loin de 171 millions d'euros), ne pouvaient suffire à son bonheur.

Daniel Bernard n'avait pourtant pas démérité sur le papier. Lui aussi a appliqué à la lettre les recettes classiques : un bon millier de licenciements en France durant les derniers mois de son mandat et le refus catégorique d'une augmentation de 2 % des salariés de Carrefour. Mais cela n'a pas suffi à sauver sa tête gondolée par les piteux résultats boursiers du titre Carrefour : 35 euros, contre un plus haut flirtant avec les 100 euros. Il fut remercié. Mais avec en poche le pactole que l'on sait.

Encore une fois, il faut se réjouir des formidables performances des entreprises du Cac 40. Mais quand France Telecom, annonçant un bénéfice record à 3,6 milliards d'euros, + 90 % par rapport à 2004, en profite pour révéler un programme de suppression de seize mille postes, majoritairement dans l'Hexagone, difficile d'y voir une confirmation du théorème du "vieux" capitalisme : les bénéfices d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain. Qu'ont fait les entreprises du Cac 40 de ces montagnes de cash ? Elles l'ont brûlé, pour la plus grande part, par le rachat de leurs propres actions pour faire monter les cours de bourse. Depuis 2001, ce sont chaque année entre 10 et 23 milliards d'euros qui ont été dédiés à ce type d'opérations. Se félicitera-t-on du surplus que les superprofits de très grandes entreprises apportent aux caisses de l'État ? On devrait. Mais les cent premiers contributeurs à l'impôt sur les sociétés, dans lesquels on retrouve tout le Cac 40, avaient versé ensemble 11 milliards d'euros en 2004, soit 30 % du total de cet impôt. Sur la même période, ces mêmes sociétés avaient annoncé pour 52 milliards d'euros de bénéfices net... À supposer, hypothèse absurde, que les soixante sociétés suivantes ne réalisent aucun bénéfice, donc zéro impôt, les sociétés du Cac sont donc imposées, au plus, à un taux d'IS de 18 %, loin très loin des 34,5 % officiels... Et comme les soixante sociétés qui suivent les quarante premières sont sans doute fort bénéficiaires, le vrai taux, information que Bercy garde précieusement dans un coffre, doit probablement être divisé par moitié. La transparence de l'information pour l'actionnaire n'induit pas que l'on manifeste la même vertu à l'endroit des citoyens. Qu'est-ce qu'un profiteur en définitive ? Celui qui profite beaucoup sans vraiment faire profiter le pays de ses profits.

Voir cette étude de Camille Landais. "Les hauts revenus en France(1998-2006) :Une explosion des in¶egalit¶es ?"


Mis en ligne le 17/02/2008 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://paysdefayence.blogspot.com et http://pierreratcliffe.blogspot.com