Joseph Stiglitz, critique de la mondialisation néolibérale. Alternatives économiques janvier 2008 Gilles Dostaler

Analyste et pourfendeur du fanatisme du marché, Joseph Stiglitz a produit une oeuvre théorique importante. Il a contribué à fonder l'économie de l'information puis la nouvelle économie keynésienne.

Le 2 juillet 2002, Tom Dawson, porte-parole du Fonds monétaire international (FMI), a annoncé au cours de son point de presse hebdomadaire que le Fonds exigeait des excuses de Joseph Stiglitz pour ses attaques répétées contre l'institution: "Nombre de ses déclarations sont absolument scandaleuses et nombre de ses remarques dans son dernier livre sont aussi scandaleuses, et nous attendons des excuses." Le livre en question est La grande désillusion, publié par Stiglitz peu après sa démission comme vice-président et économiste en chef de l'institution soeur du FMI, la Banque mondiale.

"Rebelle de l'intérieur", Stiglitz avait commencé à critiquer les politiques de la Banque et du FMI avant son départ, décidé parce que le Trésor américain faisait pression pour qu'on le fasse taire. Ce livre, traduit en 35 langues et vendu à plus d'un million d'exemplaires, est en effet un réquisitoire implacable contre les politiques de ces institutions. Après son départ de la Banque mondiale, Stiglitz a créé et préside le Initiative for Policy Dialogue, un organisme fondé à l'université Columbia pour explorer les approches alternatives à la mondialisation et au développement.

Pour Stiglitz, les organismes mis sur pied par les accords de Bretton Woods ont trahi leur mission, et Keynes, un des acteurs de cette création, se retournerait dans sa tombe s'il voyait ce qu'ils sont devenus aujourd'hui. S'appuyant sur ce qu'on appelle le consensus de Washington, fondé sur le néolibéralisme et le fanatisme du marché, non seulement ils ne contribuent pas à la stabilité financière internationale et à l'éradication de la pauvreté, mais ils aggravent plutôt la situation dangereuse dans laquelle le monde est aujourd'hui plongé. Et cela parce que les règles du jeu à l'échelle internationale sont fixées par les pays dominants, les entreprises multinationales et les grandes banques en fonction de leurs intérêts, les Etats-Unis occupant bien entendu la première place. Prônant le libre-échange pour le reste du monde, les Etats-Unis protègent de leur côté leur économie.

Stiglitz montre comment les restrictions budgétaires imposées par le FMI dans les pays asiatiques et en Argentine ont contribué à la dégradation de leurs économies, à l'accroissement des inégalités et à la réduction des ressources destinées à l'éducation et aux programmes sociaux. Il s'attaque avec une égale virulence à la thérapie de choc, avec ses privatisations accélérées, imposée dans l'ex-URSS. Tom Dawson a été particulièrement outré par une interview dans laquelle Joseph Stiglitz accusait le FMI d'encourager le terrorisme en éliminant les fonds consacrés à l'éducation au Pakistan, ce qui forçait les enfants pauvres à fréquenter les écoles coraniques.

Stiglitz, qui a présenté ses thèses au Forum social mondial de Mumbai en 2004, estime que les manifestations altermondialistes ont eu un effet positif. Elles ont incité plusieurs journalistes à se rendre dans les pays touchés par les conséquences néfastes de la mondialisation et à constater que les critiques des manifestants étaient fondées. La mondialisation telle qu'elle est imposée aggrave les inégalités, elle favorise les grands intérêts financiers et industriels aux dépens des citoyens, abolit la diversité culturelle et détruit l'environnement. Stiglitz a d'ailleurs consacré plusieurs écrits à ce dernier problème. Ce n'est pas pour autant la mondialisation en soi qui est à condamner, selon lui, c'est la manière dont elle est mise en oeuvre et les organisations qui en sont responsables. La mondialisation doit être totalement repensée de manière à aider les pays pauvres à sortir de leur misère, plutôt que de servir de voie de transmission de la richesse des pays pauvres vers les pays riches. C'est ce que Stiglitz développe dans son dernier livre, Un autre monde. Contre le fanatisme du marché.

Repenser la mondialisation signifie repenser les rapports entre l'Etat et le marché. Stiglitz estime, à la suite de Keynes, qu'il est urgent de définir ce qu'il appelle une "troisième voie", entre le néolibéralisme et la collectivisation complète de l'économie, qui a fait la preuve de son inefficacité. Il n'y a pas de main invisible et l'intervention de l'Etat peut très souvent donner de meilleurs résultats que la liberté du marché. Or, ce sont actuellement les fanatiques du marché qui mènent le bal. Les conséquences de la libéralisation financière et de la spéculation sont catastrophiques.

De même qu'il tirait les leçons de son expérience à la Banque mondiale dans La grande désillusion, Stiglitz revient, dans Quand le capitalisme perd la tête, sur ce qu'il a vécu comme membre et président du conseil des consultants économiques de Bill Clinton. Là aussi, le constat est sévère, en dépit du fait que le gouvernement Clinton n'a pas cédé aux sirènes du néolibéralisme aussi totalement que ceux qui l'ont précédé et suivi. La déréglementation, accentuée sous le gouvernement Bush, a aggravé les problèmes financiers et attisé les énormes scandales qui ont secoué le monde des affaires étatsunien, alors que les réductions d'impôts ont essentiellement favorisé les riches, au détriment de la couverture sociale pour les moins favorisés. La situation financière des Etats-Unis est aussi aggravée par la guerre en Irak - guerre qui ne profite qu'aux industries militaires et pétrolières -, dont Stiglitz a estimé que le coût est beaucoup plus élevé que ce qui est officiellement avoué.

Stiglitz n'est pas tendre non plus pour Alan Greenspan, l'ancien patron de la banque centrale des Etats-Unis. Il considère que sa politique monétaire a contribué à préparer l'effondrement actuel du marché immobilier, dont, encore une fois, les moins riches sont les premières victimes.

Pour une nouvelle économie keynésienne

A côté de ses publications à saveur polémique et politique, Stiglitz a produit, depuis le début des années 60, une oeuvre théorique importante, qui lui a valu la médaille John Bates Clark, attribuée par l'American Economic Association à un économiste de moins de 40 ans pour sa contribution exceptionnelle; il a également reçu le prix de la Banque de Suède en mémoire d'Alfred Nobel. Ses écrits théoriques appuient ses positions politiques. Depuis le début de sa carrière, il a en effet la conviction que le marché ne fonctionne pas de la manière prédite par la théorie orthodoxe de l'offre et de la demande et de l'équilibre général. Plus particulièrement, il estime que l'information est loin d'être gratuite et de circuler sans entraves entre les agents. L'information est presque toujours asymétrique, certains agents étant mieux informés que d'autres.

Joseph Stiglitz : repères biographiques

C'est dans le domaine de l'économie de l'information, dont il est l'un des fondateurs, que Stiglitz a fait plusieurs de ses contributions les plus importantes. Il a par exemple montré comment un agent moins informé peut extorquer de l'information à un agent mieux informé - ce qu'il appelle le screening. Les principales caractéristiques des économies contemporaines, telles que l'existence d'un chômage involontaire ou le rationnement du crédit, ne peuvent être expliquées sans transformer de manière importante l'analyse orthodoxe, en intégrant les imperfections de marché, la concurrence imparfaite et les asymétries d'information.

Ses travaux sur l'économie de l'information et, plus généralement, ses réticences face à l'efficacité des marchés, ont amené Stiglitz à combattre la nouvelle macroéconomie classique développée à partir des années 70 sur la base de l'idée des anticipations rationnelles et de l'équilibre continuel des marchés. Accusant cette école de pensée de fonder la macroéconomie sur une microéconomie walrasienne irréaliste, il propose au contraire d'adapter la microthéorie à la macrothéorie. Tel est le programme de recherche de ce qui a été baptisé la nouvelle économie keynésienne. Il la définit ainsi: "La nouvelle économie keynésienne commence avec les intuitions de base de Keynes. Mais elle reconnaît le besoin de s'éloigner plus radicalement du cadre néoclassique et d'étudier beaucoup plus en profondeur les conséquences des imperfections sur les marchés de capitaux, imperfections qui peuvent être expliquées par les coûts de l'information" ("Keynesian, New Keynesian and New Classical Economics", Oxford Economic Papers, vol. 37, 1987, page 123).

Stiglitz est intervenu dans plusieurs autres champs de la réflexion économique. Il s'est penché sur la croissance économique et ses relations avec le progrès technique et la répartition des revenus. Inspiré par Schumpeter, il fut ainsi l'un des pionniers dans la résurgence des théories de la croissance endogène. Il a apporté des contributions à l'économie du développement, à l'organisation industrielle, à l'économie du travail et à l'économie financière. Il est l'auteur de manuels dans lesquels il a intégré ses thèses.


Mis en ligne le 02/01/2008 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://paysdefayence.blogspot.com et http://pierreratcliffe.blogspot.com