Les mouvements coopératifs au XIXème siècle
en France et en Angleterre

La révolution de 1789 a été profondément libérale. Mais, aux prises avec l’Ancien régime, hantée par le souvenir des institutions multiples et vermoulues qu'il lui avait léguées, elle a cherché la liberté dans la suppression de toute organisation. Non seulement, elle a aboli les réglementations corporatives et étatiques mais elle a interdit toute association, même volontaire, entre les producteurs et les consommateurs. C’était, on s'en rendit compte ultérieurement, laisser l'homme sans défense contre les mécanismes économiques, c'était le laisser écraser par le monde extérieur, c'était finalement ne lui faire don que d'une liberté illusoire.

Certains auteurs, non moins attachés à la liberté que les hommes de la révolution et qui reconnaissent en eux de grands ancêtres, ont développé des idées et des voies originales d’organisation sociale. Certaines subsistent encore de nos jours ou sont tentées de nouveau dans la situation économique actuelle de chômage qui touche plus de3 millions de personnes (1997).

Instruits par l'expérience, ces auteurs du XIXème observent qu'un homme seul, abandonné à lui-même, ne saurait jouir d'une liberté véritable, sinon celle de mourir de faim. Dans le capitalisme libéral qui se développe sous leurs yeux, il n'y a en effet de véritable liberté que pour les forts; les faibles sont opprimés et la liberté dont ils disposent est purement formelle. Pour que l'homme soit vraiment libre, ces auteurs estiment qu'il faut transformer le milieu social. Mais cette transformation, comment l'opérera-t-on? Sera-ce par un recours à l'État? Nullement, car ces auteurs ont autant de défiance que les penseurs libéraux vis-à-vis des pouvoirs publics. D'après eux, la transformation doit être faite par les hommes eux-mêmes, par la voie de l'Association. Ainsi s’affirment-ils à la fois libéraux et individualistes, jusqu'au bout.

Plusieurs tentatives fort différentes les unes des autres, mais toutes instructives, ont été faites. Nous évoquerons celle d'Owen qui veut supprimer la monnaie, celle de Fourier qui rêve d'une Association totale entre individus, celle de Louis Blanc qui découvre la coopérative de production, et celle des Pionniers de Rochdale qui inventèrent la Coopérative de Consommation, et dont notre Grand-père Allen Ratcliffe s’inspira pour fonder celle de Calais.

Robert Owen[1], grand industriel britannique, le type même du « bon patron » de l’époque, estime qu'il convient essentiellement d'abolir le profit, c'est-à-dire cette marge de bénéfice prélevée par l'entreprise, ou par l'intermédiaire, en plus du prix de revient. Selon Owen, les produits, doivent se vendre à un prix qui comporte seulement le salaire des ouvriers qui ont participé à leur fabrication. Or ce profit est lié à l'existence de la monnaie. C'est parce que la monnaie enveloppe les échanges d'une sorte de voile qui empêche d'en discerner la véritable nature, que des gens sans scrupule ont la possibilité de vendre les objets plus cher qu'ils ne les ont achetés. Pour abolir le profit, il suffit donc de supprimer la monnaie. Et pour supprimer la monnaie, Owen recourt à l'Association.

En 1832, Owen fonde donc à Londres un Magasin d'Echange, qui comptera jusqu'à 800 associés. A ce magasin, chaque sociétaire pouvait apporter le produit de son activité et en toucher le prix en bons de travail[2]. Il recevait autant de bons qu'il avait mis d'heures de travail à fabriquer l'objet, chiffre qu'il indiquait lui-même. Les produits étaient gardés dans le magasin avec le prix indiqué en heures de travail et tenus à la disposition des sociétaires désireux de les acheter. Ceux-ci n'avaient qu’à fournir en bons de travail, l'équivalent des heures indiquées pour leur fabrication. Par exemple, le travailleur qui a mis 10 heures pour produire un objet, peut donc se procurer en échange, n'importe quel produit ayant coûté le même nombre d'heures de travail.

Le système fonctionna bien tant que l'on eut affaire à des adhérents honnêtes, décidés à tout faire pour que l’expérience réussisse. Dès que l'on dépassa ce petit cercle, il s’effondra. Les adhérents majoraient impudemment le nombre d'heures mis par eux pour fabriquer un produit. Pour résoudre la difficulté, on substitua à leur déclaration, l'évaluation par un contrôleur. Mais alors, les adhérents se bornaient à n’apporter au magasin que les produits qu’ils ne pouvaient pas vendre sur le marché. En échange, ils s'emparaient de tous les produits de bonne vente apportés par les adhérents honnêtes, et ils les revendaient avec bénéfice sur le marché. Au bout de très peu de temps, le magasin fut encombré de produits invendables. Il dut être liquidé.

Charles Fourier, petit employé longtemps obscur, va beaucoup plus loin qu'Owen puisqu'il préconise l'Association intégrale[3]. Le point de départ de Fourier est que dans la société actuelle, les hommes sont malheureux parce qu'ils travaillent par obligation. Ils se donnent donc le moins de mal possible; il en résulte que la production est faible; la et sa répartition donne lieu à des conflits. Ce qu'il faut, c'est rendre le travail attrayant. Chacun travaillant, non plus par devoir mais par passion et presque par sport, la production sera considérable et la répartition s’effectuera sans difficulté, chacun recevant tout ce dont il a besoin.

Mais comment rendre le travail attrayant? Par l'association. Selon Fourier, les hommes doivent créer des phalanstères, sortes de grands hôtels, comprenant 1620 personnes, 810 hommes et 810 femmes. Ces phalanstères doivent se suffire à eux-mêmes. Les individus y trouvent donc tout ce dont ils ont besoin. Quant à la fabrication des biens, elle est assurée par les habitants réunis en phalanges, séries et groupes, chacun étant chargé d'une tache différente. Chacun peut choisir le groupe qui lui convient et, au besoin, passer de l'un à l'autre. Choisissant sa tâche, pouvant en changer à son gré, il travaillera sans désagrément, en quelque sorte par jeu. Fourier pense que la variété des goûts et des aptitudes est suffisante pour que tous les travaux nécessaires à la vie en Association soient assurés. Avec la rémunération payée à chacun pour ses services, il se procurera tout ce qui est nécessaire. Fourier n'est jamais passé à l'application. Pauvre, ayant bien de la peine à faire éditer ses livres, parvenu tardivement à la célébrité, il n'a jamais disposé des ressources nécessaires.

Louis Blanc[4], un journaliste, est moins ambitieux que ses prédécesseurs, mais aussi peut-être plus pratique. Louis Blanc ne rêve ni de supprimer la monnaie ni de réaliser une association intégrale. Son but est seulement de constituer ce qu'il appelle un atelier social qui n'est autre chose qu'une coopérative ouvrière de production. L'atelier social groupe seulement les ouvriers d'un même métier. Il diffère de l'atelier ordinaire par le fait que l'outillage est la propriété des ouvriers, qui vendent le produit à leurs risques et périls. Ils empôchent le bénéfice s'il y en a un, supportent la perte dans le cas contraire. La difficulté est évidemment de créer cet atelier et ses outillages car on peut craindre que les ouvriers manquant de crédit, ne trouvent pas de prêteurs pour leur avancer les capitaux nécessaires[5]. Louis Blanc résout la difficulté en demandant l'aide de l'État.

Le système de Louis Blanc est plus pratique que ceux d'Owen ou de Fourier. A son actif, il faut citer, non les ateliers nationaux de 1848, réalisés par un adversaire de Louis Blanc et en déformant sa pensée mais les coopératives ouvrières de production existant de nos jours[6]. Contrairement à ce qu'espérait Louis Blanc, ces coopératives sont restées en petit nombre et n'ont pas amené la disparition des entreprises capitalistes.

Les Pionniers de Rochdale. Toujours dans la même ligne associationniste, l'initiative de quelques ouvriers tisserands habitant la petite ville anglaise de Rochdale près de Manchester est encore plus intéressante. Ils ont crée la première coopérative de consommation, sous le nom de « Société des équitables pionniers de Rochdale ». Le principe de l'institution est simple. La coopérative achète les produits directement aux producteurs, c’est à dire sans intermédiaires. Elle revend alors les produits achetés à ses adhérents, en leur demandant de payer le prix d’achat plus une marge pour couvrir ses frais de fonctionnement. La marge à appliquer est estimée au début de chaque année, en fonction du volume des ventes et des achats prévus, de manière que la coopérative réalise un bénéfice. En fin d’année, le bénéfice est réparti entre les adhérents, proportionnellement au volume des achats effectués par chaque adhérent. La coopérative tient donc un compte pour chaque adhérent où ses achats sont comptabilisés. En fin d’année chaque adhérent perçoit une ristourne d’autant plus grande qu’il a effectué un plus grand volume d’achats. Le système a rencontré un très grand succès. Fondée en 1844 par quelques tisserands, la coopérative des Équitables Pionniers de Rochdale comptait 17 000 membres en 1849 et se développa encore plus par la suite dans la région et dans l’ensemble du pays[7]. En Angleterre, à la veille de la dernière guerre, il existait plus de 1 000 coopératives groupant plus de 7 millions d’adhérents. Aujourd’hui on en trouve encore beaucoup, notamment dans les Iles Anglo-Normandes. En France, la Fédération des coopératives de consommation regroupe 3 000 sociétés avec 10 000 magasins et 2.5 millions d’adhérents. En Suisse, en Belgique et dans les Pays Scandinaves, les résultats sont encore plus brillants: 4°à 5% de la population adhère à une coopérative de consommation.

La coopérative de consommation constitue une forme d’organisation sociale originale qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Certains hommes, conscients des inconvénients et des excès de l’économie libérale, attachés à la liberté individuelle et désireux de la préserver en dépit des difficultés et de l’implacabilité du monde extérieur, défiants vis-à-vis des pouvoirs publics et de la lourdeur de tout appareil administratif, entreprennent de trouver eux-mêmes des solutions. Par l’Association, ils cherchent à construire de nouvelles formes d’organisation sociale et d’activité, aptes à remplacer l'entreprise capitaliste.



[1] E. Dolléans : Robert Owen, 1906. - M. Dubois . Owen. Grande Revue, 10 févr. 1912.

[2] Cette expérience est tentée de nouveau de nos jours en France.

[3] Gide : Ch. Fourier. E. Villey: Fourier. R.E.P, I897-I898.

[4] Laurens et Golliet : Louis Blanc. - Warschauer : L. Blanc. Revue de Sociologie, mars 1899.

[5] Expérience qui est encore en vigueur aujourd’hui dans certaines entreprises mises en faillite.

[6] Exemple Manufrance à St Etienne.

[7] Certainement qu’Allen Ratcliffe en avait connaissance, car il est né à Ilkeston et a vecu à Altofts dans une région très industrielle où le mouvement coopératif était très fort.