Et maintenant la province

Libre Belgique 04/11/2005 Bernard Delattre, correspondant permanent à Paris
La vague de violences urbaines déborde de la banlieue parisienne. En une semaine, elle a atteint une ampleur jamais vue précédemment.
Le débat politique dérape dangereusement sur le terrain communautaire.

Où donc s'arrêtera-t-elle? La vague de violences urbaines qui déferle sur la banlieue parisienne depuis plus d'une semaine a, dans la nuit de jeudi à vendredi, débordé sur plusieurs grandes villes de province (Dijon, Rouen, Marseille, etc.) et touché, légèrement, la capitale. Rien qu'en une nuit, plus d'un demi-millier de voitures ont été brûlées, soit près de deux fois plus que la veille, et 78 personnes ont dû être placées en garde à vue.

Les déprédations prennent une étendue jamais vue précédemment. Des dizaines de bâtiments officiels ou privés ont été mis à sac. Des passagers de trains de banlieue ont été dévalisés, des bus brûlés et des agents de conduite agressés. Des CRS ont été la cible de tirs à balles réelles. L'impressionnante mobilisation des forces de l'ordre - 1300 agents déployés rien qu'en Seine-Saint-Denis jeudi soir - ne semble pas à même d'apaiser le brasier.

«Terroristes de bac à sable»

Face à cette flambée , Nicolas Sarkozy, pris en flagrant délit d'impuissance, a un peu baissé le ton. Le ministre de l'Intérieur promet toujours de châtier les émeutiers mais il se garde désormais de tout dérapage verbal qui pourrait à nouveau faire passer sa politique de fermeté pour une stratégie délibérée de la tension. Le gouvernement fait bloc, les élus locaux oublient les clivages, et l'opposition évite globalement de jeter de l'huile sur le feu - même si la démission du «pompier-pyromane» de l'Intérieur est parfois réclamée.

Au risque de donner l'impression de vouloir se dédouaner et fuir leurs responsabilités, les autorités ciblent dorénavant leurs attaques sur le profil des émeutiers, présentés à présent comme «manipulés» par la grande criminalité (lire ci-dessous). Quitte à charrier des termes lourds: l'ex-ministre UMP de la Ville Eric Raoult a ainsi fustigé les «terroristes de bac à sable». Quitte aussi à faire déraper le débat sur le terrain communautaire, dans un pays qui accueille la plus grande communauté musulmane d'Europe et qui est régulièrement sujet à des courants d'islamophobie.«Le Figaro» de vendredi mettait la crise sur le compte «d'une politique d'immigration sans contrôle». Le souverainiste Philippe de Villiers parlait de «guerre civile ethnique», conséquence de «l'islamisation de la société française». Jean-Marie Le Pen accablait «les hordes étrangères» ayant placé le pays en «situation insurrectionnelle». Et sa fille Marine réclamait l'instauration de l'état d'urgence dans les banlieues.

Une telle lecture des événements fait frémir les responsables religieux. Le chef de l'islam de France, Dalil Boubakeur, s'est rendu à la mosquée de Clichy, qui a été la cible de tirs non-identifiés de grenades lacrymogènes. De nombreux fidèles, comme certains hiérarques de l'islam français, sont choqués de n'avoir reçu la moindre marque de compassion ou de sympathie des plus hautes autorités du pays - pourtant si promptes, remarquent-ils, à se rendre au chevet de lieux de culte d'autres confessions lorsqu'ils sont profanés. Dans les cités, les imams et les «grands frères» tentent des médiations voire ramènent le calme, mais pour aussitôt être soupçonnés d'attiser le feu.

Les responsables de l'Eglise catholique tout autant sont inquiets, et prépareraient une initiative. Dans l'immédiat, ils ont décliné la suggestion du ministre Sarkozy (également en charge des Cultes) d'assister ce week-end à l'assemblée des évêques de France à Lourdes, effrayés des «interprétations possibles» d'un tel geste: une communauté contre une autre.

C'est pourtant bel et bien le visage que la France commence de plus en plus à présenter au monde aujourd'hui.