Génocides
Notes de lecture du livre de Jared Diamond;
le Troisième Chimpanzé;

Chapitre 16; Des Noirs et des Blancs

L'anniversaire de la date de fondation d'un pays fait généralement l'objet d'une célébration ; mais l'Australie avait, en 1988, des raisons toutes particulières de fêter son bicentenaire. Peu de groupes de colons ont eu tant d'obstacles à vaincre que ceux ayant débarqué pour la première fois, en 1788, sur le site de la future ville de Sydney. L'Australie était encore terra incognita: les colons n'avaient aucune idée de ce qui les attendait et ne savaient pas comment ils allaient survivre. Ils étaient séparés de leur mère patrie par un voyage au long cours de vingt-quatre mille kilomètres sur les mers, prenant huit mois. Il leur fallut attendre deux ans et demi, durant lesquels ils connurent un état de quasi-famine, avant que des vaisseaux venus d'Angleterre ne leur apportent un nouveau ravitaillement. Nombre de ces colons étaient des bagnards qui avaient déjà été fort éprouvés par les aspects les plus brutaux de la vie que l'on pouvait connaître au XVIIIè siècle. Malgré ces débuts difficiles, ils survécurent, s'épanouirent, se répandirent sur tout le continent, bâtirent une démocratie et établirent une culture nationale particulière. Il n'est pas étonnant que les Australiens aient ressenti de la fierté lorsqu'ils ont célébré le bicentenaire de la fondation de leur pays.

Cependant, de nombreuses protestations ont troublé cette fête. Les colons blancs n'avaient pas été les premiers Australiens, ce continent avait été colonisé environ cinquante mille ans plus tôt par les ancêtres de ceux que l'on appelle aujourd'hui les aborigènes australiens » et qu'en Australie, on désigne aussi sous le nom de Noirs. À la suite de l'installation des colons anglais, la plupart de ces derniers ont été tués par les nouveaux venus ou sont morts en conséquence directe ou indirecte de la colonisation. Leurs descendants ont organisé, à l'occasion du bicentenaire de 1988, des manifestations de protestation, car les célébrations avaient implicitement pour objet de rappeler comment l'Australie était devenue blanche.

Or, la question est plutôt de savoir comment l'Australie a cessé d'être noire. L'extermination des aborigènes n'est pas un épisode unique en son genre : il représente, en réalité, un exemple particulièrement bien attesté d'un phénomène dont peu de gens savent à quel point il a été fréquent dans l'histoire humaine. Lorsqu'on entend le mot « génocide », la première idée qui vient à l'esprit est généralement celle des meurtres massifs perpétrés par les nazis dans les camps d'extermination contre les Juifs et les Tziganes. Dans l'histoire récente, les Tasmaniens et des centaines d'autres peuples ont subi des entreprises d'extermination à plus petite échelle. De nombreux autres peuples du monde entier en seront peut-être les victimes dans un avenir proche. La question de la propension génocidaire de l'espèce, qui est, avec la tendance à détruire l'environnement, la grande menace qui pèse sur l'essor de l'humanité, n'a jusqu'alors fait l'objet que de très peu d'études.

En dépit d'un intérêt croissant pour la question du génocide de la pan des psychologues et des biologistes, et aussi d'une partie du grand public, nombre de questions fondamentales ne sont pas encore résolues : les animaux tuent-ils fréquemment des membres de leur propre espèce, ou ces tueries ne sont-elles au contraire le propre que de l'homme, sans précédent chez les animaux? Dans le cours de l'histoire humaine, le génocide a-t-il été une exception aberrante ou une pratique à ce point régulière qu'on puisse l'inscrire parmi les caractéristiques humaines les plus distinctives, à l'instar de l'aptitude à l'art et au langage ? Sa fréquence est-elle en train d'augmenter, dans la mesure où les armes modernes permettent d'outrepasser notre inhibition instinctive à tuer des humains, nos semblables? Les auteurs d'un génocide sont-ils des êtres anormaux ou des personnes normales placées dans des situations inhabituelles? Pour comprendre le phénomène du génocide, il ne faut pas nous limiter à un seul type d'approche, mais faire appel à la biologie, à l'éthique et à la psychologie, afin de le confronter à l'histoire évolutive des espèces, puis a l'histoire de l'espèce humaine (note1). Sous cet angle, l'extermination des Tasmaniens est un cas instructif.

La Tasmanie est une île montagneuse de dimensions comparables à celles de l'Irlande, située à trois cents kilomètres au large de la côte sud-est de l'Australie. Lorsqu'elle a été découverte par des Européens en 1642, elle était habitée par environ cinq mille chasseurs-cueilleurs, apparentés aux aborigènes du continent australien. Ils possédaient peut-être la plus simple des technologies de tous les peuples des temps modernes. Ils ne fabriquaient qu'un petit nombre de types différents d'outils de pierre et de bois. À l'instar des aborigènes du continent australien voisin, ils n'avaient pas d'outils de métal, ne pratiquaient ni l'agriculture, ni l'élevage, ni la poterie, et ne possédaient ni arcs ni flèches. Contrairement à eux, cependant, ils n'avaient pas de boomerangs, n'avaient pas domestiqué le chien, ne possédaient pas de filets de pêche, ne savaient pas coudre des vêtements, ni faire du feu.

Puisque les Tasmaniens ne disposaient que de radeaux ne se prêtant qu'à de courts voyages, ils n'avaient plus eu de contacts avec d'autres êtres humains depuis que l'élévation du niveau de la mer avait séparé la Tasmanie de l'Australie, il y a dix mille ans. Confinés dans leur coin du monde pendant des centaines de générations, ils avaient connu le plus long des isolements de l'histoire humaine récente. Lorsque les colons blancs d'Australie y mirent fin, ces deux populations étaient sans doute les plus susceptibles de ne pas se comprendre.

Le conflit commença presque immédiatement dès que, vers 1800, les commerçants et les colons britanniques arrivèrent. Les Blancs volèrent les enfants tasmaniens pour en faire leurs esclaves, enlevèrent les femmes pour en faire leurs objets sexuels, mutilèrent ou tuèrent les hommes, pénétrèrent sans égards sur les terrains de chasse des Tasmaniens et essayèrent, de façon générale, de les expulser de leurs terres. Ainsi, ce conflit se focalisa rapidement sur la question du territoire, laquelle a été l'une des plus fréquentes causes de génocides. À la suite des enlèvements de femmes et d'enfants, la population indigène du nord-est de la Tasmanie n'avait plus, en novembre 1830, qu'un effectif de soixante-douze hommes adultes, trois femmes adultes et plus aucun enfant. Un berger avait tué, un jour, dix-neuf Tasmaniens avec un fusil à répétition chargé de clous. Quatre autres bergers avaient tendu une embuscade à un groupe d'indigènes et tué trente d'entre eux. Puis, ils avaient jeté les corps du haut d'une falaise, qui avait dès lors été baptisée du nom de la montagne de la Victoire.

Naturellement, les Tasmaniens exercèrent des représailles et les Blancs ripostèrent avec une férocité plus grande. Afin de briser le cycle des violences, le gouverneur Arthur ordonna en avril 1828 que tous les Tasmaniens quittent la partie de leur île déjà occupée par les Européens. Pour mettre à exécution cette loi, des groupes d'« écumeurs », soutenus par les autorités, formés de repris de justice encadrés par la police, prirent en chasse et tuèrent les Tasmaniens. Une loi martiale fut instaurée en novembre 1828, en vertu de laquelle les soldats furent autorisés à tuer tout Tasmanien qu'ils rencontraient dans les régions colonisées. Puis, la tête des indigènes fut mise à prix : une prime de 5 livres britanniques fut offerte pour tout adulte, 2 livres pour tout enfant, capturés vivants. La « chasse au Noir », comme on se mit à appeler cette activité, devint une grande entreprise lucrative, pratiquée aussi bien par des groupes de citoyens ordinaires que par les groupes d'écumeurs officiels. Dans le même temps, une commission présidée par William Broughton, l'archidiacre anglican d'Australie, fut constituée afin d'élaborer une politique globale vis-à-vis des indigènes. Parmi les propositions examinées par cette commission, il fut envisagé de chasser les Tasmaniens avec des chiens ou bien de les capturer au moyen de pièges, ceux qui auraient été pris pouvant être vendus comme esclaves ou bien mis à mort par empoisonnement. Finalement, la commission décida de continuer d'inciter à la chasse au Noir » par des primes et recommanda le recours à la police montée.

En 1830, George Augustus Robinson, un missionnaire remarquable, fut embauché pour rassembler les derniers Tasmaniens et les emmener dans les îles Flinders, à cinquante kilomètres au large. Ce prêtre était convaincu d'agir pour le bien des Tasmaniens. Il reçut une avance de 300 livres, puis 700 autres livres à la fin de son travail. Affrontant de réels dangers et de dures épreuves, aidé par une courageuse indigène nommée Truganini, il réussit à emmener les derniers Tasmaniens, d'abord en les persuadant que leur sort serait bien pis s'ils n'obéissaient pas à l'injonction du gouvernement, puis ultérieurement en les poussant sous la menace des fusils. Un grand nombre des captifs de Robinson moururent au cours du voyage vers les îles Flinders, mais environ deux cents atteignirent celles-ci, représentant les tout derniers membres d'une population dont l'effectif avait naguère été de cinq mille.

Sur les îles Flinders, Robinson s'était fixé pour objectif de civiliser et de christianiser ces survivants. Il gouverna sa colonie à l'instar d'une prison, dans un site très venté et ne disposant que de peu d'eau douce. Les enfants furent séparés des parents afin de les christianiser plus facilement. L'emploi du temps des captifs était réglementé de façon rigide et comprenait la lecture de la Bible, le chant des hymnes religieux et le passage en revue des lits et de la vaisselle, pour que tout soit propre et bien rangé. Cependant, la nourriture de ces prisonniers était insuffisante, et combinée aux maladies, cette restriction alimentaire provoqua la mort des indigènes. Peu de bébés survécurent plus de quelques semaines. Le gouvernement réduisit encore ses dépenses, espérant que les indigènes allaient mourir jusqu'au dernier. En 1869, trois Tasmaniens dont Truganini étaient encore en vie.
Ils attirèrent l'attention des scientifiques, dans la mesure où ceux-ci considéraient cette population comme le chaînon manquant entre l'homme et les grands singes. Par suite, lorsque le dernier homme, qui avait été baptisé William Lanner, mourut en 1869, des équipes de médecins, l'une dirigée par le docteur George Stokell, de la Société royale de Tasmanie, l'autre par le docteur W.L. Crowther, de la faculté royale de médecine d'Angleterre, se livrèrent à une sordide concurrence. Elles déterrèrent et ré-enterrèrent alternativement le cadavre de William Lanner, lui prélevant des pièces anatomiques et se les volant réciproquement les unes les autres. Le docteur Crowther emporta ainsi la tête de l'infortuné Tasmanien, le docteur Stokell, ses mains et ses pieds, quelqu'un d'autre encore, ses oreilles et son nez, en guise de souvenir. Le docteur Stokell fit une blague à tabac de la peau de William Lanner.

Avant de mourir en 1876, la dernière femme, Truganini, avait redouté que son cadavre ne subisse de pareilles mutilations, et elle avait demandé que sa dépouille mortelle soit jetée en mer. Mais ce voeu ne fut pas exaucé. Comme elle l'avait craint, la Société royale fit déterrer son squelette et l'exposa publiquement au musée tasmanien, où il est resté jusqu'en 1947. Cette année-là, le musée, reconnaissant enfin l'incongruité de cette exposition, transféra le squelette de Truganini dans une salle où seuls les scientifiques purent l'examiner désormais. En 1976 — cent ans après sa mort—, son squelette fut brûlé, en dépit des objections du musée, et ses cendres furent dispersées en mer comme elle en avait émis le souhait.

Les Tasmaniens n'avaient représenté qu'une population peu nombreuse, mais leur extermination eut un poids considérable dans l'histoire de l'Australie : la colonie australienne blanche de Tasmanie avait ainsi été la première à résoudre son « problème indigène », par le biais d'une sorte de solution finale, au terme
de laquelle tous ses indigènes ou presque avaient été exterminés (quelques enfants de femmes tasmaniennes mariées à des marins blancs survécurent : leurs descendants actuels embarrassent beaucoup le gouvernement). De nombreux Blancs du continent australien envièrent l'exhaustivité de la solution tasmanienne et voulurent l'imiter, mais en tirant certains enseignements. Comme l'extermination des Tasmaniens, menée dans les régions occupées par les colons, avait pu être observée par les correspondants de presse, l'extermination des aborigènes australiens — bien plus nombreux que les Tasmaniens — fut réalisée à la frontière des régions colonisées, ou même loin à l'intérieur des terres des aborigènes, de sorte que la grande presse n'y ait pas accès.

Les autorités du continent australien, s'inspirant de la tactique des bandes d'écumeurs élaborée par le gouvernement de Tasmanie, créèrent une branche spéciale de la police montée, qui fut appelée la « police indigène » et reçut comme mission de prendre en chasse les aborigènes pour les tuer ou les repousser au loin. La tactique classique de cette « police » fut d'encercler un campement au cours de la nuit et de lancer l'attaque à l'aube, pour tuer d'une balle tous les indigènes. De leur côté, les colons blancs recoururent beaucoup à l'empoisonnement des aliments pour assassiner les aborigènes. Une autre pratique fréquente fut de capturer ces derniers, puis de les attacher les uns aux autres par le cou pour former une colonne qu'on faisait ainsi marcher jusqu'à une prison où ils seraient détenus. « Nous pouvons assurément affirmer, écrivait le romancier britannique Anthony Trollope, que l'homme noir australien doit disparaître. Le faire périr sans souffrances inutiles est un objectif allant de soi pour toutes les parties concernées par cette question. »

Ces pratiques se poursuivirent en Australie jusqu'au XXè siècle. Par exemple, à Alice Springs, en 1928, la police massacra trente-trois aborigènes. Le Parlement australien refusa d'entamer une enquête à ce sujet et ne furent traduits en justice pour meurtre que les deux aborigènes survivants et non pas les policiers. Les chaînes attachées au cou étaient encore en usage en 1958, et considérées comme un traitement humain, à en croire les déclarations au Herald de Melbourne du chef de la police de l'État d'Australie occidentale, qui ajoutait que cette pratique était maintenue à la demande des prisonniers aborigènes eux-mêmes.

Les aborigènes du continent étaient trop nombreux pour qu'on les extermine complètement à la manière des Tasmaniens. Cependant, de l'arrivée des colons britanniques en 1788jusqu'au recensement de 1921, la population aborigène est passée de trois cent mille à soixante mille individus.

Aujourd'hui, la façon dont les Australiens blancs envisagent leur comportement criminel du passé varie de la commisération pour les victimes (du côté du gouvernement notamment) au négationnisme pur et simple. En 1982, l'un des hebdomadaires les plus en vue d'Australie, The Bulletin, publiait le courrier d'une lectrice, Patricia Cobern, qui niait avec la plus extrême des virulences que les colons blancs eussent exterminé les Tasmaniens, tant les colons avaient des moeurs pacifiques et une moralité élevée, et les Tasmaniens s'étaient montrés déloyaux, sanguinaires, querelleurs, sales, avides, pouilleux et syphilitiques, en sorte que s'ils avaient tous péri, c'était à cause de leurs mauvaises moeurs, de leur pulsion de mort et de leur absence de toute croyance religieuse, et s'il y avait eu massacre, cela avait été celui des colons par les Tasmaniens.

Le massacre des Tasmaniens et celui des aborigènes australiens prennent place dans la longue suite des exterminations de masse au cours de l'histoire, de plus en plus communément qualifiées de génocides. La définition de ce dernier terme n'est pas simple. Étymologiquement, ce mot signifie « extermination de groupe » (la racine grecque genos signifie race et la racine latine cide signifie tuer, comme dans « suicide » ou « infanticide »). Le terme de génocide s'applique donc à des victimes qui ont pour particularité d'appartenir à un groupe et qui, individuellement, n'ont commis aucun acte appelant à leur meurtre. Quant aux caractéristiques définissant les exterminations des victimes, elles peuvent être de nature raciale (comme dans le cas des Australiens blancs qui ont tué les Tasmaniens noirs), mais elles peuvent être aussi de nature nationale (comme dans le cas des Russes qui ont tué d'autres Slaves blancs, semblables à eux, les officiers polonais, à Katyn, en 1940), de nature ethnique (comme dans le cas des Hutus et des Tutsis, deux groupes de Noirs africains qui se sont entre-tués au Rwanda et au Burundi dans les années 1960, 1970 et 1990), de nature religieuse (les Arméniens par les Turcs), ou politique (comme dans le cas des Khmers rouges qui ont tué leurs compatriotes au Cambodge de 1975 à 1979).

S'il est vrai que l'extermination de masse est donc l'essence du génocide, l'échelle envisagée dans la définition que l'on désire retenir peut être sujette à discussion. Le mot « génocide » est souvent utilisé de façon très large, au point qu'il peut perdre toute signification. Même si on se restreint à ne comprendre sous ce terme que des exterminations collectives à grande échelle, des ambiguïtés n'en persistent pas moins.

Quel est le nombre de morts requis pour qu'un massacre soit considéré comme un génocide et non pas simplement comme une série d'assassinats ? Les limites que l'on peut envisager ici sont totalement arbitraires. Les Australiens ont fait périr la totalité des cinq mille Tasmaniens, tandis que, de leur côté, les colons américains ont tué les vingt derniers Indiens Susquehanna en 1763 Note2. Ce petit nombre de victimes interdit-il de parler de génocide, bien que l'extermination du groupe ait été complète ?

Le génocide doit-il avoir été réalisé sous l'égide d'un gouvernement, ou bien des actes privés peuvent-ils être pris aussi en compte ? Le sociologue Irving Horowitz a fait la distinction entre ces derniers, qu'il a qualifiés d'« assassinats », et le génocide, qu'il a défini comme « la destruction systématique d'un peuple innocent par un appareil d'État bureaucratique ». Cependant, il existe une continuité entre des exterminations « purement » gouvernementales (par exemple, la liquidation des opposants à Staline) et celles « purement » privées (comme dans le cas du massacre des Indiens du Brésil par des tueurs professionnels engagés par les entreprises brésiliennes désireuses de mettre en exploitation de nouvelles terres). Aux États-Unis, les Amérindiens ont été tués aussi bien par des citoyens individuels que par l'armée américaine, de même que les Ibos de la région du nord du Nigeria ont été, au cours d'émeutes, massacrés à la fois par la populace et par les soldats. En 1835, la tribu Te Ati Awa des Maoris de Nouvelle-Zélande a réussi à mettre à exécution un plan audacieux consistant à s'emparer d'un navire, à le charger de ravitaillement, à envahir les îles Chatham, à tuer trois cents de ses habitants (appartenant à un autre groupe de Polynésiens, appelé les Morioris), à réduire le reste en esclavage, et ainsi à dominer ces îles. Selon la définition de Horowitz, cette extermination, de même que de nombreuses autres également bien planifiées, n'a pas constitué un génocide, parce que la tribu l'ayant exécutée ne possédait pas d'appareil bureaucratique d'État.

Si des êtres humains meurent en masse à la suite de mauvais traitements qui n'avaient pas spécifiquement pour but de les tuer, faut-il pourtant considérer cela comme un génocide ? Au nombre des génocides expressément voulus, on peut compter celui des Tasmaniens par les Australiens, celui des Arméniens par les Turcs durant la Première Guerre mondiale et celui des Juifs et des Tziganes par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. À l'autre extrême, lorsque les Indiens Choctaw, Cherokee et Creek du sud-est des Etats-Unis ont été obligés de se réinstaller à l'ouest du Mississippi dans les années 1830, il n'avait pas été dans les intentions du président Andrew Jackson de faire en sorte que nombre d'entre eux meurent au cours de cette migration forcée ; mais il est vrai qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour qu'ils puissent rester en vie. Si beaucoup d'entre eux sont morts, cela a été simplement le résultat inévitable des marches forcées durant l'hiver, avec peu ou pas de nourriture, et sans vêtements suffisamment chauds.

La notion d'intention tient donc une place importante lorsqu'on veut qualifier de génocide un massacre donné, comme l'a souligné a contrario l'attitude du gouvernement paraguayen dans les années 1970 lorsqu'il a été accusé de complicité dans la disparition des Indiens Guayaki, qui avaient été réduits en esclavage, torturés, privés de nourriture et de soins, et massacrés. Le ministre de la Défense du Paraguay a tout simplement déclaré qu'il n'y avait pas eu intention d'exterminer les Guayaki.

Bien qu'il y ait eu des victimes et des bourreaux, le troisième élément (c'est-à-dire l'intention) nécessaire pour établir l'existence du crime de génocide n'a jamais existé. Par conséquent, comme il n'y a pas eu intention, on ne peut pas parler ici de génocide. » Le représentant permanent du Brésil aux Nations-Unies a, de même, réfuté les accusations de génocide à l'encontre des Indiens de l'Amazonie : « Il n'y a pas eu cette volonté de destruction d'un peuple qui est nécessaire à établir l'existence d'un génocide. Les crimes en question ont été commis exclusivement pour des raisons économiques : leurs auteurs ont agi uniquement pour prendre possession des terres de leurs victimes. »

Certaines exterminations de masse, comme celles des Juifs et des Tziganes par les nazis, ont été réalisées sans avoir été motivées par des représailles : les victimes ont été massacrées alors qu'elles n'avaient elles-mêmes pas commis de massacres antérieurement. Dans beaucoup d'autres cas, cependant, des exterminations de masse sont venues couronner une série de massacres et de contre-massacres. Lorsqu'une provocation est suivie d'une vengeance disproportionnée, sur quelles bases décider que de « simples » représailles constituent un génocide ? À Sétif, en Algérie, en mai 1945, les fêtes destinées à célébrer la fin de la Seconde Guerre mondiale se sont transformées en émeutes raciales au cours desquelles les Algériens ont tué cent trois Français. La riposte française fut sauvage : bombardements de villages, canonnades des côtes, massacres de représailles par des milices civiles auraient occasionné la mort de centaines d'Algériens (côté français, on parle de mille cinq cents victimes ; côté algérien, de cinquante mille). De même que l'estimation du nombre des victimes, l'interprétation diffère : pour les Français, il s'agissait de la répression d'une révolte ; pour les Algériens, d'un massacre pouvant être qualifié de génocide.

Il est tout aussi difficile de faire une classification des motivations sous-tendant les génocides que de définir sans ambiguïté ceux-ci. En fait, plusieurs d'entre elles peuvent intervenir simultanément, et par commodité on peut les classer en quatre types. Dans les deux premiers types entrent de réels conflits d'intérêt en matière de terre ou de pouvoir, que ce conflit soit ou non camouflé sous des dehors idéologiques. Dans les deux autres types, les motivations sont plus purement idéologiques ou psychologiques.

La motivation apparemment la plus fréquente des génocides correspond à une tentative de conquête de territoire et s'observe notamment lorsqu'un peuple militairement plus puissant essaie d'occuper les terres d'un peuple plus faible, mais qui résiste : ce fut le cas du massacre des Tasmaniens et des aborigènes australiens par les Blancs australiens, mais aussi celui des Amérindiens par les Blancs américains, ou celui des Indiens Araucans par les Argentins, ou celui des Bochimans ou des Hottentots par les colons boers en Afrique du Sud.

Un autre mécanisme fréquent des génocides résulte des luttes séculaires pour le pouvoir au sein de sociétés pluralistes, un groupe cherchant à s'assurer une solution définitive en exterminant l'autre. Les groupes en question peuvent consister en ethnies différentes, comme dans le cas du massacre des Tutsis au Rwanda par les Hutus en 1962-1963, celui des Hutus au Burundi par les Tutsis en 1972-1973, celui des Serbes par les Croates en Yougoslavie pendant la Seconde Guerre mondiale, des Croates par les Serbes à la fin de cette même guerre, et celui des Arabes par les Noirs à Zanzibar en 1964. Cependant, les victimes et leurs bourreaux peuvent appartenir au même groupe ethnique et ne différer que par leurs conceptions politiques. Ce fut le cas notamment de la répression et de la liquidation des opposants politiques par le pouvoir soviétique. Les historiens débattent du nombre de victimes : en chiffres ronds sept millions de personnes de 1927 à 1941 et vingt-six, vingt-sept millions de 1941 à 1945 (note 4). On peut encore citer d'autres massacres motivés par des raisons politiques, mais qui restent très en dessous du triste record soviétique : c'est le cas du un million sept cent mille victimes du pouvoir khmer rouge de 1975 à 1979, soit 20 % de la population, ou des centaines de milliers de communistes en Indonésie dans les années 1965-1967.

Dans ces deux types de génocides, les groupes visés pouvaient être regardés comme des obstacles pour les autres groupes dans leurs tentatives de s'approprier les terres ou le pouvoir. L'autre mécanisme d'un génocide peut être la désignation d'un groupe minoritaire sans défense comme « bouc émissaire » , accusé d'être ainsi responsable des souffrances endurées par le groupe dominant qui va viser en conséquence à l'exterminer. Cela a été le cas des Juifs, au cours d'une histoire qui, des massacres médiévaux et de l'expulsion d'Espagne, conduisit aux pogroms modernes et au génocide par les nazis, au prétexte tour à tour que les Juifs perpétraient des meurtres rituels, propageaient la peste, faisaient peser une menace révolutionnaire ou bien étaient responsable de la guerre. Lorsque le septième corps de cavalerie américain massacra plusieurs centaines d'Indiens Sioux à Wounded Knee en 1890, la vengeance était bien tardive : ce même groupe d'armée, dirigé par Custer, avait été anéanti par les Sioux lors de la bataille de Little Big Horn quatorze ans auparavant. En 1943-1944, alors que la Russie connaissait les plus grandes souffrances à la suite de son invasion par les nazis, Staline ordonna le massacre ou la déportation de six minorités ethniques prises comme « boucs émissaires » : les Balkars, les Tchétchènes, les Tatars de Crimée, les Ingouches, les Kalmouks et les Karatchaïs.

Enfin, dernière classe de motivations sous-jacentes aux génocides, les persécutions raciales ou religieuses. L'extermination des Tziganes répondit à une logique « purement » raciale, alors que dans le cas du génocide des Juifs, motivations religieuses et raciales se mêlaient. La liste des massacres perpétrés pour des raisons religieuses est pratiquement infinie. Il y a eu, par exemple, celui des musulmans et des Juifs de Jérusalem, lorsque cette ville a été conquise à l'occasion de la Première Croisade en 1099 ; et aussi celui des protestants par les catholiques, en France, le jour de la Saint-Barthélemy, en 1572. Les facteurs religieux et raciaux ont toujours recoupé fortement la lutte pour l'appropriation des terres ou du pouvoir ou les phénomènes de bouc émissaire.

Massacres de masse, exterminations ou génocides, quels que soient les catégories employées ou les termes utilisés, au-delà des débats qu'ils suscitent, un point demeure à expliquer : la répétition du phénomène dans l'histoire de l'espèce humaine. Est-il vrai, comme on le dit souvent, que l'unicité de l'homme dans le monde animal vient de ce qu'il serait le seul capable de tuer des membres de sa propre espèce ? Konrad Lorenz, biologiste, dans son livre L'agression, a soutenu que les instincts agressifs des animaux sont bridés par une inhibition elle aussi instinctive qui les empêche de tuer leurs congénères. Mais, dans l'histoire humaine, cet équilibre aurait, paraît-il, été rompu avec l'invention des armes : nos mécanismes inhibiteurs héréditaires n'auraient plus été assez forts pour contenir nos nouvelles capacités de donner la mort. Cette vision de l'homme comme tueur unique en son genre et comme produit de l'évolution mal adapté a été reprise par Arthur Koestler et de nombreux autres auteurs à succès.

En réalité, les recherches effectuées ces dernières décennies ont attesté l'existence de meurtres entre congénères chez de nombreuses espèces animales. L'anéantissement d'un individu ou d'une troupe peut être utile à un animal si cela lui permet de s'emparer du territoire, des ressources alimentaires ou des partenaires sexuels de ses voisins. Mais l'attaque peut comporter aussi des risques. De nombreuses espèces animales ne disposent pas des moyens qui leur permettraient de tuer leurs congénères, et chez celles qui en possèdent, certaines se retiennent de s'en servir. Le raisonnement en termes de coûts et de bénéfices permet de comprendre pourquoi le meurtre entre congénères paraît caractériser seulement quelques espèces animales.

Chez les espèces non sociales, les meurtres n'impliquent nécessairement que des individus. Mais, chez les espèces sociales de carnivores, comme les lions, les loups, les hyènes et les fourmis, les meurtres peuvent prendre la forme d'attaques coordonnées, menées par les membres d'une troupe à l'encontre d'une troupe voisine : il s'agit, autrement dit, de meurtres de masse ou de « guerres ». La forme de ces dernières varie d'une espèce à l'autre. Les mâles peuvent épargner les femelles de la troupe voisine et s'accoupler avec elles, tuer les nouveau-nés et chasser les mâles (cas des singes atelles) ou bien les tuer (cas des lions) ; chez d'autres espèces, les mâles et les femelles sont tués (cas des loups). Hans Kruuk a décrit une bataille entre deux clans d'hyènes dans le cratère du Ngorongoro en Tanzanie : une douzaine d'hyènes environ, appartenant au clan de Scratching Rock, se saisirent d'un mâle du clan de Mungi et lui infligèrent toutes sortes de morsures, particulièrement au ventre, aux pattes et aux oreilles. Ses assaillants le lacérèrent pendant dix minutes environ. Le mâle fut littéralement mis en pièces, et lorsque Hans Kruuk put étudier de plus près ses blessures, il constata qu'il avait été amputé de ses oreilles, de ses testicules et du bout de ses pattes ; de plus, une lésion de la moelle épinière l'avait paralysé, et il présentait de profondes entailles au niveau du train arrière et du ventre, et des hémorragies sous-cutanées sur tout le corps.

Pour comprendre l'origine de nos pratiques génocidaires, l'examen du comportement de deux de nos plus proches apparentés, le gorille et le chimpanzé commun, peut-il être éclairant ? N'importe quel biologiste aurait pensé, il n'y a guère, que notre capacité de commettre des meurtres dépassait de loin tout ce que pouvaient perpétrer les grands singes dans ce domaine, dans la mesure où nous semblions seuls capables de manier des outils et de mener des actions de groupe concertées (on inclinait alors même à croire que le meurtre n'existait pas du tout chez nos plus proches apparentés). Les recherches récentes sur les grands singes suggèrent, cependant, que tout gorille ou tout chimpanzé commun court à peu près le même risque de périr assassiné par ses congénères que l'individu humain moyen: Chez le gorille, par exemple, les mâles se battent pour s'emparer des harems de femelles, et le vainqueur est susceptible de tuer le dépossédé ainsi que les nouveau-nés que ce dernier a engendrés. Ce genre de combat est l'une des grandes causes de mortalité chez les mâles adultes et chez les nouveau-nés dans cette espèce. En moyenne, une femelle gorille perd, au cours de sa vie, au moins un bébé en raison des infanticides pratiqués par les mâles. Réciproquement, 38 pour cent des morts de bébés gorilles sont dues à ces infanticides.

Jane Goodall a rapporté des observations particulièrement instructives, parce que très détaillées, sur l'extermination d'une bande de chimpanzés communs par une autre, survenue entre 1974 et 1977. À la fin de l'année 1973, ces deux bandes étaient très comparables : celle qui occupait le secteur de Kasakela, au nord, comportait huit mâles adultes et habitait un territoire de quinze kilomètres carrés ; et celle qui occupait le secteur de Kahama, au sud, comportait six mâles adultes et habitait un territoire de dix kilomètres carrés. La première attaque a été réalisée en janvier 1974 quand six des mâles adultes de la bande de Kasakela, un mâle adolescent et une femelle adulte laissèrent un jour les jeunes de leur troupe et partirent en direction du sud. Lorsqu'ils entendirent des cris de chimpanzé provenant de ce secteur, ils se déplacèrent rapidement et en silence, jusqu'à ce qu'ils surprennent un mâle de la troupe de Kahama, appelé Godi par l'équipe de chercheurs. L'un des attaquants le plaqua au sol alors qu'il essayait de s'enfuir, s'assit sur sa tête et lui enserra les membres postérieurs pendant que les autres assaillants le frappaient et le mordaient pendant une dizaine de minutes. Finalement, l'un des chimpanzés de Kasakela jeta une grosse pierre sur Godi, puis les attaquants s'en allèrent. Godi put se redresser, mais il était gravement blessé, saignait abondamment et portait des traces de morsure. Nul ne l'a jamais revu, et il est probablement mort de ses blessures.

Le mois suivant, trois mâles et une femelle de la troupe de Kasakela se mirent de nouveau en route vers le sud et attaquèrent un mâle de la troupe de Kahama, appelé Dé, qui était déjà affaibli à la suite d'une maladie ou d'une attaque antérieure. Les assaillants firent tomber Dé d'un arbre, le piétinèrent, le mordirent, le frappèrent et lui arrachèrent des morceaux de peau. Une femelle en oestrus qui accompagnait Dé fut forcée par les attaquants de les suivre dans leur voyage de retour vers la région nord. Deux mois plus tard, on aperçut Dé : il était encore en vie, mais amaigri ; sa colonne vertébrale et ses hanches étaient apparentes ; des ongles et la partie d'un doigt lui manquaient à une main ; son scrotum était réduit au cinquième de sa dimension normale. Nul ne le revit par la suite.

En février 1975, cinq mâles adultes et un mâle adolescent de la troupe de Kasakela dépistèrent et attaquèrent un vieux mâle de la troupe de Kahama, appelé Goliath. Pendant dix-huit minutes, ils le frappèrent, le mordirent, lui donnèrent des coups de pied, le piétinèrent, le soulevèrent pour le laisser retomber, le traînèrent sur le sol et lui tordirent un membre postérieur. À l'issue de cette attaque, Goliath fut incapable de se redresser pour s'asseoir. Nul ne l'a jamais revu.

Jusqu'alors, seuls les mâles de la troupe de Kahama avaient trouvé la mort à la suite des agressions. En septembre 1975, une femelle, Madam Bee, fut mortellement blessée, après avoir été molestée au moins à quatre reprises durant l'année écoulée. Quatre mâles adultes de la troupe de Kasakela menaient l'attaque, en présence d'un mâle adolescent et de quatre femelles de la même troupe (au nombre desquelles la propre fille de Madame Bee, précédemment kidnappée) qui n'intervinrent pas. Les assaillants frappèrent leur victime, lui assénant de grandes claques, la traînèrent, la piétinèrent, la rouèrent de coups, la jetèrent au sol, pour la relever et la projeter de nouveau violemment par terre, puis la firent rouler jusqu'en bas d'une pente. Elle mourut cinq jours plus tard.

En mai 1977, cinq mâles de Kasakela tuèrent le mâle de Kahama dénommé Charlie, mais le déroulement de la bataille n'a pas été observé par les chercheurs. En novembre 1977, six mâles de Kasakela attaquèrent le mâle de Kahama dénommé Sniff, le frappèrent, le mordirent, le tirèrent, le traînèrent par les membres postérieurs, lui cassant la jambe gauche. Il était encore en vie le lendemain, mais nul ne le revit jamais.

Puis, deux mâles adultes et deux femelles adultes de la troupe de Kahama disparurent pour des raisons inconnues, tandis que deux jeunes femelles passèrent dans la troupe de Kasakela, qui se mit alors à occuper l'ancien territoire de la troupe de Kahama. Cependant, en 1979, une autre troupe plus grande, basée plus au sud, celle de Kalande, commença à empiéter sur le territoire de la troupe de Kasakela ; elle fut peut-être responsable de la disparition de plusieurs membres de cette dernière ou des blessures infligées à certains d'entre eux. La seule autre étude sur le chimpanzé commun qui ait été effectuée à long terme a aussi rapporté des attaques de groupe à groupe ; mais aucune étude de ce genre n'a révélé le même phénomène chez le chimpanzé pygmée.

Si l'on compare le comportement meurtrier du chimpanzé commun à celui couramment observé chez l'homme, on ne peut qu'être frappé par la faible efficacité du premier. Nous avons vu ci-dessus que les attaquants se mettaient à plusieurs (de trois à six) pour agresser un individu isolé, que leur agression durait entre dix et vingt minutes, voire davantage, mais que pour finir leur victime était toujours vivante à la fin des attaques même si elle devait, par la suite, décéder de ses blessures. Globalement, les attaques entre membres de troupes différentes se distinguent donc nettement des combats, beaucoup moins violents, qui se déroulent souvent entre individus appartenant à une même troupe. L'efficacité du meurtre est faible chez les chimpanzés, parce qu'ils ne possèdent pas d'armes ; mais il ne demeure pas moins surprenant qu'ils n'aient pas appris à tuer par strangulation, car cela serait dans le domaine de leurs possibilités.

Non seulement la façon dont les chimpanzés s'y prennent pour tuer des individus est peu opérante, si l'on en juge d'après nos propres critères, mais leurs menées génocidaires globales sont également assez peu efficaces. Il a fallu trois ans et dix mois aux membres de la troupe de Kasakela pour exterminer la troupe de Kahama, à partir du moment où ils ont attaqué le premier membre. Et ils n'ont toujours tué qu'un individu à la fois, jamais plusieurs simultanément. Par contraste, on l'a vu, les colons australiens ont souvent exterminé tout un groupe d'aborigènes lors d'une seule attaque de leur campement à l'aube. L'absence d'armes contraint les chimpanzés à se mettre à plusieurs pour tuer un seul de leurs congénères. Mais leur inefficacité provient également du fait que leurs capacités mentales inférieures ne leur permettent pas d'élaborer de vastes plans d'attaque : ils ne semblent pas capables de programmer des attaques de nuit ou de concevoir une embuscade mettant en jeu deux équipes agissant de concert.

Cependant, dans les attaques, les chimpanzés semblent mettre en jeu une intention et une capacité élémentaire de planification. Les membres de la troupe de Kahama ont été tués par ceux de la troupe de Kasakela à l'issue d'expéditions entreprises par ces derniers au sein de leur territoire. Au cours de leurs déplacements, les attaquants progressaient rapidement, en silence, les sens en alerte ; puis, à un moment donné, ils s'asseyaient dans les arbres, à l'écoute pendant près d'une heure, pour finalement se précipiter sur les individus qu'ils avaient détectés. On peut donc en conclure que les chimpanzés partagent avec nous la tendance à la xénophobie : ils reconnaissent manifestement les membres des autres bandes comme différents de ceux de leur propre bande et les traitent de façon tout à fait distincte.

De toutes les caractéristiques des êtres humains que nous avons définies (art, langage articulé, toxicomanie, etc.), la pratique du génocide est celle qui a découlé le plus directement d'un stade précurseur animal. Le chimpanzé commun est déjà capable de former le projet de tuer en série, d'exterminer des bandes rivales, de mener des guerres de conquête territoriale et de kidnapper de jeunes femelles en âge de procréer. Si l'on donnait des lances à des chimpanzés et si on leur apprenait à s'en servir, ils approcheraient sans doute notre efficacité en matière de meurtres. Le comportement de nos plus proches apparentés incite à penser que l'une des raisons majeures qui nous ont conduits à vivre en groupe (une autre de nos caractéristiques remarquables) a été le besoin de se défendre contre les attaques d'autres groupes. Ce besoin a dû devenir particulièrement important, à partir du moment où nous avons acquis des armes et la capacité intellectuelle d'élaborer des plans d'embuscade. Si cette façon de voir est exacte, il se pourrait alors que les anthropologues aient raison d'invoquer le « comportement de chasseur » comme facteur majeur de l'évolution de notre lignée, à ceci près que nous avons sans doute assumé aussi bien le rôle de la proie que celui du prédateur— ce qui a obligé l'espèce à vivre en groupe.

Les deux types de pratiques génocidaires les plus répandues chez les êtres humains ont des précédents animaux : l'extermination simultanée des hommes et des femmes est un modèle qui a des précurseurs chez le chimpanzé et le loup, tandis que l'extermination des hommes seuls (les femmes étant épargnées) est un modèle qui a des précédents chez le gorille et le lion. Une pratique génocidaire qui n'a pas de précédent chez les animaux est celle mise en oeuvre par les militaires argentins, entre 1976 et 1983, lorsqu'ils ont exterminé dix mille opposants politiques et leurs familles, les desaparecidos. Les victimes — hommes, femmes non enceintes et enfants âgés de moins de trois ou quatre ans — ont souvent été torturées avant d'être tuées. Mais les militaires argentins ont ajouté un volet unique en son genre dans la panoplie des pratiques génocidaires observées sur notre planète : lorsqu'ils ont arrêté des femmes enceintes, ils les ont gardées en vie jusqu'au moment de leur accouchement, et c'est seulement après qu'ils les ont tuées d'une balle dans la tête, de telle sorte que le nouveau-né puisse être adopté par un couple de militaires stériles.

Notre penchant à commettre des meurtres sur nos semblables, malgré ses précurseurs animaux, est souvent tenu pour le fruit pathologique de notre mode de civilisation moderne. De nombreux auteurs contemporains, horrifiés par la décimation des sociétés « primitives » effectuée par les sociétés « développées », tendent à idéaliser les premières et à les voir peuplées de « nobles sauvages » qu'ils supposent pacifiques, ou du moins ne commettant que des meurtres isolés et jamais de massacres. Erich Fromm a ainsi estimé que la guerre dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs était « normalement peu meurtrière ». Certains peuples ne possédant pas l'écriture, comme les Pygmées ou les Inuit, semblent moins belliqueux que d'autres, tels les Néo-Guinéens, ou les Amérindiens des Plaines des États-Unis ou de l'Amazonie. Même ces derniers, affirme-t-on souvent, pratiquent la guerre sous une forme ritualisée et l'arrêtent dès qu'un petit nombre d'adversaires sont tués. Or, ce que j'ai personnellement observé chez les habitants de l'intérieur de la Nouvelle-Guinée ne vient pas conforter cette vision des guerres limitées ou ritualisées. S'il est vrai que, comme j'ai pu le constater, de nombreux combats consistent en des escarmouches n'occasionnant que peu de morts, voire aucun, des tribus accomplissent réellement de temps en temps des massacres en masse. Comme d'autres peuples, les Néo-Guinéens ont toujours essayé de faire fuir leurs voisins ou de les tuer lorsque l'occasion s'en présentait, c'est-à-dire lorsqu'ils y trouvaient un avantage, que cela pût être fait sans risques ou qu'il s'agît d'une question de survie.

Quant aux premières civilisations dotées de l'écriture, les témoignages écrits qu'elles ont laissés attestent qu'elles ont fréquemment réalisé des génocides à leur époque. Les guerres que se sont livrées les Grecs et les Troyens, Rome et Carthage, les Assyriens, les Babyloniens et les Perses se sont toujours terminées par le massacre des vaincus des deux sexes, ou bien par le massacre des hommes et la réduction des femmes à l'esclavage. Ce type de conclusion des combats s'est suffisamment répété dans l'histoire de l'humanité pour qu'on doive le considérer autrement que comme une aberration rare dans le tableau de la nature humaine. Qui ne connaît le récit biblique de la chute des murs de Jéricho, lorsque retentirent les trompettes de Josué ? On cite moins souvent la suite : Josué obéit au commandement du Seigneur en massacrant tous les habitants de Jéricho, de même que ceux de Aï, de Maqqéda, de Livna, de Hébron, de Devir et de nombreuses autres villes. Cette pratique était jugée comme tellement ordinaire que le Livre de Josue ne consacre qu'une seule phrase pour décrire chaque massacre. Le seul récit un peu détaillé de l'un de ces massacres est celui qui traite de Jéricho même, car Josué a ici procédé de façon réellement inhabituelle : il a épargné les membres d'une famille qui avait aidé ses espions. On trouve des épisodes semblables dans les récits des guerres livrées par les croisés, ou bien de celles menées par les habitants des îles du Pacifique et par de nombreux autres groupes.

Depuis 1950 seulement, on a décompté vingt épisodes de génocide (note 5), dont deux ont concerné plus d'un million de victimes chacun (le Bangladesh en 1971 et le Cambodge à la fin des années 1970) et quatre ont porté sur plus de cent mille victimes chacun (le Soudan et l'Indonésie dans les années 1960, le Burundi et l'Ouganda dans les années 1970). Il est évident que le génocide fait partie de notre héritage humain et préhumain depuis des millions d'années. Dans ces conditions, sur quoi se fonde notre impression que les génocides commis au XXè siècle sont uniques ? Il ne fait guère de doute que Hitler et Staline ont établi en Europe des records en matière de nombre de victimes. Ils ont été aidés en cela par trois facteurs qui n'ont pas joué dans les siècles passés : leurs victimes vivaient en populations plus denses ; elles ont pu être rassemblées bien plus facilement grâce à des moyens de communication perfectionnés ; leur extermination a pu se faire grâce à des moyens techniques supérieurs. On peut donc considérer que les progrès technologiques ont ainsi aidé à développer la pratique du génocide, comme l'illustre également cet autre exemple : les habitants du lagon de Roviana, dans les îles Salomon (sud-ouest du Pacifique), avaient autrefois une redoutable notoriété comme chasseurs de têtes opérant des raids qui décimaient les îles voisines. Cependant, comme mes amis de Roviana me l'ont expliqué, les raids de ce genre ne se sont vraiment développés qu'à partir du moment où les haches d'acier sont arrivées aux îles Salomon, au XIXè siècle. Il est, en effet, difficile de décapiter quelqu'un avec une hache de pierre ; la lame perd rapidement son tranchant, et c'est fastidieux de l'aiguiser.

La technologie rend-elle ou non le génocide psychologiquement plus facile, comme Konrad Lorenz l'a soutenu ? À mesure que la lignée humaine s'est éloignée de celle des grands singes, prétendait-il, nos ancêtres sont devenus de plus en plus dépendants de la chasse aux animaux pour leur survie. Simultanément, ils ont vécu au sein de groupes sociaux comprenant de plus en plus d'individus, entre lesquels la coopération était essentielle. Ce type de société n'a pu perdurer qu'à la condition d'une très forte inhibition des tendances à s'entre-tuer entre congénères. Durant la plus grande partie de notre histoire évolutive, nos ancêtres ont dépendu d'armes dont la portée imposait de se battre au corps à corps, de sorte que la possibilité de voir le visage d'une autre personne a pu servir de signal inhibiteur à la propension à tuer. Les armes modernes, que l'on actionne en pressant sur des boutons, court-circuitent ces inhibitions en nous permettant de tuer à distance nos victimes sans même voir leur visage. Konrad Lorenz concluait que la technologie a créé les conditions psychologiques qui ont permis la réalisation de génocides par des employés en col blanc, comme cela a été le cas pour Auschwitz et Treblinka, ou pour Hiroshima et Dresde.

Je ne suis pas certain que le facteur psychologique ait réellement eu une telle importance dans la perpétration des génocides à notre époque. Leur fréquence dans le passé semble avoir été aussi élevée qu'aujourd'hui, bien qu'en raison des facteurs pratiques que nous avons signalés le nombre des victimes ait généralement été plus limité. La question se déplace cependant du quantitatif (nombre des victimes) et du qualitatif (la technologie disponible) vers celle de la morale.

Il est évident que nous réprimons presque tout le temps nos pulsions meurtrières. Le problème est de savoir dans quelles conditions elles peuvent se trouver libérées. De nos jours, nous pouvons peut-être, comme cela s'est fait traditionnellement, diviser l'espèce en deux catégories, « eux » et « nous », mais nous savons que « eux » regroupe des milliers de types, tous différents les uns des autres aussi bien que de « nous », par leur langue, leur apparence physique et leurs façons de se comporter. Il est difficile de nous représenter l'état d'esprit qui a prévalu tout au long de la plus grande partie de l'histoire humaine, à l'époque des cloisonnements territoriaux, avant les « premières rencontres » que nous avons décrites au chapitre 13. A l'instar des chimpanzés, des gorilles et des carnivores sociaux, nous vivions à l'origine en bandes occupant des territoires. Le monde que connaissaient nos lointains ancêtres était bien plus restreint et bien moins complexe que le nôtre : la classe étiquetée « eux » ne comprenait que quelques types, ceux de leurs voisins immédiats.

En Nouvelle-Guinée, par exemple, jusqu'à récemment, chaque tribu passait alternativement de l'état de guerre à celui d'alliance avec chacune des tribus voisines. Un individu donné pouvait pénétrer dans une vallée voisine, soit à l'occasion d'une visite amicale (mais celle-ci n'était jamais vraiment sans danger), soit à l'occasion d'un raid guerrier. Toutefois, il ne pouvait pratiquement jamais envisager de voyager dans une série de vallées, en rendant successivement des visites amicales dans chacune d'entre elles. La façon impérative de traiter les membres de son propre groupe (étiqueté « nous ») ne s'appliquait pas aux membres des autres groupes (« eux »), ceux-ci étant plus ou moins conçus comme les voisins ennemis. Lorsque j'ai circulé de vallée en vallée en Nouvelle-Guinée, les habitants de chacune d'entre elles, qui pratiquaient encore le cannibalisme il y a une décennie et n'étaient sortis de l'âge de la pierre que depuis cette même époque, me mettaient régulièrement en garde contre ce qu'ils appelaient « les coutumes de cannibales, tout à fait primitives et abjectes », des habitants de la vallée suivante. Je me rappelais alors que les gangs d'Al Capone, dans le Chicago du XXè siècle, s'étaient fait une règle de n'engager que des tueurs qui n'étaient pas de la région, de sorte qu'ils pourraient exécuter leur sinistre mission en ayant l'impression de tuer l'un d'« eux », et pas l'un de « nous ».

Les écrits de la Grèce antique révèlent un stade plus développé de ce territorialisme tribal. Le monde qui était alors connu était plus vaste et plus divers, mais les Grecs (« nous ») se considéraient encore comme différents des barbares (« eux »). Le terme de « barbare » dérive du grec barbaroi, désignant simplement les étrangers non grecs. Il englobe donc les Égyptiens et les Perses, dont le niveau de civilisation était semblable à celui des Grecs. La règle suprême ne prescrivait pas de traiter tous les hommes pareillement, mais au contraire demandait de récompenser ses amis et de punir ses ennemis. Lorsque Xénophon voulut faire un portrait flatteur du prince perse Cyrus le Jeune qu'il admirait, il rapporta que ce dernier rendait toujours au centuple les services que lui avaient rendus ses amis, tandis qu'il ripostait aux méfaits de ses ennemis par des représailles encore plus sévères (par exemple, en leur arrachant les yeux te en leur coupant les mains).

A l'instar des hyènes appartenant aux clans de Scratching Rock et de Mungi, les êtres humains ont jadis pratiqué une double norme de comportement : de puissantes inhibitions leur interdisaient de tuer l'un des « leurs », mais rien ne les empêchait de tuer les « autres », lorsque cela pouvait se faire en toute sécurité. Le génocide était envisageable dès lors qu'existait cette dichotomie, indépendamment de savoir si celle-ci découlait d'un instinct génétiquement programmé ou d'une norme éthique propre à l'homme. De nos jours encore, nous faisons tous durant l'enfance l'apprentissage d'un certain nombre de critères arbitraires, en fonction desquels nous classons les êtres humains de façon dichotomique, les uns étant jugés respectables, les autres méprisables. Je me rappelle une scène vécue à l'aéroport de Goroka sur les hautes terres de Nouvelle-Guinée : j'étais en compagnie de mes aides de terrain, des Néo-Guinéens appartenant à l'ethnie des Tudawhe, qui se tenaient gauchement, avaient les pieds nus et portaient des chemises déchirées, lorsque s'approcha un Blanc mal rasé, crasseux, le chapeau cabossé enfoncé sur les yeux, parlant avec un fort accent australien. Avant même qu'il ait commencé à se moquer méchamment de mes assistants, les traitant de « clodos noirs", qui seront bien incapables de gérer ce pays avant un siècle », je me surpris à penser que ce péquenot australien devrait retourner s'occuper de ses foutus moutons. L'un et l'autre, spontanément, nous nous étions fondés sur des caractéristiques globales saisies d'un coup d'oeil.

Avec le temps, cette dichotomie de classement des êtres humains est devenue de plus en plus inacceptable comme base d'un code éthique. Il s'est, au contraire, développé une tendance à respecter, au moins en paroles, une morale universelle en fonction de laquelle tous les êtres humains doivent être traités selon les mêmes règles. La pratique du génocide est donc devenue contradictoire avec cette morale universelle. Mais, au siècle dernier, ce n'était pas encore le cas. Quand le général argentin Julio Argentino Roca ouvrit les pampas à la colonisation par les Européens en exterminant impitoyablement les Araucans, les Argentins, enchantés et reconnaissants, l'élire comme président de la République en 1880.

Des mécanismes de défense existent chez les exécuteurs. Ainsi, la plupart des personnes qui adhèrent à la morale universelle considèrent, cependant, que l'autodéfense est toujours justifiée. C'est une justification commodément élastique, car il est pratiquement toujours possible d'induire les « autres » à faire quelque acte à partir duquel il sera légitime d'invoquer l'auto- défense. Par exemple, les Tasmaniens ont fourni une excuse toute trouvée aux colons blancs qui les ont exterminés : ils ont tué, au total, cent quatre-vingt-trois de ces derniers en trente-quatre ans, estime-t-on (faut-il rappeler qu'ils ont eux-mêmes été les victimes d'un nombre bien plus grand d'actes violents, comprenant des mutilations, des enlèvements, des viols et des meurtres ?). Hitler a invoqué l'autodéfense, lorsqu'il a déclenché la Seconde Guerre mondiale, simulant une attaque d'un poste frontière allemand par les Polonais.

Une seconde justification traditionnellement invoquée tient au fait que les victimes ne pratiquent pas la « bonne » religion, n'appartiennent pas à la « bonne » race ou ne partagent pas la bonne » opinion politique, à l'encontre du groupe des exécuteurs, ou bien encore que ce dernier représente le progrès ou un stade plus élevé de la civilisation. Lorsque j'étais étudiant à Munich, en 1962, des nazis non repentis m'ont encore expliqué que les Allemands avaient été obligés d'envahir la Russie, puisque le peuple russe avait adopté le communisme. Mes quinze aides de terrain dans les monts Fakfak de Nouvelle-Guinée me semblaient parfaitement semblables les uns aux autres, jusqu'à ce qu'ils entreprennent de m'expliquer lesquels étaient chrétiens, lesquels étaient musulmans, et pourquoi les premiers (ou les seconds) étaient irrémédiablement des êtres humains de second rang. Il existe une hiérarchie presque universelle admise dans le domaine des jugements de valeur, en fonction de laquelle les peuples dotés de l'écriture et d'une métallurgie développée (par exemple, les colons blancs en Afrique) se considèrent supérieurs aux peuples pasteurs (par exemple, les Tutsis ou les Hottentots), lesquels se perçoivent supérieurs aux peuples agriculteurs . (par exemple, les Hutus), lesquels s'estiment supérieurs aux chasseurs-cueilleurs (par exemple, les Pygmées ou les Bochimans).

Finalement, au regard de notre morale, les êtres humains et les animaux n'ont pas la même valeur. Par suite, les responsables de génocides à notre époque appliquent fréquemment à leurs victimes un registre animalier, afin de justifier leurs actes : les nazis considéraient les Juifs comme de la vermine ; les colons français d'Algérie appelaient les musulmans des « ratons » ; les Paraguayens d'origine européenne décrivaient les Indiens Aché (des chasseurs-cueilleurs) comme des rats féroces ; les Boers appelaient les Africains des « bobbejaan » (babouins) et les Nigériens du Nord « civilisés » tenaient les Ibos pour des parasites (Note 6).

Ces trois rationalisations éthiques auxquelles recoururent les colons australiens pour justifier l'extermination des Tasmaniens se retrouvent dans le cas de l'extermination — pas tout à fait totale — des Amérindiens par les Américains.

Pour commencer, nous évitons le plus souvent d'évoquer la tragédie qu'ont subie les Amérindiens ; nous n'en parlons pas autant, en tout cas, que les génocides commis en Europe durant la Seconde Guerre mondiale, par exemple. C'est la guerre de Sécession que nous considérons plutôt comme notre tragédie nationale spécifique. Si nous nous mettons parfois à envisager le conflit qui a opposé les Blancs aux Amérindiens, nous le présentons comme un événement historique appartenant à un lointain passé, et nous le décrivons sur le mode d'une campagne militaire en mentionnant : la guerre contre les Pequots (Note 7), la bataille de Great Swamp, la bataille de Wounded Knee, la Conquête de l'Ouest, etc. Les Indiens, dans cette vision des choses, apparaissent comme belliqueux et violents, même envers les autres tribus d'Indiens, passés maîtres dans l'art de l'embuscade et de la trahison ; ils se distinguaient par leur barbarie, et notamment par la pratique de la torture et du scalp ; peu nombreux, ils vivaient comme des chasseurs nomades primitifs, qui pratiquaient notamment la chasse au bison.

Dans cette vision, la population indienne des États-Unis en 1492 n'aurait été que d'un million, ce qui était insignifiant, comparé à la population actuelle des Etats-Unis, se montant à deux cent cinquante millions de personnes. Par conséquent, il était inévitable, selon cette rhétorique, que les Blancs occupent ce continent pratiquement vide. D'autant, soutiennent d'aucuns, que nombre d'Indiens sont morts de variole et d'autres maladies. Ces différentes justifications ont été l'apanage de beaucoup de présidents des Etats-Unis, y compris les plus admirés comme George Washington, à seule fin de fonder leur politique vis-à-vis des Amérindiens (Note 8).

Ces justifications s'appuient sur une déformation des faits historiques réels. Invoquer une sorte de campagne militaire suppose qu'il y ait eu une guerre déclarée et qu'elle ait mis aux prises des combattants représentés par des hommes adultes. En réalité, les Blancs (souvent des civils) avaient fréquemment pour tactique de lancer des attaques surprises sur des villages ou des camps d'Indiens, afin d'en tuer le plus possible, de tout âge et de tout sexe. Durant les cent premières années de colonisation par les Blancs, les autorités offraient des récompenses à des tueurs semi-professionnels d'Indiens. Les estimations de la population indienne d'Amérique du Nord avant l'arrivée des Européens sont très variables, mais, selon de récentes recherches, elle pouvait atteindre dix-huit millions, chiffre auquel la population des colons blancs des États-Unis ne parvint pas avant 1840. Bien qu'un certain nombre des Indiens d'Amérique du Nord aient été des chasseurs semi-nomades, la plupart étaient des agriculteurs sédentarisés dans des villages. Il est bien possible que les maladies aient été le facteur responsable du plus grand nombre de morts chez les Indiens, mais certaines d'entre elles ont été intentionnellement introduites par les Blancs ; et, même après les épidémies, la population indienne demeurait forte, et elle périt par des moyens plus directs. Ce n'est qu'en 1916 qu'Ishi, le dernier Indien « sauvage » des États-Unis, membre de la tribu yahi, est mort', et le dernier livre de souvenirs, sans fards et sans remords, publié par un des exterminateurs parut en 1923.

Il y a bien eu extermination d'une population civile de paysans par une autre. Les Américains se souviennent avec émotion de leurs pertes subies lors de la prise du fort d'Alamo (environ deux cents morts), ou bien de la destruction du Maine, croiseur de la marine américaine (deux cent soixante morts), ou bien encore de l'attaque de Pearl Harbor (environ deux mille deux cents morts) : ces épisodes furent ceux qui déclenchèrent un puissant mouvement d'opinion en faveur des guerres contre le Mexique, contre l'Espagne et contre les puissances de l'Axe. Cependant, ces pertes étaient extrêmement faibles comparées à celles que les Américains ont infligées aux Indiens, mais dont ils ne veulent pas se souvenir. La réécriture de l'histoire de la grande tragédie — l'autodéfense et l'occupation d'un territoire vide — américaine est parvenue à concilier la perpétration d'un génocide avec l'adhésion à une morale universelle.

La réécriture de l'histoire, dans le cas des génocides, touche à l'impact psychologique des massacres chez les exécuteurs, les victimes et les tierces parties. La question la plus énigmatique concerne leur impact, ou plutôt leur absence apparente d'impact, sur les tierces parties. Au premier abord, on pourrait penser que les réactions du public devraient être des plus tranchées à l'annonce de massacres collectifs, délibérés et sauvages suscitant un sentiment d'horreur. En réalité, il est rare que l'attention du public soit attirée par des génocides survenant dans d'autres pays ; et il est encore plus rare que soit mis fin à ces derniers par une intervention étrangère. Qui d'entre nous a fait vraiment attention au massacre des Arabes à Zanzibar en 1964 ou à celui des Indiens Aché au Paraguay dans les années 1970 ?

Les rares génocides perpétrés au XXè siècle qui mobilisent encore la mémoire, notamment l'extermination des Juifs par les nazis et le massacre des Arméniens par les Turcs, ont pour particularités que les victimes étaient des Blancs, auxquels nous nous identifions ; les responsables du génocide étaient nos ennemis dans le contexte d'une guerre, et nous étions donc officiellement encouragés à les haïr (en particulier les nazis) ; les survivants ayant échappé à ces génocides sont en mesure de s'exprimer publiquement et consacrent beaucoup d'efforts pour nous obliger à nous souvenir. On voit donc qu'il faut une constellation assez particulière de circonstances pour amener les tierces parties à prêter attention à des cas de génocides.

Cette étrange passivité des tierces parties se mesure notamment par l'attitude des gouvernements, qui reflète la psychologie collective des populations. S'il est vrai que l'ONU a adopté en 1948 une convention sur le génocide, au nom de laquelle ce dernier est reconnu comme un crime, cette organisation internationale n'a jamais pris de sérieuses mesures pour prévenir, arrêter ou punir ce genre de massacres collectifs, en dépit de plaintes déposées à sa tribune durant leur exécution même au Bangladesh, au Burundi, au Cambodge, au Paraguay et en Ouganda. Dans le cas de ce dernier pays, le secrétaire général des Nations-Unies a répondu à une plainte portée contre le régime de Idi Amin Dada, lorsque celui-ci faisait régner la terreur à son maximum, en demandant au dictateur lui-même de faire une enquête. Les États-Unis ne figurent même pas parmi les nations qui ont ratifié la convention sur le génocide de l'ONU.

Comment expliquer notre étonnante absence de réactions face aux génocides ? De nombreux génocides des années 1960 à 1990 ont été publiquement dévoilés dans le détail, comme cela a été le cas de ceux perpétrés au Bangladesh, au Brésil, au Burundi, au Cambodge, au Timor-Oriental, en Guinée équatoriale, en Indonésie, au Liban, au Paraguay, au Rwanda, au Soudan, en Ouganda et à Zanzibar. (Le nombre des victimes a dépassé le million au Bangladesh aussi bien qu'au Cambodge.) Par exemple, en 1968, le gouvernement brésilien a poursuivi en justice cent trente-quatre de ses sept cents employés de son service de protection des Indiens, parce qu'ils avaient participé à l'extermination des tribus d'Indiens d'Amazonie. Parmi les faits reprochés aux accusés, énumérés dans un rapport de 5115 pages (appelé le « rapport Figueiredo », du nom du procureur général du Brésil) et dévoilés dans une conférence de presse du ministre de l'Intérieur du Brésil, on trouvait : massacres d'Indiens au moyen de dynamite, de mitrailleuses, de sucres imprégnés d'arsenic, de maladies intentionnellement introduites, telles la variole, la grippe, la tuberculose et la rougeole, enlèvements d'enfants indiens pour en faire des esclaves et engagements de tueurs professionnels d'Indiens par les entreprises se vouant à l'exploitation des terres amazoniennes. Le rapport Figueiredo a fait l'objet de comptes-rendus dans la presse internationale, mais il n'a pas suscité beaucoup de réactions.

On pourrait donc en conclure à l'indifférence que montreraient la plupart des peuples aux injustices faites à d'autres peuples. L'explication n'est que partielle. Pour comprendre pourquoi les tierces parties ne réagissent pas, il nous faut également comprendre les attitudes que l'on observe chez les survivants des massacres. Les psychiatres qui ont étudié les témoins de génocides, tels les survivants d'Auschwitz, disent qu'ils sont affectés d'une sorte de « paralysie psychologique ». La plupart d'entre nous savent d'expérience la douleur intense et prolongée que suscite la. perte d'un être cher ou d'un parent, à la suite d'une mort naturelle, même lorsque nous n'en avons pas été témoins. On ne peut pas imaginer l'intensité de la douleur ressentie par ceux qui ont été obligés d'assister à la mise à mort de nombreux amis ou parents, de la façon la plus brutale qui soit. Pour les survivants, le système de croyance implicite selon lequel une telle barbarie était impossible a volé en éclats ; il a laissé à sa place un sentiment de honte, puisque à eux fut imposée une telle cruauté qui dénie l'appartenance à l'espèce commune, et de culpabilité, du fait d'avoir survécu quand tous les autres sont morts. Tout comme une intense douleur physique nous atterre, la douleur psychologique nous paralyse l'esprit : il n'y a pas d'autre moyen de continuer à vivre et à demeurer mentalement sain. J'ai personnellement vu ces réactions à l'oeuvre chez un parent survivant après deux années de détention à Auschwitz et qui demeura par la suite pratiquement incapable de pleurer pendant des décennies.

En ce qui concerne les « bourreaux », ceux dont le code éthique établit une distinction entre « eux » et « nous » peuvent éventuellement tirer fierté de leurs agissements, mais ceux qui ont été élevés dans le cadre d'une morale universaliste peuvent à leur tour subir les mêmes phénomènes de paralysie psychologique que leurs victimes, exacerbés par le sentiment de culpabilité. Des centaines de milliers d'Américains qui se sont battus au Viêt Nam ont connu ce problème. Les descendants des responsables de génocides — descendants à qui on ne peut rien reprocher — peuvent eux aussi ressentir un sentiment de culpabilité collective. Pour atténuer la douleur de la culpabilité, ces descendants réécrivent alors souvent l'histoire : c'est ce qu'on observe dans l'attitude des Américains d'aujourd'hui à propos des Amérindiens, ou dans celle du négationnisme australien concernant le génocide des Tasmaniens et des aborigènes.

Comment s'étonner de l'absence de réactions face aux génocides chez les tierces parties, quand les psychiatres eux-mêmes, chargés de soigner exécuteurs ou victimes, se défendent par des mécanismes de mise à distance ? Le psychiatre américain, Robert Jay Lifton, lorsqu'il conduisit des entretiens avec des survivants du bombardement atomique de Hiroshima, et bien qu'il eût déjà une grande expérience de ce type d'entretiens avec des survivants d'autres horreurs de la guerre, notamment à la suite de son enquête sur les médecins nazis, raconte : « Au lieu d'avoir affaire à un problème abstrait, celui de "la bombe atomique", je me trouvai confronté à la brutalité de l'expérience qui avait été vécue par les êtres humains soudain assis devant moi. Je me rendis compte que, à l'issue de chacun de ces premiers entretiens, j'étais profondément choqué et ressentais une sorte d'épuisement émotionnel. Mais très rapidement, en l'espace de quelques jours, mes réactions changèrent. Je continuais à écouter la description des mêmes horreurs, mais leur impact sur moi allait s'amoindrissant. J'éprouvai ainsi personnellement, directement, ce phénomène de dénégation et de distanciation psychique que nous voyons sans cesse à l'oeuvre dès qu'est abordée la question-de l'exposition à la bombe atomique.

Pour ce qui est des génocides perpétrés à l'avenir par Homo sapiens, il y a de nombreuses raisons d'être pessimiste : les zones de conflit se multiplient et les armes modernes ont un pouvoir de destruction toujours plus grand.

Quelques motifs poussent cependant à un optimisme mesuré : les temps à venir pourraient bien ne pas être aussi meurtriers que les temps passés. Dans de nombreux pays aujourd'hui, en effet, des gens appartenant à différentes races ou religions ou groupes ethniques vivent ensemble, sous les auspices d'une justice sociale plus ou moins grande, sans que se produisent des meurtres de masse : c'est le cas par exemple de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, des îles Fidji et même des États-Unis. On a réussi à stopper certains génocides, ou à réduire leur impact, ou à les prévenir, et cela grâce à l'intervention internationale de tierces parties. Les façons modernes de voyager, la télévision et la photographie, de leur côté, nous permettent de voir les autres » comme des êtres humains semblables à nous, même s'ils vivent à dix mille kilomètres de notre propre pays. Nous pouvons certes vouer aux gémonies la technologie du XXè siècle, mais elle est en train de faire s'effacer cette distinction entre « eux » et « nous » qui rend possibles les génocides : l'uniformisation culturelle étendue aujourd'hui au monde entier et la prise de conscience universelle de l'existence de peuples distants rendent de plus en plus difficile la justification de telles pratiques.

Cependant, le risque de génocide persistera aussi longtemps que nous ne ferons pas l'effort de comprendre ses ressorts et que nous nous abuserons en pensant que seuls quelques pervers sont capables de s'y livrer. La dénégation psychique devant les horreurs subies par les êtres humains nous empêche d'imaginer qu'un homme ordinaire puisse devenir exécuteur. Personnellement, je suis presque arrivé à me le représenter le jour où un ami néo-guinéen que je connaissais de longue date m'a parlé d'un massacre auquel il avait participé.

Kariniga, qui est d'un caractère doux, appartient à la tribu tudawhe et a travaillé avec moi en Nouvelle-Guinée. Nous avons vécu ensemble des situations dangereuses, des moments de grande frayeur, ainsi que de grandes réussites. Un soir, alors que je le connaissais depuis cinq ans, l'ami vrai pour lequel j'ai beaucoup d'admiration me parla d'un épisode de sa jeunesse La tribu des Tudawhe et celle des Daribi, vivant dans le village voisin, étaient en conflit de longue date. À mes yeux, les membres de ces deux tribus me paraissaient tout à fait semblables , mais Kariniga, comme tous les Tudawhe, regardait les Daribi comme des êtres ignobles. Ayant monté une série d'embuscades, les Daribi étaient parvenus à tuer bon nombre de Tudawhe (dont le père de Kariniga), et les survivants de cette dernière tribu en étaient désespérés. Une nuit, tous les hommes survivants de la tribu des Tudawhe encerclèrent le village des Daribi et incendièrent leurs huttes à l'aube. A mesure que les habitants ensommeillés descendaient l'escalier de leur maison sur pilotis, ils furent percés de coups de lance. Certains Daribi réussirent à s'échapper et essayèrent de se cacher dans la forêt, mais les Tudawhe les traquèrent et tuèrent la plupart d'entre eux au cours des semaines suivantes. L'intervention des autorités australiennes mit fin à cette chasse à l'homme avant que Kariniga n'ait pu retrouver celui qui avait tué son père.

Depuis ce soir, je revois la lueur qu'il avait dans les yeux tandis qu'il me parlait du massacre perpétré à l'aube, son intense satisfaction à l'évocation du moment où il avait enfin frappé de sa lance certains des meurtriers de son peuple, ses larmes de rage et sa colère à la pensée que l'assassin de son père lui avait échappé — il espérait bien, de toute façon, le tuer un jour ou l'autre en l'empoisonnant. Je pense avoir alors compris comment un homme ordinaire peut en arriver à tuer. Si les circonstances s'y prêtent, nous sommes tous potentiellement capables de participer à une tuerie. À mesure que la population mondiale grandit, les conflits s'aiguisent au sein des sociétés et entre les pays, alors que les armes deviennent toujours plus efficaces. Il est pénible, au-delà du supportable, d'entendre parler de génocide par des témoins ou par des acteurs directs. Mais fuir cette réalité, ne pas vouloir la comprendre, conduira très vite chacun d'entre nous à être peut-être un jour bourreau ou victime.


Note 1. L'utilisation, au fil de ces pages, du terme "génocide" par Jared Diamond renvoie aux débats que ce terme suscite chez les historiens. sociologues et politologues anglo-saxons, afin de savoir si ce terme qualifie une pratique décelable au cours de l'histoire ou spécifie un événement unique un XXè siècle. Le lecteur trouvera un aperçu de ces débats dans l'article de Ben Kieman, - Sur la notion de génocide », le Débat, n' 104, mars-avril 1999, p. 179-192. Ben Kieman est par ailleurs l'auteur d'un ouvrage de référence, Le génocide au Cambodge 1975.1979. Race, idéologie et pouvoir, Paris, Gallimard, Nrf essais, 1998. (NdT)


Note 2. Les Indiens Susquehanna étaient des Iroquois vivant dans le Maryland. (NdT)


Note 4. Les historiens et démographes russes comme occidentaux s'accordent sur le bilan qu'au cours des quarante années qui vont du début de la Première Guerre mondiale à la fin de la Seconde, quarante, voire cinquante millions de personnes sont mortes prématurément dans l'espace russo-soviétique. Pour sa part, l'historien S. Maksoudov, dont les travaux font autorité, arrive au chiffre de quarante millions au moins de victimes : 10 millions environ de morts prématurées au cours des années 1918-1926, dues essentiellement à la guerre civile et à la famine de 1921; 7,5 millions de morts suite à la famine et aux répressions des années 1926-1938 (mais de récentes estimations portent le bilan à 9,8 millions); 22,5 à 26,5 millions dans les années 1939-1953 (les victimes de la guerre sont incluses). A ne s'en tenir qu'aux années les plus terribles (1918-1922 et 1932-1949), vingt-neuf millions d'hommes ont péri. Chiffres cités par Anatoli Vichnevski, La faucille et le rouble. La modernisation conservatrice en URSS, Paris, Gallimard, 2000. (NdT)


Note 5. Depuis la rédaction de cet ouvrage, deux autres génocides sont advenus : le génocide du Rwanda de 1994 (Tutsis massacrés par les Hutus) et celui du Kosovo en 1999 (Kosovars tués par les Serbes). (NdT)


Note 8. Il n'est pas inutile de rappeler quelques points de vue défendus par de grands hommes politiques américains :

- George Washington (1732-1799), premier président des États-Unis : « L'objectif immédiat est la destruction totale de leurs villages et la dévastation de leurs terres. Il faudra absolument réduire à néant leurs futures récoltes et les empêcher d'en préparer d'autres. »

- Benjamin Franklin (1706-1790) : « S'il entre bien dans les desseins de la Providence que ces Sauvages soient balayés afin de laisser place aux Cultivateurs de la Terre, il ne semble pas improbable que le moyen pour y parvenir soit les boissons alcoolisées. »

- Thomas Jefferson (1743-1826), troisième président des États-Unis : « Cette malheureuse race, que nous avons eu tant de mal à sauver et à civiliser, s'est, de façon inattendue, rebellée et livrée à des actes barbares. Ce faisant, elle a justifié son extermination et attend à présent que nous décidions de son destin. »

- James Monroe (1758-1831), cinquième président des États-Unis : « La vie à l'état sauvage demande de pratiquer la chasse sur un territoire bien plus grand qu'il n'est compatible avec le progrès et les justes prétentions de la vie civilisée [...] elle doit donc s'effacer devant celle-ci. »

- John Quincy Adams (1767-1848), sixième président des États-Unis « Quel droit un chasseur a-t-il sur une forêt de mille kilomètres de long, dans laquelle il s'est aventuré par hasard pour y chercher des proies ?»

- Andrew Jackson (1767-1845), septième président des Etats-Unis : « Ils n'ont ni l'intelligence, ni l'assiduité au travail, ni le comportement moral, ni le désir de s'améliorer, toutes choses qui seraient essentielles pour que leur condition évolue dans un sens favorable. Contemporains d'une autre race qui leur est supérieure, incapables de se rendre compte d'où vient leur infériorité et de chercher à y remédier, ils doivent donc nécessairement se plier à la force des circonstances et disparaître rapidement. »

- John Marshall (1755-1835), président de la Cour suprême des Etats- Unis : « Les Indiens qui habitaient ce pays étaient des sauvages, essentiellement occupés à se faire la guerre, et tirant leur subsistance de la forêt [...] La loi qui régit, et doit obligatoirement régir en général, les rapports entre le vainqueur et le vaincu ne pouvait pas s'appliquer à ce peuple dans ces circonstances. La découverte [de l'Amérique par les Européens] a donné à ces derniers le droit exclusif de mettre fin, par le biais d'achats de terres ou de conquête, au titre d'occupants qu'avaient les Indiens. »

- William Henry Harrison (1773-1841), neuvième président des États-Unis : « Est-ce que l'une des plus belles parties du globe doit rester dans l'état de nature, une terre hantée par quelques fieffés sauvages, alors qu'elle semble être destinée par le Créateur à entretenir une vaste population et à devenir le siège de la civilisation ?»

- Theodore Roosevelt (1858-1919), vingt-sixième président des États-Unis : « Le colon et le pionnier avaient fondamentalement la justice de leur côté; ce grand continent ne pouvait pas rester simplement à l'état de réserve de chasse pour d'ignobles sauvages. »

- Général Philip Sheridan (1831-1888) : « Les seuls bons Indiens que j'aie jamais vus étaient des Indiens morts..


Note 9. La plus grande partie de sa tribu avait été massacrée par les colons blancs entre 1853 et 1870. A cette dernière date, seize survivants ayant échappé aux massacres s'étaient repliés dans les recoins sauvages du mont Lassen et avaient continué à vivre en se livrant à la chasse et à la cueillette. En 1908, alors qu'ils n'étaient plus que quatre, une patrouille de Blancs tomba par hasard sur leur campement et leur vola tous leurs outils, leurs vêtements et leurs réserves de nourriture pour l'hiver, de sorte que trois des Yahis (la mère de Ishi, sa soeur et un vieil homme) moururent. Ishi resta seul encore trois ans, mais ne pouvant plus supporter la solitude, il se résolut à se rendre, s'attendant à être lynché. En fait, il fut embauché par le muséum de l'université de Californie et mourut de tuberculose en 1916.


Note 6. En anglais, de nombreux noms d'animaux sont utilisés comme adjectifs péjoratifs (« ape » [singe] ; « bitch » [chienne] ; « cur » [roquet] « dog » [chien] ; « ox » [ boeuf]; « rat » [rat]; « swine » [cochon] ). (N.d.T.)


Note 7. Les Pequots furent la première tribu d'Indiens contre lesquels se battirent les colons anglais, dès leur établissement en Nouvelle-Angleterre au vin' siècle. (N.d. T.)


Mis en ligne le 21/10/2006 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr)