VIOLENCES URBAINES

Paris brûle. Les discours enfument


Gilles Dal, Historien. Dernier ouvrage paru: «Loués soient nos téléviseurs!» (Buchet-Chastel, 2005)
Les récentes émeutes dans les banlieues françaises soulèvent quelques questions intéressantes.
Entre «ces voyous nous cherchent, ils vont nous trouver» et «nous n'avons pas su leur offrir de perspectives, alors écoutons leur angoisse» : les discours des politiques se heurtent. Cinq questions à la rue.

Première question, toute simple: les médias doivent-ils parler de ces émeutes? La question surprendra, tant il est entendu que nous vivons dans une société de l'information, et qu'il n'y aurait aucun sens à passer sous silence un mouvement assurément emblématique. Devoir sacré d'information, droit absolu du public d'être tenu au courant de ce qui se passe dans une démocratie: ces leitmotivs se comprennent fort bien, mais s'opposent à l'argument selon lequel, en fait de devoir sacré d'information, nous assistons plutôt à une déplorable recherche du sensationnel, un goût malsain pour l'image forte, une fascination pour l'esthétique de la guérilla urbaine. L'idée: en diffusant des images de voitures en flammes, les journalistes tomberaient dans le piège posé par les casseurs, lesquels savent pertinemment bien qu'en brûlant un nombre suffisant de voitures, ils augmentent leurs chances de voir leurs exploits diffusés à la télévision. Or, quel sentiment plus grisant, pour un casseur, que de voir ses méfaits évoqués au journal télévisé?

Deuxième question: ces émeutes sont-elles politiques? Elles le sont dans la mesure où elles ont vocation à influer sur le cours des choses; elles ne le sont pas si, par politique, on entend velléité d'accession au pouvoir. Il est symptomatique qu'il n'ait traversé l'idée d'aucun révolté d'organiser un sitting devant un lieu de pouvoir (Assemblée nationale, Elysée ou Matignon)... et puis on aurait pu penser a priori qu'au lieu de brûler les voitures de leurs voisins, les casseurs auraient préféré brûler les voitures des beaux quartiers, ou frapper un grand coup comme, par exemple, envahir un plateau d'émission people, pour kidnapper Thierry Ardisson ou molester Marc-Olivier Fogiel, avec ce message en filigrane : «Nous sommes exaspérés par le temps que vos émissions consacrent à des starlettes sans intérêt quand tant de problèmes sociaux se posent dans ce pays; nous en avons assez d'être sous-représentés dans les médias, et nous exigeons un droit de parole qui soit plus conséquent que de simples descriptions convenues de la vie dans nos quartiers». Ces manoeuvres eussent été plus politiques.

Troisième question: le traitement journalistique de ces émeutes est-il partial? Les tenants du dialogue estiment que les médias ne laissent pas leur chance aux «jeunes des quartiers», qu'on les présente systématiquement comme des délinquants, qu'ils sont filmés comme des bêtes dans un zoo, et que l'on encourage, ce faisant, ce qu'on prétend décrire, à savoir une rage induite par la conscience d'exister uniquement par ses méfaits; les tenants de la répression, quant à eux, critiquent une certaine «bonne conscience » journalistique, qui transforme les délinquants en victimes, les policiers en provocateurs, les actes de violence en appels à l'aide, l'impardonnable en légitime. Chacun, en somme, dénonce un traitement partial de ces émeutes.

Quatrième question: les réponses apportées par le discours politique sont-elles adaptées? La réponse tombe, implacable: non, bien sûr que non! Ce constat n'implique toutefois pas une dénonciation facile des élus. On rigole, bien entendu, quand on entend un journaliste dire: «Malgré les appels au calme de Jacques Chirac, les émeutes ont repris de plus belle»... pense-t-on sérieusement que Jacques Chirac, au pouvoir depuis plus de dix ans, ait ne fût-ce qu'un pouce d'autorité sur les meneurs de la révolte? Croit-on une seconde qu'en apprenant que le chef de l'Etat en appelle à l'apaisement, les brûleurs de voitures se diront, soudainement calmés: «Bon, voyons les choses en face: Chirac a raison; nous sommes allés trop loin; arrêtons tout et rentrons chez nous» ? Et que dire des discours agressifs, bêtement répressifs, sur le mode «ces voyous nous cherchent, ils vont nous trouver», sinon qu'ils ne font qu'exciter le mal qu'ils prétendent dompter?... D'autre part, les discours compatissants, un brin paternalistes, sur le mode «nous leur devons le respect; nous n'avons pas su leur offrir de perspectives, alors écoutons leur angoisse» ne calment pas davantage les révoltés, qui ont tendance à y voir la main tendue par le faible, entretenant par là l'illusion de leur propre position de force.

Cinquième question: le discours journalistique est-il adapté aux événements? Relevons un point: l'emploi, absurde et répété, du mot «jeunes». On a autrefois moqué Chevènement avec ses «sauvageons», le général de Gaulle avec sa «chienlit» ; on se méfie donc à présent des formules trop dénigrantes. On n'ose pas parler d' «insurgés » (le mot est trop solennel), pas plus que de « révoltés » (le mot est trop noble) ou de «voyous » (le mot est trop péjoratif)... on parle donc de « jeunes », terme qui se veut neutre, mais qui charrie son lourd poids de symboles quand on se souvient que la jeunesse, dans une certaine tradition occidentale, est censée incarner l'enthousiasme, l'optimisme et le goût de l'avenir.

(1) Autres articles sur Webwww.gilles-dal.net

Epinay-sur-Seine était une référence voici 20 ans. Aujourd'hui, la tolérance zéro semble primer dans les banlieues parisiennes qui oublient leurs expériences et succès en matière de prévention.


Freddy THIELEMANS, Bourgmestre de la Ville de Bruxelles, Président du Forum européen pour la sécurité urbaine

Les violences urbaines en France font aussi chez nous la une de l'actualité. La situation cataclysmique que l'on nous présente met en évidence, en dehors des tragédies personnelles, la difficulté à penser des politiques aptes à prendre en compte ce type de phénomènes et surtout à les éviter.Aujourd'hui, on oublie qu'il y a vingt ans nous regardions la France pour élaborer nos politiques de prévention. Plus encore, elle a permis de faire reconnaître la prévention comme une priorité auprès du Conseil de l'Europe. Même l'Union européenne dans son Traité d'Amsterdam reconnaît que la prévention concourt au maintien d'un espace de sécurité liberté et justice. Aujourd'hui, la France semble avoir oublié cette histoire et regarde comme beaucoup désormais Outre-Altantique pour trouver un remède aux maux de ses «banlieues», c'est la fameuse «tolérance zéro». La prévention a dans les discours les plus extrêmes, dont la France n'a, loin s'en faut, pas le monopole, laissé place à la guerre préventive. On est tenté de demander aujourd'hui à la France si elle se souvient de ces amours...

Retour en arrière. Il y a plus de vingt ans, en 1982, Gilbert Bonnemaison (PS), le député-maire d'Epinay-sur-Seine, réunissait à la demande du Premier ministre, Pierre Mauroy, une commission des maires sur la sécurité. Au terme de six mois de travaux, cette commission, qui rassemblait des bourgmestres de toutes tendances politiques, avait enfanté d'un rapport qui fait toujours date intitulé: «Prévention, Répression, Solidarité» et qui contenait 64 propositions qui restent d'une étonnante fraîcheur. S'en suivirent la mise en place d'un Conseil national de prévention de la délinquance; de Contrats d'action et Programmes sociaux, qui préfiguraient nos contrats de sécurité et de société, qui seront lancés 10 ans plus tard; le lancement de peines alternatives comme le travail d'intérêt général et tant d'autres initiatives qui étaient complétées par des réformes de l'administration pénitentiaire, mais aussi de la police.L'histoire est cruelle: à cette époque, Epinay-sur-Seine, où se sont déroulés ces jours-ci des faits dramatiques, faisait largement figure de laboratoire en la matière. Gilbert Bonnemaison y a emmené le monde au point que certains en Australie avaient intitulé leurs projets de prévention «Good House» ! Les idées que la France défendait étaient simples, mais révolutionnaires à l'époque. Il s'agissait de développer une politique nationale avec les bourgmestres (une politique «bottom up» et non «top down» pour les spécialistes), de favoriser le partenariat local et de faire de la sécurité une politique qui dépasse les clivages politiques.A celui qui demandait si le Parti socialiste défendait une meilleure politique que la droite de l'époque, Gilbert Bonnemaison rétorquait invariablement que le délinquant lui se fichait de la couleur politique de son bourgmestre et que la question n'était pas recevable! Bref, une prévention faite avant tout de bon sens et assortie de budgets.

Nul n'est prophète dans son pays, et il semble que la prévention qui a été intégrée dans la vaste politique de la ville - que les fonctionnaires français qualifient parfois de «mille-feuilles» -, a progressivement quitté le terrain ou tout du moins qu'elle soit plus facilement mise en doute. Fini les conférences de presse avec Coluche ou les spots télévisuels avec Bernard Lavilliers. La prévention n'a plus la même cote. Enfin, tout du moins en matière de criminalité, parce qu'en matière de santé par exemple ou encore d'insécurité routière, plus personne ne tergiverse.

La France n'a de leçon à recevoir de personne, mais nous devons lui rappeler ses succès d'antan qui ont inspiré nos politiques. Que l'on songe que certains budgets communaux de prévention en Belgique dépassent le budget dont disposait Bonnemaison pour mettre en place sa politique il y a vingt ans!

La quête du remède miracle aux violences, que l'on constate un peu partout, devrait faire place à une analyse des erreurs, mais aussi des succès passés. A nous Belges, ces faits doivent aussi nous rappeler les dangers à fragiliser une politique de prévention qui, aux côtés des politiques de répression, mais avec des moyens infiniment plus modestes, participe à la paix de nos villes.

Il nous faudra un jour trouver une statistique de la prévention, c'est-à-dire qui mesure les faits qui ne se produisent pas, pour que chacun se rende compte de l'importance de la prévention autrement que par réaction à la rubrique des faits divers.

NdlR: paradoxe, la ville de Bruxelles diminue le nombre de policiers et de commissariats de quartier, pourtant piliers en politique de prévention.