Discours prononcé par le général de Gaulle devant l'Assemblée consultative, le 2, juillet 1944.

Après de longues années d'indicibles épreuves, personne au monde ne doute plus aujourd'hui que nous marchions à grands pas vers la victoire. Le cours qu'ont pris les événements est tel que, pour la France, comme pour les autres nations de l'Europe momentanément submergées par l'invasion germanique, la libération, qui ne fut longtemps que le rêve d'une invincible espérance, apparaît aujourd'hui comme une échéance imminente. Sur un fragment du territoire métropolitain la libération a commencé. II en résulte que notre pays se trouve aujourd'hui, non plus dans la période où les problèmes immenses que vous savez se posaient comme éventuels, mais bien dans la phase où ils doivent être effectivement et progressivement résolus. De la façon dont la nation saura les résoudre, de l'esprit dans lequel elle le fera, de l'ordre qu'elle y apportera, dépend littéralement son destin. C'est dire quelle est l'étendue de la tâche qui incombe au gouvernement et à laquelle je crois bien qu'on ne trouverait dans notre Histoire aucun précédent comparable.

Je vais exposer à l'assemblée quelle politique le gouvernement entend suivre pour remplir sa tâche à mesure de la libération. Bien que les aspects divers do cette politique soient évidemment conjugués, la logique de l'exposé m'oblige à les présenter successivement. Je le ferai donc en montrant quelle route nous suivons et continuerons de suivre, au point de vue de l'effort guerrier, puis de la réorganisation intérieure du pays; enfin de sa position et de son action dans le monde.

Le gouvernement est plus convaincu que jamais que la solution du conflit doit être obtenue par les armes, c'est-à-dire par une complète victoire militaire, et qu'en dépit de la situation dans laquelle l'invasion et la trahison ont jeté notre pays, il est d'importance vitale que la France participe à la grande bataille d'Europe avec toutes les forces dont elle dispose. Ii n'est pas moins nécessaire que le rôle joué par nos forces soit un rôle proprement français. Il est enfin indispensable que tous nos efforts, qu'ils se développent au-dedans ou au-dehors du pays, constituent un tout, c'est-à-dire l'effort rassemblé de la nation luttant sous l'autorité unique de l'État.

La géographie a déterminé les puissances de l'Ouest à répartir actuellement leurs opérations en Europe entre deux théâtres celui du Nord et celui de la Méditerranée. Il a paru au gouvernement que c'était sur le second qu'il convenait de porter le principal effort de nos armées. Non seulement pour des raisons pratiques, puisque la plupart de nos unités de combat étaient stationnées ou formées en Afrique, mais encore pour des raisons d'ordre national, car il convient que la puissance militaire française, en grande partie refoulée dans l'Empire par la défaite provisoire en Europe et dans la Métropole, livre, à partir de l'Empire, les combats pour la libération de la Métropole et de l'Europe.

A cet égard, il faut noter que la conduite générale de l'effort militaire français depuis les jours funestes de juin 1940 a suivi une ligne continue et que notre participation aux batailles de Tunisie, puis d'Italie, comme la libération de notre Corse par nous-mêmes et la prise de l'île d'Elbe par nos troupes, n'étaient que le prolongement par des moyens progressivement croissants de ce que nous avions fait auparavant, en Erythrée, au Levant, en Libye et au Fezzan. Au total, depuis le soi - disant armistice conclu par les gens de Vichy, les forces françaises combattant hors de la Métropole ont perdu, sous le feu de l'ennemi, 61 000 hommes tués, blessés et disparus. Elles ont fait prisonniers près de 100 000 soldats ennemis. Il est bon, semble-t-il, pour la présent et pour l'avenir, de souligner comment, malgré d'incroyables malheurs, s'est maintenue et se maintiendra dans le domaine militaire comme dans les autres la continuité des desseins de la France.

C'est donc dans le bassin de la Méditerranée que nous déployons en ce moment notre effort principal. Cette politique nous a conduits à prendre part largement et, je le crois, glorieusement â la grande bataille d'Italie. Il est vrai que, de ce fait, la participation de nos forces de l'extérieur à la bataille de Normandie s'est trouvée jusqu'à présent limitée à l'engagement, d'ailleurs brillant et efficace, de certaines forces aériennes et navales et de quelques éléments débarqués ou aéroportés. Mais je puis assurer, sans préciser, bien entendu, aucune date ni aucun chemin, que la libération de notre Métropole sera effectuée avec le concours de toutes les forces françaises de Terre, de Mer et de l'Air susceptibles de combattre sur les champs de bataille modernes. Cela est le principe même de notre coopération avec les alliés. J'ajoute que, comme il avait été fait pour les opérations récentes en Italie, les plans stratégiques relatifs à la bataille actuelle d'Europe et spécialement à la bataille de France ont été portés en temps voulu à la connaissance du gouvernement et du haut-commandement français, que la participation des forces françaises a été arrêtée d'accord avec nous et que nos états-majors prennent part normalement à l'établissement des plans d'emploi des forces interalliées qui comportent le concours des nôtres. Ainsi, sans nuire aucunement à l'unité de commandement que nous avons accepté€ dans l'intérêt commun, et compte tenu de la puissance relative des effectifs et du matériel engagés dans la période actuelle de la guerre, respectivement par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, le gouvernement peut répondre qu'il a fait et fera en sorte que notre effort militaire se déploie directement au service des intérêts nationaux, ce qui est, d'ailleurs, en pratique, la meilleure façon de servir l'intérêt militaire de la coalition.

Rien ne peut illustrer ce principe d'une manière plus éclatante que l'action puissante actuellement menée par nos forces de l'intérieur au profit de la bataille commune. Au reste, nous nous plaisons à constater que le haut-commandement interallié a hautement reconnu la valeur de cette action, dès lors qu'il a mesuré la valeur du concours qu'elle apportait aux opérations d'ensemble. Du même coup, les insuffisances cruelles et prolongées de l'armement des combattants français tendent à s'atténuer. L'assemblée apprendra avec quelque satisfaction que les quantités d'armes et d'équipements parvenues aux forces de l'intérieur dans le courant de chacun des mois de juin et de juillet sont, en moyenne, sept fois plus élevées que celles qui leur parvinrent pendant le mois le plus favorable avant le commencement de la bataille de France. En même temps, le système des communications établies avec les diverses régions intéressées s'est beaucoup perfectionné. I1 faut dire que, parallèlement, les effectifs engagés ou susceptibles de l'être ont plus que triplé en trois mois et atteignent actuellement plusieurs centaines de mille hommes, dont un tiers seulement est doté d'un armement convenable. C'est dire, à la fois, quel effort reste à faire pour l'équipement de ces forces et que] rôle elles sont susceptibles de jouer à mesure des opérations si l'on en juge par ce qu'elles ont déjà fait.

Chacun comprend que le caractère, très mouvant et très dispersé, de la lutte menée par nos forces de l'intérieur interdit de leur appliquer les procédés de commandement habituellement usités. Il est évident que la direction doit s'y exercer principalement sur le plan local. L'impulsion d'ensemble qui incombe, bien entendu, au gouvernement et aux organismes qu'il en a chargés consiste à prescrire l'attitude générale que doivent observer les forces de l'intérieur suivant les phases de la bataille et les possibilités, à leur fixer certains objectifs essentiels, à organiser les secours et les communications, à susciter et à éclairer les initiatives des éléments divers et de leurs chefs. C'est ainsi que, pour la première phase, marquée par les débarquements des alliés en Normandie et l'établissement de la tête de pont sur la ligne de Saint-Lô à Caen, les consignes données, par le moyen de liaisons préalablement établies, visaient à l'interception des communications ennemies sur des axes et en des points d'avance déterminé et à l'attaque dans toutes les régions des détachements ennemis isolés, soit dans leurs cantonnements, soit sur les routes, sans accepter cependant d'engagements généraux et prolongés. En même temps et tout en combattant, les forces de l'intérieur avaient à unifier et à compléter leur organisation, en fonction des effectifs croissants qu'elles incorporaient, du matériel d'armement qui leur parvenait, des cadres, des spécialistes et des renforts qui leur étaient envoyés de l'extérieur.

Les résultats déjà obtenus ont entièrement répondu à ce qu'attendait le gouvernement. I1 est littéralement vrai que tout l'ensemble du réseau des communications ferrées en France a été et demeure bouleversé par l'action de nos forces, depuis le début de juin, et que l'arrivée des réserves allemandes a subi de ce fait des retards très graves, dépassant une semaine pour certaines unités, comme, par exemple, la Division « Das Reich s. D'autre part, des zones très étendues, autant parfois que des départements entiers, se sont trouvées à tel ou tel moment entièrement contrôlées par les troupes françaises opérant au grand jour. Ainsi en fut-il dans l'Ain, la Drôme, l'Ardèche, l'Aveyron, la Corrèze, la Dordogne, l'Isère, les Hautes-Alpes, les Basses-Alpes, le Vaucluse, la Haute-Loire, le Lozère, le Cantal, la Creuse, la Haute-Vienne, le Lot, les Hautes-Pyrénées, la Haute-Garonne, la Bretagne intérieure, les Vosges, la Vienne, la Franche-Comté. Dans le Vercors, l'Ain, l'Ardèche, la Savoie, le Dauphiné, la la Haute-Provence, l'ennemi a dû ou doit monter de puissantes offensives' militaires pour tenter de se rétablir. En ce moment même, il attaque le massif du Vercors avec des forces de toutes armes et une aviation importante. D'après des rapports indiscutables, les Allemands ont perdu déjà, dans cette lutte incessante, depuis le début de juin, au moins 8 000 morts, plus de 2 000 prisonniers et une quantité très grande de matériel. Il est certain que les effectifs que les Allemands sont contraints d'employer à lutter contre nos troupes sur le sol métropolitain atteint la valeur de 7 ou 8 divisions au moins. Encore, malgré la répression féroce à laquelle ils se livrent contre les populations sans défense, ne parviennent-ils aucunement à dominer la situation.

Nous avons des raisons de croire que les pertes et les difficultés qui leur sont causées par nos forces de l'intérieur iront en se multipliant par nos attaques progressivement accentuées, par le nombre et l'importance croissante des destructions causées à tout ce qu'ils utilisent, par le refus du travail dans les entreprises dont ils se servent, enfin par ces mille et mille actions de détail exécutées contre eux en tous points de nos villes et de nos campagnes et qui contribuent à ruiner leur puissance en même temps que leur valeur morale. Ah l certes, la France sait ce que cette forme de guerre lui Coûte à elle-même en fait de vies humaines et de ruines matérielles. Il appartient au gouvernement de proportionner autant que possible les pertes avec les résultats. Mais il lui appartient aussi de faire en sorte que l'ennemi garde, pour des générations, le souvenir de ce qu'il en coûte d'envahir les terres de nos pères. C'est pourquoi je réponds que notre effort à l'intérieur ne cessera pas de grandir comme contribution capitale à la libération du pays, jusqu'au jour du soulèvement général par lequel la nation, dressée tout entière sous l'autorité du Gouvernement de la République et de ses représentants, saura faire en sorte, en liaison avec ses armées et celles de ses alliés, qu'aucun Allemand sur son sol ne soit autre chose qu'un cadavre ou un prisonnier.

Mais, à mesure qu'émergent hors des fumées de la bataille et de la nuit de l'oppression les zones de notre territoire, la restauration nationale étale devant le gouvernement tout l'ensemble des problèmes qu'elle comporte. Il s'agit à la fois de rétablir l'État, de faire vivre la nation et de créer les conditions favorables aux grandes réformes qui seront à la base du renouvellement de la France. Et il s'agit d'accomplir cette tâche immense dans les conditions les plus difficiles. Nous n'avons aucun embarras à annoncer par avance que beaucoup des mesures que nous prendrons, comme beaucoup de celles que nous avons déjà prises, ne paraîtront pas toujours et à chacun entièrement satisfaisantes. Nous concédons immédiatement que nous n'attendons la perfection ni des hommes, ni des choses. Si je disposais de loisirs suffisants je me ferais fort de dresser, dès maintenant, la liste des critiques qui pourront être articulées à mesure du redressement et je crois bien que cette liste remplirait plusieurs dictionnaires. Mais, en dépit de tout ce qu'il a déjà rencontré, de tout ce qu'il rencontre et de tout ce qu'il rencontrera d'obstacles ou d'insuffisances, le gouvernement a la certitude de pouvoir accomplir sa tâche au service de la nation parce qu'il a, une fois pour toutes, fixé ses buts et son chemin et parce qu'il est assuré de trouver jusqu'au terme le concours ardent et raisonné de la masse immense des Français.

J'ai dit rétablir l'État. Dans l'ordre politique, nous avons choisi. Nous avons choisi la démocratie et la république. Rendre la parole au peuple, autrement dit organiser dans le plus court délai possible les conditions de liberté, d'ordre et de dignité, nécessaires à la grande consultation populaire d'où sortira l'Assemblée nationale constituante, voilà vers quoi nous allons. En attendant, nous appliquerons ce que nous avons décidé, c'est-à-dire la réunion d'une assemblée consultative plus complète et ensuite, s'il y a lieu, d'une assemblée représentative provisoire, afin que le gouvernement trouve auprès de lui une expression aussi qualifiée que possible de l'opinion des citoyens. D'autre part, nous procéderons à la réorganisation, puis à la réélection des municipalités, dont le rôle est absolument capital dans cette période bouleversée, ainsi qu'à celle des conseils généraux. Nous devrons encore restaurer la justice de l'État et livrer à ses équitables jugements ceux qui ont trahi la patrie. Enfin, nous aurons à remettre sur pied, soit autour du gouvernement, soit localement, l'administration française, sans le labeur et le dévouement de laquelle il ne saurait y avoir que désordre et confusion.

A ce sujet, je tiens à dire que si le gouvernement entend procéder dans la Métropole, comme il le fait ailleurs, aux éliminations nécessaires, s'il compte puiser pour pourvoir aux remplacements parmi les éléments idoines des organisations de résistance, si, pour le reste, il veut mettre en oeuvre certaines réformes qui s'imposent dans le recrutement et dans l'emploi de plusieurs, sinon de toutes, les catégories de fonctionnaires, il n'a aucunement l'intention de faire tout à coup table rase de la grande majorité des serviteurs de l'État, dont la plupart, pendant les années terribles de l'occupation et de l'usurpation, ont avant tout cherché à servir de leur mieux la chose publique. Le dénigrement de tels et tels membres ou de telles et telles catégories de l'administration française est une chose facile, mais trop souvent injuste ou exagérée. D'ailleurs, les pouvoirs publics ont les auxiliaires qu'ils méritent et c'est en donnant eux-mêmes l'exemple de la compétence, du désintéressement et du goût des responsabilités qu'ils ont le plus de chances d'être servis comme il faut.

L'établissement de l'autorité publique, du haut en bas de l'État, est d'autant plus urgent et indispensable que nous allons nous trouver soudain devant des problèmes très graves et très compliqués en ce qui concerne la vie même de la nation. Un pays couvert de ruines, privé, par les pertes des combats intérieurs et extérieurs, par la détention chez l'ennemi ou par la mobilisation militaire, d'une grande partie de ses éléments actifs, dépouillé de tous stocks de vivres et de matières premières, profondément ravagé dans ses moyens de transport et son outillage industriel et agricole, ébranlé dans sa santé physique, inévitablement surchargé par les services qu'il entend rendre aux armées libératrices, voilà ce que sera d'abord la France victorieuse. D'accord avec l'assemblée, le gouvernement a fixé d'avance les grandes lignes de l'action à mener pour maintenir ou rétablir la vie de la nation et, en même temps, imposer une discipline rigoureuse dans la production, la consommation et la répartition, afin de ménager les conditions de notre renaissance. Par le rationnement, le maintien des prix, la restriction des signes monétaires, la direction des importations et des exportations, le contrôle du crédit, la fixation des salaires à un niveau relatif, plus équitable certes, mais sans aucun bouleversement, le gouvernement entend atteindre, sans laisser se déchaîner l'inflation, ni la disparition des denrées, le moment où la production et les possibilités du commerce extérieur auront atteint le niveau qui permettra à l'offre de se rapprocher de la demande.

Dans l'intervalle, le concours de nos alliés, notamment américains, tel que nous l'avons négocié pour la période où les conditions de l'existence en France intéresseront les nécessités militaires, et l'appoint déjà préparé par nos territoires d'outre-mer, nous aideront à faire face à ces grandes difficultés. Mais je dois répéter avec force que la libération n'apportera nullement une euphorie rapide. Je suis, d'ailleurs, convaincu que le grand peuple français en a pleinement conscience et qu'il est résolu à supporter vaillamment les contraintes du présent pour établir au plus tôt et pour un long avenir son équilibre intérieur, sa puissance économique et sa bonne santé sociale.

Car n'est-ce pas de cela qu'il s'agit en dernier ressort? Si nous devions, au retour de l'abîme, soit restaurer honteusement les défauts et injustices anachroniques qui nous avaient affaiblis, divisés, démoralisés, soit nous jeter dans de ruineuses convulsions, il serait bien inutile d'avoir tiré de nous-mêmes l'extraordinaire effort qui nous ramène au seuil de la liberté et de la grandeur. Non! Non! La nation française a discerné quelle est la route de sa rénovation et c'est cette route qu'elle entend suivre. Assurément, les grandes réformes qui donneront à la France sa figure et son élan nouveaux, aux points de vue notamment de sa démographie, de son activité économique et de sa structure sociale, ne pourront et ne devront être réalisées que par la nation elle-même, c'est-à-dire par les représentants qu'elle aura librement élus. Mais le gouvernement a le devoir de prendre à temps les mesures, en quelque sorte conservatoires, sans lesquelles certains faits accomplis, certains abus installés, certaines positions prises, risqueraient, s'ils étaient acceptés par nous, d'être par la suite assez puissants pour faire échouer de force les changements qui s'imposent. En combinant les séquestres et les réquisitions, la loi nous donne, d'ailleurs, tous les moyens nécessaires pour mettre à la disposition de la nation la direction et l'exploitation des grandes sources de la richesse commune et suspendre le jeu de ces vastes conjonctions et combinaisons d'intérêts qui n'ont que trop pesé sur l'État et sur les citoyens. En même temps, nous aurons à préparer le grand effort de natalité et de santé publique qui est pour la patrie une question de vie ou de mort.

Les grandes épreuves d'un peuple, s'il n'en tire ni grandes leçons, ni grands desseins, pèsent indéfiniment sur lui. Elles l'exaltent, au contraire, s'il sait en faire l'origine d'une nouvelle grandeur. D'autre part, si aucune nation ne se trouve plus isolée dans un monde de plus en plus réduit, la France, géographiquement, intellectuellement, moralement, est et demeurera la moins isolée de toutes. C'est dire que, de l'attitude qu'elle prendra vis-à-vis des autres et de celle que les autres prendront à son égard, dépendent, non seulement son propre avenir, mais aussi, dans une large mesure, l'avenir de "humanité.

Quand nous disons que notre politique extérieure a pour but de remettre la France à sa place et dans des conditions qui lui permettent de la tenir, nous sommes convaincus que nous servons l'intérêt d'un grand nombre d'hommes, en même temps que celui de notre propre pays. Je me permettrai d'ajouter que nous sommes confirmés dans cette opinion par la constatation de ce que l'invasion de la France a coûté stratégiquement et politiquement dans cette guerre au camp de la liberté, par la stupeur et l'effroi que sa disparition possible ont naguère provoqués dans tous les continents, enfin par l'émouvant enthousiasme que suscite maintenant dans des masses immenses la preuve qu'elle réapparaît.

C'est donc d'une voix claire que le gouvernement affirme sa politique qui consiste à maintenir intégralement la souveraineté française partout où elle est en droit de s'exercer, à obtenir pour notre pays les conditions réelles de sécurité propre, faute desquelles trois invasions dans l'espace d'une vie d'homme auront failli l'anéantir, à jouer le rôle de premier plan qui lui revient dans la réorganisation de l'Europe, enfin à participer au premier rang à la coopération internationale.

Les visites qu'il m'a été donné de faire en Grande-Bretagne au cours du mois dernier et, récemment, aux Mats-Unis avaient de ma part pour premier but d'apporter l'hommage de la France à ces deux grands et vaillants alliés dont le magnifique effort de guerre aura tant fait pour la victoire commune et pour la libération de notre propre pays. Ces visites tendaient également, de part et d'autre, à déterminer dans nos rapports mutuels une situation plus nette et à servir ainsi l'intérêt commun du camp de la liberté.

J'ai trouvé, auprès du Gouvernement britannique, puis auprès du président Roosevelt et du Gouvernement américain, l'occasion des conversations les plus larges et les plus franches. Il y a, entre l'Angleterre et nous, une communauté évidente d'intérêts européens et mondiaux, que ne devrait pouvoir troubler aucune rivalité périmée sur tel ou tel point de la terre. U y a, entre les Etats-Unis et nous, une identité d'idéals, une amitié à la fois instinctive et raisonnée, qui doivent être, à mon avis, des éléments essentiels dans la prochaine réorganisation du monde. J'ajoute que la position si favorable prise à notre égard depuis longtemps par le maréchal Staline et le Gouvernement de l'Union soviétique, dont le rôle dans la guerre est capital comme il le sera demain dans la paix, nous donne lieu d'espérer que la France et la Russie pourront, dès que possible, fixer entre elles les modalités de l'étroite collaboration dont dépendent, je le crois, la sécurité et l'équilibre futurs de l'Europe.

Comment pourrais-je manquer d'évoquer l'entretien confiant que m'a accordé le pape Pie XII? Comment ne mentionnerais-je pas les conversations très amicales que j'ai pu avoir à Londres avec les chefs d'État ou les gouvernements, hollandais, belge, luxembourgeois, polonais, tchécoslovaque, norvégien, yougoslave, ainsi que l'accueil extrêmement chaleureux qu'ont bien voulu me faire le gouvernement et le peuple du Canada? A la vérité, chacun des États qui ont à faire valoir des intérêts continentaux plutôt que mondiaux, et avant tout les États de l'Europe, semblent prêts à tenir plus que jamais la France comme une amie particulièrement compréhensive, désintéressée, rompue par une expérience millénaire à mesurer parfaitement bien les conditions et les avantages de l'équilibre du vieux continent et aussi de celui du monde.

Ces progrès indiscutables dans la situation internationale de la France vont être très prochainement marqués, nous l'espérons, par la conclusion d'un accord pratique avec Londres et Washington en ce qui concerne la collaboration si longuement discutée de l'administration française avec les armées alliées en territoire métropolitain délivré. Cet accord assurera, comme il est nécessaire, à la fois le respect entier de là souveraineté de la France et de l'autorité de son gouvernement et le droit reconnu au haut-commandement de trouver chez nous tous concours et toutes facilités dont il aura besoin pour mener à la victoire les braves soldats de nos alliés et les nôtres. Nous souhaitons, dans l'intérêt do tous, qu'un tel accord soit le point de départ d'une collaboration organisée entre nous et nos alliés, en premier lieu pour ce qui est des conditions d'armistice qu'il pourrait, un jour ou l'autre, y avoir lieu d'imposer à l'Allemagne vaincue et, d'une manière générale, pour la préparation de tous règlements futurs. Mais, pour atteindre à l'avenir que la France veut s'ouvrir, il lui reste à livrer de dures batailles, à subir de cruels sacrifices, à déployer d'immenses efforts. Certes, l'ennemi parait chanceler. Encore faut-il l'abattre. Quelque figure que, prenne l'Allemagne, nous ne pourrions faire fond sur rien si elle ne devait pas être complètement, irrémédiablement battue. Côte à côte avec tous nos chers et vaillants alliés, redoublons donc nos coups. Portons nos pensées, notre amour, notre confiance, sur nos armées renaissantes, celles du dehors et celles du dedans, qui vont incessamment se rejoindre dans le combat décisif. Soyons droits, fermes, unis. De nos grandes épreuves, tirons fraternellement, tous ensemble, de grandes leçons et de grands desseins. Les malheurs qui faillirent emporter la patrie, c'est à nous, ses fils, d'en faire, pour elle, l'origine d'une nouvelle grandeur.


Mis en ligne le 31/03/2009 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) Portail: http://pratclif.com