Table des matieres
1 - INTRODUCTION
2 - ÉTAT DES LIEUX
3 - Approches de la soutenabilité au moyen d'indices uniques : quels sont les obstacles ?
4 - Conclusion : principaux messages et propositions de recommandations

Chapitre 3 - DÉVELOPPEMENT DURABLE ET ENVIRONNEMENT

1 - INTRODUCTION

Ce 3eme chapitre étudie les moyens de mieux intégrer les questions de l'environnement et de la soutenabilité dans la mise au point de nouveaux indicateurs de la performance économique et du progrès social. Cette question se distingue clairement de celle de la mesure du bien-être courant, dont les aspects monétaires et non monétaires ont fait l'objet des deux premiers chapitres.

Dit simplement, la question générale a traiter était de savoir si quelques statistiques bien choisies peuvent nous dire si nos enfants et nos petits-enfants disposeront d'opportunites au moins equivalentes a celles dont nous avons bénéficié. Pour répondre à cette question, il nous faut tenir compte de l'abondante litterature deja consacree a ce sujet. Dans ce domaine, le problème n'est pas le manque d'idees. Il s'agit plutot de comprendre pourquoi il semble si difficile de proposer des indices federateurs permettant une perception partagee du caractere soutenable ou non soutenable de nos économies. Nous verrons qu'il existe des raisons profondes a ces difficultes, mais nous tenterons neanmoins d'examiner les voies qui peuvent etre suivies pour les atténuer et/ou les surmonter progressivement.

Plus precisement, ce chapitre technique s'organisera de la manière suivante : La deuxieme partie fait le point sur l'état actuel des connaissances et permettra de traiter cinq principaux types d'approche. Le point 2.1 est consacre aux tableaux de bord, a savoir des batteries d'indicateurs rassemblant des informations sur differents aspects du développement et sa soutenabilité. Dans leur version actuelle, ces tableaux de bord sont extremement riches, et c'est cette richesse qui constitue leur principale limite : leur complexité les empeche d'entrer en conçurrence efficacement avec des indicateurs-phares tels que le PIB. même si le principe des tableaux de bord est retenu in fine, il est important qu'ils soient aussi concis que possible. Cela necessite d'etudier toutes les propositions visant a pousser cette concision a l'extreme, c'est-a-dire toutes les propositions qui tendent vers la caracterisation de la soutenabilité par un seul chiffre.

Les indices composites présentes au point 2.2 sont un exemple de ce type d'indicateurs. Mais leur problème est d'etre généralement construits sans aucun schema analytique solide. La section 2.3 abordera une troisieme approche, consistant a essayer d'intégrer les considérations environnementales dans le système de comptabilite nationale. Cette partie présente brievement le système de comptabilite économique de l'environnement, et notamment le concept de PIB vert ou PNN vert. Nous verrons que, contrairement a ce que l'on pourrait attendre, le PIB vert ne mesure pas la soutenabilité. Son but est uniquement d'intégrer au PIB l'epuisement ou la dégradation des ressources environnementales, sans pour autant nous indiquer si nous nous trouvons au-dessous ou au-dessus d'un niveau de production soutenable. Ceci nous laisse avec deux dernières categories d'indicateurs qui apparaitront les mieux placees pour permettre une évaluation globale de la soutenabilité, parce qu'elles s'inscrivent clairement dans l'optique de mesurer la surconsommation des ressources, quoique de manière tres differente. Le point 2.4 est consacre au concept d'epargne veritable, ou epargne nette ajustee, popularise notamment par la Banque mondiale. Cette approche consiste a évaluer la soutenabilité en termes de preservation d'un concept tres global de la richesse, comprenant les capitaux physique, humain et environnemental. L'autre indicateur est l'empreinte ecologique, qui évalue notre taux de pression sur les ressources naturelles renouvelables pour un territoire donne ou la planete entiere. L'empreinte carbone, variante de cet indicateur, est axee sur les dommages causes a l'environnement ayant une incidence particuliere sur le changement climatique. Ces deux indicateurs sont présentes au point 2.5.

A l'issue de cette revue générale, il apparaitra qu'aucun indicateur ne semble faire l'unanimite, même parmi ceux qui tentent de se fonder sur un concept bien defini de la soutenabilité globale. Cela constitue evidemment un motif de perplexite pour le statisticien. Pourquoi existe-t-il des visions si differentes de la soutenabilité ? Existe-t-il un schema permettant une approche plus large qui engloberait ces differentes approches de manière exhaustive ?

L'objectif de la 3eme partie sera d'essayer de faire la lumiere sur cette question centrale en repartant des fondamentaux. La question qui est posee est de construire un indicateur qui nous permettrait de savoir suffisamment a l'avance si nous empruntons ou non la voie d'une croissance non soutenable. Il existe des reponses theoriques à cette question peuvent être vues comme une generalisation supplementaire du concept d'epargne nette ajustee. Ce type de generalisation peut d'adapter a des contextes tres variables : par exemple, elle ne suppose pas qu'on soit dans un contexte de fonctionnement efficient des marchés ou institutions, et une telle propriete est bien evidemment cruciale dans le domaine de l'environnement. L'approche fonctionne aussi pour des cas de figure ou les possibilites de remplacer des actifs naturels par des actifs produits par l'homme sont fortement limitees.

Mais cela ne suffit en rien a conclure que nous avons a portee de main la solution au problème de la mesure de la soutenabilité. Bien au contraire. En fait, on verra que cette perspective theorique a surtout l'interet de reveler les obstacles majeurs auxquels se heurte la mesure pratique de la soutenabilité. Le principal problème est que, des que les prix courants perdent leur pouvoir informatif, la quantification de la soutenabilité ne peut faire l'économie de previsions explicites des trajectoires économiques et environnementales a venir, et ne peut éviter de formuler des choix normatifs explicites concernant les valeurs a attribuer aux differents types de trajectoires. Dit en d'autre terme, le problème qui se pose est de savoir ce qu'on cherche a soutenir exactement, et au profit de qui. Or ces questions peuvent recevoir des reponses tres variables.

L'ensemble de ces difficultes est particulièrement important pour la composante environnementale de la soutenabilité. Ceci plaide en faveur de recommandations finales relativement eclectiques, combinant l'ambition de construire a la fois des indices globaux axes sur le volet économique de la soutenabilité et une serie d'indices "physiques" specifiques axes plus particulièrement sur les dimensions environnementales de la soutenabilité. Ces propositions de recommandations sont présentees dans la 4eme partie. Quatre annexes viennent completer le présent rapport technique. La premiere annexe présente le contenu de l'un des tableaux de bord a grande echelle etudie au point 2.1, le tableau de bord europeen du développement durable. Les trois autres annexes developpent des aspects particuliers de l'approche de la soutenabilité par l'epargne nette ajustee ou la notion de richesse etendue. L'annexe 2 est consacree a la mesure de l'une des composantes de l'epargne nette ajustee : l'évolution du capital humain. L'annexe 3 présente des variantes de l'epargne nette ajustee pour la France qui mettent en evidence la difficulte de developper une version de cet indice transmettant des messages forts sur le changement climatique. L'annexe 4 analyse plus en détail cette difficulte, en se penchant sur les débats qui ont suivi la publication du rapport Stern. On montre que la difficulte de l'epargne nette ajustee a transmettre des messages forts sur le changement climatique ne peut être utilisée comme un argument en faveur de l'inaction. Elle plaide au contraire, elle aussi, en faveur d'un suivi separe de cette question, independamment des évaluations de la soutenabilité globale fournies par l'epargne nette ajustee ou ses diverses extensions.

2 - ÉTAT DES LIEUX

2.1. Tableaux de bord ou batteries d'indicateurs

Les tableaux de bord, ou batteries d'indicateurs, sont une approche répandue pour aborder la question générale de la soutenabilité ou du développement durable. La demarché consiste a compiler et classer des series d'indicateurs ayant un lien direct ou indirect avec le progres socio-économique et sa soutenabilité. Les premiers exemples de cette approche datent des années 1960 et 1970. A l'epoque, le concept de soutenabilité n'avait pas la même importance qu'aujourd'hui, et ces premiers tableaux de bord étaient essentiellement consacrés a la mesure du progrès social (mouvement des "indicateurs sociaux"), sans qu'il soit fait référence aux questions environnementales. L'interet pour ces tableaux de bord a ensuite eu tendance a s'estomper, pour reapparaitre fortement depuis les années 1990. Le Sommet de Rio de 1992 a notamment permis d'ebaucher une definition du développement durable qui repose sur trois piliers : l'efficacite économique, l'equite sociale et la soutenabilité environnementale. Le sommet a conduit a l'adoption de l'Agenda 21, dont le 40eme chapitre invite es pays signataires a élaborér des informations quantitatives sur leurs actions et leurs realisations eu égard a ces trois fondements. En consequence, la deuxieme generation de tableaux de bord disponible actuellement est en general largement axee sur la soutenabilité et les questions environnementales (cf. Bovar et al., 2008).

Pour illustrer le contenu habituel de ce type de tableau de bord, nous reproduisons au debut de l'annexe un exemple de tableau complet, le tableau de bord europeen des indicateurs de soutenabilité. Ce tableau de bord couvre 10 themes differents et comprend 11 indicateurs pour le premier niveau, 33 indicateurs pour le deuxieme niveau et 78 indicateurs pour le troisieme niveau, les indicateurs des niveaux 2 et 3 couvrant 29 sous-themes. Le fait le plus remarquable pour un utilisateur exterieur est l'extreme variete de ces indicateurs. Certains indicateurs sont generaux (la croissance du PIB reste un indicateur important, il s'agit même du premier indicateur de la liste), tandis que d'autres sont plus specifiques, par exemple le pourcentage de fumeurs dans la population. Certains se rapportent a des resultats, d'autres a des instruments. Certains indicateurs peuvent facilement être relies au développement et a son caractere durable (le taux d'alphabetisation compte a la fois pour le bien-être actuel et les perspectives de croissance), alors que d'autres ont trait soit au développement actuel, soit a la soutenabilité a long terme. Mais il existe aussi des elements dont le lien avec les deux dimensions est discutable ou au moins indetermine : un niveau de fecondite élevé est-il une bonne chose pour la soutenabilité ? Peut-etre l'est-il pour la soutenabilité des systèmes de retraites, mais peut-etre pas pour la soutenabilité environnementale. Et faut-il toujours y voir le signe d'une bonne sante économique et sociale ? Cela depend peut-etre de ce que l'on considere comme "eleve" ou "faible" en termes de fecondite.

La principale critique qui vient a l'esprit au sujet de ces tableaux de bord est donc leur heterogeneite. Le manque d'harmonisation entre les differents tableaux est également preoccupant, tout comme les changements frequents dans leur composition et le fait qu'ils fournissent trop d'informations pour être des outils de communication efficaces, même lorsque leurs principaux messages sont resumes par un nombre limite d'indicateurs de premier plan. Plus fondamentalement, ces tableaux de bord ne s'appuient pas sur une definition claire de ce qui est exactement necessaire pour la soutenabilité, ni même sur une definition claire de la soutenabilité en elle-meme. A cet égard, l'element le plus frappant est l'apparente confusion qu'entretiennent ces tableaux de bord entre la mesure des niveaux actuels ou des tendances du bien-être, et la mesure de la soutenabilité effective de ces niveaux et/ou tendances.

D'un autre cote, a la decharge de ces tableaux de bord, il convient de rappeler que leur nature hybride est en réalité consubstantielle au programme initial de la commission Bruntland qui traite a la fois du développement et de son caractere durable. Le développement peut être rapide mais non durable a long terme. Et la soutenabilité peut aller inversement de pair avec de tres faibles niveaux de développement. L'originalite des strategies de développement durable est d'orienter les décisions des pouvoirs publics dans des directions combinant les deux aspects, a savoir atteindre le plus haut niveau de développement actuel, compatible avec la soutenabilité a long terme. Dans ce contexte, la coexistence d'indicateurs s'appliquant aux deux domaines n'est pas etonnante, même si elle nuit a la lisibilite. Encadre 3.1. Approche forte et approche faible de la soutenabilité L'approche forte et l'approche faible de la soutenabilité sont deux concepts conçurrents fréquemment utilisés pour classer les approches empiriques du développement durable (cf. par exemple, Dietz et Neumayer, 2004).

L'expression soutenabilité faible a été employee pour caracteriser les approches économiques de la soutenabilité apparues dans les années 1970. Ces approches sont des extensions des modeles usuels de croissance neo-classiquess. Les modeles de croissance habituels considerent en regle générale que la production est determinee uniquement par la technologie et les quantites disponibles de deux facteurs de production, le travail et le capital. La principale innovation des années 1970, après le premier choc petrolier, a été d'introduire dans ces modeles les ressources naturelles comme un facteur de production supplementaire et de preciser les regles régissant leur évolution, notamment en modelisant le comportement d'extraction dans le cas d'une ressource minerale epuisable.

Ces modeles supposaient souvent des possibilites importantes de substitution entre les ressources naturelles, le capital et le travail. Associees a un progrès technique exogene, elles offraient une solution a la finitude des ressources, au moins d'un point de vue theorique : au fur et a mesure que les stocks de ressources petrolieres declinent, la production est censee les utilisér de moins en moins intensivement, sans que cela implique une baisse du niveau de vie, que ce soit grace au pur progrès technologique ou en remplacant le petrôle par une energie fossile alternative ou un autre facteur de production conçu par l'homme.

Les tenants de la soutenabilité forte pensent en revanche que les possibilites de substitution se heurtent a des limites physiques. Pour la plupart des ressources naturelles, il est necessaire de maintenir des niveaux critiques au moins egaux a ceux necessaires aux besoins de base, et en fait plus élevés si l'on veut que l'environnement conserve un niveau acceptable de ce qu'on appelle la resilience, a savoir la capacite de l'ecosystèmes a se regenerer et a retrouver son equilibre après des chocs. Le concept de soutenabilité forte est souvent considere comme ne pouvant se reduire a des approches monétaires. Toutes les variables environnementales pertinentes doivent être etudiees en termes physiques.

Dans la majeure partie de ce rapport, nous respecterons la separation traditionnelle de ces deux concepts, même si, comme nous le verrons dans la troisieme partie, la distinction entre les deux n'est, dans un certain sens, pas aussi nette qu'on peut le croire. En effet, la boite a outils de l'économiste lui permet tout a fait de représenter des processus de production dans lesquels les possibilites de substitution sont limitees a priori. Il est également possible de combiner l'approche économique et des modeles de dynamique des ecosystèmes pour tenter de donner une valeur monétaire a des elements tels que la resilience ou les irreversibilites, au moins sur le plan theorique. L'expression "theorie de la richesse au sens large" est parfois utilisée pour parler des modeles qui poussent a l'extreme cette intégration des points de vue économique et environnementaux. Les applications pratiques de ces modeles ecoenvironnementaux se limitent généralement a des ecosystèmes specifiques (cf. notamment Maler, Aniyar et Jansson, 2008, pour une serie d'illustrations) mais, selon Weber, "si la richesse au sens large pouvait etre calculee au niveau global, elle constituerait un indicateur normatif combinant soutenabilité faible (les flux des services) et soutenabilité forte (resilience des ecosystèmes)" (Weber, 2008) En second lieu, le développement de ces tableaux de bord a conduit a de nombreux efforts pour ameliorer la precision et la comparabilite internationale des indicateurs existants et a en produire de nouveaux. Ce mouvement stimule fortement la production statistique et devrait avoir in fine des consequences positives pour toutes les autres approches possibles de la mesure du développement durable.

Enfin, quel qu'en soit le prix, il faut admettre que la complexité est souvent inevitable. Cela est d'autant plus vrai si l'on suit le principe d'une soutenabilité "forte" contre une soutenabilité "faible" (cf. encadre 3.1.), qui signifie que la preservation du bien-être des generations futures implique le maintien simultane de niveaux critiques pour de nombreux actifs environnementaux pris un a un, plutot que la preservation d'une combinaison globale de ces actifs. Ce point de vue de la soutenabilité forte necessite inevitablement un suivi parallele de tous ces actifs. Au demeurant, même si on acceptait le principe de la soutenabilité faible, sa gestion repose elle aussi sur la combinaison de plusieurs instruments, chacun necessitant un suivi separe. Or il n'y aucune raison pour que les listes détaillees de tous ces objectifs et instruments soient exactement identiques en tout lieu et en tout temps. Les conditions de la soutenabilité sont inevitablement specifiques aux lieux et aux periodes. Des tableaux de bord conçus sur mesure sont les instruments appropriés pour traduire cette complexite. Viser la simplification extreme et l'harmonisation forcee reviendrait a renoncer a l'avantage comparatif de cette methode.

En definitive, les tableaux de bord sont des instruments utiles qui ne doivent pas etre ignores. A un moment ou a un autre, le fait de suivre une strategie implique nécessairement de fournir des informations quantitatives a la fois sur les instruments utilisés et sur le chemin qu'il reste a parcourir pour atteindre les objectifs fixes. C'est precisement lors de cette etape que les tableaux de bord sont inevitables. même a un niveau plus global, la conclusion finale de ce rapport sera qu'on ne peut éviter une approche multidimensionnelle de la soutenabilité. Neanmoins, la parcimonie doit aussi rester un objectif. Si un tableau de bord de la soutenabilité doit-etre construit, il faut faire en sorte qu'il soit aussi concis, precis et structure que possible. Pour ce faire, un cadre analytique precis definissant la soutenabilité est necessaire. C'est l'une des raisons pour lesquelles il est interessant de se pencher sur les travaux qui ont cherche a construire des indicateurs de soutenabilité uni-dimensionnels plus generaux.

2.2. Les indices composites

Les indices composites sont une manière de contourner le problème que pose la grande richesse des tableaux de bord et de synthetiser leurs informations abondantes et censement pertinentes en un chiffre unique. De nombreuses initiatives ont vu le jour en ce sens (cf. Afsa et al., 2008, ou Gadrey et Jany-Catrice, 2007, pour des etudes plus détaillees), pour lesquelles la sphere academique et les organisations non-gouvernementales ont joue un rôle majeur, alors que ce sont les instituts officiels de statistiques qui, en general, sont les plus impliques dans la construction des tableaux de bord.

L'idee générale de ces indices est de re-etalonner des composantes elementaires des tableaux de bord afin de les rendre plus commensurables puis de les agreger, avec eventuellement des coefficients de ponderation inegaux, pour produire un chiffre unique. Au niveau le plus simple, il existe des indices qui tentent de "verdir" l'indice de développement humain en le combinant a des informations sur les émissions polluantes (Desai, 1994 ou Lasso de la Vega et Urrutia, 2001). Nourry (2007) examine ces indices pour la France et conclut que les resultats sont difficiles a interpreter.

Un indice beaucoup plus élaboré et relativement connu est l'indice de bien-être économique d'Osberg et Sharpe (Osberg et Sharpe, 2002). Cet indice couvre simultanement la prosperite courante (en fonction de la consommation), l'accumulation soutenable et les aspects sociaux (reduction des inégalités et protection contre les risques "sociaux"). Les questions environnementales sont évaluees au moyen du coût des émissions de CO2 par habitant. Les flux de consommation et l'accumulation de richesses (selon une definition large qui comprend les stocks de recherche et développement, une variable représentative du capital humain et le coût des émissions de CO2) sont évalues selon la methodologie de la comptabilite nationale. La normalisation de chaque dimension est effectuee par une mise a l'echelle lineaire (neuf pays de l'OCDE) et l'agrégation est faite en affectant le même coefficient a chacune d'elles. Parmi les pays consideres, la Norvege atteint le plus haut niveau de bien-être économique; viennent ensuite l'Italie, l'Allemagne, la Suede et la France. Les quatre pays anglo-saxons sont a la traine, le Canada occupant la huitieme place et les états-Unis la dernière. Jany-Catrice et Kampelmann (2007) ont revu l'indice de bien-être économique pour la France en tenant compte de données ameliorees sur une periode plus longue. Leurs resultats ont confirme la divergence entre le PIB et l'indice de bien-être économique depuis la fin des années 1980, mais cette divergence est due en grande partie au manque de progrès dans la reduction des inégalités et dans l'amelioration de la securite économique. La dimension "verte" de l'indice de bienetre économique reste secondaire a ce stade.

Des chercheurs des universites de Yale et de Columbia se sont penches plus specifiquement sur les questions liees a l'environnement et ont applique la methodologie des indicateurs composites pour construire un indice de soutenabilité environnementale et un indice de performance environnementale (Estes et al., 2005). L'indice de soutenabilité environnementale couvre 5 domaines : les systèmes environnementaux (air, terre, eau, biodiversite), la reduction des stress environnementaux (pollution atmospherique, pression des dechets, gestion des ressources naturelles), la vulnerabilite humaine (exposition des habitants aux perturbations environnementales), les capacites sociales et institutionnelles (capacite a apporter des reponses efficaces aux problèmes environnementaux), et le pilotage global (cooperation avec d'autres pays a la gestion des problèmes environnementaux communs). 76 variables sont utilisées pour couvrir ces 5 domaines. Les indicateurs standard concernent par exemple la qualité de l'air ou de l'eau (par exemple, les émissions de SO2 par habitant ou la concentration de phosphore), la sante (par exemple, le taux de mortalite perinatale du fait de maladies respiratoires), et la gouvernance environnementale (initiatives locales de l'Agenda 21 par million de personnes). Ces 76 indicateurs sont regroupes en 21 indicateurs intermediaires, qui sont ensuite agreges pour produire l'indice de soutenabilité environnementale global, après avoir affecte le même coefficient de ponderation a chacun d'eux. L'indice de performance environnementale est une forme reduite de l'indice de soutenabilité environnementale, qui repose sur 16 indicateurs de resultats; il est davantage conçu comme un outil de guidage des politiques publiques : ainsi, les valeurs sont etalonnees en fonction d'objectifs concrets preetablis et non pas de données observees sur des echantillons. Selon cet indice, la Finlande était placee au premier rang en 2005 (indice global de 75). Le classement general des pays fait sens, mais on considere souvent qu'il présente les contributions des pays développés aux questions environnementales de facon trop optimiste. Des difficultes apparaissent aussi au sein de ce groupe des pays développés. Ainsi, cet indice ne fait apparaitre qu'un écart tres reduit entre les états-Unis et la France malgre de grandes différences en termes d'émissions de CO2. En fait, cet indice nous informe essentiellement sur un cocktail de dimensions, melant la qualité actuelle de l'environnement, les pressions qui s'exercent sur les ressources et l'intensite de la politique environnementale, sans nous dire si un pays donne est engage sur un sentier soutenable : il n'est pas possible de définir une valeur seuil de part et d'autre de laquelle on pourrait dire qu'un pays donne est ou n'est pas sur une trajectoire soutenable.

Au total, ces indices composites sont plutot a considerer comme des invitations a examiner plus attentivement leurs differentes composantes. C'est la l'une de leurs principales raisons d'etre. C'est également le cas en ce qui concerne les tentatives de synthetiser des tableaux de bord par des procedures statistiques plus élaborées que la simple ponderation, comme l'analyse en composantes principales (Jollands et al., 2003; David, 2008). Ces approches constituent des moyens interessants de resumer une quantite abondante d'informations. Une fois qu'on dispose de la vue générale, on peut revenir aux composantes détaillees : un pays mal classe peut rechercher les variables qui contribuent le plus a expliquer sa situation et essayer d'ameliorer ses performances sur ces variables. Ce type d'incitation en faveur d'un changement de politique ne doit pas être neglige.

Pourtant, cela ne suffit pas a retenir ces mesures comme des indicateurs de soutenabilité stricto sensu qui pourraient acquerir le même statut que le PIB ou d'autres notions de comptabilite nationale. Il y a a cela deux raisons : d'abord, comme dans le cas des grands tableaux de bord, la notion de soutenabilité qui sous-tend ces indices n'est pas bien definie; ensuite, les indices composites font fréquemment l'objet de critiques, notamment en ce qui concerne le caractere arbitraire des procedures utilisées pour ponderer leurs differentes composantes. Ces procedures d'agrégation sont parfois présentees comme etant superieures aux agrégations monétaires servant a construire la plupart des indices économiques car elles ne sont liees a aucune forme d'évaluation marchande. En effet, et nous y reviendrons, les raisons sont nombreuses de ne pas faire confiance aux valeurs marchandes lorsqu'il s'agit des questions de soutenabilité, et plus particulièrement de leur composante environnementale. Mais, qu'elles soient monétaires ou non, les procedures d'agrégation impliquent toujours d'affecter des valeurs relatives aux elements pris en compte dans l'indice agrege. Or, dans le cas des indices composites, il est difficile de savoir pourquoi on choisit d'attribuer telle ou telle valeur relative a chacune des variables pertinentes pour la soutenabilité. Le problème n'est pas que ces procedures de ponderation soient cachees, non transparentes ou non reproductibles : elles sont souvent présentees de manière tres explicite par les auteurs des indices, ce qui est l'un des points forts de ce type de litterature. Le problème vient de ce que leurs implications normatives sont rarement explicitees ou justifiees.

2.3. Les PIB ajustes, ou comment "verdir" la comptabilite nationale

Le premier sous-groupe de la commission a examine les raisons pour lesquelles le PIB ou même la consommation finale totale ne peuvent être que des indicateurs tres partiels du bienetre. Dans leur texte fondateur, Nordhaus et Tobin (1973) avaient fait la même critique et propose de construire un indice de bien-être économique (Measure of économic Welfare, MEW) en soustrayant de la consommation privée totale plusieurs composantes qui ne contribuent pas au bien-être de manière positive (comme les trajets domicile-travail et les services juridiques) et en ajoutant les estimations monétaires d'activites qui y contribuent de manière positive (les loisirs et le travail a domicile par exemple).

En outre, en se fondant sur cet indice, ils ont construit un indice de bien-être économique soutenable (Sustainable Measure of économic Welfare, SMEW) qui tient compte des évolutions de la richesse totale. Pour convertir l'indice de bien-être économique en indice de bien-être économique soutenable, Nordhaus et Tobin recourent a une estimation de la richesse publique et privée totale, qui comprend le capital reproductible, le capital non reproductible (limite aux terres et aux avoirs nets sur le reste du monde), le capital educatif (sur la base du coût cumule des années de formation de chaque membre de la population active), et le capital sante, a l'aide d'une methode d'inventaire permanent. Cet indice a été ameliore et rebaptise indice de bien-être économique soutenable (ISEW pour Index of Sustainable économic Welfare) par Daly et Cobb (1989) puis affine a nouveau par Cobb et Cobb (1994) afin d'intégrer les ressources naturelles, comme cela a également été fait avec l'indicateur de progrès veritable (genuine progress indicator, GPI)1. Ces indicateurs deduisent de la consommation une estimation du coût des pollutions de l'eau, de l'air et sonore et prennent en compte la disparition des zones humides, des terres agricoles et des forets primaires, ainsi que les dommages resultant du CO2 et de la dégradation de la couche d'ozone. De quelle manière ces ajustements operes pour mieux mesurer le bien-être nous apportentils des informations sur la soutenabilité ?
1. L'indicateur de progrès veritable (IPV) est tres similaire a l'indice de bien-être économique soutenable. Il estmis en avant depuis 1995 par l'organisation non-gouvernementale Redefining Progress (cf. notamment Talberth, Cobb et Slattery, 2006).

Depuis Samuelson (1961) et Weitzman (1976), la theorie économique considere qu'un produit national net correctement ajuste devrait correspondre au niveau maximal soutenable c'est-a-dire non decroissant) de consommation pouvant être atteint actuellement et a l'avenir. Il s'agit de la notion de revenu selon Hicks, qui definit le revenu comme ce qui peut etre consomme cette année sans que l'on soit plus pauvre a la fin de l'année, c'est-a-dire en terminant l'année avec des perspectives de consommation equivalentes a la consommation de l'année en cours. L'indice de bien-être économique soutenable et ses successeurs s'inscrivent dans cette lignee. Plus pres de notre préoccupation présente, notamment en ce qui concerne l'environnement, Hamilton (1996) a propose differents modeles theoriques qui prennent en compte l'epuisement des ressources renouvelables et non renouvelables, la pollution et les amenites environnementales et en deduisent une facon d'ajuster la consommation finale pour fournir une mesure pertinente du bien-être et de la consommation soutenables. Dans ce contexte theorique, les recherches empiriques visant a calculer le produit intérieur net ajuste pour l'environnement, qui prend en compte la consommation du capital naturel et est souvent denomme "PIB vert", se sont multipliees depuis la fin des années 1980 et en particulier depuis qu'a été cree le premier système de comptabilite économique de l'environnement (SCEE) en 1993 (cf. les etudes pionnieres de Repetto et al. (1989) ou Alfsen et al. (2006) pour une revue de litterature, et le chapitre 11 du manuel SCEE (2003) pour plus de références). Mais, ces ajustements comptables restent sujets a controverse2.
2. Concernant les difficultes rencontrees et des propositions, cf. notamment Vanoli (1995). La necessite de s'appuyer a un moment ou a un autre sur une modelisation a la fois physique et économique se présentera de nouveau et de manière systematique, quelle que soit l'approche choisie.

Le problème est que les methodes d'évaluation que requierent ces ajustements sont généralement indirectes et dépendent souvent, a un degre ou a un autre, de scenarios hypothetiques. Transposer la valeur de la dégradation de l'environnement en ajustements des agrégats macro-économiques nous conduit donc au-dela du domaine habituel de la comptabilite ex post, sur un terrain ou les hypotheses jouent au beaucoup plus grand rôle. La nature tres speculative de ce type de comptabilite explique la forte resistance de nombreux comptables à cette demarché, dans laquelle ils ne se sentent pas du tout a l'aise. L'experience en la matiere suggere neanmoins deux possibilites principales pour évaluer les atteintes a l'environnement. La premiere repose sur des estimations des dommages et la seconde sur des estimations des coûts. La premiere option repond a la question "quelle est l'ampleur des dommages engendres par la dégradation de l'environnement ?", et tente d'estimer la perte de bien-être due a la dégradation de la sante et donc du capital humain. L'estimation des coûts repond au contraire a la question "combien cela coûterait-il d'éviter la dégradation de l'environnement ?" et ce sous deux formes differentes. La premiere concerne les coûts d'entretien, c'est-a-dire l'évaluation des coûts qui seraient encourus pour remedier a la dégradation de l'environnement causee par la production et la consommation actuelles. Cette premiere estimation conduit a des agrégats "ajustes pour l'environnement" pour ces coûts et évalue ce qu'auraient représente les entrees comptables pour le même niveau (et la même structure) d'activites et de pression si tous les coûts associes a la dégradation de l'environnement avaient été encourus et repercutes sur les prix du marché. Avec cette approche, le problème est que les hausses de prix (potentiellement élevées pour des évolutions non marginales) sont susceptibles d'engendrer un changement de comportement qui, a son tour, peut affecter le niveau de demande de ces produits (et par consequent le niveau de production et/ou le choix de la technologie de production). Le second type d'estimation des coûts tente de depasser ces limites et repond a la question suivante : quel niveau de PIB serait atteint si les producteurs et les consommateurs faisaient face a une serie differente de prix relatifs dans l'économie en raison de l'existence de prix réels pour les fonctions environnementales ? Il s'agit donc d'une approche de modelisation prospective (connue sous l'appellation de modelisation économique verte) et non pas seulement de l'ajustement ponctuel d'un certain nombre de macro-agrégats. A partir de la, l'attention se focalise moins sur les nouveaux agrégats "verdis" que sur l'écart existant entre l'économie réelle et sa version "verte" (et sur les eventuelles voies de transition entre les deux).

Mais, il existe cependant un problème plus crucial avec le PIB vert, qui s'applique également au SMEW de de Nordhaus et Tobin et a l'ISEW ou a l'indicateur de progres veritable qui lui ont succede. Aucun de ces indicateurs ne definit la soutenabilité en soi. Le PIB vert ne fait qu'intégrer au PIB l'epuisement ou la dégradation des ressources naturelles. Ce n'est la qu'une partie de la reponse a la question de la soutenabilité. Ce dont nous avons besoin en fin de compte, c'est d'une évaluation de la distance qui separe notre situation actuelle de ces objectifs "soutenables". En d'autres termes, nous avons besoin d'indicateurs de sur-consommation ou encore de sous-investissement. C'est precisement l'objectif de nos deux derniers indicateurs.

2.4. L'epargne nette ajustee ou l'évolution de la richesse au sens large

L'epargne nette ajustee (également denommee epargne veritable) est un indicateur de la soutenabilité qui s'appuie lui aussi sur le cadre de la comptabilite verte. Son fondement theorique est a nouveau l'interprétation Hicksienne du revenu et de la richesse, mais l'attention est maintenant portee sur l'epargne, c'est-a-dire sur la variation de la richesse. C'est cette variation qui, si elle est negative, signale que les niveaux de consommation actuels ne peuvent être maintenus a l'avenir. Alternativement, selon Arrow et al. (2004), on peut préférer qualifier cet indicateur d'indicateur d' "investissement veritable", en référence au changement du stock total de capital, dans la mesure ou ce qui est mesure dans la pratique sous l'appellation "richesse au sens large" est un "stock de capital elargi". L'analogie avec le cas de la richesse individuelle est evidente : si j'ai desinvesti ou desepargne cette année pour financer ma consommation, cela implique que je suis plus pauvre a la fin de l'année. Il me sera eventuellement possibilite de desepargner a nouveau au cours de l'année suivante continuer a pour maintenir ce niveau de surconsommation. Mais je sais que je ne pourrai pas le faire indefiniment : tot ou tard, je devrai revoir ma consommation a la baisse. Cette notion est manifestement la contrepartie économique de la notion de soutenabilité dans la mesure ou elle inclut non seulement les ressources naturelles, mais aussi (en principe au moins) les autres ingredients necessaires pour fournir aux generations futures un ensemble d'opportunites au moins aussi grand que celui dont bénéficient les generations actuelles. Ces definitions ayant été posees, les chercheurs de la Banque mondiale (cf. notamment Hamilton, Pearce et Atkinson, 1996; Hamilton et Clemens, 1999) se sont atteles a calculer l'"epargne nette ajustee" pour un grand nombre de pays. Le rapport de la Banque mondiale de 2004 contient des estimations de l' "epargne intérieure nette" pour la quasi-totalite des pays du monde. De manière empirique, l'epargne nette ajustee est obtenue a partir des mesures classiques de l'epargne nationale brute faites par la comptabilite nationale en y operant quatre types d'ajustement. Premierement, les estimations de la consommation de capital des actifs produits sont deduites pour obtenir l'epargne nationale nette. En deuxieme lieu, sont ajoutees a l'epargne intérieure nette les depenses courantes d'éducation considerees comme une mesure pertinente de l'investissement en capital humain (alors que, en comptabilite nationale classique, ces depenses sont considerees comme de la consommation). Troisiemement, des estimations de l'epuisement de diverses ressources naturelles sont deduites pour refleter la diminution de la valeur des actifs naturels lies a leur extraction ou a leur recolte. Ces estimations de l'epuisement des ressources reposent sur le calcul de la rente tiree de ces ressources. La rente économique représente le rendement "excedentaire" d'un facteur de production donne; dans le cas présent, elle est obtenue simplement par la différence entre les prix mondiaux et les coûts moyens unitaires d'extraction ou de recolte (y compris un rendement "normal" du capital). Enfin, les dommages resultant de la pollution globale par le dioxyde de carbone sont deduits.3 Des taux d'epargne nette ajustee negatifs indiquent que la richesse totale diminue et constituent donc un message d'alerte de nonsoutenabilité. Que donne la comparaison de cet indicateur avec les mesures classiques de l'epargne et de l'investissement dans la comptabilite nationale ? Comme on peut le voir sur les graphiques 3.1 et 3.2 concernant la France et les états-Unis, le niveau d'epargne nette ajustee est principalement determine par l'epargne brute, ajuste pour la consommation de capital et les depenses d'éducation, et semble être tres marginalement affecte par d'autres elements de correction (même si les ajustements pour l'epuisement des ressources naturelles n'étaient pas si marginaux que cela aux états-Unis pendant les années 1980).
3. De même que les dommages causes par la pollution locale, ils sont difficiles a estimer en l'absence de données specifiques localisees. Cependant, une version augmentée de l'epargne nette ajustee pour la pollution locale est fournie en prenant en compte les dommages pour la sante qui resultent de la pollution de l'air en milieu urbain (matieres particulaires PM10).

En outre, ces données montrent que les pays développés sont pour la plupart engages sur un sentier de croissance soutenable, ce qui n'est pas le cas pour de nombreux pays emergents ou en développement. En particulier, la plupart des pays exportateurs de ressources naturelles sont sur des sentiers non-soutenables, selon cet indicateur (Graphique 3.3).

De tels chiffres ont l'avantage de bénéficier d'un cadre conceptuel coherent permettant de définir la soutenabilité. Le travail de collecte conduit par Banque Mondiale pour la version seminale de cet indicateur et ses mises a jour regulieres sont une contribution importante a la mise en place d'une comptabilite patrimoniale exhaustive.

Toutefois, la methodologie qui sous-tend actuellement les calculs empiriques de l'epargne nette ajustee par pays présente des lacunes bien connues, détaillees par leurs auteurs euxmemes4. Certaines de ces lacunes peuvent être facilement comblees. Ainsi, il est plutot aise de fournir des ajustements supplementaires pour prendre en compte le progrès techniques et l'évolution de la population (en considérant l'epargne nette ajustee par habitant). Mais, d'une manière générale, la pertinence de l'approche par l'epargne nette ajustee depend crucialement de ce qui est pris en compte (les differentes formes de capitaux transmis aux generations futures), c'est-a-dire de ce qui est inclus dans la "richesse au sens large", et du prix utilisé pour comptabiliser et agreger ces differents types de capitaux (la manière de comptabiliser) dans un contexte ou l'évaluation par les marchés est imparfaite.

Les auteurs reconnaissent par exemple que les calculs ne prennent pas en compte des sources importantes de dégradation de l'environnement, comme l'epuisement des eaux souterraines, la peche au-dela des seuils de soutenabilité et la dégradation des sols (Where is the Wealth of Nations, 2006, p.154) et, a fortiori, la perte de biodiversite. Quant a la valorisation de la dégradation de l'environnement, il convient, du fait de l'absence d'évaluation par le marché, de déterminer des "valeurs comptables" en modelisant les consequences a long terme d'un changement donne du capital environnemental et la manière dont il influencera le bien-être a venir. Nous avons des elements de theorie assez bien etablis qui nous disent de quelle manière cela peut être fait, mais la mise en oeuvre pratique pose des problèmes considérables. L'annexe 3 fournit une analyse approfondie de ces difficultes et propose quelques pistes d'ameliorations possibles. Mais ces problèmes de mise en oeuvre restent considérables et seront au centre des arguments développés dans la troisieme partie.

2.5. Empreintes

L'empreinte ecologique a été initialement proposee par Wackernagel et Rees (1995). Cet indicateur a ensuite bénéficie d'une large promotion par l'association Redefining Progress et le WWF, ce dernier organisme fournissant des mises a jour regulieres de l'indice dans son rapport annuel Planete vivante. L'empreinte ecologique a connu un grand succes aupres des ONG vertes et de l'opinion publique, et sa methodologie et ses mises a jour sont actuellement prises en charge par le Global Footprint Network.

Selon les termes de Moran, Wackernagel et leurs co-auteurs (2008), l'empreinte ecologique mesure la part de la capacite de regeneration de la biosphere qui est absorbee par les activites humaines (consommation), en calculant les surfaces de terre et d'eau biologiquement productives qui sont necessaires a une population donnee pour maintenir indefiniment son rythme de consommation courant. L'empreinte d'un pays (cote demande) est ainsi la surface totale requise pour produire l'alimentation, les fibres et le bois qu'il consomme, absorber les dechets qu'il produit et fournir l'espace necessaire a ses infrastructures (surfaces construites). Cote offre, la biocapacite est la capacite productive de la biosphere et son aptitude a fournir un flux de ressources biologiques et de services utiles a l'homme.
4. De nombreux autres auteurs ont tente d'ameliorer l'indicateur original : Arrow et al. (2004) pour les principales régions du monde, Hanley et al. (1999) et Pezzey et al. (2006) pour l'Ecosse, Lange et Wright (2004) pour le Botswana, Arrow et al. (2008) pour les états-Unis et la Chine, Nourry (2008) pour la France et Randall (2008) pour l'Australie, etc.

Les resultats sont bien connus et plutot frappants (graphique 3.4) : depuis le milieu des années 1980, l'empreinte ecologique de l'humanite est superieure a la capacite de charge de la planete. En 2003, l'empreinte totale de l'humanite depassait d'environ 25 % la biocapacite de la Terre (pour dire les choses simplement, il nous aurait fallu un quart de planete supplementaire pour répondre a nos besoins). Alors que chaque être humain dispose de 1,8 hectare global, les Europeens en utilisént 4,9 par personne et les Nord-Americains deux fois plus, c'est-a-dire beaucoup plus que les biocapacites réelles de ces deux zones geographiques. Il ne fait aucun doute que les expressions, les concepts et les resultats sont tres attrayants et qu'ils semblent facilement compréhensibles. Ces facteurs expliquent le succes de cet indicateur aupres du public et des instances internationales influentes. Mais, ces qualités pedagogiques ne signifient pas que cet indicateur n'ait pas de points faibles et nombre de ses caracteristiques ont fait l'objet de critiques, comme pour l'epargne nette ajustee, quoique pour des raisons tres differentes5.
5. Un examen approfondi de cet indice a recemment été publie par le Conseil économique, social et environnemental (Le Clezio, 2009) et par le Ministere de l'Ecologie (Commissariat general au développement durable, 2009).

Certaines critiques d'ordre general concernent le fait que l'indice ne tient pas compte des possibilites offertes par le progrès technique, ou le fait qu'il passe sous silence les problèmes de non-soutenabilité resultant de l'extraction des ressources fossiles, ainsi que des questions telles que la biodiversite et la qualité de l'eau.

Même concernant les elements pour lesquels il est censement performant, l'indicateur pose certaines difficultes. Considerons les 6 differents types d'utilisation des sols qu'il couvre.

Concernant les terres cultivees, les calculs de l'empreinte ecologique ne reposent pas sur la definition d'un rendement agricole "soutenable", a savoir un rendement permettant de maintenir une qualité des sols suffisante pour fournir un rendement identique l'année suivante. La biocapacite est simplement la capacite observee, obtenue a partir du rendement réel. Par consequent, a l'echelle d'un pays, l'empreinte ecologique de la production des terres cultivees sera toujours egale a la biocapacite du pays. Ceci a deux consequences. Tout d'abord, a l'echelle d'un pays, le deficit ecologique en matiere de terres cultivees refletera simplement le deficit commercial. Ensuite, a l'echelle mondiale, les exportations et les importations se compensant mutuellement, l'empreinte ecologique et la biocapacite pour les terres cultivees seront toujours egales.

Ces proprietes ne sont pas dissimulees par les concepteurs de l'indice6, mais elles ne sont pas non plus mises en avant lorsqu'il s'agit d'interpreter et d'analyser les resultats. Van den Bergh et Verbruggen (1999) ont deja mis en evidence ce qu'ils ont appele le fort parti pris anti-commercial inherent a la methodologie de l'empreinte ecologique7. Le fait que les régions ou les pays a forte densite de population (faible biocapacite) tels que les Pays-Bas aient des deficits ecologiques, alors que les régions ou les pays a faible densite de population (biocapacite élevée) comme la Finlande bénéficient d'un excedent peut être considere comme relevant d'une situation normale ou les echanges commerciaux sont mutuellement avantageux, plutot que comme l'indice d'une situation non-soutenable. De fait, la mise a jour la plus recente de cette methodologie a reconnu que le fait qu'un pays soit en excedent ecologique ne constitue pas en soi un critère suffisant de soutenabilité. Moran, Wackernagel et al. (2008) ont abandonne la comparaison de l'empreinte ecologique d'un pays avec sa propre biocapacite, pour proposer plutot de diviser toutes les empreintes ecologiques des pays par la biocapacite globale. Ce faisant, ils reconnaissent que les empreintes ecologiques sont moins des mesures de la soutenabilité des differents pays que des mesures de leurs contributions a la non-soutenabilité globale. Ceci etant, il reste qu'aucun deficit ecologique ne peut exister pour les terres cultivees a l'echelle mondiale. à cette echelle, cet indicateur ne fournit donc pas d'informations sur l'exces de pression que l'humanite exerce en moyenne sur la capacite de regeneration des terres cultivees. Le même raisonnement s'applique aux paturages. Une fois de plus, a l'echelle d'un pays, le deficit ecologique refletera simplement le deficit commercial des produits du bétail, excluant par construction la possibilite d'un deficit ecologique a l'echelle mondiale.

Pour ce qui concerne les terrains construits, la demande pour ce type d'utilisation des sols est toujours egale a la biocapacite, etant donne que l'une et l'autre représentent la surface de terre cultivee perdue au profit de ce type d'utilisation. Ainsi, la contribution des terrains construits au deficit ecologique global est nulle.

Concernant la pression qui s'exerce sur les zones de peche et les terres forestieres, l'empreinte ecologique traite ce point d'une manière qui semble beaucoup plus en accord avec une approche de la soutenabilité réelle, a savoir un flux de consommation disponible qui laisse le niveau des stocks inchange pour l'année suivante. Neanmoins, a l'echelle de la planete, on peut voir que la biocapacite est superieure a l'empreinte ecologique, ce qui suggere qu'il n'existe pas de problème de soutenabilité concernant l'utilisation de ces ressources. En outre, même si elles sont en deficit, elles ne représentent qu'une partie plutot faible de l'empreinte ecologique globale (respectivement 9% et 3% pour les forets et les lieux de peche).

Enfin, la surface consacree a l'absorption de CO2 designe la surface de terres forestieres necessaire pour absorber les émissions anthropiques de dioxyde de carbone. En 2005, cet espace contribuait pour plus de 50% (plus important contributeur) a l'empreinte ecologique humaine totale de l'epoque, cette part ayant été multipliee par plus de 10 entre 1961 et 2005. 6. Cf. Calculation Methodology for the National Footprint Accounts, Edition 2008, version 1.0.
7. Contrairement a l'epargne nette ajustee, l'empreinte ecologique est basee sur la consommation finale (ou demande finale), a savoir production + importations . exportations. En d'autres termes, le terrain equivalent requis pour une consommation donnee est attribue au consommateur de la ressource plutot qu'a son producteur. Par exemple, les ressources non renouvelables extraites dans un pays en développement et exportees dans un pays developpe (comme le petrôle) sont prises en compte dans l'empreinte ecologique du pays developpe.

Dans la présentation classique de l'empreinte ecologique, il n'existe pas de biocapacite formelle liee a la demande d'assimilation de ce CO2. Il est a noter qu'il serait également possible de regrouper l'empreinte ecologique (zone de forets) necessaire pour fournir le bois de construction, le combustible et le papier et l'empreinte ecologique necessaire pour absorber ces émissions de CO2, puis de comparer cet agrégat a la biocapacite des terres forestieres, la foret etant precisement la contrepartie utilisée pour contrôler l'absorption de dioxyde de carbone, chaque utilisation (produits du bois et absorption du CO2) imposant une demande conçurrentielle a la même unite forestiere. Cette approche revelerait un deficit total de terres forestieres considérable, reflet de la suraccumulation d'émissions de CO2 dans l'atmosphere.

A ce stade, nous avons etudie de facon separee les desequilibres potentiels pour chaque type d'usage de la terre. Pour regrouper les differentes zones et obtenir un chiffre unique, la biocapacite et les empreintes, initialement mesurees en hectares, sont exprimées sous la forme d'une unite de terre standardisee, appelee hectare global. C'est une facon de re-ponderer les sols en fonction de leur productivite agricole potentielle relative. Ce potentiel est évalue grace au modele spatial GAEZ qui permet de mesurer les rendements agricoles potentiels, mis au point par l'IIASA (Institut international pour l'analyse des systèmes appliques) et la FAO. Considerons par exemple le cas d'un hectare de terres cultivees et d'un hectare de foret. La methodologie GAEZ indiquerait que le rendement potentiel de la zone cultivee est deux fois superieur au rendement potentiel de la zone forestiere. Ensuite, en regroupant la zone cultivee et la zone de foret pour calculer l'empreinte ecologique totale, les terres cultivees se verront appliquer un coefficient de ponderation deux fois plus important que celui attribue a la zone forestiere.

Ceci n'est pas neutre en ce qui concerne les recommandations politiques, car la foret aura généralement un facteur d'equivalence (ponderation) plus faible, ce qui signifie qu'une transformation a grande echelle de zones forestieres en terres cultivees fera directement augmentér la biocapacite totale disponible et reduirait par consequent le deficit ecologique. En resume, l'apparente simplicite de l'empreinte ecologique cache plusieurs difficultes, qui ceci pousse a mieux se focaliser sur ce qu'est son veritable apport et a se rabattre eventuellement sur des approches moins ambitieuses mais plus transparentes. Les comparaisons des empreintes ecologiques entre les pays doivent être utilisées comme un indicateur de l'inégalité de la consommation et des interdependances entre les zones geographiques (cf. notamment Mac Donald et Patterson, 2004). Mais le message essentiel de l'empreinte ecologique, et il s'agit bien d'un message, est que l'humanite, et notamment les pays occidentaux développés, ont considérablement augmenté le niveau des émissions de CO2 dans l'atmosphere au cours des 40 dernières années (graphique 3.4). Les émissions annuelles depassent aujourd'hui largement le niveau pouvant être absorbe par la nature, avec des consequences bien connues pour la temperature et le climat. L'approche methodologique de calcul de l'empreinte ecologique consiste a exprimér ces émissions en termes de surface equivalente (foret) necessaire pour les absorber. Cela donne au citoyen ordinaire une vision parlante de l'ampleur de ce problème, et c'est la que se situe la veritable valeur ajoutee de l'empreinte ecologique. Mais, en dehors de cela, sa valeur ajoutee par rapport a une comptabilite centrée sur ces émissions de carbone n'est pas particulièrement frappante. La methodologie de l'empreinte ecologique fournit ainsi des elements interessants en vue d'une comptabilisation totale des émissions de CO2 provenant de la consommation, car l'empreinte carbone a l'echelle d'un pays prend non seulement en compte les émissions directes de CO2, mais également les émissions indirectes induites par les produits importes. D'un point de vue plus general, la comptabilisation du carbone (par exemple, le "bilan carbone" utilisé en France) est probablement une tentative plus prometteuse de contrôler la pression que nous (un pays, une communaute locale, un citoyen, etc.) exercons sur la capacite d'absorption des dechets par notre ecosystème.

3 - Approches de la soutenabilité au moyen d'indices uniques : quels sont les obstacles ?

Essayons de resumer l'impression générale qui se degage de l'état des lieux propose dans la deuxieme partie. Cette partie a expose les nombreuses tentatives faites jusqu'a présent pour quantifier la soutenabilité. Jusqu'a un certain point, cette abondance est normale. La soutenabilité n'est pas une question uni-dimensionnelle et, tot ou tard, il nous appartient de l'etudier au moyen d'un nombre relativement important d'indicateurs, et c'est precisement l'argument que nous avons developpe en faveur des tableaux de bord.

Pourtant d'un autre point de vue, l'abondance est souvent consideree comme un inconvenient majeur. Si l'on souhaite attirer l'attention de l'opinion publique ou des responsables politiques sur les questions liees a la soutenabilité, il est utile de disposer de chiffres synthetiques qui puissent conçurrencer la popularite du PIB. C'était precisement l'ambition de la plupart des indicateurs que nous avons passes en revue dans la deuxieme partie et, a cet égard, il devient problematique de disposer d'autant d'indices pretendument synthetiques donnant des visions aussi differentes des degres de soutenabilité des differents pays.

Pour montrer a quel point les divergences peuvent être importantes, nous avons représente graphiquement les valeurs de trois indicateurs disponibles de manière systematique pour la quasi-totalite des pays du monde (graphiques 3.5 et 3.6) : l'indice de soutenabilité environnementale, l'epargne nette ajustee selon le calcul de la Banque mondiale (en % du RNB) et l'empreinte ecologique.

Les graphiques confirment que les liens entre ces indices sont faibles et que les messages transmis peuvent être contradictoires. L'indice de soutenabilité environnementale et l'epargne nette ajustee montrent une faible correlation positive, car ils se revelent tous deux favorables aux pays les plus développés. En ce qui concerne l'indice de soutenabilité environnementale, cela est du entre autres choses au poids qu'il accorde aux politiques environnementales actives et a la qualité des institutions qui participent a la mise en oeuvre de ces politiques. Dans le cas de l'epargne nette ajustee, cette correlation est due au fait que les pays développés sont plus en mesure d'accumuler du capital physique et humain, alors que l'exploitation des ressources epuisables est plus souvent concentrée dans les pays du sud. La correlation est de même signe pour l'epargne nette ajustee et l'empreinte ecologique, mais il convient de la lire dans l'autre sens : les pays qui sont les plus "soutenables" du point de vue de l'epargne nette ajustee ont une empreinte ecologique plus importante et sont donc moins "soutenables" ou, plus precisement, contribuent plus a la non-soutenabilité globale que les pays dont l'epargne nette ajustee est faible.

Est-il possible de depasser ces divergences pour se mettre d'accord sur une représentation partagee de la soutenabilité globale. Si tel était le cas, cela constituerait une avancee majeure. Mais nous verrons que la reponse à cette question est malheureusement negative, en raison de difficultes profondes qui ne peuvent être resolues facilement. Ces raisons doivent etre correctement comprises si nous voulons orienter nos efforts dans les directions appropriées. C'est la le principal objectif de la présente partie.

Notre analyse comprendra deux etapes. La premiere repond a la question suivante : si nous devions produire un seul indicateur global de la soutenabilité, quelle serait la methodologie a suivre ? Dans ce cas, l'element crucial est le processus de construction de l'agrégat requis pour combiner tous les elements heterogenes dont il faut tenir compte pour le bien-être a venir (point 3.1). La litterature économique recente propose une reponse à cette question qui écarte l'hypothese naive selon laquelle cette agrégation pourrait se baser sur les prix du marché, mais sans pour autant renvoyer a des choix de ponderations arbitraires. Des exemples simples montreront de quelle manière cette demarché s'appliquerait a des contextes stylises, et notamment sa capacite potentielle a depasser l'opposition classique entre les approches forte et faible de la soutenabilité (point 3.2).

Mais ce cadre fait aussi ressortir avec beaucoup de nettete les conditions tres exigeantes que requiert cet indice ideal et il constitue donc un bon point de depart pour l'analyse systematique des problèmes auxquels se heurte l'évaluation pratique de la soutenabilité. Nous ne pretendons pas etudier tous ces problèmes de manière systematique, mais nous souleverons les points qui semblent particulièrement determinants. Nous verrons tout d'abord que ce cadre d'analyse attire l'attention sur l'importance des incertitudes techniques et normatives qui rendent difficile la fourniture d'évaluations univoques de la soutenabilité (points 3.3 et 3.4). Nous utilisérons ensuite ce cadre pour clarifier les difficultes posees par la dimension internationale de la problematique (point 3.5). Ces elements de réflexion serviront de base aux recommandations plus eclectiques qui seront proposees dans la quatrieme et dernière partie.

3.1. Comment procederions-nous pour construire un indicateur unique de la soutenabilité ?

Les elements développés dans la seconde partie font ressortir au moins un point de consensus : la soutenabilité concerne ce que nous transmettons aux generations futures et la question est de savoir si nous leurs laissons suffisamment de ressources de toutes sortes pour qu'elles disposent d'ensembles d'opportunites au moins aussi importants que ceux dont nous avons bénéficie. Ceci est a la base de ce que l'on appelle généralement l'approche de la soutenabilité fondee sur les "stocks", la "richesse", les "actifs" ou le "capital". Les actifs a prendre en compte sont nombreux : ressources fossiles, ressources renouvelables, ressources environnementales, mais également capital physique, humain et social, ou connaissances générales. Pour éviter tout malentendu, il convient de preciser que les termes d' "actifs" ou de "capital" ne signifient pas que nous considerons que ces ressources doivent être privées ou soumises aux forces du marché. Nombre de ces ressources sont des actifs collectifs qui ne peuvent être geres efficacement par les mecanismes de marché. Cette approche de la soutenabilité fondee sur la "richesse" ou les "stocks" a notamment fourni le cadre de base au Millenium Ecosystem Assessment conduit par les Nations Unies entre 2001 et 2005 et qui, a ce stade, constitue l'inventaire de référence pour les tendances environnementales sur toute la planete. Ce type de cadre conceptuel est evidemment totalement en accord avec les points de vue traditionnels des économistes sur les aspects dynamiques du bien-être (cf. encadre 3.2). Il est également interessant de constater que la référence à cette notion de richesse est partagee par plusieurs travaux d'auteurs heterodoxes (cf. pour la France, Meda, 1999 ou Viveret, 2002). Tout cela suggere que nous disposons d'un langage commun qui peut favoriser la convergence entre une grande variete de points de vue.

Prenons un exemple : l'une des critiques "heterodoxes" frequentes du PIB classique est que, selon cet indice, la destruction du capital naturel ou physique peut être comptabilisee positivement, en raison des retombees positives des reparations sur l'activite économique. Pour être exact, ces activites de reparation ne font pas toujours augmentér le PIB : elles ne le font que s'il y a une augmentation nette de l'activite, ce qui ne sera pas le cas s'il y a simple simple transfert de travail des activites normales vers les actions de reparation. Mais, lorsqu'une augmentation de l'activite a effectivement lieu, le PIB envoie clairement un message inadequat s'il est interprete en termes de bien-être. L'approche de la soutenabilité fondee sur les stocks evite un tel paradoxe, d'une manière qui rejoint la discussion des "depenses defensives" largement abordee par le premier sous-groupe. Selon l'approche par les stocks, une catastrophe ecologique se traduit par une perte en capital, et donc un appauvrissement et une menace immediate pour la soutenabilité. Les actions de reparation seront comptabilisees comme des investissements qui servent uniquement a compenser la perte initiale. Ces actions ne rendent pas plus riche si la perte de capital initiale a ete enrégistree de manière adequate. Par ailleurs, s'agissant d'investissements, ils ne doivent pas entrer dans l'évaluation du bien-être actuel : en l'absence de catastrophe, les personnes auraient pu se consacrer a des activites plus profitables que la seule restauration des conditions qui prevalaient avant la catastrophe.

Ceci ayant été pose, les difficultes et divergences emergent des qu'on en vient a la quantification. La quantification consiste a mesurer les changements de quantite ou de qualité des differents actifs ou ressources, a savoir ce que l'on nomme les "mesures physiques". Les problèmes lies aux mesures sont deja importants a ce stade, mais nous considererons qu'ils ont été surmontes. A un moment donne, on suppose donc qu'on sait observer dans quelle quantite nous accumulons des stocks de ressources qui devraient contribuer positivement au bien-être futur et dans quelle mesure nous appauvrissons ou deprecions d'autres stocks d'une manière qui contribuera negativement au bien-être a venir. La question est alors de savoir a quel point cela affectera la soutenabilité ou la non-soutenabilité globale. Si nous nous imposons la contrainte de répondre à cette question par un chiffre unique, il faut trouver le moyen d'agreger l'ensemble de ces variations physiques.

Pour ce qui concerne les actifs ou les ressources echanges sur les marchés, une facon d'évaluer leur contribution au bien-être a venir est d'utilisér les prix observes sur les marchés. Pourtant, même dans ce cas simple, nous savons qu'il existe de nombreuses raisons pour qu'une telle approche se revele problematique. Tout d'abord, même lorsqu'il existe des prix, il y a un risque que ceux-ci ne soient pas représentatifs des contributions réelles au bien-être des actifs correspondants a long terme, en raison de leur incapacite a intégrer pleinement toutes les externalites, positives ou negatives, qui peuvent être associees a l'accumulation de ces actifs. même si ce n'était pas le cas, il y a le fait que ces prix refletent le comportement peu prevoyant ou irrationnel des investisseurs ou des detenteurs des ressources, qui conduit souvent a des changements erratiques des fondamentaux. Il suffit par exemple de penser aux fortes variations des prix des actifs financiers et du petrôle qui ont été observees au cours des dernières années.


Encadre 3.2. soutenabilité, richesse et approches inter-temporelles du bien-être

Les mesures de la soutenabilité qui font l'objet du présent document sont liees a la question plus globale de la mesure du bien-être social d'un point de vue intertemporel. Notre propos est de decrire les idees principales et nous invitons le lecteur a se référer a la troisieme partie de la contribution de M. Fleurbaey a la Commission pour une argumentation plus rigoureuse (Fleurbaey, 2009).

La richesse et le bien-être inter-temporel : des concepts jumeaux
La dimension inter-temporelle du bien-être peut être introduite en partant du point de vue individuel. L'idee est que le bien-être actuel d'un individu depend non seulement de ce qu'il consomme ou de ce dont il bénéficie a la date courante, mais également de ce qu'il prevoit de consommer ou de ce dont il s'attend a bénéficier dans un avenir plus ou moins eloigne. Il est possible d'etre satisfait avec un niveau relativement faible de ressources immediates, si l'on prevoit que sa situation s'ameliorera avec le temps. A l'inverse, une personne sera peu satisfaite malgre un niveau de vie actuel élevé si elle sait que cette situation ne va pas perdurer. Le traitement naturel de cette dimension inter-temporelle consiste a considerer que le bienetre global (V) d'un individu donne est mieux mesure en tant que combinaison ponderee des niveaux actuel et a venir de son bien-être instantane (U). Dans la pratique, cette combinaison ponderee prend généralement la forme d'une somme actualisee des valeurs successives de U.
De quelle manière cette notion est-elle liee a la richesse ? Il s'agit d'un lien direct. Nous savons que la definition rigoureuse de la valeur d'un actif est la somme actualisee des dividendes que celui-ci va generer pendant des periodes futures. De la même manière, pour définir la richesse d'un individu, il convient de mesurer la valeur actualisee de la consommation ou de la jouissance a venir qu'une personne peut prevoir d'obtenir de ses ressources actuelles, ce qui revient a définir le bien-être inter-temporel. Bien evidemment, il doit être clair que cette conception de la richesse depasse la notion habituelle de richesse financiere ou physique. Posseder des actifs financiers ou materiels augmenté certes les possibilites offertes a une personne en termes de consommation a venir. Mais avoir un niveau d'instruction élevé, être en bonne sante ou bénéficier d'un reseau social etendu sont également des formes de richesse présente qui renforcent la perspective d'avoir des revenus, de consommer et/ou de profiter de l'existence au cours des années a venir. Que se passe-t-il si nous passons au point de vue social ? Il est d'abord possible de regrouper ces V prospectifs pour tous les individus actuellement en vie. Mais d'un point de vue collectif, il ne s'agit la que d'un aspect du problème. Les collectivites sont censees survivre au-dela des horizons de vie de leurs membres actuels, ces membres etant constamment remplaces par de nouveaux. Cela signifie que mesurer le bien-être inter-temporel d'une collectivite donnee revient a faire la somme actualisee des consommations et des sources de satisfaction de tous ses membres actuels et futurs pour toutes les epoques a venir. Si nous faisons cela, nous aurons le même lien entre le bien-être social et la richesse intertemporelle que celui que nous avions dans le cas individuel, en retenant un concept de "richesse au sens large" qui regroupe le potentiel d'utilite de toutes les ressources actuelles, pas seulement pour nousmemes, mais également pour toutes les generations futures. Nous utilisérons la lettre W pour caracteriser cette conception etendue de la richesse.
Les difficultes d'une telle évaluation sont toutefois considérables, comme Samuelson (1961) l'a souligne il y a longtemps. Selon son propre terme ceci conduit a donner une forte composante de "futurite" a l'évaluation du bien-être social, ce qui la rend quasiment impossible a realiser dans la pratique. De plus, même si nous pouvions produire des projections a tres long terme des trajectoires de consommation ou du bien-être courants, nous serions toujours confrontés a la question de l'actualisation, a savoir la manière de ponderer le bien-être relatif des personnes vivant a l'heure actuelle et celui des personnes vivant dans 100 ans, voire encore plus tard. Cette question est toujours au coeur du débat. L'actualisation est inevitable d'un point de vue pratique (pour éviter les sommes infinies), mais elle est ethiquement problematique : en principe, toutes les personnes devraient être traitees de manière egale, quelle que soit leur date de naissance. Dans tous les cas, quelle que soit l'attitude choisie, des indices pratiques du bien-être necessitant une agrégation inter-temporelle jusqu'a la fin des temps sont difficiles a élaborér et evidemment difficiles a faire comprendre.

Deux modes de mesures de la soutenabilité : le bien-être durable et les évolutions de la richesse mondiale En raison des difficultes evoquees precedemment, la Commission a choisi de ne pas mettre en avant cette vision inter-temporelle a long terme du bien-être social. Les sous-groupes charges de traiter les questions liees au PIB classique et a la qualité de vie se sont essentiellement concentres sur les elements qui affectent le bien-être courant.

La dimension inter-temporelle a été consideree par le présent sous-groupe a travers la dimension plus etroite mais non moins importante de la soutenabilité, a savoir la question de déterminer si la société sera capable, a des epoques futures, d'avoir un niveau de bien-être courant aussi élevé que celui que nous avons aujourd'hui. Le lien entre la richesse et cette question de la soutenabilité peut être présente comme suit : mesurer la richesse revient a mesurer la taille du gateau a partager entre les generations successives, tandis que mesurer la soutenabilité consiste a déterminer de quelle manière ce gateau sera partage entre les generations ou les epoques, l'objectif etant qu'aucune generation future ne soit moins bien lotie que la generation actuelle. La metaphore du gateau est evidemment tres imparfaite dans un contexte intertemporel.

Dans un cadre dynamique, la taille du gateau n'est pas fixe mais depend du comportement des generations successives. Mais, même imparfaite, cette metaphore permet de clarifier la différence ainsi que le lien entre les deux notions de richesse globale et de soutenabilité.

Ceci dit, il existe deux ecoles en ce qui concerne l'évaluation de la soutenabilité. La premiere consiste a définir des concepts de consommation ou de bien-être soutenables. L'idee est de calculer le niveau constant maximal de bien-être pouvant être assure au cours de toutes les periodes successives, avec comme point de depart les niveaux actuels de ressources. La litterature consacree a la caracterisation de ce Usout est abondante. C'est l'idee de depart de l'indice de "bien-être économique soutenable" de Nordhaus et Tobin, reprise par les nombreux successeurs de cet indice. Cette notion a ete ensuite conceptualisee par differents documents theoriques, a commencer par celui de Weitzman (1976). Sur le plan empirique, le concept de PIB vert peut également être vu comme une tentative partielle de calculer un niveau de vie soutenable.

Mais il existe deux limites à cette approche. Tout d'abord, concernant le PIB vert, il convient de souligner qu'il correspond a une version partielle du concept de Usout. Il mesure en effet la production nette des dégradations environnementales, mais ne prend pas en compte l'accumulation ou la perte de nombreuses formes d'actifs, notamment des actifs intangibles. Ensuite, même si nous pouvions mesurer Usout de manière satisfaisante, il ne s'agirait aucunement d'une statistique suffisante pour caracteriser la soutenabilité. Pour le dire simplement, remplacer le PIB par la mesure d'un PIB vert ne nous permet pas d'évaluer si nous nous trouvons ou non sur un sentier soutenable. La mesure de la soutenabilité impose de comparer ce PIB vert a notre consommation réelle de ressources. Pour reformuler ceci en termes de services ou de bien-être, c'est le couple (U, Usout) qui est necessaire pour évaluer la soutenabilité. Nous sommes sur un sentier soutenable tant que U.Usout. Nous sommes sur un sentier non soutenable des que U est superieur a Usout.

La seconde ecole consiste a construire un indicateur qui mesure directement l'écart entre ce que nous consommons ou ce dont nous bénéficions et ce que nous pourrions consommer ou ce dont nous pourrions bénéficier sur une base soutenable. Cet écart peut être mesure par l'évolution de la richesse au sens large (dW) et les calculs de l'epargne nette ajustee sont une tentative de quantification de cette évolution. L'idee est simple : une augmentation de la richesse entre t et t+1 signifie que nous disposons au debut de la periode t+1 de ressources suffisantes pour maintenir, voire augmentér, le niveau du bien-être que nous avions au moment t sans compromettre l'avenir. Une baisse de la richesse signifie que nous disposons au debut de la periode t+1 de ressources moins importantes que celles dont nous disposions au debut de la periode t. Cela n'interdit pas nécessairement de consommer autant pendant la periode t+1 que pendant la periode t, mais il est clair que nous ne pourrons pas le faire indefiniment. Tot ou tard, la société devra revoir a la baisse son niveau de vie et cet ajustement sera d'autant plus violent qu'il sera entrepris tard. Comme pour le calcul de V, le message refletera le choix du facteur d'actualisation ƒÏ, mais de facon sensiblement differente. Lors du calcul de V, le choix de ƒÏ pose un problème ethique, qui est de savoir quels coefficients de ponderation relatifs il convient d'attribuer au bien-être actuel ou au bien-être a venir. Lorsque l'on calcule dW pour l'utilisér comme un indicateur de soutenabilité, le choix de ƒÏ affecte en revanche la capacite d'anticipation de l'indice. Le choix d'une valeur de ƒÏ s'apparente au choix d'une distance focale pour des jumelles. Une valeur de ƒÏ élevée permettra de se focaliser sur le risque d'une baisse de U dans un avenir relativement proche. Mais avec des valeurs élevées, l'indicateur ne sera pas parlant concernant les eventuelles baisses de U dans un avenir tres lointain. Les messages d'alerte concernant la non-soutenabilité a long terme n'apparaitront que si une valeur faible est adoptee pour ƒÏ. Ce lien entre richesse et soutenabilité signifie qu'il peut être pertinent de les considerer de facon simultanee. C'est precisement ce qu'a fait la Banque mondiale dans ses évaluations les plus recentes de l'epargne nette ajustee (Banque mondiale, 2006). Ces évaluations ont montre que la majeure partie de la "richesse des nations" reside dans les ressources intangibles, telles que les competences, c'est-a-dire le capital humain, conformement a ce qui a été propose par Adam Smith il y a plus de deux siecles. Tandis que la predominance du capital humain est essentiellement averee dans les pays développés, un part beaucoup plus importante de la richesse des pays pauvres est constituee par les actifs naturels. Malheureusement, l'epargne nette ajustee de ces pays est souvent negative, car l'exploitation des ressources naturelles n'est pas compensee par une accumulation suffisante d'autres actifs physiques et humains. Ce constat ne disculpe pas nécessairement les pays développés, et ne signifie pas non plus que les pays moins développés devraient consommer moins. L'idee est plutot qu'ils devraient investir de manière plus efficace. Mais cela souligne surtout a quel point ces pays pauvres, qui dépendent des ressources naturelles, sont exposes a des problèmes a moyen terme en matiere de soutenabilité et pointe le risque de creusement des inégalités au niveau mondial.

De toute manière, même si nous etions prets a croire a la validite des prix du marché lorsqu'ils existent, il reste le problème des actifs qui ne sont pas echanges en tant que tels sur les marchés, et pour lesquels aucun prix direct ne peut être observe. Exclure ces actifs des calculs est evidemment le type de reponse qu'il convient d'éviter, c'est pourquoi il faut trouver des procedures alternatives.

Dans certains de ces cas, la monetisation indirecte semble encore possible de manière relativement evidente. Prenons l'exemple du capital humain, présente plus en détail a l'annexe 3. Pour cette forme de capital, la strategie utilisée par les versions initiales de l'epargne nette ajustee consistait a évaluer son accumulation par le coût monétaire de production de nouveau capital humain, a savoir les depenses d'éducation. Cette methode est evidemment trop primaire, car elle ignore la dépréciation de ce capital humain et le fait que le même niveau de depense peut produire des capitaux humains de qualités tres diverses. Il existe une methode alternative qui fait appel a des informations partielles fournies par le marché du travail : le capital humain est alors évaluable par le flux actualise du revenu du travail qu'il est cense generer. Ce procede suppose qu'il est possible d'extrapoler les taux actuels de retour sur le capital humain a l'avenir. Evidemment, cela est également discutable. Il n'est en effet pas possible de garantir que les retours sur l'éducation seront les mêmes demain qu'aujourd'hui. Mais sur ce type de question, il semble que des methodes d'évaluation raisonnables ne soient pas completement hors de portee et qu'elles puissent servir a comparer l'ampleur de l'accumulation nette de capital humain entre les pays ou entre differentes periodes.

Le problème apparait bien plus complexe en ce qui concerne les actifs environnementaux, pour lesquels les informations fournies par les marchés sont tres limitees, voire inexistantes. Dans certains cas, la solution utilisée consiste a estimer les coûts encourus pour éviter que ces actifs ne se degradent, par exemple, le coût des equipements pouvant permettre d'éviter totalement l'émission d'un polluant determine dans l'atmosphere, ou le prix qu'il serait necessaire de payer pour maintenir les niveaux des émissions ou la dégradation de l'environnement au-dessous d'un seuil donne, comme cela est fait notamment pour l'évaluation des émissions de CO2. Malheureusement, cette solution n'est pas satisfaisante pour ce qui nous concerne, même si elle peut convenir aux indices du type PIB vert. On a vu que l'objectif du PIB vert est simplement d'intégrer au PIB les dommages causes a l'environnement. Dans cette perspective, il suffit effectivement de soustraire au PIB ou au PNN classiques le coût potentiellement encouru pour maintenir l'environnement dans son état actuel. Mais nous avons vu que le PIB vert n'apporte pas de reponse veritable a la question specifique de la soutenabilité.

Ce que les indices de soutenabilité ont a mesurer est autre chose : ils doivent nous dire si un dommage cause a l'environnement va faire passer le bien-être des generations futures audessous du niveau du bien-être actuel. C'est seulement a des conditions strictes qu'il peut y avoir une equivalence entre cet impact a long terme et le coût marginal actuel de la reduction de la pollution. Cette equivalence n'existe que si nous optimisons efficacement entre les coûts actuels de la reduction et les profits a venir. Il serait trop restrictif de considerer que de telles conditions s'appliquent dans le monde réel.

En fait, une mesure veritable de la soutenabilité necessite une évaluation directe des dommages a venir et de la manière dont ils affecteront le bien-être a venir. Pour être complet, il convient d'ajouter que le même type d'imputation est requis au titre de tous les autres actifs. Ainsi, même lorsque les actifs ont une valeur marchande apparente, leur veritable évaluation doit être basee sur la quantite nette de services qu'ils devraient fournir plus tard, en interaction avec d'autres actifs, et il est clair que l'absence des marchés d'un certain nombre de biens conduit a des prix biaises pour tous les biens, et pas seulement pour les biens non echanges. Par exemple, si l'accumulation de capital est, toutes choses egales par ailleurs, une bonne chose pour le bien-être a venir mais si elle exerce simultanement une pression negative sur l'environnement, alors cet effet externe doit se repercuter negativement sur la valeur actuelle de ce capital, or il est probable que les prix courants du marché ne prennent pas cet effet en compte.

3.2. Quel serait le comportement de cet indicateur dans des situations-type ?

Comment tous ces problèmes doivent-ils être traites. Les exigences en matiere d'information sont considérables. Lorsque les prix du marché ne servent plus de référence, il faut s'appuyer sur les prix imputes ou prix fictifs et ces imputations ne necessitent rien de moins qu'une projection intégrale de l'économie, de l'environnement et leurs interactions, ainsi qu'une parfaite anticipation de la manière dont leurs évolutions vont affecter le bien-être a venir (Arrow, Dasgupta et Maler, 2003).

Le présent rapport n'est pas le lieu pour une exploration poussee des proprietes analytiques des indices de soutenabilité, mais il vaut la peine d'en etudier quelques illustrations8. Le contexte que nous allons utilisér a titre d'exemple ne prend en compte que deux types d'actifs : le capital produit, qui peut être physique ou humain ou combiner les deux aspects, et une ressource naturelle. Le capital produit joue le rôle que lui pretent habituellement les modeles de croissance économique : il determine la production et il est accumule par le reinvestissement d'une partie de son produit, l'autre part allant a la consommation, qui est l'une des composantes du bien-être. Le capital produit est en outre sujet a la dépréciation.

Une telle specification implique que, du point de vue de la production, l'économie converge a terme vers un état stationnaire a la fois pour le stock de capital et la production, determine par le taux d'investissement et le taux de dépréciation. C'est le cas a l'issue d'une periode de croissance continue, si l'économie part d'un stock de capital inferieur a sa valeur d'equilibre, ou au terme d'une periode de decroissance continue, si l'économie adopte un taux d'investissement qui n'est pas suffisant pour maintenir son stock de capital initial. La dimension environnementale est introduite par l'existence d'une ressource renouvelable essentielle au bien-être et qui cesse de se regenerer suffisamment lorsqu'un certain seuil de production est atteint, a travers le type de mecanisme que l'empreinte ecologique tente d'intégrer. Une fois cette etape passee, l'actif naturel commence a se deprecier de manière irreversible, et dans nos hypotheses, cela conduit a terme a un bien-être nul, même si la production économique continue d'augmentér.

C'est dans ce contexte que nous avons teste le comportement d'un indice du taux d'epargne generalise construit conformement aux principes enonces precedemment. L'idee est de calculer a chaque periode les variations nettes du capital produit et du capital environnemental et de les agreger en fonction de leurs contributions relatives a la succession a venir des bien-êtres actuels, actualises selon un taux determine. On dira qu'on a un écart de soutenabilité negatif lorsque l'indice est situe au-dessous de zero : dans ce cas nous savons donc que, tot ou tard, le bien-être va passer au-dessous de son niveau actuel.

Le graphique 3.7 part d'une situation ou cette contrainte environnementale n'entre jamais en jeu, mais dans laquelle la non-soutenabilité decoule d'un renouvellement insuffisant du capital produit. C'est ce que nous pouvons appeler un cas de non-soutenabilité économique : 8. Les détails techniques ne sont pas fournis ici mais sont disponibles sur demande. D'une manière générale, il -est interessant de tester des indices et d'examiner leur comportement dans des contextes theoriques, parallelement a leur mise en oeuvre avec des données réelles. Si ces indices ne parviennent pas a fournir des messages pouvant etre interpretes dans les contextes theoriques, cela peut suffire a les écarter. Si le resultat n'est satisfaisant que dans certain cas, cela permet d'identifier les cas particuliers dans lesquels les indices sont utiles et les cas dans lesquels ils sont trompeurs.

il n'est pas etonnant que l'indice indique correctement un écart de soutenabilité negatif sur toute la periode de simulation. Dans ce cas, celui-ci est proche du taux d'epargne net standard et revele que l'epargne n'est pas suffisante pour maintenir le niveau de bien-être actuel.Cette société vit au-dessus de ses moyens. Les indices qui se concentrent sur la composante environnementale ne transmettent aucun message concernant cette forme de nonsoutenabilité.

Il s'agit la d'une raison suffisante de prevoir d'intégrer ce type d'indice dans toute approche de la soutenabilité.

Que se passe-t-il en revanche si la non-soutenabilité est causee par les composantes environnementales ? C'est la situation représentee sur le graphique 3.8, dans laquelle le capital s'accumule et la consommation augmenté jusqu'au point ou le stock de biens environnementaux commence a decliner, conduisant ainsi a une baisse du bien-être global. L'indicateur construit conformement aux prescriptions theoriques semble de nouveau en mesure d'anticiper cette situation. S'il est conçu avec un taux d'actualisation élevé (5% dans notre exemple), il le fera de facon relativement moderee : un écart de soutenabilité negatif apparait seulement quelques années avant que le bien-être ne commence a decliner. Mais notre indicateur envoie bien le message qu'il faut, et ce de manière beaucoup plus prospective lorsqu'il est construit avec un taux d'actualisation faible de 1%9
. 9. Concernant la manière dont le taux d'actualisation de l'indicateur influence les messages qu'il transmet, voir le rapport technique prepare pour la Commission par M. Fleurbaey (2009). Dans ce contexte, le rôle du taux d'actualisation est sensiblement different du rôle qu'il a joue dans les controverses entourant le rapport Stern : se reporter a l'annexe 4 pour plus d'informations a ce sujet.

Qu'est-ce qui explique alors cette capacite d'anticipation ? Elle trouve son origine dans l'hypothese que celui qui construit l'indice arrive a baser ses évaluations sur les prix imputes représentes sur le graphique 3.9. Ces prix imputes ont deux caracteristiques principales : la premiere est une forte tendance a la hausse de la valeur imputee du bien environnemental, qui traduit le fait que ce dernier est de plus en plus determinant pour l'évolution du bien-être. Mais il existe également une deuxieme caracteristique : dans ce cas particulier, il s'agit du fait d'attribuer immediatement une valeur negative a l'accumulation de capital physique, pour anticiper le fait que la poursuite de cette accumulation conduira a terme a depasser le seuil environnemental critique.

Cet exemple ne pretend pas être realiste, même si l'on peut considerer qu'il decrit en fait l'un de nos futurs possibles, a savoir les scenarios "d'effondrement" analyses en détail par Diamond (2008) ou certains scenarios de bifurcation proposes par les climatologues en matiere de changement climatique. Son interet est avant tout pedagogique. Il présente les conditions necessaires pour que cette approche comptable fonctionne correctement et montre qu'elle peut, tout comme le font d'autres approches, apprehender des situations de nonsoutenabilité "forte". Mais cela ne vaut que lorsque sont reunies des conditions tres fortes :

Cela fournit un bon cadre pour clarifier les difficultes de l'exercice. Sur cette base, il devient relativement aise d'exposer les differentes raisons qui rendent difficile l'évaluation de la soutenabilité, notamment lorsque l'on cherche a le faire de manière uni-dimensionnelle.

3.3. Premiere difficulte : les incertitudes sur le plan comportemental et technique

L'une des difficultes evidentes de la mesure de la soutenabilité est que, si elle est faite de manière correcte, elle revient a pratiquer un exercice de projection complet. Ainsi, il n'est pas surprenant de rencontrer le problème inevitable du previsionniste, a savoir le fait que l'avenir est incertain.

Dans la forme la plus extreme, la difficulte est que l'avenir dependra de ce que nous en faisons. En effet, realiser une projection implique également d'anticiper les comportements, y compris celui des responsables politiques. Il existe autant d'évaluations de la soutenabilité que de possibilites d'actions a venir. Les prix virtuels sont d'ailleurs, de ce fait, une manière possible d'évaluer et de comparer ces actions (Dreze et Stern, 1990; Dasgupta, 2003).

Supposons neanmoins qu'on s'abstienne aller jusqu'a cet extreme. Dans la pratique, ce qu'on nous demande est d'abord d'évaluer des scenarios tendanciels, c'est-a-dire des scenarios ou les comportements et les politiques actuels se poursuivent indefiniment. même dans ces cas, les sources d'incertitude restent importantes :

Tant qu'on en reste a des composantes de l'incertitude technologique qui se pretent au calcul probabiliste, il est eventuellement possible de raisonner en termes d'intervalles de confiance. Nous savons qu'aucun indicateur ne peut nous dire avec certitude si nous empruntons ou non un sentier soutenable : l'indicateur peut dire que nous sommes soutenables alors que ce n'est pas le cas et inversement. On pourrait imaginer d'assortir l'indicateur d'évaluations de ces deux risques opposes. Alternativement, il est possible d'envisager de soumettre l'indicateur a des "tests de robustesse" ("stress tests") ou de présenter des évaluations alternatives dans les pires scenarios, conformement au principe de precaution. De telles idees peuvent constituer des pistes de recherche, mais elles apparaissent deja difficiles a appliquer.

Si on passe aux formes d'incertitude plus radicales concernant la manière de modeliser les interactions entre les spheres environnementale et économique, le problème apparait bien plus crucial. Ceci ouvre la porte a des applications encore plus divergentes du cadre general decrit au point 3.2. Le choix d'un indice plutot qu'un autre refletera les divergences d'opinion concernant le modele le plus adequat pour decrire la réalité. Il pourra aussi decouler de sensibilites variables au risque d'utilisér un modele erroné, avec certains préférant des modeles tres conservateurs en ce qui concerne l'environnement, tandis que d'autres assumeront le risque de sous-estimer les problèmes environnementaux. L'essentiel du débat concernant les changements environnementaux a long terme reflete effectivement des convictions differentes sur la distribution des probabilites des scenarios ecoenvironnementaux futurs. Il n'y a aucune raison pour que l'évaluation de la soutenabilité echappe a ces difficultes.

Ce problème nous emmene bien au-dela de ceux auxquels sont habituellement confrontés les statisticiens, dont le travail quotidien consiste essentiellement a mesurer l'état actuel du monde. Dans ce domaine, il est bien sur possible de se heurter a des problèmes de mesure et/ ou a des desaccords sur la manière d'agreger les differentes caracteristiques de l'état du monde dans les indices synthetiques. Ces problèmes sont deja importants, mais il s'agit d'un domaine ou il n'y a en principe pas de place pour l'heterogeneite des croyances ou des attentes. Tenter de quantifier la soutenabilité ajoute a tout cela le problème de prevoir l'avenir, et l'heterogeneite des croyances concernant cet avenir entre en jeu, et constitue une source supplementaire de complexite.

Une reponse possible à cette difficulte serait de fournir des indices élaborés a partir de plusieurs modeles conçurrentiels. Mais le caractere pedagogique de ces exercices n'est pas certain, ce qui incite a aborder le problème de manière differente. S'il existe des elements naturels dont l'interaction avec la sphere économique peut être substantielle et probable, mais prend des formes difficiles a modeliser de facon fiable, il y a de bonnes raisons de préférer contrôler ces facteurs environnementaux de manière separee, en abandonnant l'idee de les intégrer a un indicateur unique.

3.4. Incertitudes normatives : soutenabilité de quoi ?

Si l'on passe au plan normatif, on peut dire qu'il y a autant d'indices de soutenabilité que de definitions de ce que nous souhaitons maintenir. Cette observation peut sembler triviale, mais elle n'est paradoxalement pas si frequente dans la litterature. Elle merite quelques commentaires. Dans la pratique usuelle des comptables nationaux, la question normative de la definition de préférences est généralement eludee en prenant pour hypothese que les prix observes revelent les veritables préférences des personnes. Si les pommes sont moins cheres que les oranges, cela traduit entre autres choses les gouts relatifs des personnes pour les pommes et les oranges. Aucun choix normatif n'est donc requis de la part du statisticien. Cela serait également vrai pour la mesure de la soutenabilité si tous les actifs qu'on doit prendre en compte étaient echanges sur des marchés parfaits par des individus pleinement informes de l'importance de ces actifs, non seulement pour leur propre bien-être a venir, mais également pour celui de leur descendants.

Des que l'on conclut que les prix du marché ne sont pas une donnee fiable, on perd cette expression indirecte des préférences revelees. Des specifications directes de ces préférences doivent être introduites dans nos instruments d'évaluation, et les resultats vont dependre de ces specifications. A titre d'illustration, nous avons renouvele la simulation du graphique 3.8 avec diverses specifications alternatives de la fonction de bien-être. La specification du graphique 3.8 accordait un poids egal a la qualité environnementale et a la consommation. On y a ajoute des fonctions de bien-être de l'environnementaliste pur et du consumeriste pur qui accordent des poids maximaux symetriques a l'environnement et a la consommation, et aucun poids a l'autre composante. Le resultat va sans dire mais merite quand même d'etre souligne : ces deux hypotheses polaires conduisent a des évaluations completement differentes de la soutenabilité.

Existe-t-il des remedes à cette indetermination ? On pourrait tenter de resoudre ce problème de facon empirique en tentant de définir une fonction appropriée du bien-être a partir des observations présentes sur valeurs que les personnes attachent aux facteurs environnementaux par rapport aux facteurs économiques. Cela n'etant pas realisable a partir des prix observes, il nous faut recourir a d'autres moyens, comme des évaluations contingentes ou des mesures directes de l'impact des services environnementaux sur des indices de bien-être subjectif, tels que ceux etudies par le 2eme sous-groupe. Mais les limites sont nombreuses. En particulier, les évaluations contingentes et les mesures subjectives etablies aujourd'hui dans un contexte eco-environnemental donne peuvent-elles être utilisées pour predire les évaluations des generations futures dans des contextes eco-environnementaux qui auront tres certainement evolue ? La pertinence de l'indice depend de la capacite de la fonction du bien-être a capter la valorisation relative des biens environnementaux et nonenvironnementaux sur tout le spectre de variation de leurs quantites relatives.

Un tel profil global peut se reveler difficile a degager simplement a partir d'observations courantes etablies pour un intervalle etroit de variation des variables eco-environnementales. Certains pourraient faire valoir par exemple que nos descendants pourraient devenir tres sensibles a la penurie relative de certains biens environnementaux auxquels nous n'accordons guere d'attention aujourd'hui parce qu'ils sont encore relativement abondants et qu'il faudrait donc que nous attachions immediatement une valeur élevée a ces biens, pour la simple raison que nous croyons que tel pourrait être le desir de nos descendants. A l'inverse, les antienvironnementalistes peuvent avancer l'argument oppose : il est possible que les generations futures soient completement indifferentes a la disparition de certains services environnementaux auxquels nous accordons aujourd'hui de la valeur uniquement parce que nous en avons l'habitude. Cela ajoute au débat la complexité qui peut resulter de la derive des determinants du bien-être au fil du temps, derive pouvant elles-memes être dependre du sentier suivi par les variables économiques et environnementales.

En poussant plus loin, se pose aussi la question de savoir de quelle manière l'indicateur de bien-être choisi doit agreger les préférences individuelles, c'est-a-dire la question des aspects distributifs du bien-être. Si, par exemple, nous considerons que l'indicateur-cle du bien-être courant doit être le revenu total disponible des x% les moins aises de la population, et non pas le revenu global disponible, les indices de soutenabilité doivent être adaptes à cette fonction objectif. Cela serait parfaitement en accord avec un autre aspect souvent ignore de la definition de la soutenabilité figurant dans le rapport Brundtland, a savoir l'attention portee a la répartition des ressources au sein des generations aussi bien qu'entre les generations. Dans un monde ou les inégalités au sein des pays tendent naturellement a s'accroitre, les messages relatifs a la soutenabilité differeront en fonction de l'objectif que nous nous fixons. Une attention specifique portee aux questions de répartition pourrait même inciter a elargir la liste des biens d'investissements ayant une importance pour la soutenabilité : la "soutenabilité" du bien-être pour les x% les moins bien lotis de la population peut impliquer des investissements specifiques dans des institutions offrant une aide efficace pour preserver cette population de la pauvrete. En principe, notre cadre theorique indique comment, dans l'ideal, affecter une valeur a ce type d'investissement "institutionnel". De fait selon Arrow et al. (2003), les institutions figurent parmi les actifs qui devraient idealement être intégres a une mesure veritablement exhaustive de la richesse. Mais il va sans dire que la perspective d'y parvenir est encore plus eloignee que pour d'autres actifs.

En resume, cette question de la predefinition de la notion de bien-être que l'on cherche a soutenir a) met en evidence le lien necessaire entre les conclusions du présent sous-groupe et celles des deux autres sous-groupes et b) peut constituer un argument supplementaire en faveur d'indices de soutenabilité multiples, correspondant aux differentes definitions de ce que nous essayons de soutenir. D'une certaine facon ceci montre qu'il n'existe pas d'opposition intrinseque entre l'approche de la soutenabilité selon la "richesse elargie" et l'idee souvent mise en avant par les partisans des indices composites que la ponderation des differentes composantes de la soutenabilité devrait relever du débat democratique. L'avantage de l'approche fondee sur les stocks est qu'elle fournit un cadre permettant d'identifier les elements qu'il est necessaire de ponderer et qu'elle clarifie la base de calcul de ces ponderations, contrairement aux procedures de ponderation arbitraires généralement adoptees pour les indices composites. Mais une fois qu'il est admis que les prix du marché des actifs ne peuvent pas servir de référence a nos évaluations, nous sommes ramenes a la question de savoir sur quelles bases ces évaluations peuvent-etre etablies

3.5. La dimension internationale : soutenabilité de qui ?

Passons a l'analyse des proprietes des indicateurs dans un contexte multinational. Nous avons vu que cet aspect du problème est une autre source majeure de clivage entre l'epargne nette ajustee et de nombreuses autres approches de la soutenabilité. En fonction de l'indice choisi, les pays les plus fortement concernes par la non-soutenabilité peuvent être les pays les moins développés, en raison du sous-investissement en capital physique et en capital naturel et/ou d'une mauvaise gestion des ressources naturelles, ou les pays les plus développés, parce que leur niveau de vie élevé impose une pression forte sur l'ecosystème et sur les ressources naturelles a l'echelle de la planete.

Sur ce point, l'un des arguments possibles en faveur de l'epargne nette ajustee est que, si les marchés fonctionnent correctement, la pression exercee par ces pays développés sur les ressources des autres pays se reflete deja dans les prix qu'ils paient pour importer ces ressources. Si, en depit du coût de leurs importations, les pays développés sont encore en mesure de generer une epargne nette positive, cela signifie qu'ils investissent suffisamment pour compenser leur consommation de ressources naturelles. Il incombe ensuite aux pays exportateurs de reinvestir les revenus tires de leurs exportations en quantite suffisante s'ils veulent également être sur un sentier soutenable. C'est ce qu'on appelle la "regle de Hartwick" (Hartwick, 1977), selon laquelle, pour un pays exportateur de ressources, la soutenabilité implique le reinvestissement de la totalite des revenus de ces exportations. Un pays qui vend un actif non renouvelable devient nécessairement plus pauvre s'il ne convertit pas tous les revenus provenant de cette vente en un autre actif.

En réalité, la regle de Hartwick necessite d'etre precisee. Si l'on tient compte du fait que le prix d'une ressource epuisable doit suivre une tendance ascendante ("regle de Hotelling" formulee dans Hotelling, 1931), la valeur d'un stock donne de cette ressource est appelee a augmentér de manière autonome au fil du temps, ce qui permet a un pays d'etre "soutenable" même s'il ne reinvestit pas la totalite des revenus provenant de cette ressource a une epoque donnee. Une fois cette correction apportee, les calculs de l'epargne nette ajustee devraient-etre a nouveau pertinents.

Mais ceci n'est réellement le cas que si l'hypothese selon laquelle les marchés sont efficients est verifiee. Si les marchés ne sont pas efficients et si la ressource naturelle est sousévaluee, les pays importateurs bénéficient d'une subvention implicite tandis que les pays exportateurs sont taxes. Cela veut dire que la soutenabilité réelle des pays importateurs est surestimée tandis que celle des pays exportateurs est sous-estimee. Ce problème devient d'autant plus crucial la ou il n'existe aucun marché ou en presence de fortes externalites. Une approche de type richesse elargie peut-elle permettre de surmonter cette difficulte ? La reponse n'est pas evidente. Considerons par exemple le contexte tres simple de deux pays disposant d'une ressource naturelle qui est un bien public mondial librement accèssible. Nous supposons que les deux pays produisent et consomment a chaque periode, mais en utilisant des technologies differentes. Le pays 2 utilisé une technologie propre qui n'a aucun impact sur la ressource naturelle, tandis que le pays 1 utilisé une technologie "sale" qui entraine une dépréciation de la ressource naturelle. Poussons enfin un peu plus loin l'asymetrie en supposant que c'est uniquement le pays 2 qui est affecte par la dégradation du bien environnemental. Le pays 1 est totalement indifferent au niveau de ce bien environnemental, par exemple parce que ses caracteristiques geographiques le protegent entierement des consequences de toute dégradation. Dans un tel contexte, il est normal de caracteriser les pays 1 et 2 comme etant respectivement "le pollueur" et "le pollue".

De quelle manière la mecanique des prix imputes s'appliquerait-elle dans ce contexte ? L'une des possibilites est de calculer des prix imputes de la ressource naturelle specifiques a chaque pays, puis et d'appliquer ces deux prix pour proposer des variations de richesse globale differentes pour chacun des deux pays. La différence entre les deux prix refletera le fait que les deux pays sont affectes differemment par les changements environnementaux. Si l'on procede ainsi, il est facile de deviner que le prix impute pour le pollueur sera nul, car les changements environnementaux n'ont aucun impact sur lui, ce qui implique qu'il n'accorde aucune valeur a l'actif environnemental. En revanche, le pays pollue attribue une valeur positive a cet actif. Si l'actif naturel se deteriore, le message est que le pollueur est "soutenable", tandis que le pollue ne l'est pas.

D'un certain point de vue, ce resultat reflete la réalité. Il est vrai que c'est le bien-être du pollue qui va diminuer. Mais d'un autre point de vue, le message transmis est trompeur. Le pays 2 ne peut rien faire pour retablir sa soutenabilité. Seul un changement de la technologie utilisée par le pollueur (pays 1) peut contribuer a retablir la soutenabilité du pays pollue. Selon ce second point de vue, ce n'est pas la soutenabilité propre a chaque pays qui importe, mais la contribution de chaque pays a la non-soutenabilité globale. Cette approche peut enfin etre appliquee a un cadre de richesse au sens large si nous sommes en mesure de calculer une richesse au sens large globale et d'imputer a chaque pays des contributions a la dégradation de cette richesse globale. Cela nous ramene precisement a la manière dont les indicateurs d'empreinte sont construits et utilisés. Ceci incite une fois de plus a diversifier les approches, en utilisant le type d'instrument qui semble le plus pertinent pour chaque type d'actif.

4 - Conclusion : principaux messages et propositions de recommandations

En resume, qu'avons-nous appris et quelles conclusions pouvons-nous tirer ? Ce voyage dans le monde des indicateurs de soutenabilité a été un peu long et technique. Cette question est de fait complexe, plus complexe que le problème deja complique de mesurer le bien-être ou la performance économique courantes. Pour cette raison, les conclusions de ce sousgroupe demeureront relativement plus ouvertes que celles des deux autres sous-groupes. Mais nous tenterons neanmoins de formuler un ensemble limite de trois messages suivis de quatre recommandations aussi pragmatiques que possible.

Message n°1 : La mesure de la soutenabilité differe fondamentalement de la pratique statistique classique : pour effectuer des mesures correctes, des projections sont necessaires, et pas seulement des observations.

Le travail habituel des statisticiens est de tenter de mesurer ce qui a lieu ou ce qui a eu lieu dans un passe plus ou moins lointain. Concernant la soutenabilité, il s'agit de produire des chiffres concernant l'avenir, qui par nature n'a pas encore été observe. On pourrait certes arguer que, dans un monde de marchés de capitaux parfaits, toutes les informations pertinentes concernant la trajectoire a venir de l'économie sont contenues dans les évaluations actuelles des actifs ou des services qu'ils fournissent. Si un actif est appele a se rarefier, ceci devrait d'ores et deja se refleter dans son prix courant. C'est le point de vue implicite de certaines des applications actuelles de l'indice de l'epargne nette ajustee. Mais il s'agit d'une perspective purement theorique. Les evenements recents ont montre a quel point des marchés de capitaux bien etablis peuvent se tromper dans leurs predictions implicites concernant les évolutions a venir de l'économie. Cela est d'autant plus vrai dans des domaines ou les marchés sont notoirement sous-développés ou non-existants, ce qui est bien evidemment le cas dans la plupart des domaines lies a l'environnement.

Il n'est pas non plus envisageable de mesurer la soutenabilité en se contentant d'interroger des personnes a ce sujet, comme l'on est parfois enclin a le faire pour mesurer le bien-être actuel. Des questions sur les perspectives individuelles ou globales sont fréquemment posees et les resultats sont evidemment interessants. Par exemple, selon l'edition 2006 du sondage Eurobarometre realise pour la Commission europeenne, 76% des repondants francais prevoyaient une vie plus difficile pour leurs enfants que pour eux-memes, alors que seuls 8% anticipaient une évolution contraire. Ces messages sont interessants en raison du fort contraste qu'ils présentent par rapport aux projections classiques a long terme du PIB par habitant, basees sur l'extrapolation des tendances actuelles de la productivite. Ils renforcent la conviction que la mesure de la soutenabilité est une question a part entiere. Mais ils ne fournissent clairement pas une telle mesure. Ils mesurent simplement des sentiments ou des croyances ayant trait a la soutenabilité. C'est pourquoi il nous faut aller plus loin. Ce que nous attendons des statistiques est de depasser ce type de sentiments ou de perceptions subjectives quotidiennes.

Tout ceci veut dire qu'il est clairement impossible de répondre a la question qui nous occupe comme on le fait habituellement pour les comptes ou les statistiques sociales. Des projections sont necessaires, non seulement des projections concernant les tendances technologiques ou environnementales, mais également des projections concernant la manière dont ces tendances interagiront avec les forces socio-économiques ou même politiques. présentee de cette facon, la tache est des plus ardues. Dans la pratique, les perspectives seront toujours plus restreintes, c'est-a-dire qu'il s'agira seulement de fournir des chiffres permettant d'identifier le risque de non-soutenabilité si les tendances ou les comportements actuels se poursuivent. Mais le travail a accomplir n'en demeure pas moins considérable et va bien audela de la tache habituelle des statisticiens et/ou des économistes. Il necessite un éventail de competences beaucoup plus large que pour la comptabilite classique.

Message n°2 : Mesurer la soutenabilité necessite de fournir des reponses prealables a des questions normatives. A cet égard également, l'exercice differe tres fortement de l'activite statistique classique.

La coexistence de differentes appreciations de la soutenabilité peut non seulement refleter des différences de prevision de ce que l'avenir peut etre, mais également des points de vue differents sur ce qui aura de l'importance demain pour nous ou pour nos descendants. Formulons cela d'une autre manière. Tout le monde devrait en principe s'accorder sur l'idee que la soutenabilité signifie la preservation du bien-être a venir. Mais la question demeure de savoir precisement quel bien-être nous souhaitons maintenir. Certains peuvent penser qu'il suffit d'assurer la constance du PIB par habitant. D'autres decideront de tenir compte du revenu monétaire, mais mettront davantage en avant la répartition intra-generationnelle des ressources, comme l'a fait le rapport Brundtland. Ils considereront donc que nous devons soutenir le revenu monétaire au profit des segments les plus pauvres de la population, et les implications concretes peuvent alors être differentes de celles issues du premier objectif cite. D'autres encore pourront choisir de mettre davantage l'accent sur telle ou telle composante de de l'environnement, telle que la biodiversite ou la qualité des paysages.

Faire des choix en la matiere depasse encore une fois le travail et la responsabilite habituels des statisticiens, qui peuvent contribuer a clarifier les options ou a mettre en oeuvre un indice de manière correcte une fois les choix faits, mais qui ne peuvent en aucune manière prendre la responsabilite de définir des objectifs a atteindre.

Message n°3 : La mesure de la soutenabilité pose une difficulte supplementaire dans un cadre international. La question n'est pas seulement d'évaluer la soutenabilité relative de chaque pays pris separement. Le problème qui se pose est plutot global, au moins dans sa dimension environnementale.

Ce qui est en jeu, au bout du compte, est la contribution de chaque pays a la soutenabilité ou a la non-soutenabilité globale. Nous avons vu que le traitement de cette dimension est en réalité a l'origine de nombreuses divergences entre les differentes approches de la soutenabilité et explique leurs resultats contradictoires. D'un certain point de vue, on peut dire que les pays les plus développés sont les plus soutenables, car ils consacrent une part suffisante de leurs ressources a l'accumulation de capital, qu'il soit physique ou humain. Il n'est pas surprenant de constater que de nombreux pays moins développés sont sur des trajectoires économiques beaucoup plus fragiles. Mais, d'un autre cote, ce sont les pays développés qui sont souvent les plus grands contributeurs a la non-soutenabilité mondiale, au moins en ce qui concerne le climat. Tous ces messages doivent être consideres de manière conjointe. Ils fournissent tous des arguments en faveur d'une approche non uni-dimensionnelle de la soutenabilité. Tenter de fournir trop d'informations nuit sans aucun doute a la lisibilite et a l'impact sur l'opinion publique. Mais essayer d'inclure trop d'informations dans une serie trop restreinte de chiffres, voire dans un chiffre unique, peut également faire perdre de vue des aspects importants du phénomène que l'on tente de mesurer.

Au total, la mesure de la soutenabilité souleve des difficultes majeures, mais il nous appartient de proposer des solutions, aussi imparfaites soient-elles. Nous formulerons donc cinq recommandations en ce sens.

Recommandation n°1 :

L'évaluation de la soutenabilité necessite un tableau de bord bien defini et limite.

La question de la soutenabilité est complementaire a celle du bien-être ou de la performance économique courants et doit être examinee separement. Cette recommandation de separer les deux questions peut paraitre triviale. Pourtant, ce point merite d'etre souligne car certaines approches n'adoptent pas ce principe, ce qui aboutit a des messages generateurs de confusion. Cette confusion est a son maximum lorsqu'on tente de combiner ces deux dimensions en un seul indicateur. Cette critique ne s'applique pas seulement aux indices composites, mais aussi a la notion de PIB vert. Pour utilisér une analogie, lorsque l'on conduit une voiture, un compteur qui agregerait en une seule valeur la vitesse actuelle du vehicule et le niveau d'essence restant ne serait d'aucune aide au conducteur. Ces deux informations sont essentielles et doivent être affichees dans des parties distinctes, nettement visibles, du tableau de bord.

Recommandation n°2 :

Le trait distinctif de toutes les composantes de ce tableau de bord devrait être de pouvoir être interpretees comme des variations des "stocks" de ressources qui entrent dans la determination du bien-être humain.

Pour traiter un sujet complique pouvant donner lieu a de multiples malentendus, il est bon de commencer par mettre au point un langage commun ou un cadre general commun. Le cadre que nous avons tente de mettre en avant est une approche de la soutenabilité fondee sur les stocks, le capital ou la richesse. L'argument est que, au bout du compte, la question de la soutenabilité est une question relative aux e stocks de ressources que nous laissons pour les periodes futures ou les generations futures, et la question est de savoir si nous en laissons suffisamment pour maintenir des ensembles d'opportunites au moins aussi grands que ceux dont nous avons bénéficie. Dire cela n'implique aucune limitation a priori concernant la liste des actifs qui ont une importance pour le bien-être a venir. Bien au contraire, cette liste peut etre allongee autant que possible. Les évaluations de la soutenabilité doivent se baser sur des inventaires complets de ces stocks et sur une évaluation fiable de la manière dont ils evoluent a l'heure actuelle et dont ils sont susceptibles d'evoluer a l'avenir. Sur le plan purement économique, les comptes de capital fournissent l'information de base. Des solutions existent aussi pour la mesure du capital humain, a la fois en termes de stocks et de flux nets. En ce qui concerne l'environnement, des inventaires a grande echelle ont notamment été realises dans le contexte d'initiatives telles que le Millenium Ecosystem Assessment coordonne par les Nations Unies entre 2001 et 2005. Le "capital social" est une autre dimension qu'il est important de considerer, même si a ce stade sa quantification est une question beaucoup plus problematique.

Pour illustrer la pertinence de l'approche fondee sur les stocks et la manière dont elle s'articule avec la mesure du bien-être actuel, rappelons de nouveau de quelle manière elle repond nettement a l'une des critiques les plus connues du PIB classique, a savoir le fait qu'en tant qu'indicateur de bien-être, celui-ci peut envoyer le message aberrant qu'une catastrophe naturelle est un bienfait pour l'économie, en raison de l'activite économique supplementaire generee par les actions de reparation. Si nous sommes en mesure d'appliquer correctement cette approche, celle-ci enrégistrera clairement une catastrophe comme une forme de perte exceptionnelle de capital naturel ou physique. Tout accroissement de l'activite économique resultant d'une catastrophe n'aura de valeur positive que dans la mesure ou il contribue a retablir le niveau initial du stock de capital. Il ne contribue pas au bien-être actuel : sans la catastrophe, les personnes auraient u consacrer leur temps a des activites plus agreables. Cet accroissement d'activite il contribue uniquement a éviter que la dépréciation accidentelle du capital naturel ne se traduise par une baisse du bien-être a venir.

Pour conclure sur ce point, il faut également rappeler que la formulation de la question de la soutenabilité en termes de preservation de certains biens "d'investissement" n'implique pas que ces biens doivent être geres ou echanges comme des biens d'investissement ordinaires. Les économistes utilisént indifferemment les termes de "richesse" ou de "capital" pour designer toutes les formes de biens qui peuvent être transferés d'une periode a une autre, sans aucune considération prealable concernant le fait que ces biens soient une propriete privée ou collective ou le fait que leur gestion puisse être ou non soumise entierement aux forces du marché. Pour éviter ce type de malentendu, nous avons tente dans la mesure du possible de retenir ici le terme plus neutre de "richesse". Quels que soient les termes choisis, il doit être possible de convenir que la problematique de la soutenabilité peut etre formulee comme la question de savoir si nous transmettons une quantite suffisante de toutes ces composantes de la richesse a des periodes ou a des generations futures. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi de formuler les choses de cette manière.

Recommandation n°3 :

Un indice monétaire de soutenabilité a sa place dans un tableau de bord sur la soutenabilité, mais en l'état actuel des connaissances, il doit demeurer principalement axe sur les aspects économiques de la soutenabilité. L'approche de la soutenabilité fondee sur les stocks peut elle-même se decliner en deux versions. L'une ne s'interesserait qu'aux variations de chaque stock pris separement, avec l'idee de veiller a ce qu'aucun de ces stocks ne baisse ou ne chute en dessous des seuils critiques en-deca desquels de nouvelles reductions seraient extremement nefastes au bienetre. L'autre tente de resumer toutes les variations des stocks en un indice synthetique unique. Cette deuxieme voie est celle suivie par les approches fondees sur la "richesse au sens large", la "richesse inclusive" ou l' "epargne ajustee", qui ont en commun l'idee de convertir tous ces actifs en un equivalent monétaire. Nous avons examine le potentiel d'une telle approche, mais aussi ses limites. Dans certaines conditions, elle permet d'anticiper de nombreuses formes de non-soutenabilité, mais ces conditions sont extremement fortes. La raison est que l'agrégation requise par cette approche ne peut se baser sur des valeurs marchandes : il n'existe pas de prix de marché pour un grand nombre d'actifs importants pour le bien-être a venir. Et même lorsqu'ils existent, rien ne garantit qu'ils refletent correctement l'importance de ces differents actifs pour le bien-être a venir. A defaut de ces messages des prix, nous devons recourir a des imputations, ce qui souleve d'importantes difficultes normatives et informationnelles.

Tout cela incite a s'en tenir a une approche plus modeste, a savoir axer l'agrégation monétaire sur des elements pour lesquels il existe des techniques d'évaluation raisonnables, tels que le capital physique, le capital humain et les ressources naturelles echangees sur des marchés. Cela correspond plus ou moins a la partie dure de l'"epargne nette ajustee" calculee par la Banque mondiale et developpee par plusieurs auteurs. "Verdir" plus intensivement cet indice est bien entendu un objectif pertinent et nous pouvons le maintenir a notre agenda, mais nous savons que le type d'appareil analytique necessaire a cet effet est complexe. Il faut des modeles de projection a grande echelle représentant les interactions entre environnement et économie, incluant un traitement adequat de l'incertitude sur la nature exacte de ces interactions, que ce soit en recourant a des scenarios faisant varier les prix relatifs des differentes composantes de la "richesse elargie", ou par des methodes de "stress tests". Mais, en attendant, nous devons essentiellement axer cet indicateur sur ce qu'il fait relativement bien, a savoir évaluer la composante "économique" de la soutenabilité, c'est-adire évaluer si les pays consomment ou non une part excessive de leur richesse économique.

Encadre n° 3.3.
Indicateurs physiques et autres indicateurs non monétaires : lesquels retenir ? La position générale de la Commission a été d'éviter de formuler des propositions cle en main definitives sur les differentes questions qu'elle a soulevees. Toutes les propositions sont plutot destinees a stimuler de plus amples discussions. Cela s'applique d'autant plus dans le domaine des indicateurs physiques de soutenabilité, ou l'expertise de spécialistes issus d'autres disciplines est cruciale et n'a ete qu'indirectement représentee dans la composition de la Commission. Il est cependant possible de formuler certaines suggestions en lien avec les conclusions de recents rapports.

En 2008, un groupe de travail OCDE/UNECE/Eurostat a redige un rapport sur la mesure du développement durable dont les messages présentent plusieurs points communs avec les notres. Il recommandé fortement l'approche de la soutenabilité fondee sur les stocks comme methode pertinente pour structurer un micro-tableau de bord des indicateurs de soutenabilité regroupant a la fois les variables relatives aux stocks et aux flux. Il suggere également une ligne de demarcation entre les determinants du bien-être "économique" (ceux qui se pretent le plus directement a une évaluation monétaire) et les determinants du bien-être "fondamental", parmi lesquels quatre couples d'indicateurs environnementaux stocks/flux respectivement consacrés au réchauffement planétaire, a d'autres formes de pollution atmospherique, a la qualité de l'eau et a la biodiversite. Les détails et positions de ces indicateurs sur le tableau de bord peuvent être visualises (en gras) sur le tableau ci-dessous.

Source : UNECE/OCDE/Eurostat (2008) (http://www.unece.org/stats/publications/Measuring_sustainable_development.pdf)
Plus récemment, le Conseil économique, social et environnemental français (CESE) a publié un rapport dont l’objectif initial était d’évaluer l’empreinte écologique (EE) mais qui a exploré plus largement les différentes pistes qui s’offrent pour quantifier la soutenabilité. Il véhicule les mêmes messages que le rapport actuel concernant les limites de cet indice EE ainsi que le fait que l’une de ses sous-composantes, l’empreinte carbone, rend plus directement et plus soigneusement compte de la plupart des informations pertinentes. En conséquence, il plaide fortement en faveur de cet indice. Par rapport aux émissions mondiales de GES indiquées dans le tableau de bord OCDE/UNECE/Eurostat présenté ci-dessus, l’empreinte carbone présente l’avantage d’être exprimée dans cette unité « empreinte » qui est intuitivement si attrayante et a fait le succès de l’EE. Par ailleurs, ce rapport du CESE a suggéré de mettre l’accent sur les autres indicateurs physiques figurant déjà dans les grands tableaux de bord internationaux tels que celui élaboré par la stratégie européenne pour le développement durable. Certains sont déjà cités dans le tableau de bord OCDE/UNECE/Eurostat.
Pour ce qui est du changement climatique, certains autres indicateurs peuvent être envisages. Une observation directe de la temperature moyenne constitue une possibilite, mais qui n'est pas la mieux adaptee, car elle a tendance a être en retard par rapport aux principales composantes du changement climatique et parce qu'il peut toujours exister des desaccords sur les causes de l'elevation de la temperature, et de la sur son caractere permanent ou transitoire. En consequence, les climatologues préférent recourir a un concept thermodynamique, le forcage radiatif du CO2, qui mesure le desequilibre energetique de la Terre provoque par l'action du CO2 en tant que gaz a effet de serre.
A titre de substitution, il est possible d'employer directement une notion de budget residuel de CO2 : selon les climatologues, si l'on souhaite limiter a 25% la probabilite que la temperature moyenne du globe depasse de 2° Celsius les niveaux pre-industriels, ce plafond de 2°C etant largement admis par les experts du climat comme le "point de bascule" ouvrant la voie a des effets en retour irrepressibles (methane libere par la fonte du permafrost, CO2 et methane issus de la dégradation des forets tropicales, toutes sortes de gaz a effet de serre rejetes par les oceans satures en raison du réchauffement, etc.), il convient de ne pas depasser le seuil de 0,75 trillion de tonnes de CO2 dans l'atmosphere. Sur ce budget total de 0,75, les émissions jusqu'en 2008 ont deja consomme une part d'environ 0,5, d'ou l'importance de surveiller ce budget residuel de CO2. L'attrait de cet indicateur est d'etre en forte coherence avec l'approche de la soutenabilité fondee sur les stocks. Il peut également être reformule dans les termes tres expressifs de compte a rebours, a savoir le delai restant jusqu'a l'epuisement de ce stock, en prenant pour hypothese que les émissions conserveront leur tendance actuelle. Ce type de représentation est souvent utilisé pour d'autres formes de ressources epuisables.
Le rythme de regression de la glace perenne ou le pH oceanique sont d'autres indicateurs indirects du réchauffement planétaire. Le rythme de regression de la glace perenne présente l'avantage d'etre un indicateur relativement avance et d'etre directement liee aux effets manifestes. Le pH oceanique augmenté avec la quantite de CO2 naturellement deversee dans les oceans. Une consequence de cette augmentation est la baisse de quantite de phytoplancton, qui est lui-même un puits de carbone aussi important que les forets. On pourrait donc affirmer que le puits physique (eau de mer dissolvant le CO2 atmospherique) detruit le puits biologique. C'est pourquoi le pH oceanique semble être un bon indicateur du changement climatique, montrant l'un de ses effets en retour les plus pervers.
Deux critères particulièrement importants sont a prendre en compte pour choisir entre tous ces indicateurs. L'un est leur faculte d'appropriation par le public, l'autre est la capacite de les decliner a l'echelon national, voire infranational : a cet égard, l'empreinte carbone présente nombre d'avantages. En ce qui concerne la biodiversite, la question est actuellement examinee par le groupe TEEB ("l'économie de l'environnement et de la biodiversite"), agissant a l'initiative de l'Union europeenne. Elle a également été recemment traitee par un rapport du Conseil d'Analyse Strategique francais, en l'occurrence dans l'intention de pousser aussi loin que possible la monetisation de cette dimension. La raison de cette recherche d'equivalent monétaire est essentiellement que cela pourrait favoriser l'intégration de cette dimension dans les choix d'investissement : nombre de décisions publiques, telles que la construction d'une nouvelle autoroute, impliquent une perte virtuelle de biodiversite due a la fragmentation des habitats naturels. Mais le rapport fournit aussi un examen tres détaille et technique des mesures physiques existantes de la biodiversite, auquel le lecteur se référera pour plus ample information. Enfin, en s'eloignant des préoccupations environnementales, mais toujours sur le plan "non monétaire", le capital social et les "actifs institutionnels" que nous transmettons aux generations futures constituent un autre element important. On aura note que le tableau de bord UNECE/OCDE/Eurostat présente ci-dessus n'a pas propose d'indicateur de ce type, non pas parce que la question n'est pas pertinente, mais surtout en raison d'une absence de consensus sur la manière de le mesurer. Le sousgroupe 3 n'était pas en mesure d'explorer cette question plus avant, mais des efforts en ce sens demeurent sans aucun doute necessaires.

Recommandation n°4 :

Les aspects environnementaux de la soutenabilité meritent un suivi separe reposant sur une batterie d'indicateurs physiques selectionnes avec soin. Concernant la soutenabilité environnementale, les limites des approches monétaires n'impliquent pas que des efforts pour valoriser en termes monétaires les dommages causes a l'environnement ne soient plus necessaires : au contraire, s'opposer a toute forme de monetisation aboutit souvent a faire comme si les biens environnementaux n'avaient aucune valeur. Mais le problème est que nous sommes loin d'etre capables de construire des valeurs monétaires de ceses biens environnementaux qui, au niveau agrege, puissent raisonnablement etre mise en balance avec les prix de marché des autres actifs. Compte tenu de notre état d'ignorance, le principe de precaution encourage un suivi separe de ces biens environnementaux.

En fait, les raisons fondamentales d'un traitement distinct des questions environnementales sont directement issues des trois messages formules plus haut : il s'agit des elements pour lesquels les projections sont les plus difficiles a produire. Ils se caracterisent par des incertitudes technologiques importantes et une difficulte réelle d'apprecier la valeur que seront susceptibles de leur accorder les generations futures. Un suivi separe des indicateurs physiques correspondants peut donc être envisage, au moins a ce stade, comme une manière simple de répondre à cette necessite d'un traitement specifique. En outre, il s'agit souvent de biens publics mondiaux, comme dans le cas du climat. Tout cela plaide en faveur d'un suivi separe.

Reste a savoir maintenant quels indicateurs de stock/flux sont les mieux adaptes pour ce type de suivi separe.

L'empreinte ecologique était l'une des options envisagees. En particulier, contrairement a l'epargne nette ajustee, elle se concentre sur les contributions a la non-soutenabilité globale, en communiquant le message que la principale responsabilite incombe aux pays développés. Cependant, le sous-groupe a pris acte de ses limites, et notamment du fait qu'elle est loin d'etre un veritable indicateur physique des pressions sur l'environnement : elle s'appuie sur certains choix d'agrégation qui pourraient être problematiques. En fait, la plupart des informations qu'elle transmet sur les contributions nationales a la non-soutenabilité sont contenues dans un indicateur plus simple, l'empreinte carbone, qui est donc un bien meilleur indicateur pour surveiller les pressions humaines sur le climat.

Plus généralement, sur cette question des indicateurs physiques, un groupe d'économistes ne peut pretendre a aucun avantage comparatif. La discussion concernant les mesures des stocks qui devraient idealement être incluses dans le micro-tableau de bord que nous preconisons requiert d'autres formes d'expertise, avant d'etre soumise au débat public. L'encadre 3.3 présente quelques exemples de la manière dont ce problème a été traite recemment par des groupes ou des commissions similaires et propose des pistes supplementaires pour le cas specifique du réchauffement climatique.

En bref, notre compromis pragmatique consiste a suggerer un petit tableau de bord, solidement ancre dans la logique de l'approche de la soutenabilité par les "stocks", lequel combinerait :

Les points de convergence entre ce scenario et les conclusions de certains des autres rapports mentionnes dans l'encadre 3.3 sont rassurants : ils indiquent que, partant de la situation relativement confuse decrite dans la seconde partie, nous evoluons progressivement vers un cadre plus consensuel pour la compréhension des questions de soutenabilité. Il reste la question du guide d'utilisation de ce tableau de bord Il faut indiquer bien clairement qu'aucun ensemble limite de chiffres ne saurait pretendre predire avec certitude le caractere soutenable ou non soutenable d'un système extremement complexe. L'objectif est plutot de disposer d'une batterie d'indicateurs lancant une "alerte" sur des situations qui présentent un fort risque de non-soutenabilité. Mais, quoi que nous fassions, les tableaux de bord et les indices ne sont qu'un element du débat. La plupart des efforts deployes pour évaluer la soutenabilité ont a se concentrer sur l'amelioration des connaissances sur la manière dont économie et environnement interagissent aujourd'hui et sont susceptibles de le faire dans le futur.


Extrait du rapport de la CMPEPS; mis au format html le 21/09/2009 par Pierre Ratcliffe. Contact: Portail: http://pratclif.com