Prologue du roman "Ras le bol"

de Denis Castel
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Je m'appelle François. Pendant 39 ans, ma vie a été des plus banales. J'ai mené pendant toutes ces années l'existence sans surprise d'un névrosé ordinaire. Et puis, le gouvernement a été contraint de relancer le projet d'instaurer un service minimum dans les transports publics, projet qu'il avait réussi à enterrer sous prétexte d'un accord signé sur la prévention des conflits à la SNCF. Le chiffon rouge d'un projet de loi instituant un service minimum a évidemment donné lieu à de nouvelles grèves massives à la SNCF et à la RATP. Mais cela aurait pu être n'importe quoi d'autre, sans que la suite des événements s'en trouve modifiée.

Cela faisait déjà plusieurs années que les mouvements sociaux de certains fonctionnaires et autres personnels sous statut, à la sécurité de l'emploi éternellement assurée, me sortaient par les yeux. Ils sont pour moi le symbole de la crispation d'une partie de la population française sur des avantages acquis exorbitants, au détriment des autres catégories de Français. Cette défense d'intérêts corporatistes sous couvert de sauvegarde du service public à la française sera une des causes de la faillite qui guette la France à plus ou moins brève échéance. Il y en a d'autres bien sûr : l'impéritie et la lâcheté de notre classe politique qui a réussi l'exploit, à force de renoncement aux réformes ou avec des lois aussi malthusianistes que les 35 heures, de combiner des prélèvements obligatoires parmi les plus élevés au monde, des déficits publics chaque année plus abyssaux et des inégalités de plus en plus criantes entre privilégiés et laisséspour- compte du système ; l'égoïsme et la mentalité de chacun pour soi de nombreux Français, et notamment d'une minorité qui abuse des arrêts-maladie ou qui profite de l'octroi d'allocations chômage sans jamais être contrôlés sur leur recherche effective d'un emploi, voire en travaillant au noir. La liste est loin d'être exhaustive.

Je ne sais pas comment je me suis retrouvé du mauvais côté de la barrière. Du côté des pigeons. Comptable chez un fabricant d'extincteurs, je suis salarié du secteur privé comme plusieurs millions de Français. Comme eux, je dois supporter au quotidien l'exigence de ma hiérarchie de voir les statistiques de vente et la productivité en progression constante. Comme eux, la visibilité quant à la pérennité de ma situation n'a jamais excédé 12 à 18 mois. Car, comme eux, je suis sur un siège éjectable. Je suis une victime potentielle des fusions, restructurations, plans sociaux et autres dégraissages qui rythment la vie de toutes les entreprises privées depuis plus de 20 ans, tandis que le secteur public continue de fonctionner comme s'il avait l'éternité devant lui.

Comme beaucoup d'entre eux, mon salaire n'augmente au mieux que tous les 3 ans, et encore pas suffisamment pour éviter l'érosion régulière de mon pouvoir d'achat. Comme des millions de Français, je me prive et je m'efforce d'épargner en vue de ma retraite, car je suis convaincu qu'il ne faudra pas compter sur les régimes par répartition dans 20 ou 30 ans, quand les retraités seront presque aussi nombreux que les actifs qui paient pour leurs pensions. Autrement dit, quand chaque actif devra contribuer avec un seul salaire à l'entretien de son foyer, à celui d'un retraité et au remboursement des montagnes de dettes que sont en train de laisser derrière eux ceux qui, de droite comme de gauche, dirigent notre pays depuis 20 ans.

Sans parler de la concurrence des pays d'Asie. Quel sera le niveau de vie de la population française quand, dans 5, 10 ou 20 ans, les industries qui subsistent encore en France auront été délocalisées en Chine ? Quand les activités de services seront sous-traitées en Inde ? Comme plusieurs millions de mes compatriotes qui sont placés comme moi sous le signe de l'insécurité professionnelle donc matérielle, je suis un esclave des temps modernes. Un des millions de figurants pressurés sous prétexte de mondialisation. Un rat-mulot de l'économie globalisée. Alors, en pleine grève contre le service minimum, j'en ai eu assez. J'ai voulu le faire savoir. Ma vie a basculé et la France n'a pas tardé à suivre.

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Mis en ligne le 10/01/2006 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr)