Amin Maalouf: le dérèglement du monde

note de lecture

Le "dérèglement du monde" d'Amin Maalouf publié en février 2009, dans le contexte des évènements de 2000-2008, est bien dans l'esprit du temps. J'y retrouve tous les thèmes et les sujets qui m'animent depuis 10 années que je suis en retraite, cad. ayant pris du recul par rapport à une activité professionnelle qui fut intense durant 40 ans. Je note qu'Amin Maalouf, comme beaucoup d'auteurs et surtout les scientifiques, liste sa bibliographie, cad. ses sources, tous ceux qui ont nourri sa réflexion. Il faut consulter cette bibliographie ici; j'y retrouve bien des livres qui nourissent ma propre réflexion.

Extrait: chapitre 10

Mais ce n'est là sans doute qu'un aspect d'un phénomène plus vaste, plus complexe, et qui affecte toutes les sociétés humaines, riches ou pauvres, puissantes ou faibles, sans aucune exception. Un phénomène qu'il nous arrive encore d'appeler « l'accélération de l'Histoire », mais qui va bien au-delà de ce qu'on nommait ainsi dans les ouvrages du siècle dernier. Peut-être faudrait-il recourir plutôt à une autre notion, qui reflète mieux le rythme des choses de notre temps: a l'instantanéité. Car tous les événements du monde se déroulent désormais sous les yeux de l'humanité entière, et en temps réel.

11 ne s'agit plus seulement de ce mouvement imprimé à l'Histoire depuis longtemps, qui a précipité la circulation des personnes, des marchandises, des images et des idées, créant cette impression d'un monde qui rapetisse. A cela, nous avions fini par nous accoutumer. Mais la tendance s'est considérablement accentuée dans les toutes dernières années du 20è siècle, on pourrait même dire que le phénomène a changé de nature avec l'essor de ]'Internet, la généralisation du courrier électronique et le u tissage » du Worldwide Web, l'omniprésente « Toile aux dimensions du monde », comme avec le développement de quelques autres moyens de communication immédiate, tel le téléphone portable, qui ont établi entre les hommes, sous tous les cieux, des liens instantanés, abolissant les distances, réduisant à néant les délais de réaction, amplifiant le retentissement des événements; et, de ce fait, accélérant encore leur déroulement.

C'est sans doute ce qui explique que des bouleversements considérables qui, à d'autres époques, auraient mis des décennies à se déployer, se passent à présent en quelques années, parfois en quelques mois. Pour le pire comme pour le meilleur. On ne s'étonnera pas que le premier exemple qui me soit venu à l'esprit soit le déracinement, sous nos yeux, en quelques petites années, de ces cultures qui avaient survécu depuis des siècles, voire des millénaires; mais l'on pourrait songer aussi à l'écroulement de l'Union soviétique, à l'extension de l'Union européenne, au décollage de la Chine et de l'Inde, à l'ascension de Barack Obama, comme à mille autres événements fulgurants survenus sous tous les cieux, et dans divers domaines.

A l'évidence, le 21è siècle a commencé dans un environnement mental sensiblement différent de tout ce que l'humanité avait connu auparavant. Une évolution fascinante, mais périlleuse. A celui qui s'intéresse à la marche du monde, la « Toile » ouvre aujourd'hui des perspectives illimitées; au lieu de lire simplement son quotidien local, on peut consulter, de chez soi, en sirotant son café du matin, la presse du monde entier; surtout si l'on connaît l'anglais, vu que d'innombrables journaux – allemands, japonais, chinois, turcs, israéliens, iraniens, koweitiens, russes, etc. – publient à présent une édition « en ligne » dans cette langue. Pour ma part, je pourrais m'y oublier pendant des journées entières. Sans lassitude, avec émerveillement, et avec même le sentiment de réaliser un rêve.

Dans mon enfance, au Liban, je lisais chaque matin l'ensemble de la presse locale. Mon père dirigeait un quotidien, dont il adressait par courtoisie un exemplaire à ses collègues, qui lui envoyaient par réciprocité leurs propres journaux. « Lequel faudrait-il croire? » lui avais-je demandé un jour en désignant la pile. Sans interrompre sa lecture, il m'avait répondu: u Aucun, et tous. Aucun ne t'apportera toute la vérité, mais chacun te donnera la sienne. Si tu les lis tous, et si tu as une bonne capacité de discernement, tu comprendras l'essentiel. » Pour les radios, mon père faisait de même. D'abord la BBC, puis la radio libanaise, puis Le Caire, ensuite les émissions en arabe de la radio israélienne; quelquefois aussi Radio-Damas, Voice of America, Radio-Amman, ou Radio-Bagdad. Le temps de vider sa cafetière, il se sentait convenablement informé.

Souvent je songe à la joie qu'il aurait éprouvée s'il avait pu connaître l'époque qui est la nôtre. Point n'est besoin d'être directeur de journal pour recevoir chez soi, à titre gracieux, tous les médias de son pays ainsi que ceux de la planète entière. Si l'on cherche à avoir une vision pertinente, équilibrée, enveloppante, de la réalité du monde, on a tout ce qu'il faut au bout des doigts.

Mais nos contemporains ne font pas tous le même usage des instruments qui leur sont offerts. Tous ne cherchent pas à se former une opinion pondérée. C'est souvent l'obstacle de la langue qui les empêche de diversifier leur écoute; mais il y a aussi une disposition d'esprit, fort répandue au sein de toutes les nations, et qui fait que seule une petite minorité éprouve l'envie de savoir ce que disent u les autres »; bien des gens se contentent du son de cloche qui flatte leurs propres oreilles.

Pour une personne qui navigue avec attention d'un univers culturel à l'autre, pour une personne qui passe allègrement du site d'Al-Jazeera à celui de Haaretz, et du Washington Post à l'agence de presse iranienne, il y en a des milliers qui ne « visitent » que leurs compatriotes ou leurs coreligionnaires, qui ne s'abreuvent qu'aux sources familières, qui ne cherchent devant leurs écrans qu'à conforter leurs certitudes et à justifier leurs ressentiments.

Si bien que ce formidable outil moderne, qui devrait favoriser le brassage et l'échange harmonieux entre les cultures, devient un lieu de ralliement et de mobilisation pour nos « tribus « globales. Non en raison de quelque obscure machination, mais parce que l'internet, qui est un accélérateur et un amplificateur, a pris son essor à un moment de l'Histoire où les identités se déchaînaient, où a l'affrontement des civilisations» s'installait, où l'universalisme s'effritait, où la nature des débats se corrompait, où la violence gagnait dans les paroles comme dans les actes, et où les repères communs se perdaient.

Il n'est pas indifférent, à cet égard, que cette avancée technologique majeure, qui a bouleversé les rapports entre les hommes, ait coïncidé avec un cataclysme stratégique de première ampleur, à savoir la fin de la confrontation entre les deux grands blocs planétaires, la désintégration de l'Union soviétique et du « camp socialiste », l'émergence d'un monde où les clivages identitaires ont pris le pas sur les clivages idéologiques, et l'avènement d'une superpuissance unique qui exerce de fait, sur toute l'étendue de la planète, une « suzeraineté » mal acceptée.

Il m'arrive quelquefois de relire un petit texte dense publié par l'historien britannique Arnold Toynbee en 1973, peu avant sa mort. Embrassant du regard la trajectoire de l'humanité, à laquelle il avait consacré une magistrale étude en douze gros volumes, A Study of History, il y avait distingué trois phases.

Au cours de la première, qui correspond, grosso modo, à la Préhistoire, la vie des hommes était partout uniforme car « si lentes qu'aient été les communications, le rythme du changement était plus lent encore »; toute innovation avait le temps de se transmettre à toutes les sociétés avant qu'une autre innovation n'intervienne.

Au cours de la deuxième phase, qui aurait duré, selon lui, environ quatre millénaires et demi, de la fin de la Préhistoire jusqu'à l'an 1500 de notre ère, le changement avait été plus rapide que la transmission, si bien que les sociétés humaines avaient été fortement différenciées. C'est au cours de cette phase que seraient nées les religions, les ethnies, les civilisations distinctes.

Enfin, depuis le xvi siècle, « parce que l'accélération du rythme du changement a été dépassée par l'accélération de la vitesse des communications », notre « habitat « a commencé à s'unifier, du moins technologiquement et économiquement - mais a pas encore sur te plan politique », observait Toynbee.

Cette approche vaut ce que valent toutes les schématisations; chaque terme, examiné de près, soulève des critiques, mais la vision d'ensemble est si stimulante pour l'esprit. Surtout lorsqu'on la considère à la lumière des toutes dernières décennies. L'accélération y a été vertigineuse, brutale, et forcément traumatisante. Des sociétés qui avaient suivi, au long de leur histoire, des voies différentes, qui avaient développé leurs croyances, leurs langues, leurs traditions, leurs sentiments d'appartenance, leurs fiertés propres, se sont retrouvées projetées dans un monde où leur identité autonome était bousculée, érodée, et paraissait menacée.

Leur réaction a été quelquefois violente et désordonnée, comme celle d'un noyé dont la tête est déjà sous l'eau, et qui se débat sans espoir ni discernement, prêt à entraîner avec lui vers l'abîme tous ceux que ses mains agrippent, ses sauveteurs autant que ses agresseurs.

Depuis que la Guerre froide s'est arrêtée, à la fin des années 1980, l'évolution décrite par Toynbee vers une civilisation humaine intégrée se déroule à une tout autre cadence, et dans un environnement stratégique sensiblement transformé.

Un gouvernement, celui des Etats-Unis d'Amérique, s'est retrouvé investi, dans les faits, du rôle d'autorité planétaire; son système de valeurs est devenu la norme universelle, son armée est devenue la gendarmerie globale, ses alliés sont devenus des vassaux et ses ennemis des hors-la-loi. Une situation sans précédent dans l'Histoire. Sans doute avait-on connu, par le passé, des puissances qui, à leur apogée, avaient acquis une primauté; qui, tel l'Empire romain, dominaient le monde connu, ou bien qui s'étendaient si loin que le soleil, disait-on, « ne cessait jamais de briller » sur leurs dépendances, tel l'Empire espagnol au 15è siècle, ou l'Empire britannique au xix`. Mais aucun ne disposait des moyens techniques qui lui auraient permis d'intervenir à sa guise sur toute la surface du globe, ni d'entraver l'émergence de puissances rivales.

Ce processus, qui aurait pu s'étirer sur plusieurs générations, s'est accompli en quelques brèves années sous nos yeux ébahis. Le monde entier est à présent un espace politique unifié. La "troisième phase" de Toynbee s'est close de manière abrupte, prématurée; une quatrième s'est ouverte, qui s'annonce tumultueuse, déconcertante, et éminemment périlleuse.

Subitement se pose, pour la première fois dans l'Histoire, la question du pouvoir et de sa légitimité au niveau planétaire. Si ce fait essentiel est rarement évoqué tel quel, il est constamment présent dans le non-dit, dans les récriminations, et au coeur des conflits les plus rudes.

Pour que les différents peuples acceptent l'autorité d'une sorte de gouvernement global », il faut que ce dernier ait acquis à leurs yeux une légitimité autre que celle que lui confère sa puissance économique ou militaire; et pour que les identités particulières puissent se fondre dans une identité plus vaste, pour que les civilisations particulières puissent s'insérer dans une civilisation planétaire, il est impératif que le processus se déroule dans un contexte d'équité, ou tout au moins de respect mutuel et de dignité partagée.

C'est à dessein que j'ai mélangé, dans les dernières phrases, des aspects différents. On ne peut comprendre la réalité du monde d'aujourd'hui que si l'on a constamment à l'esprit toutes ces facettes à la fois. A partir du moment où il existe une civilisation prédominante, portée par l'unique superpuissance planétaire, transcender les civilisations et les nations ne peut plus se dérouler dans la sérénité. Les populations qui se sentent menacées d'anéantissement culturel ou de marginalisation politique prêtent forcément l'oreille à ceux qui appellent à la résistance et à l'affrontement violent.

Tant que les Etats-Unis n'auront pas persuadé le reste du monde de la légitimité morale de leur prééminence, l'humanité demeurera en état de siège.


Mis en ligne le 10/05/2009 par Pierre Ratcliffe. Contact: