La maladie de la compétition


Louis Maurin
Alternatives Economiques n° 306 - octobre 2011

Le système éducatif français est marqué par de profondes inégalités. Et la situation tend à empirer.

L'école française est profondément marquée par les inégalités sociales. Les filières les plus valorisées, celles qui conduisent aux emplois les mieux rémunérés, sont trustées par les enfants du haut de l'échelle. Les enfants d'ouvriers (21 % des bacheliers en 2007) ne représentent que 6 % des élèves des écoles d'ingénieur et de classes préparatoires, et seulement 2 % des étudiants des écoles de commerce. A la rentrée 2010, les enfants d'ouvriers et d'employés - dont les parents forment près de la moitié des actifs - ne représentaient par exemple que 12 % des élèves de l'Institut d'études politiques de Paris (voir page 28).

Cet élitisme social des écoles les plus recherchées n'est pas nouveau. Il est même souvent décrit et décrié, de l'intérieur même du système : Alain Cadix, ancien président de la Conférence des grandes écoles, évoquait ainsi "un réel et préoccupant déséquilibre social" [1]. Ce constat est cependant loin de résumer l'ensemble du problème. L'université française - en théorie non sélective et quasi gratuite comparée à un certain nombre de nos voisins - n'est ainsi guère plus démocratique. En effet, alors que dans les premières années (la licence) elle accueille plus largement - plus du quart des inscrits sont enfants d'employés et d'ouvriers -, le tri social s'effectue par la suite. 18 % des étudiants en master et 12 % en doctorat sont des enfants d'employés et d'ouvriers, soit des proportions similaires à celles de l'école des élites. Ils sont en revanche surreprésentés en BTS, en IUT et dans les formations comptables.

Les médias se focalisent souvent sur ce qui se passe en haut de la hiérarchie scolaire, mais ne voient pas les conséquences pour l'immense majorité des élèves, qui n'aspire pas aux " grandes " écoles. Dans un système de forte compétition, " malheur aux vaincus ", comme l'a analysé depuis longtemps le sociologue François Dubet (voir page 66). Le système français marche à l'inverse de ceux du nord de l'Europe : plutôt que d'essayer d'élever le niveau global en assurant la réussite de tous, il cherche à tirer les meilleurs vers le haut.

Et l'écart se creuse dès les petites classes. En moyenne, il est déjà de 14 points sur 100 en français et de 16,4 points en mathématiques entre les enfants d'ouvriers et ceux des cadres supérieurs. Les enfants de milieux sociaux défavorisés sont largement surreprésentés dans les filières généralement réservées à ceux qui échouent. Alors qu'ils représentent 26 % des élèves au collège, ils sont 42 % dans les sections pour élèves en difficulté… Et la question de l'échec scolaire est souvent dramatisée, ce qui fait de l'audience dans un pays où règne l'angoisse du diplôme.

De pire en pire

Non seulement l'état des lieux n'est pas reluisant, mais la situation s'aggrave. Certes, globalement et sur longue période, le niveau s'élève, ce dont profitent aussi les plus défavorisés : en 1975, un quart des élèves sortaient du système sans qualification, contre 5 % aujourd'hui [2]. Mais l'amélioration des conditions d'éducation bénéficie d'abord aux plus favorisés. Entre la rentrée de 1985 et celle de 2005, la durée de scolarité des 10 % sortis le plus tard de l'école est passée de 22,2 à 25,4 années, soit 3,2 années de plus ; celle de ceux qui sont sortis le plus tôt, de 15,7 à 17,2 années, soit 1,5 année de plus.

Des données récentes du ministère de l'Education nationale indiquent même que le taux de bacheliers a baissé entre 1996 et 2002 pour plusieurs catégories parmi les plus modestes : il est passé de 43,4 % à 38 % chez les employés de services, de 42,4 % à 40,7 % chez les ouvriers non qualifiés, de 29,9 % à 27,6 % chez les inactifs. En 2002, la probabilité que les enfants d'enseignants obtiennent le bac [3] était 14 fois supérieure à celle des enfants d'ouvriers non qualifiés, contre 8,9 fois en 1996 !

Faut-il supprimer les notes ?

Entretien avec Pierre Merle,
sociologue, professeur à l'IUFM de Bretagne

Pourquoi existe-t-il une obsession de l'évaluation en France ?

Le terme d'obsession est excessif. Dans d'autres pays, tels que l'Allemagne, les notes sont également très présentes. La différence tient au fait que, en France, le lien entre la réussite scolaire et le niveau d'insertion professionnelle est très fort. De mauvaises notes ne signifient pas seulement la relégation scolaire, elles impliquent aussi, à terme, la relégation professionnelle. Voilà qui explique l'attention parfois extrême que les parents portent aux notes de leur progéniture et l'angoisse scolaire qui peut les saisir lorsque les notes sont en dessous de la fatidique moyenne.

En quoi les notes posent-elles problème ?

Les notes posent au moins deux problèmes. D'abord, pour les élèves faibles, elles sont une source de découragement. C'est-à-dire que la note ne signifie pas seulement à l'élève qu'il n'a pas réussi son contrôle, elle véhicule un message plus large : celui de sa faiblesse scolaire, source de démotivation. Les recherches ont bien montré ce résultat. Les professeurs sévères qui mettent à leurs élèves faibles des notes très basses en début d'année, autour de 5/20, les font moins progresser que ceux qui mettent des notes basses, autour de 7/20. Dans cette seconde situation, l'élève a le sentiment qu'il peut relever le défi et parvenir à la moyenne en s'accrochant, ce qui n'est pas le cas avec des notes très basses. Plus généralement, l'importance des notes aboutit à ce que les élèves ne travaillent plus que pour celles-ci. La centralité des notes se réalise trop souvent au détriment de l'intérêt pour le savoir.

Doit-on supprimer toute évaluation ?

Il faut bien distinguer évaluation et notation. La notation consiste à donner une ou plusieurs notes ; l'évaluation à donner des appréciations sur le travail d'un élève, à lui donner des conseils. Il est possible d'apprendre sans note mais plus difficilement sans évaluation, c'est-à-dire sans bénéficier des conseils du professeur, sous forme d'appréciations personnalisées ou de corrections. Les élèves finlandais, pendant toute leur scolarité en primaire, ne sont jamais notés. Pourtant, à 15 ans, ils sont parmi les meilleurs dans les évaluations internationales sur les acquis des élèves. Ils sont cependant suivis et conseillés individuellement. Une méthode qui a montré son efficacité.

Quelles sont les solutions alternatives ?

Outre l'aide individualisée, une solution alternative existe déjà dans beaucoup d'écoles primaires. Les écoliers ne sont pas notés mais font l'objet, à la fin de chaque trimestre, d'une évaluation par compétence. Pour chaque compétence, leur travail est associé à une couleur : rouge signifie " compétence non acquise ", orange " en cours d'acquisition " et vert " compétence acquise ". Il est rare qu'un élève ait uniquement des rouges ou uniquement des verts. Cette évaluation permet à l'enfant, comme à ses parents, de savoir précisément sur quoi il doit faire porter ses efforts. L'essentiel n'est pas de classer mais d'aider.

De nombreux facteurs expliquent cette dégradation [4]. L'école française est le reflet d'une société parmi les moins inégalitaires d'un point de vue monétaire, mais où les statuts sociaux pèsent lourd. La ségrégation entre territoires fait que les meilleurs étudient avec les meilleurs. La persistance d'un chômage élevé depuis les années 1980 fragilise les familles modestes. La société, et en particulier le monde du travail, survalorise les qualités tirées de l'éducation scolaire par rapport à l'expérience ou la personnalité, d'où une emprise considérable du diplôme [5]. La compétition est particulièrement forte, mobilisant un investissement démesuré des familles dans les stratégies scolaires ou l'élévation du niveau de leurs enfants, via les cours particuliers, par exemple. A ce jeu, les premiers bénéficiaires sont logiquement les enfants de parents eux-mêmes diplômés et qui disposent des moyens financiers pour suivre cette course à l'échalote.

L'école porte aussi sa part de responsabilité. Elle a ouvert ses portes à partir des années 1960 et 1970 à de nouvelles populations, au collège d'abord, puis au lycée. Mais, contrairement à la majorité des autres pays (voir page 64), elle a oublié en grande partie de moderniser ses pratiques d'enseignement et son organisation en conséquence, s'arc-boutant sur son " élitisme républicain ". La réforme qui a créé le collège unique en 1975 comportait un volet pédagogique qui a été en grande partie occulté. La coupure est particulièrement nette entre primaire et collège : l'élève entre alors dans un système académique, marqué par des évaluations répétées, où l'autonomie et l'initiative son peu valorisées. Le système fonctionne par l'échec et la mise en situation d'infériorité des jeunes.

Assouplissement de la carte scolaire : encore plus d'inégalités

A l'origine, un large consensus politique s'était formé pour assouplir la carte scolaire (qui attribue aux élèves des établissements en fonction de leur lieu d'habitation), afin de permettre aux plus défavorisés de sortir de leurs " ghettos scolaires ". Sauf que l'assouplissement est un remède pire que le mal. La conséquence de cette politique était courue d'avance [1]. D'une part, elle ne pouvait être que limitée : l'immense majorité des parents inscrivent leurs enfants dans l'établissement qui leur est indiqué, le plus proche. D'autre part, une vraie mobilité des élèves vers les établissements favorisés aurait conduit à l'implosion du système, faute de places. Résultat : seuls les élèves les plus favorisés dont les parents mettent en place de subtiles stratégies ont quitté les établissements défavorisés. Ce qui a encore accru la ségrégation sociale.

Le bilan de l'assouplissement de la carte scolaire ne repose que sur des éléments très partiels, et notamment sur un rapport de la Cour des comptes de 2009, une enquête du Syndicat national des personnels de l'Education nationale de 2010 et une recherche universitaire [2]. Ils montrent tous que la ségrégation sociale augmente dans les collèges. Le ministère devait produire un bilan détaillé, qui n'a jamais été réalisé ou rendu public.

Il existait pourtant bien des alternatives à cet assouplissement : durcissement des contrôles sur les lieux d'habitation réels des élèves, suppression des options permettant de déroger, redécoupage de la carte pour plus de mixité… Et surtout une amélioration des conditions d'étude et d'enseignement dans les établissements les plus difficiles. Mais ces options auraient demandé une forte volonté politique… et des moyens.

[1] " Assouplir la carte scolaire va favoriser les plus favorisés ", par Louis Maurin, Observatoire des inégalités, 16 septembre 2006.

[2] " Concurrence et spécialisation des établissements scolaires. Une modélisation de la transformation du recrutement social des secteurs d'enseignement public et privé ", par Pierre Merle, Revue française de sociologie vol. 52, n° 1, 2011.

Une erreur politique

Face à cette situation, les politiques publiques sont très loin d'être à la hauteur (voir page 58). La mise en place de formules de soutien, d'aide individualisée, d'appui aux territoires en difficulté, tente de colmater les brèches, mais elle ne constituera qu'un pis-aller tant que le système fonctionne de façon inégalitaire. Certaines mesures, comme la diminution du nombre d'enseignants dans les réseaux d'aide aux élèves en difficulté ou l'orientation de plus en plus précoce dans certaines filières, aggravent encore la situation des catégories les plus défavorisées.

Seule une vraie modernisation pourrait rendre l'école plus juste. Mais les acteurs potentiels d'une telle refonte, les enseignants, ont été souvent échaudés par de pseudos réformes, quand ils n'ont pas été méprisés par leur autorité de tutelle. Alors qu'ils constituaient hier un groupe social qui poussait aux transformations, un certain nombre d'entre eux - minoritaires mais dont le bruit médiatique est important - se sont réfugiés dans le conservatisme et la nostalgie de l'école d'avant-hier.

Article issu du dossier L'école délaissée


Louis Maurin
Alternatives Economiques n° 306 - octobre 2011
 Notes
  • (1) " L'ascenseur social ne démarre pas au 15e étage ", Le Monde, 19 janvier 2010.
  • (2) Les sans-diplômes sont certes plus nombreux (18 % des jeunes sortis de formation initiale en 2007 n'ont pas obtenu de diplôme, selon le Céreq), mais sans diplôme ne signifie pas sans qualification.
  • (3) Pourcentage de bacheliers divisé par le pourcentage de non-bacheliers dans cette catégorie.
  • (4) Voir " Pourquoi l'école française est-elle si inégalitaire ? ", Alternatives Economiques, hors-série n° 88, 1er trimestre 2011, disponible dans nos archives en ligne.
  • (5) Voir Les sociétés et leurs écoles. Emprise du diplôme et cohésion sociale, par François Dubet, Marie Duru-Bellat et Antoine Vérétout, Le Seuil, 2010.

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