Table des matières[1]

Note sur la présente édition électronique

INTRODUCTION

I.   Définition de l’esthétique et réfutation de quelques objections contre la philosophie de l’art.

II.  Méthode à suivre dans les recherches philosophiques sur le beau et l’art.

III. L'idée du beau dans l’art.

Opinions communes sur l’art.

1° L’art comme produit de l’activité humaine.

2° Principe et origine de l’art.

3° But de l’art.

Développement historique de la véritable idée de l’art.

1° Philosophie de Kant.

2° Schiller, Winckelmann, Schelling.

3° L’ironie.

Division de l’ouvrage.

PREMIÈRE PARTIE

de l’idée du beau dans l’art ou de l’idéal.

Place de l'art dans son rapport avec la vie réelle, avec la religion et la philosophie.

CHAPITRE I. – DE L’IDÉE DU BEAU EN GÉNÉRAL.

1° L’idée.

2° La réalisation de l’idée.

3° L’idée du beau.

CHAPITRE II. – DU BEAU DANS LA NATURE.

I. Du beau dans la nature en général.

1° L’idée comme constituant le beau dans la nature.

2° La vie dans la nature, comme belle.

3° Diverses manières de la considérer.

II. De la beauté extérieure de la forme abstraite et de la beauté comme unité abstraite de la matière sensible.

1° De la beauté extérieure de la forme abstraite :

 – régularité et symétrie ;

 – conformité à une loi ,

 – harmonie.

2° Beauté de la matière : simplicité, pureté.

III. Imperfection du beau dans la nature.

1° L’intérieur des êtres, invisible.

2° Dépendance des êtres individuels.

3° Limites de leur existence.


CHAPITRE III. – DU BEAU DANS L’ART OU DE L’IDÉAL.

SECTION I. – DE L’IDÉAL EN LUI–MÊME.

1° De la belle individualité.

2° Rapport de l’idéal avec la nature.

SECTION II. – DE LA DÉTERMINATION DE L’IDÉAL.-

I. De la détermination de l’idéal en lui–même.

1° Le divin comme unité et généralité.

2° Comme cercle de divinités.

3° Le repos de l’idéal.

II DE L’ACTION.

I. De l’état général du monde.

1° De l’indépendance individuelle : âge héroïque.

2° État actuel : situations prosaïques.

3° Rétablissement de l’indépendance individuelle.

II. De la situation.

1° L’absence de situation.

2° La situation déterminée non sérieuse.

3° La collision.

III. L’action proprement dite.

1° Des puissances générales de l’action.

2° Des personnages.

 3° Du caractère.

III. De la Détermination extérieure de l’idéal.

I. De la forme abstraite du monde extérieur.

II. Accord de l’idéal avec la nature extérieure.

III. De la forme extérieure de l’idéal dans son rapport avec le public.

SECTION III. DE L’ARTISTE.

I. Imagination, génie, inspiration.

1° De l’imagination.

2° Du talent et du génie.

3° De l’inspiration.

II. De l’objectivité de la représentation.

III. Manière, style, originalité.

1° La manière.

2° Le style.

3° L’originalité.

DEUXIèME PARTIE

DÉVELOPPEMENT DE L’IDÉAL DANS LES FORMES PARTICULIÈRES QUE REVÊT LE BEAU dans L’ART.

PREMIÈRE SECTION

DE LA FORME SYMBOLIQUE DE L’ART.

INTRODUCTION : DU SYMBOLE EN GÉNÉRAL.

DIVISION.

CHAPITRE I. – DE LA SYMBOLIQUE IRRÉFLÉCHIE.

I. Unité immédiate de la forme et de l’idée.

1° Religion de Zoroastre.

2° Son caractère non symbolique.

3° Absence d’art dans ses conceptions et représentations.

II. La symbolique de l’imagination.

1° L’art indien : caractères de la pensée indienne.

2° Naturalisme et absence de mesure dans l’imagination indienne.

3° Sa manière de personnifier.

III. La symbolique proprement dite.

1° Religion égyptienne ; idées des Égyptiens sur les morts ; Pyramides.

2° Culte des morts ; masques d’animaux.

3° Perfection de la forme symbolique: Memnons, Isis et Osiris. – Le Sphinx.

CHAPITRE II. – LA SYMBOLIQUE DU SUBLIME.

I. Le panthéisme de l’art.

1° Poésie indienne.

2° Poésie mahométane.

3° Mystique chrétienne.

II. L’art du sublime. Poésie hébraïque.

1° Dieu créateur et maître de l’univers.

2° Le monde dépouillé du caractère divin.

3° Position de l’homme vis-à-vis de Dieu.

CHAPITRE III. – LA SYMBOLIQUE RÉFLÉCHIE OU LA FORME DE L’ART DONT LA BASE EST LA COMPARAISON.

I. Comparaisons qui commencent par l’image sensible.

La fable.

2° La parabole, le proverbe et l’apologue.

3° Les métamorphoses.

II. Comparaisons qui commencent par l’idée.

1° L’énigme.

2° L’allégorie.

3° La métaphore, l’image et la comparaison.

III. Disparition de la forme symbolique de l’art.

1° La poésie didactique.

2° La poésie descriptive.

3° L’ancienne épigramme.

DEUXIÈME SECTION

DE LA FORME CLASSIQUE DE L’ART.

INTRODUCTION : du classique en général.

1° Unité de l’idée et de la forme sensible comme caractère fondamental du classique.

2° De l’art grec comme réalisation de l’idéal classique.

3° Position de l’artiste dans cette nouvelle forme de l’art.

CHAPITRE I. –DÉVELOPPEMENT DE L’ART CLASSIQUE.

I. Dégradation du règne animal.

1° Sacrifices d’animaux.

2° Chasses de bêtes féroces.

3° Métamorphoses.

II. Combat des anciens et des nouveaux dieux.

1° Les oracles.

2° Distinction des anciens et des nouveaux dieux.

3° Défaite des anciens dieux.

III. Conservation des éléments anciens dans les nouvelles représentations mythologiques.

1° Les mystères.

2° Conservation des anciennes divinités.

3° Éléments physiques des anciens dieux.

CHAPITRE II. – DE L’IDÉAL DE L’ART CLASSIQUE.

I. L’idéal de l’art classique en général.

1° L’idéal comme création libre de l’imagination de l’artiste.

2° Les nouveaux dieux de l’art classique.

3° Caractère extérieur de la représentation.

II. Le Cercle des dieux particuliers.

1° Pluralité des dieux.

2° Absence d’unité systématique.

3° Caractère fondamental du cercle des divinités.

III. De l’individualité propre à chacun des dieux.

1° Matériaux pour cette individualisation.

2° Conservation du caractère moral.

3° Prédominance de l’agrément et de la grâce.

CHAPITRE III. – DESTRUCTION DE L’ART CLASSIQUE.

I. Le Destin.

II. Destruction des dieux par leur anthropomorphisme.

1° Absence de vraie personnalité.

2° Transition de l’art classique à l’art chrétien.

3° Destruction de l’art classique dans son propre domaine.

III. La satire.

1° Différences de la destruction de l’art classique et de l’art symbolique.

2° La satire.

3° Le monde romain comme monde de la satire.

TROISIÈME SECTION

DE LA FORME ROMANTIQUE DE L’ART.

INTRODUCTION : DU ROMANTIQUE EN GENERAL.

1° Principe de la subjectivité intérieure.

2° Des idées et des formes qui constituent le fond de la représentation romantique.

3° De son mode particulier de représentation.

Division.

CHAPITRE I. – CERCLE RELIGIEUX DE L’ART ROMANTIQUE.

I. Histoire de la rédemption du Christ.

1° L’art en apparence superflu.

2° Son intervention nécessaire.

3° Particularités accidentelles de la représentation extérieure.

II. L’amour religieux.

1° Idée de l’absolu dans l’amour.

2° Du sentiment.

3° L’amour comme idéal de l’art romantique.

III. L’esprit de l’église.

1° Le martyre.

2° Le repentir et la conversion.

3° Miracles et légendes.

CHAPITRE II. – LA CHEVALERIE.

Introduction.

I. L’honneur.

1° Idée de l’honneur.

2° Susceptibilité de l’honneur.

3° Réparation.

II. L’amour.

1° Idée de l’amour.

2° Les collisions de l’amour.

3° Son caractère accidentel.

III. La fidélité.

1° Fidélité du serviteur.

2° Indépendance de la personne dans la fidélité.

3° Collisions de la fidélité.

CHAPITRE III. – DE L’INDÉPENDANCE FORMELLE DES CARACTÈRES ET DES PARTICULARITÉS INDIVIDUELLES.

I. De l’indépendance du caractère individuel.

 De l’énergie extérieure du caractère.

2° De la concentration du caractère.

3° De l’intérêt que produit la représentation de pareils caractères.

II. Des aventures.

1° Caractère accidentel des entreprises et des collisions.

2° Représentation comique des caractères aventureux.

3° Du romanesque.

III. Destruction de l’art romantique.

1° De l’imitation du réel.

2° De l’humour.

3° Fin de la forme romantique de l’art.


TROISIÈME PARTIE

SYSTÈME DES ARTS PARTICULIERS.

INTRODUCTION ET DIVISION.

PREMIÈRE SECTION

ARCHITECTURE

INTRODUCTION.DIVISION.

CHAPITRE I. – ARCHITECTURE INDÉPENDANTE OU SYMBOLIQUE.

I. Ouvrages d’architecture bâtis pour la réunion des peuples.

II. Ouvrages d’architecture qui tiennent le milieu entre l’architecture et la sculpture.

1° Colonnes phalliques, etc.

2° Obélisques, etc.

3° Temples égyptiens.

III. Passage de l’architecture symbolique à l’architecture classique.

1° Architecture souterraine de l’Inde et de l’Égypte.

2° Demeures des morts, pyramides.

3° Passage à l’architecture classique.

CHAPITRE II. – ARCHITECTURE CLASSIQUE.

I. Caractère général de l’architecture classique.

1° Subordination à un but déterminé.

2° Appropriation de l’édifice à un but.

3° La maison comme type fondamental.

II. Caractères particuliers des formes architectoniques.

1° De la construction en bois et en pierre.

2° Des diverses parties du temple grec.

3° Son ensemble

III. Des différents styles de l’architecture classique.

1° Du style ionique, dorique, corinthien.

2° De la construction romaine. – De l’arcade et de la voûte.

3° Caractère général de l’architecture romaine.


CHAPITRE III. – ARCHITECTURE ROMANTIQUE.

I. Son caractère général.

II. Ses formes particulières.

1° La maison entièrement fermée comme forme fondamentale.

2° Disposition de l’intérieur et de l’extérieur des églises gothiques.

3° Modes d’ornementation.

III. Des différents genres d’architecture romantique.

1° Architecture antérieure à l’art gothique.

2° Architecture gothique proprement dite.

3° Architecture civile au Moyen âge. – Art des jardins.

DEUXIÈME SECTION

SCULPTURE

INTRODUCTION.

CHAPITRE I. DU PRINCIPE DE LA VÉRITABLE SCULPTURE.

I. Du fond essentiel de la sculpture.

II. De la belle forme dans la sculpture.

1° Exclusion des particularités de la forme.

2° Exclusion des airs du visage.

3° L’individualité substantielle.

III. La sculpture comme idéal de l’art classique.

CHAPITRE II. – L’IDÉAL DE LA SCULPTURE.

I. Caractère général de la forme idéale dans la sculpture.

II. Côtés particuliers de la forme idéale dans la sculpture.

1° Le profil grec et les diverses parties de la forme humaine.

2° Le maintien et les mouvements du corps.

3° L’habillement.

III. De l’individualité des personnages de la sculpture idéale.

1° Attributs, armes, parure, etc.

2° Différence d’âge, de sexe ; des dieux ; des héros ; des hommes ; des animaux.

3° Représentation des divinités particulières.

CHAPITRE III. – DES DIVERSES ESPÈCES DE REPRÉSENTATION ; des matériaux de la sculpture et de son développement historique.

I. Des différentes espèces de représentation.

1° Des statues.

2° Des groupes.

3° Des reliefs.

II. Des matériaux de la sculpture.

1° Du bois.

2° De l’ivoire, de l’airain, du marbre.

3° Des pierres précieuses.

III. Développement historique de la sculpture.

1° Sculpture égyptienne.

2° Sculpture des Grecs et des Romains.

3° Sculpture chrétienne.


 

Note sur la présente édition électronique

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La traduction française la plus ancienne de l’Esthétique de Hegel est celle de Charles Bénard (5 volumes, Paris, [s.n.], 1840-1851). Elle suit le texte allemand établi par Heinrich Gustav Hotho (3 volumes, Berlin, 1835-1838). En 1875, Bénard publie une seconde édition de cette traduction (2 volumes, Librairie Germer-Baillère, Paris).

 Nous proposons ici l’édition électronique du tome premier de cette édition, soit :

-         l’introduction,

-         la première partie (« De l’idée du beau dans l’art ou de l’idéal »),

-         la deuxième partie (« Développement de l’idéal dans les formes particulières que revêt le beau dans l’art »),

-         les deux premières sections (l’architecture, la sculpture) de la troisième partie (« Le système des arts particuliers »).

Le tome II contient le reste de la troisième section (« Des arts romantiques : la peinture, la musique, la poésie »).

La table des matières a été conçue par H. G. Hotho, le premier éditeur allemand des cours d’esthétique de Hegel. Ch. Bénard la reprend comme le feront la plupart des éditeurs de l’Esthétique. Il introduit également les titres et subdivisions dans le corps du texte.

Nous ne publions pas la longue préface (1874) de Ch. Bénard destinée à présenter l’œuvre au public français de l’époque. Nous conservons cependant les notes de Bénard, principalement parce qu’elles contiennent des passages omis par lui dans le corps même du texte.

L’édition de Charles Bénard a en effet ses limites : avant tout les omissions de l’introduction et de la première partie. Le traducteur justifie ainsi ses « abréviations et autres changements » : « Pour celui qui publie en français un pareil livre la première condition est de se faire lire. » Ou encore : « C’est en français et pour des Français que nous avons voulu écrire » (préface du traducteur, Esthétique, tome I, p. II). Dans une note du chapitre II (« Du beau dans la nature ») de la première partie, Bénard justifie ainsi une omission : « Nous avons cru devoir résumer aussi le première partie de ce chapitre, dont la terminologie de l’auteur eût rendu l’intelligence trop difficile au lecteur peu familiarisé avec le système de Hegel » (ibid., p. 40).

Malgré ces limites, le traducteur anglais d’une récente édition de l’Esthétique, T. M. Knox insiste sur la qualité et les mérites de l’édition Bénard : « Bien qu’il omette certains passages difficiles, sa version est fidèle et souvent éclairante » (cité par B. Timmermans et P. Zaccaria, in Esthétique[2], Paris, Le Livre de poche, 1997, tome I, p. 46).

Le but de nos publications parfois dites virtuelles est de l’être… le moins possible. La première édition électronique d’un tel « classique » attend, comme tout livre, ses lecteurs. Pour les accompagner.

Daniel Banda


 

ESTHétique

INTRODUCTION

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I. Définition de l’esthétique et réfutation de quelques objections contre la philosophie de l’art.

L’esthétique a pour objet le vaste empire du beau. Son domaine est surtout le beau dans l’art. Pour employer l’expression qui convient le mieux à cette science, c’est la philosophie de l’art et des beaux-arts[3].

Mais cette définition, qui exclut de la science du beau le beau dans la nature, n’est-elle pas arbitraire ? – Elle cessera de le paraître, si l’on observe que la beauté qui est l’œuvre de l’art est plus élevée que celle de la nature ; car elle est née de l’esprit qui est doublement son père. Il y a plus : s’il est vrai que l’esprit est l’être véritable qui comprend tout en lui-même, il faut dire que le beau n’est véritablement beau que quand il participe de l’esprit et est créé par lui. En ce sens, la beauté dans la nature n’apparaît que comme un reflet de la beauté de l’esprit, que comme une beauté imparfaite qui, par son essence, est renfermée dans celle de l’esprit. D’ailleurs, il n’est jamais venu dans la pensée de personne de développer le point de vue du beau dans les objets de la nature, d’en faire une science et de donner une exposition systématique de ces sortes de beautés[4].

Nous nous sentons là sur un terrain trop mobile, dans un champ vague et indéterminé. Le criterium nous manque et une pareille classification serait pour nous sans intérêt. Du reste, le rapport entre le beau dans la nature et le beau dans l’art fait partie de la science elle-même et y trouvera sa place.

A peine sortis de ce premier pas, nous rencontrons de nouvelles difficultés.

L’art est-il digne d’être traité scientifiquement ? Sans doute il embellit notre existence et charme nos loisirs ; mais il semble étranger au but sérieux de la vie. Est-il autre chose qu’un délassement de l’esprit ? Comparé aux besoins essentiels de notre nature, ne peut-il pas être regardé comme un luxe qui a pour effet d’amollir les cœurs par le culte assidu de la beauté, et de porter ainsi préjudice aux véritables intérêts de la vie active ?

Sous ce rapport, on s’est souvent cru obligé de prendre la défense de l’art et de montrer que, considéré sous le point de vue pratique et moral, ce luxe de l’esprit offrait une plus grande somme d’avantages que d’inconvénients.

On lui a même donné un but sérieux et moral. On en a fait une espèce de médiateur entre la raison et la sensibilité, entre les penchants et le devoir, ayant pour mission de concilier des éléments qui se combattent dans l’âme humaine.

Mais on peut affirmer d’abord que la raison et le devoir n’ont rien à gagner dans cette tentative de conciliation, parce que, essentiellement simples de leur nature et incapables de se prêter à aucun mélange, ils ne peuvent donner la main à cette transaction et réclament partout la même pureté qu’ils renferment en eux-mêmes.

Ensuite l’art n’en est pas plus digne d’être l’objet de la science, car des deux côtés il est toujours asservi. Passe-temps frivole ou instrument affecté à un but plus noble, il n’en est pas moins esclave. Au lieu d’avoir son but en lui-même, il n’est qu’un moyen.

En outre, si l’on considère ce moyen dans sa forme, en admettant qu’il ait un but sérieux, il se présente encore sous un côté défavorable, car il opère par l’illusion : le beau, en effet, n’a de vie que dans l’apparence sensible ; mais un but qui est le vrai ne doit pas être atteint par le mensonge. Le moyen doit être digne de la fin. Ce n’est pas l’apparence et l’illusion, mais la vérité qui doit manifester la vérité.

Sous tous ces rapports, on peut donc croire que les beaux-arts ne méritent pas d’occuper la science.

On peut s’imaginer aussi que l’art fournit tout au plus matière à des réflexions philosophiques, mais qu’il est incapable par sa nature même d’être soumis aux procédés rigoureux de la science. En effet, c’est à l’imagination et à la sensibilité, dit-on, qu’il s’adresse, et non à la raison. Ce qui nous plaît dans l’art, c’est précisément le caractère de liberté qui se manifeste dans ses créations. Nous aimons à secouer un instant le joug des lois et des règles, à quitter le royaume ténébreux des idées abstraites pour habiter une région plus sereine où tout est libre, animé, plein de vie. L’imagination qui crée tous ces objets est plus libre et plus riche que la nature même, puisque non seulement elle dispose de toutes ses formes, mais se montre inépuisable dans les productions qui lui sont propres. Il semble donc que la science doive perdre sa peine à vouloir poursuivre de ses analyses et embrasser dans ses formules cette multitude infinie de représentations si diverses.

Eu outre l’abstraction est la forme nécessaire de la science. Si donc l’art anime et vivifie les idées, la science leur ôte la vie et les replonge dans les ténèbres de l’abstraction.

Enfin la science ne s’occupe que du nécessaire. Or, en laissant de côté le beau dans la nature, elle abandonne par là même le nécessaire ; car le monde de la nature est le monde de la régularité et de la nécessité ; celui de l’esprit, au contraire, et surtout de l’imagination, est le règne de l’arbitraire et de l’irrégularité. L’art échappe donc à la science et à ses principes.

Avant d’aller plus loin, il importe de répondre à ces objections et de chercher à dissiper les préjugés sur lesquels elles se fondent.

1° L’art est-il digne d’occuper la science ? Sans doute, si on ne le considère que comme un amusement, un ornement ou un simple moyen de jouissance, ce n’est pas l’art indépendant et libre, c’est l’art esclave. Mais ce que nous nous proposons d’étudier, c’est l’art libre dans son but et dans ses moyens. Qu’il soit employé pour une autre fin que celle qui lui est propre, il a cela de commun avec la science. Elle aussi est appelée à servir d’autres intérêts que les siens : mais elle n’est bien elle-même que quand, libre de toute préoccupation étrangère, elle s’élève vers la vérité qui seule est son objet réel et seule peut la satisfaire pleinement.

Il en est de même de l’art ; c’est lorsqu’il est ainsi libre et indépendant qu’il est véritablement l’art, et c’est seulement alors qu’il résout le problème de sa haute destination, celui de savoir s’il doit être placé à côté de la religion et de la philosophie comme n’étant autre chose qu’un mode particulier, une manière propre de révéler Dieu à la conscience, d’exprimer les intérêts les plus profonds de la nature humaine et les vérités les plus compréhensives de l’esprit. C’est dans les œuvres de l’art que les peuples ont déposé leurs pensées les plus intimes et leurs plus riches intuitions. Souvent les beaux-arts sont la seule clef au moyen de laquelle il nous soit donné de pénétrer dans les secrets de leur sagesse et les mystères de leur religion.

Quant au reproche d’indignité qui s’adresse à l’art comme produisant ses effets par l’apparence et l’illusion, il serait fondé si l’apparence pouvait être regardée comme quelque chose qui ne doit pas être. Mais l’apparence est nécessaire au fond qu’elle manifeste, et est aussi essentielle que lui. La vérité ne serait pas si elle ne paraissait ou plutôt n’apparaissait pas à elle-même aussi bien qu’à l’esprit en général. Dès lors, ce n’est plus sur l’apparence ou la manifestation que doit tomber le reproche, mais sur le mode de représentation employé par l’art. Mais si on qualifie ces apparences d’illusions, on pourra en dire autant des phénomènes de la nature et des actes de la vie humaine, que l’on regarde cependant comme constituant la véritable réalité ; car c’est au delà de tous ces objets perçus immédiatement par les sens et la conscience qu’il faut chercher la véritable réalité, la substance et l’essence de toutes choses, de la nature et de l’esprit, le principe qui se manifeste dans le temps et dans l’espace par toutes ces existences réelles, mais qui conserve en lui-même son existence absolue. Or, c’est précisément l’action et le développement de cette force universelle qui est l’objet des représentations de l’art. Sans doute elle apparaît aussi dans le monde réel, mais confondue avec le chaos des intérêts particuliers et des circonstances passagères, mêlée à l’arbitraire des passions et des volontés individuelles. L’art dégage la vérité des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et grossier, pour la revêtir d’une forme plus élevée et plus pure, créée par l’esprit lui-même. Ainsi, bien loin d’être de simples apparences purement illusoires, les formes de l’art renferment plus de réalité et de vérité que les existences phénoménales du monde réel. Le monde de l’art est plus vrai que celui de la nature et de l’histoire.

Les représentations de l’art ont encore cet avantage sur les phénomènes du monde réel et sur les événements particuliers de l’histoire, qu’elles sont plus expressives et plus transparentes. L’esprit perce plus difficilement à travers la dure écorce de la nature et de la vie commune qu’à travers les œuvres de l’art.

Si nous donnons à l’art un rang aussi élevé, il ne faut pas oublier cependant qu’il n’est ni par son contenu ni par sa forme la manifestation la plus haute, l’expression dernière et absolue par laquelle le vrai se révèle à l’esprit. Par cela même qu’il est obligé de revêtir ses conceptions d’une forme sensible, son cercle est limité : il ne peut atteindre qu’un degré de la vérité. Sans doute il est de la destination même de la vérité de se développer sous une forme sensible, et de s’y révéler d’une manière adéquate à elle-même ; elle fournit ainsi à l’art son type le plus pur, comme la représentation des divinités grecques en est un exemple. Mais il y a une manière plus profonde de comprendre la vérité : c’est lorsque celle-ci ne fait plus alliance avec le sensible, et le dépasse à un tel point qu’il ne peut plus ni la contenir ni l’exprimer. C’est ainsi que le christianisme l’a conçue, et c’est ainsi surtout que l’esprit moderne s’est élevé au-dessus du point précis où l’art constitue le mode le plus élevé de la représentation de l’absolu. Chez nous, la pensée a débordé les beaux-arts. Dans nos jugements et nos actes, nous nous laissons gouverner par des principes abstraits et des règles générales. L’artiste lui-même ne peut échapper à cette influence qui domine ses inspirations. Il ne peut s’abstraire du monde où il vit, et se créer une solitude qui lui permette de ressusciter l’art dans la naïveté primitive.

Dans de telles circonstances, l’art avec sa haute destination est quelque chose de passé ; il a perdu pour nous sa vérité et sa vie[5]. Nous le considérons d’une manière trop spéculative pour qu’il reprenne dans les mœurs la place, élevée qu’il y occupait autrefois Nous raisonnons nos jouissances et nos impressions ; tout dans les œuvres d’art est devenu pour nous matière à critique ou sujet d’observations. La science de l’art, à une pareille époque, est bien plus un besoin qu’aux temps où il avait le privilège de satisfaire par lui-même pleinement les intelligences. Aujourd’hui il semble convier la philosophie à s’occuper de lui, non pour qu’elle le ramène à son but, mais pour qu’elle étudie ses lois et approfondisse sa nature.

2° Pour savoir si nous sommes capables de répondre à cet appel, nous devons examiner l’opinion qui admet que l’art peut bien se prêter à des réflexions philosophiques, mais non être l’objet d’une science régulière et d’une théorie systématique. Ici nous rencontrons ce préjugé qui refuse le caractère scientifique aux recherches de la philosophie. Nous nous contenterons de faire observer que philosophie et science sont deux termes inséparables : car le propre de la pensée philosophique est de ne pas considérer les choses par leur côté extérieur et superficiel, mais dans leurs caractères essentiels et nécessaires.

3° Pour ce qui est de l’objection : – les beaux-arts échappent à la science, parce qu’ils sont des créations libres de l’imagination et ne s’adressent qu’au sentiment, – elle paraît plus sérieuse ; car on ne peut nier que le beau dans l’art n’apparaisse sous une forme précisément opposée à la pensée réfléchie, forme que celle-ci est obligée de détruire lorsqu’elle veut la soumettre à ses analyses. Ici vient se placer en outre l’opinion de ceux qui prétendent que la pensée scientifique, en s’exerçant sur les œuvres de la nature et de l’esprit, les défigure et leur enlève la réalité et la vie.

Cette question est trop grave pour être traitée ici à fond. On accordera au moins que l’esprit a la faculté de se considérer lui-même, de se prendre pour objet, lui et tout ce qui sort de sa propre activité ; car penser constitue l’essence de l’esprit. Or l’art et ses œuvres, comme création de l’esprit, sont eux-mêmes d’une nature spirituelle. Sous ce rapport, l’art est bien plus près de l’esprit que la nature. En étudiant les œuvres de l’art, c’est à lui-même que l’esprit a affaire, à ce qui procède de lui, à ce qui est à lui. Ainsi les productions de l’art dans lesquelles la pensée se manifeste sont du domaine de l’esprit, qui, en les soumettant à un examen réfléchi, satisfait un besoin essentiel de sa nature. Par là il se les approprie une seconde fois, et c’est à ce titre qu’elles lui appartiennent véritablement. Bien loin d’être la forme la plus haute de la pensée, l’art trouve sa véritable confirmation dans la science.

4° Encore moins doit-on prétendre que l’art se refuse à être envisagé d’une manière philosophique, parce qu’il ne relève que du caprice et ne se soumet à aucune loi. S’il est vrai que son but est de révéler à la conscience humaine les intérêts les plus élevés de l’esprit, il est clair que le fond ou le contenu de ses représentations n’est pas livré aux fantaisies d’une imagination bizarre et déréglée. Il est rigoureusement déterminé par ces idées qui intéressent notre intelligence et par les lois de leur développement, quelle que soit d’ailleurs l’inépuisable variété des formes sous lesquelles elles se produisent. Mais ces formes elles-mêmes ne sont pas arbitraires, car toute forme n’est pas propre à exprimer toute idée. La forme est déterminée par le fond, à qui elle doit convenir.

De cette façon, il est possible de s’orienter d’une manière scientifique au milieu de cette multitude, en apparence infinie, de productions diverses.

II. Méthode à suivre dans les recherches philosophiques

sur le beau et l’art.

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Quant à la méthode à suivre, deux procédés se présentent, exclusifs et opposés. L’un, empirique et historique, cherche à tirer de l’étude des chefs-d’œuvre de l’art des règles de critique et les principes du goût L’autre, rationnel et a priori, remonte immédiatement à l’idée du beau et en déduit des règles générales. Aristote et Platon représentent ces deux méthodes. La première n’aboutit qu’à une théorie étroite, incapable de comprendre l’art dans sa généralité ; l’autre, s’isolant dans les hauteurs de la métaphysique, ne sait en descendre pour s’appliquer aux arts particuliers et en apprécier les œuvres.

La vraie méthode consiste dans la réunion de ces deux procédés, dans leur conciliation et leur emploi simultané. A la connaissance positive des œuvres de l’art, à la finesse et à la délicatesse du goût nécessaires pour les apprécier, doivent se joindre la réflexion philosophique et la capacité de saisir le beau en lui-même, d’en comprendre les caractères et les règles immuables.


III. L’idée du beau dans l’art.

Opinions communes sur l’art.– Principe d’où il tire son origine.– Sa nature et son but.

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A l’entrée de toute science se pose cette double question : l’objet de cette science existe-t-il ? quel est-il ?

Dans les sciences ordinaires, la première de ces deux questions ne souffre aucune difficulté. Elle ne se pose même pas. En géométrie, il serait ridicule de se demander s’il y a une étendue ; en astronomie, si le soleil existe. Cependant, même dans le cercle des sciences non philosophiques, le doute peut s’élever sur l’existence de leur objet, comme dans la psychologie expérimentale et la théologie proprement dite. Lorsque ces objets ne nous sont pas donnés par les sens, mais que nous les trouvons en nous comme faits de conscience, nous pouvons nous demander s’ils ne sont pas de simples créations de notre esprit. C’est ainsi que le beau a été représenté comme n’ayant pas de réalité hors de nous, mais comme un sentiment, une jouissance, quelque chose de purement subjectif.

Ce doute et cette question éveillent en nous le besoin le plus élevé de notre intelligence, le véritable besoin scientifique en vertu duquel un objet ne peut nous être proposé qu’à condition de nous être démontré comme nécessaire.

Cette démonstration scientifiquement développée satisfait à la fois aux deux parties du problème. Elle fait connaître non seulement si l’objet est, mais ce qu’il est.

En ce qui concerne le beau dans les arts, pour prouver qu’il est nécessaire, il faudrait démontrer que l’art ou le beau est le résultat d’un principe antérieur. Ce principe étant en dehors de notre science, il ne nous reste qu’à accepter l’idée de l’art comme une sorte de lemme ou de corollaire, ce qui, du reste, a lieu pour toutes les sciences philosophiques, lorsqu’on les traite isolément ; car toutes, faisant partie d’un système qui a pour objet la connaissance de l’univers comme formant un tout organisé, sont dans un rapport mutuel et se supposent réciproquement. Elles sont comme les anneaux d’une chaîne qui revient sur elle-même et forme un cercle. Ainsi démontrer l’idée du beau d’après sa nature essentielle et nécessaire est une tâche que nous ne devons pas entreprendre ici, et qui appartient à l’exposition encyclopédique de la philosophie entière.

Ce qu’il est à propos de faire dans cette introduction, c’est d’examiner les principaux aspects sous lesquels le sens commun se représente ordinairement l’idée du beau dans l’art. Cet examen critique nous servira de préparation à l’intelligence des principes les plus élevés de la science.

En nous plaçant au point de vue du sens commun, nous avons à soumettre à l’examen les propositions suivantes

1° L’art n’est point un produit de la nature, mais de l’activité humaine ;

2° Il est essentiellement fait pour l’homme, et, comme il s’adresse aux sens, il emprunte plus ou moins au sensible ;

3° Il a son but en lui-même.

i. l’art comme produit de l’activité humaine.

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A cette manière d’envisager l’art se rattachent plusieurs préjugés qu’il est nécessaire de réfuter.

1° Nous rencontrons d’abord cette opinion vulgaire que l’art s’apprend d’après des règles. Or ce que les préceptes peuvent communiquer se réduit à la partie extérieure, mécanique et technique de l’art ; la partie intérieure et vivante est le résultat de l’activité spontanée du génie de l’artiste. L’esprit, comme une force intelligente, tire de son propre fonds le riche trésor d’idées et de formes qu’il répand dans ses œuvres.

Cependant il ne faut pas, pour éviter un préjugé, tomber dans un autre excès, dire que l’artiste n’a pas besoin d’avoir conscience de lui-même et de ce qu’il fait, parce qu’au moment où il crée il doit se trouver dans un état particulier de l’âme qui exclut la réflexion, savoir, l’inspiration. Sans doute, il y a dans le talent et le génie un élément qui ne relève que de la nature ; mais il a besoin d’être développé par la réflexion et l’expérience. En outre tous les arts ont un côté technique qui ne s’apprend que par le travail et l’habitude. L’artiste a besoin, pour n’être pas arrêté dans ses créations, de cette habileté qui le rend maître et le fait disposer à son gré des matériaux de l’art.

Ce n’est pas tout : plus l’artiste est haut placé dans l’échelle des arts, plus il doit avoir pénétré avant dans les profondeurs du cœur humain. Sous ce rapport, il y a des différences entre les arts. Le talent musical, par exemple, peut se développer dans une extrême jeunesse, s’allier à une grande médiocrité d’esprit et à la faiblesse du caractère. Il en est autrement de la poésie. C’est ici surtout que le génie, pour produire quelque chose de mûr, de substantiel et de parfait, doit avoir été formé par l’expérience de la vie et par la réflexion. Les premières productions de Schiller et de Goethe se font remarquer par un défaut de maturité, par une verdeur sauvage, et par une barbarie dont on pouvait s’effrayer. C’est à leur âge mûr que l’on doit ces œuvres profondes, pleines et solides, fruits d’une véritable inspiration, et travaillées avec cette perfection de forme que le vieil Homère a su donner à ses chants immortels.

2° Une autre manière de voir non moins erronée au sujet de l’art considéré comme produit de l’activité humaine est relative à la place qui appartient aux œuvres de l’art comparées à celles de la nature. L’opinion vulgaire regarde les premières comme inférieures aux secondes, d’après ce principe que ce qui sort des mains de l’homme est inanimé, tandis que les productions de la nature sont organisées, vivantes à l’intérieur et dans toutes leurs parties. Dans les œuvres de l’art, la vie n’est qu’en apparence et à la surface ; le fond est toujours du bois, de la toile, de la pierre, des mots.

Mais ce n’est pas cette réalité extérieure et matérielle qui constitue l’œuvre d’art ; son caractère essentiel, c’est d’être une création de l’esprit, d’appartenir au domaine de l’esprit, d’avoir reçu le baptême de l’esprit, en un mot, de ne représenter que ce qui a été conçu et exécuté sous l’inspiration et à la voix de l’esprit. Ce qui nous intéresse véritablement, c’est ce qui est réellement significatif dans un fait ou une circonstance, dans un caractère, dans le développement ou le dénouement d’une action. L’art le saisit et le fait ressortir d’une manière bien plus vive, plus pure et plus claire que cela ne peut se rencontrer dans les objets de la nature ou les faits de la vie réelle. Voilà pourquoi les créations de l’art sont plus élevées que les productions de la nature. Nulle existence réelle n’exprime l’idéal comme le fait l’art.

En outre, sous le rapport de l’existence extérieure, l’esprit sait donner à ce qu’il il tire de lui-même, à ses propres créations, une perpétuité, une durée que n’ont pas les êtres périssables de la nature.

3° Cette place élevée, qui appartient aux œuvres de l’art, leur est encore contestée par un autre préjugé du sens commun. La nature et ses productions sont, dit-on, des œuvres de Dieu, de sa sagesse et de sa bonté ; les monuments de l’art ne sont que les ouvrages de l’homme. Il y a là une méprise qui consiste à croire que Dieu n’agit pas dans l’homme et par l’homme, et que le cercle de son activité ne s’étend pas hors de la nature. C’est là une opinion fausse, et que l’on ne peut trop écarter, si l’on veut se former une véritable idée de l’art. Loin de là, c’est la proposition contraire qui est vraie : Dieu tire beaucoup plus d’honneur et de gloire de ce que fait l’esprit que de ce que produit la nature ; car non seulement il y a du divin dans l’homme, mais le divin se manifeste en lui sous une forme beaucoup plus élevée que dans la nature. Dieu est esprit, l’homme est par conséquent son véritable intermédiaire et son organe. Dans la nature, le milieu par lequel Dieu se révèle est une existence purement extérieure. Ce qui ne se sait pas est bien inférieur en dignité à ce qui a conscience de soi-même.

ii. principe et origine de l’art.

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L’art étant reconnu comme une création de l’esprit, on peut se demander quel besoin l’homme a de produire des œuvres d’art. Ce besoin est-il accidentel ? est-ce un caprice et une fantaisie, ou bien un penchant fondamental de notre nature ?

Le principe d’où l’art tire son origine est celui en vertu duquel l’homme est un être qui pense, qui a conscience de lui, c’est-à-dire qui non seulement existe, mais existe pour lui. Être en soi et pour soi, se redoubler sur soi-même, se prendre pour objet de sa propre pensée et par là se développer comme activité réfléchie, voilà ce qui constitue et distingue l’homme, ce qui fait qu’il est un esprit. Or, cette conscience de soi-même, l’homme l’obtient de deux manières, l’une théorique, l’autre pratique ; l’une par la science, l’autre par l’action : 1° par la science, lorsqu’il se connaît en lui-même dans le développement de sa propre nature, ou se reconnaît au dehors dans ce qui constitue l’essence ou la raison des choses ; 2° par l’activité pratique, lorsqu’un penchant le pousse à se développer à l’extérieur, à se manifester dans ce qui l’environne, et aussi à s’y reconnaître dans ses œuvres. Il atteint ce but par les changements qu’il fait subir aux objets physiques, qu’il marque de son empreinte, et où il retrouve ses propres déterminations. Ce besoin revêt différentes formes, jusqu’à ce qu’il arrive au mode de manifestation de soi-même, dans les choses extérieures, qui constitue l’art. Tel est le principe de toute action et de tout savoir. L’art trouve en lui son origine nécessaire. Quel est son caractère spécial et distinctif dans l’art par opposition à la manière dont il se manifeste dans l’activité politique, la religion et la science ? c’est ce que nous verrons plus loin.

Mais ici nous avons plus d’une fausse opinion à réfuter en ce qui concerne l’art, comme s’adressant à la sensibilité de l’homme, et provenant plus ou moins du principe sensible.

1° La première est celle qui représente l’art comme ayant pour but d’exciter la sensation ou le plaisir. Dans ce système, les recherches sur le beau dans les arts se bornent à une analyse des sensations ou des impressions qu’ils nous font éprouver. Mais elles ne peuvent conduire à rien de fixe et de scientifique. La sensibilité est la région obscure et indéterminée de l’esprit. La sensation, étant purement subjective et individuelle, ne fournit matière qu’à des distinctions et à des classifications arbitraires et artificielles. Elle admet comme causes les éléments les plus opposés. Ses formes peuvent, il est vrai, correspondre à la diversité des objets : c’est ainsi que l’on distingue le sentiment du droit, le sentiment moral, le sentiment du sublime, le sentiment religieux. Mais, par cela même que l’objet est donné sous la forme du sentiment, il n’apparaît plus dans son caractère essentiel et propre. On fait précisément abstraction de l’objet lui-même et de son idée, pour ne considérer que les divers états ou modifications du sujet. Toutes ces analyses minutieuses des sensations et des particularités qu’elles peuvent offrir finissent par être fastidieuses et dénuées d’un véritable intérêt.

2° A cette manière d’étudier l’art se rattachent aussi les tentatives qui ont été faites pour perfectionner le goût considéré comme sens du beau, tentatives qui n’ont produit également rien que de vague, d’indéterminé et de superficiel. Le goût ainsi conçu ne peut pénétrer dans la nature intime et profonde des objets ; car celle-ci ne se révèle pas aux sens ni même au raisonnement, mais à la raison, à cette faculté de l’esprit qui seule connaît le vrai, le réel, le substantiel en toutes choses. Aussi ce qu’on est convenu d’appeler le bon goût n’ose s’attaquer aux grands effets de l’art ; il garde le silence quand les caractères extérieurs et accessoires font place à la chose elle-même. Lorsqu’en effet ce sont les grandes passions et les mouvements profonds de l’âme qui sont en scène, il ne s’agit plus de tout cet étalage de distinctions minutieuses et subtiles sur les particularités dont le goût se préoccupe. Celui-ci sent alors le génie planer au-dessus de cette région inférieure et se retire devant sa puissance.

Quelle est donc la part du sensible dans l’art et son véritable rôle ? Il y a deux manières d’envisager les objets sensibles dans leur rapport avec notre esprit. 1° Le premier est celui de la simple perception des objets par les sens. L’esprit alors ne saisit que leur côté individuel, leur forme particulière et concrète ; l’essence, la loi, la substance des choses lui échappe. En même temps le besoin qui s’éveille en nous est celui de les approprier à notre usage, de les consommer, de les détruire. L’âme, en face de ces objets, sent sa dépendance ; elle ne peut les contempler d’un oeil libre et désintéressé.

Un autre rapport des êtres sensibles avec l’esprit est celui de la pensée spéculative ou de la science. Ici l’intelligence ne se contente plus de percevoir l’objet dans sa forme concrète et son individualité, elle écarte le côté individuel pour en abstraire et en dégager la loi, le général, l’essence. La raison s’élève ainsi au-dessus de la forme individuelle, perçue par les sens, pour concevoir l’idée pure dans son universalité.

L’art diffère à la fois de l’un et de l’autre de ces deux modes ; il tient le milieu entre la perception sensible et l’abstraction rationnelle. Il se distingue de la première en ce qu’il ne s’attache pas au réel, mais à l’apparence, à la forme de l’objet, et qu’il n’éprouve aucun besoin intéressé de le consommer, de le faire servir à un usage, de l’utiliser. Il diffère de la science en ce qu’il s’intéresse à l’objet particulier et à sa forme sensible. Ce qu’il aime à voir en lui, ce n’est ni sa réalité matérielle ni l’idée pure dans sa généralité, mais une apparence, une image de la vérité, quelque chose d’idéal qui apparaît en lui ; il saisit le lien des deux termes, leur accord et leur intime harmonie. Aussi le besoin qu’il éprouve est-il tout contemplatif. En présence de ce spectacle, l’âme se sent affranchie de tout désir intéressé.

En un mot, l’art crée à dessein des images, des apparences destinées à représenter des idées, à nous montrer la vérité sous des formes sensibles. Par là, il a la vertu de remuer l’âme dans ses profondeurs les plus intimes, de lui faire éprouver les pures jouissances attachées à la vue et à la contemplation du beau.

Les deux principes se retrouvent également combinés dans l’artiste. Le côté sensible est renfermé dans la faculté qui crée, dans l’imagination. Ce n’est pas par un travail mécanique, dirigé par des règles apprises, qu’il exécute ses œuvres. Ce n’est pas non plus par un procédé de réflexion semblable à celui du savant qui cherche la vérité. L’esprit a conscience de lui-même, mais il ne peut saisir d’une manière abstraite l’idée qu’il conçoit ; il ne peut se la représenter que sous des formes sensibles. L’image et l’idée coexistent dans sa pensée et ne peuvent se séparer. Aussi l’imagination est-elle un don de la nature. Le génie scientifique est plutôt une capacité générale qu’un talent inné et spécial. Pour réussir dans les arts, il faut un talent déterminé qui se révèle de bonne heure sous la forme d’un penchant vif et irrésistible et d’une certaine facilité à manier les matériaux de l’art. C’est là ce qui fait le peintre, le sculpteur, le musicien.


iii. but de l’art.

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Telle est la nature de l’art. Si l’on se demande quel est son but, ici s’offrent de nouveau les opinions les plus diverses.

1° La plus commune est celle qui lui donne pour objet l’imitation. C’est le fond de presque toutes les théories sur l’art. Or à quoi bon reproduire ce que la nature déjà offre à nos regards ? Ce travail puéril, indigne de l’esprit auquel il s’adresse, indigne de l’homme qui le produit, n’aboutirait qu’à lui révéler son impuissance et la vanité de ses efforts ; car la copie restera toujours au-dessous de l’original. D’ailleurs, plus l’imitation est exacte, moins le plaisir est vif. Ce qui nous plaît, c’est non d’imiter, mais de créer. La plus petite invention surpasse tous les chefs-d’œuvre d’imitation.

En vain dira-t-on que l’art doit imiter la belle nature. Choisir n’est plus imiter. La perfection dans l’imitation, c’est l’exactitude ; le choix suppose ensuite une règle : où prendre le criterium ? Que signifie d’ailleurs l’imitation dans l’architecture, dans la musique et même dans la poésie ? Tout au plus peut-on rendre compte ainsi de la poésie descriptive, c’est-à-dire du genre le plus prosaïque. – Il faut en conclure que si, dans ses compositions, l’art emploie les formes de la nature et doit les étudier, son but n’est pas de les copier et de les reproduire. Plus haute est sa mission, plus libre est son procédé. Rival de la nature, comme elle et mieux qu’elle il représente des idées ; il se sert de ses formes comme de symboles pour les exprimer ; et celles-ci, il les façonne elles-mêmes, les refait sur un type plus parfait et plus pur. Ce n’est pas en vain que ses œuvres s’appellent les créations du génie de l’homme.

2° Un second système substitue à l’imitation l’expression. L’art, dès lors, a pour but non de représenter la forme extérieure des choses, mais leur principe interne et vivant, en particulier les idées, les sentiments, les passions et les situations de l’âme.

Moins grossière que la précédente, cette théorie, par le vague où elle se tient, n’en est pas moins fausse et dangereuse. Distinguons ici deux choses : l’idée et l’expression, le fond et la forme. Or, si l’art est destiné à tout exprimer, si l’expression est l’objet essentiel, le fond est indifférent. Pourvu que le tableau soit fidèle, l’expression vive et animée, le bon et le mauvais, le vicieux, le hideux, le laid comme le beau, ont droit d’y figurer au même titre. Immoral, licencieux, impie, l’artiste aura rempli sa tâche et atteint la perfection dès qu’il aura su rendre fidèlement une situation, une passion, une idée vraie ou fausse. Il est clair que si, dans ce système, le côté de l’imitation est changé, le procédé est le même. L’art n’est qu’un écho, une langue harmonieuse ; c’est un miroir vivant où viennent se refléter tous les sentiments et toutes les passions. La partie basse et la partie noble de l’âme s’y disputent la même place. Le vrai ici, c’est le réel, ce sont les objets les plus divers et les plus contradictoires. Indifférent sur le fond, l’artiste ne s’attache qu’à le bien rendre, ; il se soucie peu de la vérité en soi. Sceptique ou enthousiaste sans choix, il nous fait partager le délire des bacchantes ou l’indifférence du sophiste.

Tel est le système qui prend pour devise la maxime : l’art pour l’art, c’est-à-dire l’expression pour elle-même. On connaît ses conséquences et la tendance fatale qu’il a de tout temps imprimée aux arts.

3° Un troisième système est celui du perfectionnement moral. Ou ne peut nier qu’un des effets de l’art ne soit d’adoucir et d’épurer les mœurs (emollit mores). En offrant l’homme en spectacle à lui-même, il tempère la rudesse de ses penchants et de ses passions ; il le dispose à la contemplation et à la réflexion ; il élève sa pensée et ses sentiments en les rattachant à un idéal qu’il lui fait entrevoir, à des idées d’un ordre supérieur. L’art a, de tout temps, été regardé commue un puissant instrument de civilisation, comme un auxiliaire de la religion : il est, avec elle, le premier instituteur des peuples ; c’est encore un moyen d’instruction pour les esprits incapables de comprendre la vérité autrement que sous le voile du symbole et par des images qui s’adressent aux sens comme à l’esprit.

Mais cette théorie, quoique bien supérieure aux précédentes, n’est pas non plus exacte. Son défaut est de confondre l’effet moral de l’art avec son véritable but. Cette confusion a des inconvénients qui ne frappent pas au premier coup d’oeil. Que l’on prenne garde, cependant, qu’en assignant ainsi à l’art un but étranger, on ne lui ravisse la liberté, qui est son essence et sans laquelle il n’y a pas d’inspiration ; que, par là, on ne l’empêche de produire les effets qu’on attend de lui.

Entre la religion, la morale et l’art existe une éternelle et intime harmonie ; mais ce ne sont pas moins des formes essentiellement diverses de la vérité, et, tout en conservant les liens qui les unissent, ils réclament une complète indépendance. L’art a ses lois, ses procédés, sa juridiction particulières ; s’il ne doit pas blesser le sens moral, c’est au sens du beau qu’il s’adresse. Lorsque ses œuvres sont pures, son effet sur les âmes est salutaire, mais il n’a pas pour but direct et immédiat de le produire. Le cherche-t-il, il court risque de le manquer et manque le sien propre. Supposez, en effet, que le but de l’art soit d’instruire sous le voile de l’allégorie : l’idée, la pensée abstraite et générale devra être présente à l’esprit de l’artiste au moment même de la composition. Il cherche alors une forme qui s’adapte à cette idée et lui serve de vêtement. Qui ne voit que ce procédé est l’opposé même de l’inspiration ? Il ne peut en naître que des œuvres froides et sans vie ; son effet ainsi ne sera ni moral ni religieux, il ne produira que l’ennui.

Une autre conséquence de l’opinion qui fait du perfectionnement moral l’objet de l’art et de ses créations, c’est que ce but s’impose si bien à l’art et le domine à tel point, que celui-ci n’a plus même le choix de ses sujets. Le moraliste sévère voudra qu’il ne représente que les sujets moraux. C’en est fait alors de l’art. Ce système a conduit Platon à bannir les poètes de sa république. Si donc on doit maintenir l’accord de la morale et de l’art et l’harmonie de leurs lois, on doit aussi reconnaître leur différence et leur indépendance.

Pour bien comprendre cette distinction de la morale et l’art, il faut avoir résolu le problème moral. La morale, c’est l’accomplissement du devoir par la volonté libre ; c’est la lutte entre la passion et la raison, le penchant et la loi, entre la chair et l’esprit. Elle roule sur une opposition. L’antagonisme est, en effet, la loi même du monde physique et moral. Mais cette opposition doit être levée. C’est la destinée des êtres qui se réalise incessamment, par le développement et le progrès des existences.

Or, dans la morale, cet accord entre les puissances de notre être, qui doit y rétablir la paix et le bonheur, n’existe pas. Elle le propose commue but à la volonté libre. Le but et l’accomplissement sont distincts. Le devoir est d’y tendre incessamment et avec effort. Ainsi, sous un rapport, la morale et l’art ont même principe et même but : l’harmonie du bien et du bonheur, des actes et de la loi. Mais ce par quoi ils diffèrent, c’est que, dans la morale, le but n’est jamais complètement atteint. Il apparaît séparé du moyen ; la conséquence est également séparée du principe. L’harmonie du bien et du bonheur doit être le résultat des efforts de la vertu. Pour concevoir l’identité des deux termes, il faut s’élever à un point de vue supérieur qui n’est pas celui de la morale. Dans la science également, la loi apparaît distincte du phénomène ; l’essence, séparée de sa forme. Pour que cette distinction s’efface, il faut aussi un mode de conception qui n’est pas celui de la réflexion et de la science.

L’art, au contraire, nous offre dans une image visible l’harmonie réalisée des deux termes de l’existence, de la loi des êtres et de leur manifestation, de l’essence et de la forme, du bien et du bonheur. Le beau, c’est l’essence réalisée, l’activité conforme à son but et identifiée avec lui ; c’est la force qui se déploie harmonieusement sous nos yeux, au sein des existences, et qui efface elle-même les contradictions de sa nature : heureuse, libre, pleine de sérénité au milieu même de la souffrance et de la douleur. Le problème de l’art est donc distinct du problème moral. Le bien, c’est l’accord cherché ; le beau, c’est l’harmonie réalisée.

Le véritable but de l’art est donc de représenter le beau, de révéler cette harmonie. C’est là son unique destination. Tout autre but, la purification, l’amélioration morale, l’édification, l’instruction, sont des accessoires ou des conséquences. La contemplation du beau a pour effet de produire en nous une jouissance calme et pure, incompatible avec les plaisirs grossiers des sens ; elle élève l’âme au-dessus de la sphère habituelle de ses pensées ; elle la prédispose aux résolutions nobles et aux actions généreuses, par l’étroite affinité qui existe entre les trois sentiments et les trois idées du bien, du beau et du divin.

Développement historique de la véritable idée de l’art.

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Du point de vue élevé où ces considérations viennent de nous conduire, nous devons chercher à saisir l’idée même de l’art dans son essence et sa nécessité interne, en la suivant dans son développement historique.

L’idée du beau et de l’art, on l’a vu, réside dans l’union et l’harmonie de deux termes qui apparaissent à la pensée comme séparés et opposés : l’idéal et le réel, l’idée et la forme, etc.

Cette opposition se manifeste non seulement dans la pensée générale chez tous les esprits capables de réfléchir, mais dans le sein de la philosophie proprement dite[6]. C’est seulement à partir du jour où la philosophie a su résoudre le problème et lever la contradiction qu’elle a eu une véritable conscience d’elle-même. et qu’elle a en même temps compris l’idée de la nature et de l’art.

Ce moment peut être regardé comme marquant une époque de renouvellement pour la. philosophie en général, et de renaissance pour la science de l’art. Il y a plus : on peut dire que c’est dans cette renaissance que l’esthétique comme science a trouvé son véritable berceau, et l’art la haute appréciation dont il est devenu l’objet.

Ce principe, dans sa détermination la plus générale, consiste en ce que le beau dans l’art est reconnu comme un des moyens par lesquels cette opposition et cette contradiction entre l’esprit considéré dans son existence abstraite et absolue et la nature comme constituait le monde des sens et de la conscience, disparaît, et est ramenée à l’unité.

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Philosophie de Kant. – C’est Kant qui le premier a senti le besoin de cette réunion, l’a connue et même exposée, mais d’une manière extérieure, sans pouvoir en développer scientifiquement la nature, ni en établir les conditions. Le caractère absolu de la raison se trouve dans sa philosophie ; mais comme il retombait dans l’opposition du subjectif et de l’objectif, et plaçait d’ailleurs la raison pratique au-dessus de la raison théorique, ce fut lui principalement qui érigea l’opposition qui éclate dans la sphère morale en principe suprême de la moralité. Dans l’impossibilité de lever cette contradiction, il n’y avait qu’une chose à faire, c’était d’exprimer l’union sous la forme des idées subjectives de la raison, ou comme postulat à déduire de la raison pratique, sans que leur caractère essentiel puisse être connu, et que leur réalisation soit autre chose qu’un simple doit être s’ajournant à l’infini. Ainsi, dans la morale, l’accomplissement du but des actions reste un simple devoir. Dans le jugement téléologique appliqué aux êtres vivants, Kant arrive au contraire à considérer l’organisme vivant de telle sorte que l’idée, le général, renferme en même temps le particulier, et, comme but, le détermine. Par conséquent aussi, il détermine l’extérieur, la composition des organes, non par une action qui vient du dehors, mais de l’intérieur. De cette manière sont confondus dans l’unité le but et les moyens, l’intérieur et l’extérieur, le général et le particulier. Mais ce jugement n’exprime toujours qu’un acte subjectif de la réflexion, et ne fait pas connaître la nature de l’objet en lui-même. Kant comprend de la même manière le jugement esthétique. Ce jugement ne provient, selon lui, ni de la raison comme faculté des idées générales, ni de la perception sensible, mais du jeu libre de l’imagination. Dans cette analyse de la faculté de connaître, l’objet n’existe que relativement au sujet et au sentiment de plaisir, ou à la jouissance qu’il éprouve.

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Schiller, Winckelmann, Schelling. – 1° C’est ce qu’aperçut l’esprit profondément philosophique de Schiller. Déjà il réclame l’union et la conciliation des deux principes, et tente d’en donner une explication scientifique avant que le problème ait été résolu par la philosophie. Dans ses Lettres sur l’éducation esthétique, Schiller admet que l’homme porte en lui le germe d’un homme idéal qui est réalisé et représenté par l’État. Il existe deux moyens pour l’homme individuel de se rapprocher de l’homme idéal : d’abord, lorsque l’État considéré comme la moralité, la justice, la raison générale, absorbe les individualités dans son unité ; ensuite, lorsque l’individu s’élève jusqu’à l’idéal de son espèce par son propre perfectionnement. La raison réclame l’unité, la conformité à l’espèce ; la nature, au contraire, la pluralité et l’individualité ; et l’homme est à la fois sollicité par deux lois contraires. Dans ce conflit, l’éducation esthétique doit intervenir pour opérer la conciliation des deux principes. Selon Schiller, elle a pour but de façonner et de polir les penchants et les inclinations, les passions, de manière à ce qu’ils deviennent raisonnables, et que, d’un autre côté, la raison et la liberté sortent de leur caractère abstrait, s’unissent à la nature, la spiritualisent, s’y incarnent et y prennent un corps. Le beau est ainsi donné comme le développement simultané du rationnel et du sensible fondus ensemble et pénétrés l’un par l’autre, union qui constitue en effet la véritable réalité.

Cette unité du général et du particulier, de la liberté et de la nécessité, du spirituel et du naturel que Schiller comprenait scientifiquement comme l’essence de l’art, et qu’il s’efforçait de faire passer dans la vie réelle par l’art et l’éducation esthétique, fut ensuite posée, sous le nom d’idée, comme le principe de toute connaissance et de toute existence. Par là, avec Schelling, la science s’éleva à son point de vue absolu. C’est alors que l’art commença à revendiquer sa nature propre et sa dignité. Dès ce moment aussi, sa véritable place lui fut définitivement marquée dans la science, quoiqu’il y eût encore un côté défectueux dans la manière de l’envisager. On comprit enfin sa haute et vraie destination.

Au reste, la contemplation de l’idéal des anciens avait conduit Winckelmann, par une sorte d’inspiration, à ouvrir un nouveau sens pour l’étude de l’art, qu’il arracha aux considérations banales et au principe d’imitation. Il fit sentir avec force la nécessité de chercher dans les œuvres mêmes de l’art et dans son histoire sa véritable idée. Cependant ses conceptions exercèrent peu d’influence sur la théorie et la connaissance scientifique de l’art.

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L’ironie. Les Schlegel, Jean-Paul, Solger. – Dans le voisinage de cette renaissance des idées philosophiques, une place distinguée appartient aux deux Schlegel. Comme philosophes, il y a peu de cas à en faire. Mais on ne peut nier les services qu’ils ont rendus à la science et aux idées nouvelles, comme critiques et comme érudits, par leur spirituelle polémique contre les vieilles doctrines et le zèle avec lequel ils ont fait connaître ou réhabilité des monuments et des productions de l’art jusqu’alors inconnus ou peu appréciés. Ils ont eu tort de s’être laissé entraîner trop loin dans cette voie, de s’être pris d’admiration pour des œuvres médiocres, d’avoir osé afficher avec une hardiesse effrontée leur enthousiasme pour les productions faibles ou de mauvais goût d’un genre vicieux qu’ils ont donné comme le point culminant de l’art.

C’est à la faveur de cette direction, et principalement par suite des doctrines de Fr. Schlegel, qu’on a vu se développer, sous différentes formes, ce qu’on appelle le principe de l’ironie. Considéré par son côté profond, ce principe a sa racine dans la philosophie de Fichte. Fichte pose pour principe de toute science et de toute connaissance le moi abstrait, absolument simple, qui exclut toute particularité, toute détermination, tout élément interne capable de se développer. D’un autre côté, toute réalité n’existe qu’autant qu’elle est posée et reconnue par le moi : ce qu’elle est, elle l’est par le moi, qui, par conséquent, peut l’anéantir.

Si nous restons dans ces abstractions vides, il faut admettre 1° que rien n’a de valeur en soi qui n’est pas un produit du moi ; 2° que le moi doit rester seigneur et maître absolu en tout et sur tout, dans toutes les sphères de l’existence ; 3° que le moi est un individu vivant et actif, et sa vie consiste à se réaliser lui-même, à se développer. Se développer sous le point de vue de l’art et du beau, c’est ce qu’on appelle vivre en artiste. Conformément au principe, je vivrai donc en artiste si toutes mes actions, tout mon extérieur, restent pour moi un pur semblant, une apparence vaine qu’il dépend de moi de varier, de changer et d’anéantir à mon gré. En un mot, il n’y a ni dans leur but ni dans leur manifestation rien de sérieux. Pour les autres, il est vrai, mes actes peuvent avoir quelque chose de sérieux, parce qu’ils s’imaginent que j’agis sérieusement ; mais ce sont des pauvres esprits bornés à qui le sens et la capacité manquent pour comprendre le point de vue élevé où je suis placé et pour y atteindre.

Cette virtuosité d’une vie d’artiste se conçoit comme une sorte de génialité divine pour qui tout ce qui existe est une création vaine à laquelle le créateur ne s’associe pas, et qu’il peut anéantir comme il l’a créée. L’individu qui vit ainsi en artiste conserve ses rapports et sa manière de vivre avec ses semblables et ses proches ; mais, comme génie, il regarde toutes ces relations, et en général l’ensemble des affaires humaines, comme quelque chose de profondément insignifiant. Il traite tout cela ironiquement.

La vanité et le néant de toutes choses, le moi excepté, telle est la première face de l’ironie. Mais, de son côté, le moi peut bien ne pas se trouver satisfait de cette jouissance intime qu’il puise en lui-même, et sentir le besoin de sortir de ce vide et de cette solitude que crée autour de lui la concentration en soi-même. Alors il tombe dans le marasme et cet état de langueur où l’on a vu conduire également la philosophie de Fichte. Cette impossibilité où est l’individu de se satisfaire au milieu de ce silence du néant qui l’environne, n’osant agir ni se mouvoir de peur de troubler l’harmonie intérieure, ce désir du réel et de l’absolu qui ne peut être rempli, fait naître le malheur au sein du bonheur, et engendre une sorte de beauté malade dans sa félicité.

Mais pour que l’ironie devienne une forme de l’art, il faut que l’artiste la fasse passer de sa vie dans les œuvres de son imagination. Le principe est toujours le divin sous la forme de l’ironie, principe en vertu duquel tout ce qui est réputé grand et vrai pour l’homme est représenté comme un pur néant. Il résulte de là que le bien, le juste, la morale, le droit, etc., n’ont rien de sérieux, se détruisent et s’anéantissent par eux-mêmes. Cette forme de l’art prise extérieurement se rapproche du comique, mais elle s’en distingue essentiellement en ce que celui-ci ne détruit que ce qui doit être réellement nul, une fausse apparence, une contradiction, un caprice ou une fantaisie opposée à une passion forte, à une maxime vraie et universellement reconnue. Il en est tout autrement si la vérité et la moralité se présentent dans les individus comme n’ayant rien de réel. C’est alors l’absence même du caractère ; car le véritable caractère suppose une idée essentielle qui serve de but aux actions, avec laquelle l’individu confonde sa propre existence, et dans laquelle il s’oublie. Si donc l’ironie est le principe fondamental de la représentation, tout ce qui est dépourvu du caractère esthétique est adopté comme élément intégrant dans les œuvres de l’art. C’est alors que l’on voit paraître ces plates et insignifiantes figures, ces caractères sans fond ni consistance, avec leurs perpétuelles contradictions et leurs éternelles langueurs, et tous ces sentiments qui se pressent et se combattent dans l’âme humaine sans pouvoir trouver d’issue ni jamais aboutir. De pareilles représentations ne peuvent offrir un véritable intérêt. De là, du côté de l’ironie, ces plaintes continuelles sur le défaut de sens et d’intelligence de l’art ou du génie dans le public, qui ne comprend pas ce qu’il y a de profond dans l’ironie, c’est-à-dire qui ne sait pas goûter toutes ces productions vulgaires et toutes ces fadaises.

Pour compléter cet aperçu historique, il faudrait ajouter à cette liste deux écrivains qui ont admis l’ironie comme le principe le plus élevé de l’art, Solger et Louis Tieck. Le mérite du premier, la profondeur de son esprit éminemment philosophique, font regretter que la mort, en interrompant ses travaux, l’ait empêché de s’élever jusqu’à la véritable idée de l’art. Quant à Louis Tieck, malgré tout son talent et sa renommée comme écrivain, il doit être rangé comme penseur dans la catégorie de ces braves gens qui en usent très familièrement avec les termes philosophiques sans en comprendre le sens et la portée.


 

DIVISION

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Cette philosophie de l’art comprend trois parties :

La première a pour objet l’idée du beau dans l’art ou l’idéal considéré dans sa généralité ;

La deuxième retrace le développement de l’idéal dans ses formes particulières, tel qu’il se réalise dans l’histoire à ses époques successives ;

La troisième contient le système des arts particuliers : architecture, sculpture, peinture, musique, poésie[7].


 

première partie

de l’idée du beau dans l’art ou de l’idéal

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Place de l’art dans son rapport avec la vie réelle, avec la religion et la philosophie.

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Avant d’aborder la question de l’idéal, nous devons marquer la place de l’art vis-à-vis des autres formes générales de la pensée et de l’activité humaine.

Si nous jetons un coup d’œil sur tout ce qu’embrasse l’existence humaine, nous avons le spectacle des intérêts divers qui se partagent notre nature et des objets destinés à les satisfaire. Nous remarquons d’abord l’ensemble des besoins physiques, auxquels correspondent toutes les choses de la vie matérielle, et auxquels se rattachent la propriété, l’industrie, le commerce, etc. A un degré plus élevé se place le monde du droit : la famille, l’État et tout ce que celui-ci renferme dans son sein. Vient ensuite le sentiment religieux, qui, né dans l’intimité de l’âme individuelle, s’alimente et se développe au sein de la société religieuse. Enfin la science s’offre à nous avec la multiplicité de ses directions et de ses travaux, embrassant dans ses divisions l’universalité des êtres. Dans le même cercle se meut l’art, destiné à satisfaire l’intérêt que l’esprit prend à la beauté, dont il lui présente l’image sous des formes diverses.

Toutes ces sphères différentes de la vie existent ; nous les trouvons autour de nous. Mais la science ne se contente pas du fait : elle se demande quelle est leur nécessité et les rapports qui les unissent.

La faculté la plus élevée que l’homme puisse renfermer en lui-même, nous l’appelons d’un seul mot, la liberté. La liberté est la plus haute destination de l’esprit. Elle consiste en ce que le sujet ne rencontre rien d’étranger, rien qui le limite dans ce qui est en face de lui, mais s’y retrouve lui-même. Il est clair qu’alors la nécessité et le malheur disparaissent. Le sujet est en harmonie avec le monde et se satisfait en lui. Là expire toute opposition, toute contradiction. Mais cette liberté est inséparable de la raison en général, de la moralité dans l’action, et de la vérité dans la pensée. Dans la vie réelle, l’homme essaie d’abord de détruire l’opposition qui est en lui par la satisfaction de ses besoins physiques. Mais tout dans ces jouissances est relatif, borné, fini. Il cherche donc ailleurs, dans le domaine de l’esprit, à se procurer le bonheur et la liberté par la science et l’action. Par la science, en effet, il s’affranchit de la nature, se l’approprie et la soumet à sa pensée. Il devient libre par l’activité pratique en réalisant dans la société civile la raison et la loi avec lesquelles sa volonté s’identifie, loin d’être asservie par elles. Néanmoins, quoique, dans le monde du droit, la liberté soit reconnue et respectée, son côté relatif, exclusif et borné est partout manifeste ; partout elle rencontre des limites. L’homme alors, enfermé de toutes parts dans le fini et aspirant à en sortir, tourne ses regards vers une sphère supérieure plus pure et plus vraie, où toutes les oppositions et les contradictions du fini disparaissent, où la liberté, se déployant sans obstacles et sans limites, atteigne son but suprême. Telle est la région du vrai absolu dans le sein duquel la liberté et la nécessité, l’esprit et la nature, la science et son objet, la loi et le penchant, en un mot, tous les contraires s’absorbent et se concilient. S’élever par la pensée pure à l’intelligence de cette unité qui est la vérité même, tel est le but de la philosophie.

Par la religion aussi, l’homme arrive à la conscience de cette harmonie et de cette identité qui constituent sa propre essence et celle de la nature ; il la conçoit sous la forme de la puissance suprême qui domine le fini, et par laquelle ce qui est divisé et opposé est ramené à l’unité absolue.

L’art, qui s’occupe également du vrai comme étant l’objet absolu de la conscience, appartient aussi à la sphère absolue de l’esprit. A ce titre, il se place dans le sens rigoureux du terme sur le même niveau que la religion et la philosophie ; car elle aussi, la philosophie, n’a d’autre objet que Dieu ; elle est essentiellement une théologie rationnelle. C’est le culte perpétuel de la divinité sous la forme du vrai

Semblables pour le fond et l’identité de leur objet, les trois sphères de l’esprit absolu se distinguent par la forme sous laquelle elles le révèlent à la conscience.

La différence de ces trois formes repose sur l’idée même de l’esprit absolu. L’esprit, dans sa vérité, n’est pas un être abstrait séparé de la réalité extérieure, mais renfermé dans le fini qui contient son essence, se saisit lui-même et, par là, devient lui-même absolu. Le premier mode de manifestation par lequel l’absolu se saisit lui-même est la perception sensible ; le second, la représentation interne dans la conscience ; enfin le troisième, la pensée libre.

1° La représentation sensible appartient à l’art qui révèle la vérité dans une forme individuelle. Cette image renferme sans doute un sens profond, mais sans avoir pour but de faire comprendre l’idée dans son caractère général ; car cette unité de l’idée et de la forme sensible constitue précisément l’essence du beau et des créations de l’art qui le manifestent, et cela même dans la poésie, l’art intellectuel, spirituel par excellence.

Si l’on accorde ainsi à l’art la haute mission de représenter le vrai dans une image sensible, il ne faut pas soutenir qu’il n’a pas son but en lui-même. La religion le prend à son service, lorsqu’elle veut révéler aux sens et à l’imagination la vérité religieuse. Mais c’est précisément lorsque l’art est arrivé à son plus haut degré de développement et de perfection qu’il rencontre ainsi dans le domaine de la représentation sensible le mode d’expression le plus convenable pour l’exposition de la vérité. C’est ainsi que s’est accomplie l’alliance et l’identité de la religion et de l’art en Grèce. Chez les Grecs, l’art fut la forme la plus élevée sous laquelle la divinité, et en général la vérité fut révélée au peuple. Mais à une autre période du développement de la conscience religieuse, lorsque l’idée fut devenue moins accessible aux représentations de l’art, le champ de celui-ci fut restreint sous ce rapport.

Telle est la véritable place de l’art comme destiné à satisfaire le besoin le plus élevé de l’esprit.

Mais si l’art s’élève au-dessus de la nature et de la vie commune, il y a cependant quelque chose au-dessus de lui, un cercle qui le dépasse dans la représentation de l’absolu. De bonne heure, la pensée a protesté contre les représentations sensibles de la divinité par l’art. Sans parler des Juifs et des Mahométans, chez les Grecs mêmes Platon condamne les dieux d’Homère et d’Hésiode. En général, dans le développement de chaque peuple, il arrive un moment où l’art ne suffit plus. Après la période de l’art chrétien, si puissamment favorisé par l’Église, vient la Réforme, qui enlève à la représentation religieuse l’image sensible pour ramener la pensée à la méditation intérieure. L’esprit est possédé du besoin de se satisfaire en lui-même, de se retirer chez lui, dans l’intimité de la conscience comme dans le véritable sanctuaire de la vérité. C’est pour cela qu’il y a quelque chose après l’art. Il est permis d’espérer que l’art est destiné à s’élever et à se perfectionner encore. Mais en lui-même il a cessé de répondre au besoin le plus profond de l’esprit. Nous pouvons bien trouver toujours admirables les divinités grecques, voir Dieu le père, le Christ et Marie dignement représentés ; mais nous ne plions plus les genoux.

Immédiatement au-dessus du domaine de l’art se place la religion, qui manifeste l’absolu à la conscience humaine, non plus par la représentation extérieure, mais par la représentation interne, par la méditation. La méditation transporte au fond du cœur, au foyer de l’âme, ce que l’art fait contempler à l’extérieur. Elle est le culte de la société religieuse dans sa forme la plus intime, la plus subjective et la plus vraie.

Enfin la troisième forme de l’esprit absolu, c’est la philosophie ou la raison libre, dont le propre est de concevoir, de comprendre par l’intelligence seule ce qui ailleurs est donné comme sentiment ou comme représentation sensible. Ici se trouvent réunis les deux côtés de l’art et de la religion, l’objectivité et la subjectivité, mais transformés, purifiés et parvenus à ce degré suprême où l’objet et le sujet se confondent, et où la pensée le saisit sous la forme de la pensée.

division

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La première partie, qui traite de l’idée du beau dans l’art, se divise elle-même en trois parties correspondant aux trois degrés que parcourt l’idée pour arriver à son développement complet.

La première a pour objet la notion ou l’idée abstraite du beau en général ;

La deuxième, le beau dans la nature ;

La troisième, l’idéal, ou le beau réalisé par les œuvres de l’art.

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CHAPITRE PREMIER

DE L’IDÉE DU BEAU EN GÉNÉRAL[8]

1° L’idée ; – 2° la réalisation de l’idée ; – 3° l’idée du beau.

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i. Nous appelons le beau l’idée du beau. Le beau doit donc être conçu comme idée et en même temps comme l’idée sous une forme particulière, comme l’idéal.

Le beau, avons-nous dit, c’est l’idée, non l’idée abstraite, antérieure à sa manifestation ou non réalisée ; c’est l’idée concrète ou réalisée, inséparable de la forme, comme celle-ci l’est du principe qui apparaît en elle. Encore moins faut-il voir dans l’idée une pure généralité, ou une collection de qualités extraites des objets réels. L’idée, c’est le fond, l’essence même de toute existence, le type, l’unité réelle et vivante dont les objets visibles ne sont que la réalisation extérieure. Aussi la véritable idée, l’idée concrète, est celle qui réunit la totalité de ses éléments développés et manifestés par l’ensemble des êtres. L’idée, en un mot, est un tout, l’harmonieuse unité de cet ensemble universel qui se développe éternellement dans la nature et dans le monde moral ou de l’esprit.

C’est ainsi seulement que l’idée est vérité et toute vérité.

Tout ce qui existe n’a donc de vérité qu’autant qu’il est l’idée passée à l’état d’existence ; car l’idée est la véritable et absolue réalité. Tout ce qui apparaît comme réel aux sens et à la conscience n’est pas vrai parce qu’il est réel, mais parce qu’il correspond à l’idée, réalise l’idée. Autrement le réel est une pure apparence.

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ii. Maintenant, si nous disons que la beauté est l’idée, c’est que beauté et vérité, sous un rapport, sont identiques. Cependant il y a une différence entre le vrai et le beau. Le vrai est l’idée lorsqu’elle est considérée en elle-même dans son principe général et en soi, et qu’elle est pensée comme telle. Car ce n’est pas sous sa forme extérieure et sensible qu’elle existe pour la raison, mais dans son caractère général et universel. Lorsque le vrai apparaît immédiatement à l’esprit dans la réalité extérieure et que l’idée reste confondue et identifiée avec son apparence extérieure, alors l’idée n’est pas seulement vraie, mais belle. Le beau se définit donc la manifestation sensible de l’idée (das sinnliche Scheinen der Idee).

Dans le beau, la forme sensible n’est rien sans l’idée. Les deux éléments du beau sont inséparables. Voilà pourquoi, au point de vue de la raison logique ou de l’abstraction, le beau ne peut se comprendre. La raison logique (Verstand) ne saisit jamais qu’un des côtés du beau ; elle reste dans le fini, l’exclusif et le faux. Le beau, au contraire, est en lui-même infini et libre.

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iii. Le caractère infini et libre se trouve à la fois dans le sujet et dans l’objet, et cela sous le double point de vue théorique et pratique.

L’objet, sous le rapport théorique (spéculatif), est libre puisqu’il n’est pas considéré comme une simple existence particulière et individuelle qui, comme telle, a son idée subjective (son essence intime et sa raison d’être) hors d’elle-même, se développe sans règle et sans loi, se disperse et se perd dans la multiplicité des rapports extérieurs. Mais l’objet beau laisse voir sa propre idée réalisée dans sa propre existence et cette unité intérieure qui constitue la vie. Par là l’objet a ramené sur lui-même sa direction à l’extérieur ; il s’est affranchi de toute dépendance de ce qui n’est pas lui. Il a quitté son caractère fini et limité pour devenir infini et libre.

D’un autre côté, le sujet, le moi, dans son rapport avec l’objet, cesse également d’être une simple abstraction, un sujet qui perçoit et observe des phénomènes sensibles et les généralise. Il devient lui-même concret dans cet objet, parce qu’il y prend conscience de l’unité de l’idée et de sa réalité, de la réunion concrète des éléments qui auparavant étaient séparés dans le moi et dans leur objet.

2° Sous le rapport pratique, comme il a été démontré plus haut, dans la contemplation du beau, le désir n’existe pas. Le sujet retire ses fins propres en face de l’objet qu’il considère comme existant par lui-même, comme ayant lui-même son but propre et indépendant. Par là l’objet est libre, puisqu’il n’est pas un moyen, un instrument affecté à une autre existence. De son côté, le sujet (le spectateur) lui-même se sent complètement libre, parce qu’en lui la distinction de ses fins et des moyens de les satisfaire disparaît, parce que pour lui le besoin et le devoir de développer ces mêmes fins en les réalisant et les objectivant ne le retiennent pas dans la sphère du fini, et qu’au contraire il a devant lui l’idée et le but réalisé d’une manière parfaite.

Voilà pourquoi la contemplation du beau est quelque chose de libéral ; elle laisse l’objet se conserver dans son existence libre et indépendante. Le sujet qui contemple n’éprouve lui-même aucun besoin de le posséder et de s’en servir.

Quoique libre et hors de toute atteinte extérieure, l’objet beau renferme cependant, et doit renfermer en lui la nécessité comme le rapport nécessaire qui maintient l’harmonie de ses éléments ; mais elle n’apparaît pas sous la forme de la nécessité ; elle doit se cacher sous l’apparence d’une disposition accidentelle où ne perce aucune intention. Autrement les différentes parties perdent leur propriété d’être par elles-mêmes et pour elles-mêmes. Elles sont au service de l’unité idéale qui les tient sous sa dépendance.

Par ce caractère libre et infini que revêt l’idée du beau comme l’objet beau et sa contemplation, le domaine du beau échappe à la sphère des relations finies et s’élève dans la région de l’idée et de sa vérité.


chapitre II

du beau dans la nature[9]

I. Du beau dans la nature en général.

1° L’idée comme constituant le beau dans la nature. – 2° La vie dans la nature, comme belle. – 3° Diverses manières de la considérer.

Quoique la science ne puisse s’arrêter à décrire les beautés de la nature, elle doit néanmoins étudier, d’une manière générale, les caractères du beau tel qu’il nous apparaît dans le monde physique et dans les êtres qu’il renferme.

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i. Le beau dans la nature, c’est la première manifestation de l’idée. Les degrés successifs de la beauté répondent au développement de la vie et de l’organisation dans les êtres. L’unité en est le caractère essentiel. Ainsi, 1° dans le minéral, la beauté consiste dans l’arrangement ou la disposition des parties, dans la force qui y réside et qui se révèle par cette unité. 2° Le système astronomique nous offre une unité plus parfaite et une beauté supérieure. Les corps, dans ce système, tout en conservant leur existence propre, se coordonnent en un tout dont les parties sont indépendantes, quoique rattachées à un centre commun, qui est le soleil. La beauté de cet ordre nous frappe par la régularité des mouvements des corps célestes. 3° Une unité plus réelle et plus vraie est celle qui se manifeste dans les êtres organisés et vivants. L’unité, ici, consiste dans un rapport de réciprocité et d’enchaînement mutuel entre les organes ; de sorte que chacun d’eux perd son existence indépendante pour faire place à une unité tout idéale qui se révèle comme le principe de vie qui les anime.

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ii. La vie est belle dans la nature, car elle est l’essence, l’idée réalisée sous sa première forme. Cependant la beauté dans la nature est encore tout extérieure, elle n’a pas conscience d’elle-même ; elle n’est belle que pour une intelligence qui la voit et la contemple.

Comment percevons-nous la beauté dans les êtres de la nature ?

La beauté, chez les êtres vivants et animés, n’est ni le mouvement accidentel et capricieux, ni la simple conformité de ces mouvements à un but, l’enchaînement régulier des parties entre elles. Ce point de vue est celui du naturaliste, du savant ; ce n’est pas celui du beau. La beauté, c’est la forme totale en tant qu’elle révèle la force qui l’anime ; c’est cette force elle-même, manifestée par un ensemble de formes, de mouvements indépendants et libres ; c’est l’harmonie intérieure qui se révèle dans cet accord secret des membres, et qui se trahit au dehors, sans que l’œil s’arrête à considérer le rapport des parties au tout, ni leurs fonctions ou leur enchaînement réciproque, comme le fait la science. L’unité se montre seulement à l’extérieur, comme le principe qui lie les membres. Elle se manifeste surtout par la sensibilité. Le point de vue du beau est donc celui de la pure contemplation, non celui de la raison abstraite ou de la réflexion, qui conçoit, qui analyse, compare, saisit le rapport des parties et leur destination.

Cette unité intérieure et visible, cet accord et cette harmonie ne sont pas distincts de la matière, c’est sa forme même. Là est ce principe qui sert à déterminer la beauté dans les règnes inférieurs, la beauté du cristal et de ses formes régulières, formes produites par une force intérieure et libre. Une pareille activité se développe d’une manière plus parfaite dans l’organisme vivant, ses contours, la disposition de ses membres, les mouvements et l’expression de la sensibilité.

Telle est la beauté dans les êtres individuels. Il en est autrement quand nous considérons la nature dans son ensemble. Il ne s’agit plus ici d’une disposition organique de parties et de la vie qui les anime ; nous avons sous les yeux une riche multiplicité d’objets qui forment un ensemble, des montagnes, des arbres, une rivière, etc. Dans cette diversité apparaît une unité extérieure qui nous intéresse par son caractère agréable ou imposant. A cet aspect s’ajoute la propriété qu’ont les objets de la nature d’éveiller en nous, sympathiquement, des sentiments, par la secrète analogie qui existe entre eux et les situations de l’âme humaine.

Tel est l’effet que produit le silence de la nuit, le calme d’une vallée silencieuse, l’aspect sublime d’une vaste mer en courroux, la grandeur imposante du ciel étoilé. Le sens de ces objets n’est pas en eux-mêmes, ils ne sont que les symboles des sentiments de l’âme qu’ils excitent. C’est ainsi que nous prêtons aux animaux les qualités qui n’appartiennent qu’à l’homme, le courage, la force, la ruse. Le beau physique est un reflet du beau moral.

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iii. Ainsi la nature en général, comme représentation sensible de l’idée, doit être appelée belle, parce que, dans la considération des êtres individuels qu’elle renferme, se remarque cette correspondance intime entre l’idée et la forme extérieure modelée sur elle, et que, dans ce spectacle offert aux sens, apparaît l’accord nécessaire des différentes parties de l’organisation. La contemplation de la nature comme belle ne va pas au delà. Or, cette manière de saisir le beau, dans laquelle les parties de l’objet paraissent, il est vrai, se développer librement, mais ne manifestent leur harmonie intérieure que dans des formes, des contours, des mouvements, etc., présente un caractère indéterminé et purement abstrait. L’unité intérieure reste intérieure, et ne se révèle pas sous une forme concrète adéquate à la véritable nature de l’idée. L’observateur a sous les yeux une harmonie nécessaire où apparaît la vie et rien de plus.

La matière est identique avec cet accord qui est sa forme. La forme habite la matière et constitue sa véritable essence, la force intérieure qui en dispose et organise les parties. Là est le principe qui sert à déterminer la beauté à ce degré de l’existence. C’est ainsi 1° que nous admirons le cristal et ses formes régulières. Ces formes ne sont point produites par une activité étrangère et mécanique, mais par une force intérieure et libre qui réside dans le minéral lui-même et appartient à sa nature intime. 2° Une semblable activité de la forme immanente se montre d’une manière plus concrète et plus développée dans l’organisme vivant, ses contours, la disposition de ses membres et, avant tout, dans le mouvement et l’expression de la sensibilité ; car ici c’est l’activité de la force intérieure elle-même qui se montre au dehors d’une manière toute vivante.

Malgré le caractère d’indétermination que présente la beauté dans la nature, nous établissons, d’après la notion commune de la vitalité, ou d’après sa véritable idée et l’habitude de voir des types qui y répondent, des différences nécessaires en vertu desquelles nous qualifions les animaux de beaux ou de laids. Ainsi l’animal paresseux qui se traîne péniblement, et dont tout l’extérieur annonce l’impuissance de se mouvoir avec vitesse et facilité, nous déplaît à cause de cet engourdissement ; car la facilité de se mouvoir et d’agir révèle précisément une idée plus élevée de la vie. De même nous pouvons ne pas trouver beaux les amphibies, plusieurs espèces de poissons, le crocodile, ni grand nombre d’insectes, surtout les êtres mixtes chez lesquels se rencontre le mélange des formes appartenant à des espèces différentes. Et il ne faut pas voir là, seulement, un effet de l’habitude en vertu de laquelle ce qui nous est insolite nous choque et nous répugne. De tels mélanges nous déplaisent parce qu’ils nous semblent étranges et contradictoires.

La beauté dans la nature, avons-nous dit, présente aussi un caractère tout spécial par sa propriété d’exciter les sentiments de l’âme, par l’impression sympathique qu’elle produit sur nous. De même, nous appelons un animal beau, parce qu’il exprime un caractère qui a du rapport avec les qualités de l’âme humaine, comme le courage, la force, la ruse, la bonté. C’est une expression qui, d’un côté, appartient d’une manière absolue aux objets, puisqu’elle manifeste un caractère de la vie animale ; mais, d’un autre côté, elle a son principe dans notre imagination et notre manière de sentir.

Mais si la vie dans les animaux, comme le point le plus élevé de la beauté dans la nature, révèle déjà la présence d’un principe animé, cette vie est très bornée, soumise à des conditions toutes matérielles. Le cercle de son existence est étroit, ses instincts sont dominés par les besoins physiques de la nutrition, de la reproduction, etc. Tout, dans les manifestations de ce principe interne qui s’exprime par les formes et les mouvements du corps, est pauvre, abstrait, vide. Il y a plus : ce principe reste purement intérieur, enveloppé et caché ; il n’apparaît pas au dehors comme âme véritable ; car il ne se sait pas ; s’il avait conscience de lui-même, il se manifesterait aussi au dehors avec le même caractère. C’est là le premier défaut du beau dans la nature considérée même sous sa forme la plus élevée, défaut qui nous conduit à la nécessité de l’Idéal comme constituant le beau dans l’art.

Avant d’aborder l’idéal, nous avons à considérer en elle-même et d’une manière plus spéciale cette manifestation imparfaite du beau qui apparaît dans la nature comme accord et enchaînement mutuel de parties, et comme principe de vie dans l’organisme. Nous étudierons ses divers modes sous ses deux points de vue : celui de la forme et celui de la matière.


II. De la beauté extérieure de la forme abstraite et de la beauté

 comme unité abstraite de la matière sensible.

I. DE LA BEAUTÉ EXTÉRIEURE DE LA FORME ABSTRAITE.

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La beauté de la forme dans la nature se présente successivement, 1° comme régularité, 2° comme symétrie et conformité à une loi (Gesetzmässigkeit), 3° comme harmonie.

i. La régularité consiste, en général, dans l’égalité, ou plutôt la répétition égale d’une forme unique et toujours la même. A cause de sa simplicité abstraite, une telle unité est ce qui s’éloigne le plus de la véritable unité, de l’unité concrète qui s’adresse à la plus haute faculté de l’esprit, la raison (Vernunft). La beauté de cette forme appartient à la raison abstraite ou logique (Verstand). Entre les lignes, la ligne droite est la plus régulière, parce que, dans sa direction, elle est toujours semblable à elle-même. De même le cube est un corps entièrement régulier. Les lignes, les surfaces, les angles sont égaux.

A la régularité se rattache la symétrie, qui est une forme plus avancée. Ici l’égalité ajoute à elle-même l’inégalité, et dans l’identité pure et simple apparaît la différence qui la brise. C’est ainsi que se forme la symétrie. Elle consiste en ce qu’il n’y ait pas seulement répétition d’une forme égale à elle-même, mais combinaison de cette forme avec une autre de la même espèce égale à elle-même, et inégale à la première. A la symétrie appartient encore la différence de grandeur, de position, de couleur, de sons et d’autres propriétés, mais où doit toujours se retrouver la similitude de forme.

Les deux formes de la régularité et de la symétrie comme unité et disposition simplement extérieure appartiennent à la catégorie des grandeurs ; car, en général, c’est la quantité qui préside à la détermination de la forme purement extérieure, tandis qu’au contraire c’est la qualité qui fait qu’une chose est ce qu’elle est en elle-même et dans son essence intérieure, de sorte que celle-ci ne peut perdre ses qualités sans cesser d’être elle-même. La grandeur, comme telle, est indifférente à ce qui concerne les qualités, à moins qu’elle ne soit donnée comme mesure ; car dans la mesure la qualité est combinée avec la quantité.

Si nous nous demandons maintenant où cette disposition de la grandeur trouve sa place, nous trouvons la régularité et la symétrie aussi bien dans les corps organisés que dans les corps inorganiques de la nature. Notre propre organisme est, au moins en partie, régulier et symétrique : nous avons deux yeux, deux bras, deux jambes, etc. ; d’autres parties sont irrégulières, comme le cœur, le poumon, le foie, les intestins. cette différence tient précisément à ce que ces organes sont internes, et que la vie y réside plus particulièrement que dans les premiers, qui sont tout extérieurs. A mesure que la vie se concentre et se développe, la simple régularité diminue et se retire.

Si nous parcourons les principaux degrés de l’échelle des êtres, les minéraux, les cristaux, nous présentent la régularité et la symétrie comme leur forme fondamentale. Sans doute ils sont déterminés par une force interne et immanente, mais qui n’est pas encore l’idée concrète et la force plus libre qui apparaît dans la vie animale. La plante occupe un rang plus élevé que le cristal : son développement présente déjà un commencement d’organisation, elle s’assimile la matière par une nutrition continuelle ; mais elle n’a pas encore, à proprement parler, une vitalité animée. Son activité se développe sans cesse à l’extérieur. Elle est enracinée sans se mouvoir ni changer de lieu : chez elle l’assimilation et la nutrition qui s’opèrent sans interruption n’ont pas pour effet la conservation d’un organisme déterminé et enfermé dans des limites précises, mais un développement toujours nouveau vers l’extérieur. L’accroissement de ses branches et de ses feuilles ne s’arrête qu’à la mort, et ce qui se développe ainsi est un nouvel exemplaire de tout l’organisme ; car la branche est une nouvelle plante, et non pas seulement, comme dans l’animal, un membre particulier. Aussi la plante manque de cette subjectivité animée et de cette unité supérieure qui, comme développement de l’idée, se manifestent par la sensibilité dans les natures plus avancées. Elle est condamnée à une extériorisation continuelle, sans retour sur elle-même, sans individualité propre et sans unité véritable, et, pour elle, se conserver, c’est se développer au dehors. C’est pour cette raison que la régularité et la symétrie, qui constituent l’unité dans le développement à l’extérieur, sont un moment essentiel dans la forme des plantes. La régularité, il est vrai, n’est plus aussi étroite que dans le règne minéral, elle ne procède pas par des lignes et des angles d’une exactitude aussi abstraite ; cependant elle domine encore. La tige monte presque en ligne droite, l’écorce des plantes d’un ordre élevé est circulaire, les feuilles se rapprochent des formes de la cristallisation ; les fleurs dans le nombre de leurs pétales, la manière dont ceux-ci sont disposés et configurés, portent l’empreinte de la détermination régulière et symétrique.

Enfin dans l’organisation des animaux, surtout de ceux qui appartiennent aux degrés supérieurs de l’échelle animale, se remarque une différence essentielle : la double disposition des organes, l’une concentrique et intérieure, l’autre excentrique ou dirigée vers l’extérieur. Les viscères nobles auxquels la vie est principalement attachée sont les parties intérieures ; aussi ne sont-ils pas soumis à la régularité. Dans les membres, au contraire, et les organes qui nous mettent en relation avec les objets extérieurs, domine encore la disposition symétrique.

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ii. La conformité à une loi se distingue des deux formes précédentes. Elle marque un degré plus élevé, et sert de transition à la liberté de l’être vivant. Elle n’est pas encore l’unité subjective et la liberté même. Néanmoins, dans l’ensemble des éléments distincts qui la constituent apparaissent, non pas seulement des différences et des oppositions, mais un accord plus réel et plus profond. Quoiqu’une pareille unité appartienne encore au domaine de la quantité, elle ne peut plus être ramenée à une différence purement numérique entre des grandeurs. Elle laisse déjà entrevoir un rapport de qualité entre des termes différents : ce n’est plus la répétition pure et simple d’une forme identique, ni la combinaison de l’égal et de l’inégal alternant uniformément, mais l’accord d’éléments essentiellement différents. Il y a là un intérêt pour la raison, qui voit que les sens se laissent tromper et satisfaire par le simple rapport de différence qui doit en effet apparaître entre les parties. Cependant cet accord reste seulement un lien caché qui, pour le spectateur, est en partie une affaire d’habitude, en partie le résultat d’une attention plus profonde.

Il est facile de faire comprendre ce passage de la régularité à la conformité à une loi, par des exemples. Ainsi des lignes parallèles de même grandeur sont simplement régulières. Un degré plus élevé nous est offert par l’égalité des rapports dans des grandeurs inégales, comme, par exemple, dans les triangles semblables. De même le cercle n’a pas la régularité de la ligne droite, mais il appartient encore à la catégorie de l’égalité abstraite ; car tous les rayons sont égaux. Aussi le cercle est-il encore une ligne courbe peu intéressante. Au contraire l’ellipse et la parabole montrent déjà moins de régularité, et ne se laissent déterminer que par leur loi. Ainsi les rayons vecteurs de l’ellipse sont inégaux, mais soumis à la même loi. De même le grand et le petit axe sont essentiellement différents, et leurs foyers ne tombent pas au centre, comme dans le cercle. Ici donc les différences fondamentales dont l’accord constitue la conformité à une loi, se montrent déjà comme marquées du caractère qui constitue la qualité. Mais, si nous partageons l’ellipse dans le sens de son grand et de son petit axe, nous avons quatre parties égales. Sous ce rapport domine encore ici l’égalité. La ligne ovale présente une plus haute liberté dans la conformité intime à une loi. Elle est soumise à une loi, quoiqu’on n’ait pu trouver celle-ci ni la déterminer mathématiquement ; toutefois cette ligne libre de la nature, si nous la partageons dans le sens de son grand axe, nous fournit encore deux moitiés égales.

Enfin la régularité dans la conformité à une loi disparaît complètement dans les lignes qui, sous un rapport, ressemblent à la ligne ovale, mais qui, coupées dans le sens de leur grand axe, donnent des moitiés inégales. Telle est la ligne appelée ondoyante, et qui a été désignée par Hogarth comme la ligne de la beauté. Les lignes du bras qui s’échappent d’un côté, différentes de ce qu’elles sont de l’autre côté, en donnent un exemple. Ici la conformité à une loi est sans aucune régularité. C’est le même principe qui détermine les formes si riches et si variées de l’organisme dans les êtres vivants d’un ordre élevé.

Quoique la conformité à une loi constitue une unité plus haute que la régularité, elle est encore trop simple et trop abstraite pour permettre le développement libre. D’un autre côté, privée de la liberté plus élevée encore de la subjectivité, elle ne peut manifester la vie, et surtout l’esprit.

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iii. A un degré supérieur se place l’harmonie.

L’harmonie est un rapport entre des éléments divers formant une totalité, et dont les différences, qui sont des différences de qualité, ont leur principe dans l’essence de la chose même. Ce rapport, qui contient celui de conformité à une loi, et qui laisse derrière lui la simple égalité ou la répétition alternative, est tel que les différences entre les éléments n’apparaissent pas seulement comme différences et comme oppositions, mais comme formant une unité dont tous les termes s’accordent intérieurement. Cet accord constitue l’harmonie. Ainsi elle consiste, d’un côté dans une totalité d’éléments essentiellement distincts, et de l’autre dans la destruction de leur opposition, par où se manifeste leur convenance réciproque ; c’est dans ce sens qu’on parle de l’harmonie des formes, de celle des couleurs, des sons, etc. Ainsi le bleu, le jaune, le vert, le rouge, sont les éléments essentiellement distincts, des différences essentielles de la couleur. Nous n’avons pas ici seulement des choses inégales qui, comme dans la symétrie, se réunissent régulièrement pour former une unité tout extérieure, mais des éléments directement opposés, comme le jaune et le bleu, et leur neutralisation, leur identité concrète. La beauté de l’harmonie consiste à éviter les différences trop rudes, les oppositions heurtées, qui, comme telles, doivent s’effacer de manière à laisser paraître l’accord au milieu des différences. Parmi les sons, la tonique, la médiante et la dominante constituent des différences qui s’accordent lorsqu’elles sont réunies. Le même principe s’applique à l’harmonie des formes, des mouvements, etc.

Mais l’harmonie n’est pas encore la subjectivité libre qui constitue l’essence de l’idée et de l’âme. Dans celle-ci, l’unité n’est pas la simple réciprocité et l’accord des éléments, mais la négation de leur différence, ce qui produit l’unité spirituelle. L’harmonie ne va pas jusque-là, comme la mélodie, par exemple, qui, bien qu’elle renferme en elle-même l’harmonie comme principe, possède une subjectivité plus haute, plus vivante, plus libre, et l’exprime. La simple harmonie ne révèle ni l’âme ni l’esprit, quoique, parmi les formes qui n’appartiennent pas encore à l’activité libre, elle soit la plus élevée et que déjà elle y conduise.

II. DE LA BEAUTÉ comme unité abstraite de la matière

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La beauté de la matière considérée en elle-même, abstraction faite de la forme, consiste dans son unité et son identité avec elle-même comme excluant toute différence, ce qui constitue la pureté. Des lignes purement tracées, des surfaces polies, etc., nous plaisent par leur caractère même de simplicité, d’uniformité constante. C’est ainsi que la pureté du ciel, la clarté de l’atmosphère, la surface unie comme une glace d’un lac ou d’une mer tranquille, nous réjouissent. Il en est de même de la pureté des sons. Le son pur de la voix a déjà, simplement comme tel, quelque chose d’infiniment agréable et d’expressif. La parole a des sons purs, comme les voyelles a, e, i, o, u, et des sons mixtes, comme eu, œ. Les dialectes populaires particulièrement présentent des sons qui ne sont pas purs, comme oa. Il importe aussi à la pureté des voyelles qu’elles ne soient pas entourées de consonnes qui troublent leur pureté, comme dans les langues du Nord. C’est pour cela que l’italien, qui conserve cette pureté, a quelque chose de si musical.

Le même effet est produit par les couleurs pures ou simples. Les couleurs moins vives et moins claires, qui sont le résultat du mélange, sont moins agréables, quoiqu’elles s’assortissent et s’harmonisent plus facilement, par cela même que la force d’opposition leur manque. Le vert, il est vrai, est aussi une couleur mixte, produite par la combinaison du jaune et du bleu, mais c’est une simple neutralisation ; et quand il est véritablement pur, il a quelque chose de bienfaisant pour la vue ; il est moins saisissant que le jaune et le bleu, dont il fait disparaître l’opposition et la différence heurtée.


III. Imperfection du beau dans la nature.

1° L’intérieur des êtres, invisible. – 2° Dépendance des êtres individuels.

– 3° Limites de leur existence.

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L’objet de la science que nous traitons est le beau dans l’art. Le beau dans la nature n’y occupe une place que comme la forme première du beau. Or, pour comprendre la nécessité et l’essence de l’idéal, il faut examiner pourquoi la nature est nécessairement imparfaite, et quelles sont les causes de cette imperfection.

Le point le plus élevé où nous sommes parvenus est la vie animale. En partant de ce point, on peut signaler les caractères et les causes de cette imperfection dans les êtres de la nature.

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1° L’animal doit son individualité au mouvement incessant par lequel il s’assimile la matière et convertit ainsi l’extérieur en intérieur. Par là il acquiert une existence propre. Son organisme, fermé sur lui-même, a pour but unique la conservation de l’être vivant qu’entretient le développement de la vie intérieure présente et immanente dans tous les membres. C’est ainsi que l’animal a le sentiment de son individualité. Ce sentiment, la plante ne peut l’avoir, parce qu’elle pousse sans cesse au dehors un nouvel individu sans pouvoir revenir sur elle-même et se concentrer dans un point négatif, où elle pose son individualité. Néanmoins, ce que nous voyons de l’organisme animal, comme vivant, n’est pas ce point central de la vie, mais seulement la multiplicité des organes. Le siège particulier des opérations de la vie organique nous reste caché. Nous ne voyons que les contours de la forme extérieure, et celle-ci est entièrement recouverte d’écailles, de plumes, de poils, de peau. Cette enveloppe appartient sans doute à l’animalité, mais seulement comme productions animales sous la forme végétative. Ici se manifeste une des imperfections capitales de la beauté dans la vie des animaux. Ce qui nous est visible dans l’organisme des animaux, ce n’est pas l’âme, la vie intérieure et sa manifestation extérieure, mais des formations d’un règne intérieur. Dans l’animal, par cela seul que l’intérieur reste intérieur, l’extérieur apparaît comme purement extérieur et non pas comme pénétré, vivifié par l’âme dans toutes ses parties.

Le corps humain, sous ce rapport, occupe un rang beaucoup plus élevé, parce qu’il est partout manifeste en lui que l’homme est un être un, animé, sensible. La peau n’est pas recouverte de végétations inanimées. Le sang apparaît sur toute la surface ; ce qu’on peut appeler le gonflement général de la vie, turgor vitæ, annonce sur tous les points un cœur qui bat à l’intérieur et une âme qui respire. De même la peau se montre partout sensible et laisse voir la morbidezza, la couleur propre à la chair et aux nerfs qui donne le teint et fait le tourment des artistes. Cependant cette surface offre à l’œil des imperfections dans ses détails, des découpures, des rides, des pores, des poils, de petites veines. D’ailleurs la peau, dont la transparence rend visible la vie intérieure, n’est qu’une enveloppe destinée à préserver les organes du contact de l’extérieur. Ce n’est qu’un moyen au service d’un but organique, et qui trahit un besoin de la nature animale. L’immense avantage que conserve le corps humain consiste dans l’expression de la sensibilité qui se manifeste, sinon toujours par la sensation même, au moins comme capacité de sentir. Mais ici encore se présente le même défaut, c’est que le sentiment, comme intérieur et concentré en lui-même, n’apparaît pas également dans tous les membres. Une partie des organes est exclusivement consacrée aux fonctions animales, et montre cette destination dans sa forme, tandis que d’autres admettent, à un degré plus élevé, l’expression de la vie de l’âme, du sentiment et des passions. Sous ce rapport, l’âme avec sa vie intérieure n’apparaît pas à travers toute la forme extérieure du corps.

Le même inconvénient se fait sentir plus haut dans le monde de l’esprit. Chaque partie considérée comme organe spécial dans ce grand corps, la famille, l’État, a sa vie propre et ne révèle pas en elle-même, d’une manière visible, la vie générale qui anime le tout.

Enfin il en est de même de l’individu comme être spirituel. Son caractère n’apparaît pas simultanément, dans sa totalité, mais partiellement, dans une série d’actes successifs et déterminés.

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2° Un autre point important, qui se place immédiatement après le précédent, est le suivant.

Avec les individus dont la nature nous offre le spectacle, nous voyons l’idée passer à l’existence réelle ; mais, par là même, elle se trouve engagée dans les liens du monde extérieur ; elle est entraînée dans le conditionnel par la dépendance des circonstances, dans le relatif par la nécessité du rapport entre les fins et les moyens, en un mot dans le fini, qui est le caractère de toute manifestation phénoménale. Le monde réel se présente ainsi comme un système de rapports nécessaires entre des individus ou des forces qui ont l’air d’exister par elles-mêmes, mais n’en sont pas moins employées comme moyens au service d’un but étranger à elles, ou ont besoin elles-mêmes de quelque chose d’extérieur qui leur serve de moyen. Dès lors le champ paraît ouvert au caprice et au hasard aussi bien qu’à la nécessité et au besoin. Ce n’est pas dans cet empire de la nécessité que l’individu peut se développer librement.

Ainsi l’animal, comme individu, est attaché à un élément particulier, l’air, l’eau, la terre, qui détermine son genre de vie, sa nourriture, toute sa manière d’être. Il existe bien, il est vrai, des espèces de transition, des oiseaux nageurs, des mammifères qui vivent dans l’eau ; mais ce sont de simples mélanges et non pas des natures élevées qui embrassent et concilient les contraires. En outre, l’animal est dans une dépendance perpétuelle de la nature et des circonstances extérieures. Sous l’empire de toutes ces causes, il est exposé, lorsqu’elles deviennent pour lui dures, avares ou difficiles, à perdre la plénitude de ses formes et la fleur de sa beauté.

Le corps humain, quoique à un degré moindre, est soumis à une pareille dépendance des agents extérieurs.

Mais c’est surtout au milieu des intérêts qui appartiennent au monde de l’esprit que cette dépendance est manifeste. Ici s’offre dans toute son étendue la prose de la vie humaine. Sans parler de la contradiction qui éclate entre les fins de la vie matérielle et les buts plus élevés de l’esprit, l’individu, pour se conserver, doit se prêter de mille manières, comme moyen, aux fins d’autrui, et réciproquement réduire les autres à la condition de simples instruments pour ses propres intérêts. L’individu, dans ce monde prosaïque des circonstances journalières, ne se développe pas comme un être complet, intelligible par lui-même et ne recevant pas d’un autre sa raison d’agir. Dans les situations importantes elles-mêmes où les hommes se réunissent et forment de grandes assemblées, éclatent la diversité et l’opposition des tendances et des intérêts. Comparés au but général, les efforts individuels qui y tendent n’aboutissent qu’à une œuvre fractionnelle. Les chefs eux-mêmes, qui dominent la situation et s’identifient avec elle, placés à la tête des affaires, retombent dans l’embarras des circonstances. Sous tous ces rapports, l’individu ne peut conserver, dans cette sphère, l’apparence d’une force libre se développant sans empêchement dans la plénitude de sa vie, ce qui constitue la beauté.

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3° Tout individu appartenant au monde réel de la nature ou de l’esprit manque de la liberté absolue, parce qu’il est limité ou plutôt particularisé dans son existence.

Chaque être individuel de la nature vivante, dans le règne animal, appartient à une espèce déterminée, fixe, dont il ne peut dépasser les limites. Par là même, son type est donné, sa forme arrêtée. Enfermé dans ce cercle infranchissable, il n’en est pas moins soumis à toutes les circonstances particulières qui enveloppent son individualité propre.

Sans doute, l’esprit trouve l’idée complète de la vie réalisée dans l’organisme qui lui est propre, et, comparés à l’homme, les animaux, surtout ceux des espèces inférieures, peuvent paraître des existences pauvres et misérables. Mais le corps humain lui-même présente, sous le rapport de la beauté, une progression de formes correspondant à la diversité des races. Après ces différences viennent les qualités héréditaires de la famille, les particularités qui tiennent à la profession, les variétés de tempérament, les originalités et les singularités du caractère. Ensuite les passions habituelles, les intérêts à la poursuite desquels l’homme s’attache et se dévoue, les révolutions qui s’opèrent dans son moral et sa conduite, tout cela se traduit dans la forme extérieure et se grave en traits profonds et ineffaçables sur la physionomie, au point, quelquefois, de défigurer et d’effacer le type général.

Sous ce rapport, il n’y a rien au monde de plus beau que les enfants, parce qu’en eux toutes les particularités sommeillent encore comme enfermées dans leur germe. Aucune passion ne s’est encore déchaînée dans leur poitrine. Aucun des intérêts si nombreux qui agitent le cœur humain n’a encore creusé son sillon et déposé son signe fatal sur leur face mobile. Mais à cet âge d’innocence, quoique dans la vivacité de l’enfant tout s’annonce comme possible, on ne reconnaît en lui aucun des traits profonds de l’esprit qui s’est vu forcé de se replier sur lui-même et de poursuivre dans son développement les fins élevées qui conviennent à sa nature et à son essence.

Toutes ces imperfections se résument en un mot, le fini. La vie animale et la vie humaine ne peuvent réaliser l’idée sous sa forme parfaite, égale à l’idée elle-même. Tel est le principe pour lequel l’esprit, ne pouvant trouver dans la sphère de la réalité et dans ses bornes le spectacle immédiat et la jouissance de sa liberté, est forcé de se satisfaire dans une région plus élevée. Cette région est celle de l’art, et sa réalité, l’idéal.

La nécessité du beau dans l’art se tire donc des imperfections du réel. La mission de l’art est de représenter, sous des formes sensibles, le développement libre de la vie et surtout de l’esprit, en un mot, de faire l’extérieur semblable à son idée. C’est alors seulement que le vrai est dégagé des circonstances accidentelles et passagères, affranchi de la loi qui le condamne à parcourir la série des choses finies. C’est alors qu’il arrive à une manifestation extérieure qui ne laisse plus voir les besoins du monde prosaïque de la nature, à une représentation digne de lui, qui nous offre le spectacle d’une force libre, ne relevant que d’elle-même, ayant en elle-même sa propre destination, et ne recevant pas ses déterminations du dehors.


CHAPITRE III

DU BEAU DANS L’ART OU DE L’IDÉAL

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Le beau dans l’art présente trois points principaux à considérer :

L’idéal comme tel dans sa généralité ;

2° Sa détermination comme œuvre d’art ;

3° Les qualités de l’artiste nécessaires pour le produire.


SECTION I

DE L’IDÉAL EN LUI-MÊME.

1° De la belle individualité. – 2° Rapport de l’idéal avec la nature.

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i. Ce qu’on peut dire de plus général sur l’idéal dans l’art, en s’appuyant sur les considérations précédentes, c’est que le vrai n’a d’existence et de vérité qu’autant qu’il se développe dans la réalité extérieure. Mais il lui est donné d’imprimer à sa propre manifestation une unité telle, que chacune des parties dont elle se compose laisse apparaître en elle-même l’âme, qui pénètre et anime le tout.

Pour prendre un exemple dans le corps humain, l’idée apparaît sous la forme de la réciprocité des organes ; elle ne manifeste dans chaque membre qu’une activité particulière et un mouvement partiel ; mais on peut dire que, dans l’œil, l’âme se concentre tout entière, et non seulement c’est par l’œil qu’elle voit, mais c’est aussi par l’œil qu’elle est vue. Or, on peut se figurer l’art de la même manière. Il a pour but de rendre la forme, par laquelle il représente l’idée semblable dans toute son étendue à l’œil, qui est le siège de l’âme et rend l’esprit visible. Chacune des formes que l’art a façonnées devient un Argus aux innombrables yeux, par lesquels l’âme et l’esprit se laissent voir par tous les points de la représentation.

Mais quelle est cette âme qui doit rayonner ainsi de toutes parts, à travers la forme où elle apparaît ? De quelle nature est-elle, pour être capable de trouver dans l’art sa manifestation pure ? Ce n’est pas ce qu’on peut appeler l’âme dans la nature inorganique ni même dans les êtres animés et vivants. Là tout est fini, borné, dépourvu de la conscience de soi-même et de la liberté. C’est dans le développement et la vie de l’esprit seul qu’il faut chercher l’infinité libre, qui consiste à rester pour soi, dans son existence réelle, le principe interne de cette existence, à revenir à soi-même dans sa propre manifestation extérieure et à rester en soi, tout en se développant. Aussi n’est-il donné qu’à l’esprit, lorsqu’en passant dans le monde il s’engage dans les limites du fini, de le marquer de l’empreinte de sa propre infinité et du libre retour à soi-même.

Maintenant, puisque l’esprit n’est réellement libre qu’autant qu’il est parvenu à se saisir dans sa généralité et à élever jusqu’à lui les fins qu’il porte en lui-même, d’après sa propre idée, tant qu’il n’a pas pris possession de cette liberté, il ne peut exister que comme force limitée, caractère arrêté dans son développement, âme chétive et prosaïque. Avec un fond aussi insignifiant, la manifestation infinie de l’esprit reste purement formelle, parce que nous n’avons là qu’une forme vide de la véritable spiritualité. Il n’y a qu’un fond vrai et substantiel en soi qui puisse communiquer à la réalité finie et passagère son indépendance et sa substantialité. Par là le même objet paraît à la fois déterminé, limité, fermé sur lui-même et substantiel, solide, plein. Par là l’existence réelle, quoique finie en elle-même, acquiert la possibilité de se manifester en même temps comme principe universel et comme âme jouissant de la personnalité.

En un mot, l’art a pour destination de saisir et de représenter le réel comme vrai, c’est-à-dire, dans sa conformité avec l’idée, conforme elle-même à sa véritable nature, ou parvenue à l’existence réfléchie.

La vérité dans l’art ne peut donc être la simple fidélité, à laquelle se borne ce qu’on appelle l’imitation de la nature. Mais l’extérieur doit s’accorder avec un fond qui soit en harmonie avec lui-même, et qui, par là, puisse se manifester dans l’extérieur comme réellement lui-même.

Puisque l’art ramène tout ce qui, dans le réel, est souillé par le mélange de l’accidentel et de l’extérieur, à cette harmonie de l’objet avec sa véritable idée, il rejette tout ce qui, dans la représentation, n’y répond pas, et c’est d’abord par cette purification qu’il produit l’idéal ; il flatte la nature, comme on le dit des peintres de portraits. Du reste le peintre de portraits lui-même, qui a le moins affaire avec l’idéal, doit flatter dans ce sens, laisser de côté les accidents insignifiants et mobiles de la figure, pour saisir et représenter les traits essentiels et permanents de la physionomie, qui sont l’expression de l’âme originale du sujet ; car c’est exclusivement le propre de l’idéal de mettre en harmonie la forme extérieure avec l’âme.

Cette propriété de ramener la réalité extérieure à la spiritualité, de sorte que l’apparence extérieure conforme à l’esprit en soit la manifestation, constitue la nature de l’idéal. Cependant cette spiritualisation ne va pas jusqu’au terme extrême de la pensée, jusqu’à présenter le général sous sa forme abstraite : elle s’arrête au point intermédiaire, où la forme purement sensible et l’esprit pur se rencontrent et se trouvent d’accord. L’idéal est donc la réalité retirée du domaine du particulier et de l’accidentel, en tant que le principe spirituel, dans cette forme qui s’élève en face de la généralité, apparaît comme individualité vivante ; car l’individualité qui porte en elle-même un principe substantiel et le manifeste au dehors, est placée à ce milieu précis où l’idée ne peut encore se développer sous sa forme abstraite et générale, mais reste enfermée dans une réalité individuelle qui de son côté, dégagée des liens du fini et du conditionnel, s’offre dans une harmonie parfaite avec la nature intime, l’essence de l’âme.

Schiller, dans une pièce de vers intitulée : l’Idéal et la vie, oppose au monde réel, à ses douleurs et à ses combats la beauté silencieuse et calme du séjour des ombres. Cet empire des ombres, c’est l’idéal. Les esprits qui y apparaissent sont morts à la vie réelle, détachés des besoins de l’existence naturelle, délivrés des liens où nous retient la dépendance des choses extérieures, de tous les revers, de tous les déchirements inséparables du développement dans la sphère du fini.

Sans doute, l’idéal met le pied dans le monde de la sensibilité et de la vie réelle ; mais il le ramène à lui-même, comme tout ce qui est du domaine de la forme extérieure. L’art sait retenir l’appareil nécessaire au maintien de l’apparence sensible dans les justes limites où celle-ci peut être la manifestation de la liberté de l’esprit. Par là seulement l’idéal, restant enfermé en lui-même, libre et indépendant au sein du sensible, apparaît comme trouvant dans sa propre nature son bonheur et sa félicité. L’écho de cette félicité retentit dans toutes les sphères de l’idéal.

Sous ce rapport, on peut placer au point culminant de l’idéal, comme son trait essentiel, ce calme plein de sérénité, ce bonheur inaltérable que puise dans la jouissance de son être une nature qui se suffit et se satisfait en elle-même. Toute existence idéale dans l’art nous apparaît comme une sorte de divinité bienheureuse. En effet, pour les dieux, qui jouissent de la félicité, il ne peut y avoir rien de bien sérieux dans tous ces besoins de la vie réelle, dans les passions qui nous émeuvent et dans les intérêts qui divisent le monde des existences finies. C’est là le sens de ce mot de Schiller : « Le sérieux est le propre de la vie ; la sérénité appartient à l’art. »

Une critique pédantesque a souvent plaisanté sur ce mot. L’art en général, a-t-on dit, et en particulier la poésie de Schiller sont d’une nature sérieuse. Sans doute le sérieux ne manque pas à l’idéal ; mais précisément, dans le sérieux, la sérénité reste le caractère fondamental. Cette puissance de l’individualité, ce triomphe de la liberté concentrée en elle-même, c’est là ce que nous reconnaissons particulièrement dans les œuvres de l’art antique, dans le calme et la sérénité des personnages qu’il a représentés ; et cela n’a pas lieu seulement dans le bonheur exempt de combat, mais lors même que le sujet vient d’être frappé d’un de ces coups terribles du sort qui brisent l’existence tout entière. Ainsi nous voyons les héros tragiques succomber victimes du Destin ; mais leur âme se retire en elle-même et se retrouve dans toute son indépendance, lorsqu’elle dit : « Il devait en être ainsi. » Le sujet reste alors toujours fidèle à lui-même, il abandonne ce qui lui est ravi. Cependant le but qu’il poursuivait ne lui est pas seulement enlevé, il le laisse tomber, mais ne tombe pas avec lui. L’homme, écrasé par le Destin, peut perdre la vie, non la liberté. Cette puissance, qui ne s’appuie que sur elle-même, est ce qui permet encore de conserver et de laisser paraître le calme et la sérénité au sein de la douleur.

Dans l’art romantique, il est vrai, les déchirements intérieurs et le désaccord des puissances de l’âme sont poussés plus loin. En général, les oppositions y sont plus profondes, la division se prononce et se maintient plus fortement. Néanmoins, bien que la douleur pénètre plus avant dans l’âme que chez les anciens, une joie intime et profonde dans le sacrifice, une certaine félicité dans la souffrance, les délices de la douleur, une sorte de volupté, même dans le martyre, peuvent être représentées. Dans la musique italienne sérieusement religieuse, cette jouissance intérieure et cette glorification de la douleur percent dans l’expression particulière des plaintes.

Cette expression dans l’art romantique est, en général, ce qu’on appelle le rire dans les larmes. Les larmes appartiennent à la douleur, le rire à la sérénité ; et ainsi le rire dans les larmes désigne l’indépendance de l’être libre dans les tourments et la souffrance. Ici le rire n’a rien de commun avec le mouvement sentimental, la vanité affectée d’un sujet qui s’étudie à faire le beau sur des choses misérables ou sur de petites souffrances personnelles ; il doit apparaître comme le signe de la beauté qui se contient et reste libre dans les plus cruelles douleurs. C’est ainsi qu’il est dit de Chimène dans les romances du Cid : « Comme elle était belle dans les larmes ! » Ne savoir pas se contenir nous déplaît et nous répugne, ou nous paraît risible. Les enfants pleurent pour le plus petit accident ; ces pleurs nous font rire. Mais les larmes, dans les yeux. d’un homme sérieux qui se contient malgré ses profondes souffrances, présentent déjà une expression qui nous émeut tout autrement.

Dans le rire simple, le pouvoir de se contenir ne doit pas disparaître, si l’on ne veut pas que l’idéal soit perdu. Quelle impression ne fait pas sur nous le rire inextinguible des dieux d’Homère, ce rire qui sort de leur inaltérable félicité, qui n’exprime que la sérénité et non un abandon complet. Le pleurer, comme simple lamentation, ne peut pas davantage entrer dans l’œuvre d’art.

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ii. En considérant l’idéal sous le point de vue de la forme, qui lui est aussi nécessaire que le fond lui-même, on est conduit à étudier le rapport de la représentation idéale dans l’art avec la nature.

Ici se rencontre le débat, tant de fois renouvelé, sur la question de savoir si l’art doit représenter les objets tels qu’ils sont, ou glorifier et transfigurer la nature. Dans ces derniers temps, on doit principalement à Winckelmann d’avoir fait renaître cette opposition et de lui avoir donné une nouvelle importance. Enflammé d’enthousiasme pour les ouvrages des anciens et leurs formes idéales, Winckelmann s’appliqua sans relâche à en faire reconnaître l’excellence, et à propager dans le monde la connaissance et l’étude de ces chefs-d’œuvre de l’art. Mais on s’égara sur ses traces. On finit par tomber dans le fade, l’absence de vie et d’originalité. Une réaction eut lieu. L’art et en particulier la peinture furent arrachés à cet engouement pour ce qu’on appelait l’idéal. Mais on ne sortit d’un excès que pour se jeter dans un autre. Le public fut bientôt rassasié du naturel devenu à la mode. Au théâtre, par exemple, on fut fatigué de toutes ces scènes journalières, de ces incidents de ménage et de mœurs domestiques, de ces représentations sentimentales du cœur humain données comme l’expression de la vérité naturelle.

Dans cette opposition de l’idéal et de la nature, on a plus particulièrement en vue un art spécial, ordinairement la peinture. Pour poser la question d’une manière plus générale, on peut se demander : l’art est-il poésie ou prose, le poétique dans l’art étant précisément l’idéal ? Mais il s’agit maintenant de savoir ce qui constitue la prose et la poésie dans l’art. D’ailleurs le poétique, comme représentant l’idéal, peut induire dans de graves erreurs, parce qu’en s’attachant au sens exclusif du terme on peut confondre ce qui appartient en propre à la poésie, et même à un genre particulier de poésie, avec ce qui est le caractère commun de tous les arts.

On peut distinguer dans l’opposition de l’idéal et de la nature les points suivants :

1° L’idéal peut se présenter comme quelque chose de purement extérieur et de formel. C’est alors une simple création de l’homme dont le sujet lui a été fourni par les sens, et qu’il réalise par sa propre activité.

Ici le fond en lui-même peut être complètement indifférent ou emprunté à la vie commune. En dehors de l’art, il ne nous offre qu’un intérêt passager, momentané. C’est ainsi, par exemple, que la peinture hollandaise a pu produire des effets si variés, en représentant mille et mille fois les scènes si mobiles et si fugitives de la nature commune comme reproduites par l’homme.

Ce qui nous intéresse dans de pareils sujets, c’est qu’ils nous apparaissent comme des créations de l’esprit qui métamorphose leur partie extérieure et matérielle en ce qu’il y a de plus artificiel et de plus conforme à lui-même, puisqu’il leur enlève leurs propriétés physiques et leurs véritables dimensions, tout en nous donnant le spectacle de la réalité.

Ainsi, comparée à la réalité prosaïque, cette apparence produite par l’art est une véritable merveille. C’est, si l’on veut, une sorte de moquerie, une ironie par laquelle l’esprit se joue du monde réel et de ses formes extérieures. En effet, quelles dispositions ne doivent pas faire la nature et l’homme dans la vie commune ? Que de moyens ne sont-ils pas forcés d’employer pour exécuter la même chose ? Quelle résistance n’oppose pas la matière, le métal, par exemple, à la main de l’ouvrier qui le travaille ? L’image, au contraire, que l’art emploie dans ses créations est un élément docile, simple et commode. Tout ce que l’homme et la nature ont tant de peine à produire dans le monde réel, l’activité de l’esprit le puise sans effort en elle-même. En outre, les objets réels et l’homme pris dans son existence journalière ne sont pas d’une richesse inépuisable. Leur domaine est borné : des pierres précieuses, de l’or, des plantes, des animaux, etc. ; il ne s’étend pas au delà. Mais l’homme, avec sa faculté de créer comme artiste, renferme en lui-même tout un monde de sujets qu’il dérobe à la nature, qu’il a recueillis dans le règne des formes et des images, pour s’en faire un trésor, et qu’il tire ensuite librement de lui-même, sans avoir besoin de toutes ces conditions et de ces préparatifs auxquels est soumise la réalité.

L’art rend encore aux objets insignifiants par eux-mêmes un autre service que de leur donner une valeur qu’ils n’ont pas, en les élevant à la première forme de l’idéalité. Il les idéalise encore, sous le rapport du temps, en fixant pour la durée ce qui, dans la nature, est mobile et passager. Un sourire qui s’efface à l’instant, un rayon de lumière qui s’éclipse, les traits fugitifs de l’esprit dans la vie humaine, tous ces accidents, qui passent et sont aussitôt oubliés, l’art les enlève à la réalité momentanée, et sous ce rapport il surpasse encore la nature.

2° Un intérêt bien autrement vif et profond nous est offert, lorsque l’art, au lieu de reproduire simplement les objets dans leur existence extérieure et sous leur forme réelle, les représente comme saisis par l’esprit qui, tout en leur conservant leur forme naturelle, étend leur signification et les applique à une autre fin que celle qu’ils ont par eux-mêmes. Ce qui existe dans la nature est quelque chose de purement individuel et de particulier. La représentation, au contraire, est essentiellement destinée à manifester le général. Aussi a-t-elle cet avantage sur la nature, que son cercle est plus étendu. Elle est capable de saisir l’essence de la chose qu’elle prend pour sujet, de la développer et de la rendre visible. L’œuvre d’art n’est pas, il est vrai, une simple représentation générale, mais cette idée incarnée, individualisée. Comme procédant de l’esprit et de sa puissance représentatrice, elle doit, sans sortir des limites de l’individualité vivante et sensible, laisser percer en elle-même ce caractère de généralité. Ceci, comparé au genre de création qui se borne à l’imitation du réel dans ses formes extérieures, constitue un degré supérieur dans l’idéal. Ici le but de l’art est de saisir l’objet dans sa généralité et de laisser de côté dans la représentation tout ce qui, pour l’expression de l’idée, serait purement indifférent. L’artiste, par conséquent, ne prend pas, quant aux formes et aux modes d’expression, tout ce qu’il trouve dans la nature, et parce qu’il le trouve ainsi ; mais s’il veut produire de la véritable poésie, il saisit seulement les traits vrais, conformes à l’idée de la chose, et s’il prend la nature pour modèle, ce n’est pas parce qu’elle a fait ceci ou cela de telle façon, mais parce qu’elle l’a bien fait. Or ce bien est quelque chose de plus élevé que le réel lui-même tel qu’il s’offre à nos sens.

Quand donc l’artiste veut représenter la forme humaine, il ne procède pas comme on fait dans la restauration des vieux tableaux, sur lesquels on reproduit fidèlement, dans les endroits nouvellement peints, le réseau de fentes et de brisures produites par le dessèchement des couleurs et du vernis. La peinture de portraits elle-même néglige le réseau de la peau et ses accidents. Sans doute les muscles et les veines doivent être exprimés, mais non marqués avec les mêmes détails et la même précision que dans la nature ; car, dans tout cela, l’esprit est pour peu, si même il est pour quelque chose ; or l’expression de ce qui tient à l’esprit est l’essentiel dans la forme humaine. C’est pourquoi il y a peut-être moins de préjudice pour l’art qu’on ne le dit à ce que la nudité dans les statues soit plus rare chez nous que chez les anciens ; c’est l’habillement moderne qui est anti-artistique et prosaïque comparé à celui des anciens*.

Ce qui est vrai des formes extérieures du corps humain s’applique à une foule de circonstances et de besoins qui, dans la vie réelle, sont nécessaires et communs à tous les hommes, mais n’ont aucun rapport avec la véritable destination et les intérêts essentiels de l’esprit.

Le même principe peut être admis sans réserve dans ce qui concerne la représentation poétique. On accorde à Homère, sous ce rapport, le naturel à son plus haut degré. Cependant, malgré toute la fidélité, toute la clarté (enargeia) qui règne dans ses descriptions, il doit raconter les choses en général, et il ne peut venir à l’esprit de personne d’exiger que toutes les particularités soient décrites comme la réalité les fournit. Ainsi le portrait physique d’Achille s’arrête aux traits principaux. D’ailleurs la poésie, par cela même que son mode d’expression est la parole, représente d’une manière générale. Il est de l’essence du mot d’abstraire et de résumer. En général, la poésie doit seulement dégager l’élément énergique, essentiel, significatif ; et cet élément, c’est précisément l’idéal, non ce qui est simplement donné comme réel, dont il serait insipide et fastidieux de reproduire tous les détails.

3° Maintenant, puisque c’est l’esprit qui réalise lui-même sous la forme de l’apparence extérieure le monde intérieur d’idées pleines d’intérêt qu’il renferme dans son sein, que signifie l’opposition de l’idéal et du naturel ? Le naturel, ici, en effet, perd son sens propre. S’il n’est que la forme extérieure de l’esprit, il n’a aucune valeur par lui-même : c’est l’esprit lui-même incarné. En un mot, il apparaît seulement comme expression du spirituel, et, à ce titre, comme idéalisé ; car approprier à l’esprit, façonner, travailler dans le sens de l’esprit, c’est ce qui s’appelle, en d’autres termes, idéaliser.

C’est ici maintenant que la question du naturel et de l’idéal trouve sa véritable place et qu’elle a un sens. Les uns prétendent que les formes naturelles sous lesquelles apparaît l’esprit sans avoir été retravaillées par l’art sont si belles et si parfaites par elles-mêmes, qu’il n’y a pas de beau plus élevé qui, sous le nom d’idéal, se distingue du beau réel. Les autres font sentir la nécessité, pour l’art, de trouver par lui-même, en opposition avec le réel, d’autres formes plus idéales et un mode de représentation qui lui soit propre.

Il est de fait qu’il existe dans le monde de l’esprit une nature ordinaire pour la forme et pour le fond. L’art peut la prendre pour sujet de ses représentations, et c’est ce qu’il fait tous les jours ; mais alors, comme il a été dit plus haut, c’est la représentation comme telle, tomme création et production de l’art, qui seule nous intéresse véritablement. L’artiste exigerait en vain d’un homme cultivé qu’il montrât de l’intérêt pour toute son œuvre, c’est-à-dire pour le sujet pris en lui-même.

C’est ainsi que doit être conçu ce qu’on appelle ordinairement la nature commune pour avoir le droit d’entrer dans le domaine de l’art*.

Mais il existe pour l’art une autre matière plus élevée et plus idéale ; car l’homme a des intérêts plus sérieux et d’autres fins, qui se révèlent à mesure qu’il se développe et approfondit sa nature, et dans lesquels il doit se mettre en harmonie avec lui-même. Un genre supérieur dans l’art sera donc celui qui se proposera de représenter ce sujet plus élevé. Mais maintenant, où prendre des formes pour en revêtir ce que l’esprit engendre de son propre fonds ? Les uns prétendent que, puisque l’artiste porte en lui-même ces hautes idées dont il est le créateur, il doit aussi se façonner de lui-même les nobles formes qui leur conviennent. Si l’on entend par là que les formes idéales des anciens, par exemple, ont été réalisées au mépris des formes vraies de la nature, qu’elles sont de fausses et vides abstractions, on ne peut s’élever trop fortement contre une pareille opinion. Mais il ne peut pas être question dans l’art de formes arbitraires et imaginaires.

Ce qu’il y a d’essentiel à dire sur cette opposition de l’idéal dans l’art et de la nature peut se réduire à ce qui suit.

Les formes sous lesquelles l’esprit apparaît dans le monde réel doivent être déjà considérées comme symbolique : elles ne sont rien par elles-mêmes ; elles ne sont que la manifestation et l’expression de l’esprit. A. ce titre, toutes réelles qu’elles sont, et prises en dehors de l’art, elles sont déjà idéales, et se distinguent de la nature comme telle, qui ne représente rien de spirituel.

Mais, dans l’art, à ses degrés supérieurs, le développement des puissances internes de l’esprit, qui constitue le fond de la représentation, doit obtenir la forme qui lui convient. Or tous ces éléments, l’esprit humain, tel qu’il existe, les possède, et il a aussi des formes pour les exprimer. Quoique ce point soit accordé, il n’en est pas moins vrai que c’est une question oiseuse de demander si dans le monde réel se rencontrent des formes et des physionomies assez belles et assez expressives pour que l’art puisse s’en servir comme de modèles, lorsqu’il veut, par exemple, représenter un Jupiter dans toute la majesté et la sérénité de sa puissance, une Junon, une Vénus, le Christ, la Vierge et les Apôtres. On peut soutenir le pour et le contre. Mais ce sera toujours une pure question de fait, et, comme telle, insoluble. Pour la résoudre il n’y aurait qu’un moyen, ce serait de montrer ; ce qui, par exemple, serait difficile pour les divinités grecques. Il y a plus : en supposant même que l’on se borne à l’actuel, l’un a vu des beautés presque parfaites ; un autre, mille fois plus sensé, n’en a jamais vu. En outre, la beauté de la forme ne suffit pas toujours pour donner ce que nous avons appelé l’idéal. Un élément essentiel de l’idéal, c’est l’individualité vivante du sujet, et, par conséquent aussi, celle de la forme. Une belle figure, parfaitement régulière sous le rapport de la forme, peut cependant être froide et insignifiante. Les divinités grecques, ces existences idéales, sont des individus chez lesquels un caractère original et déterminé s’allie à la généralité. La vitalité de l’idéal consiste précisément en ce que l’idée que l’on veut représenter pénètre l’apparence extérieure sous tous ses aspects : l’attitude, le maintien, le mouvement, les traits de la figure, la forme et la disposition des membres ; de sorte qu’il ne reste rien de vide et d’insignifiant, et que le tout paraisse animé de la même expression. Cette haute vitalité, que nous reconnaissons dans les ouvrages attribués à Phidias, caractérise les grands artistes.

Maintenant, on pourrait s’imaginer que l’artiste n’a qu’à recueillir çà et là dans le monde réel les meilleures formes et à les réunir, ou, comme cela se pratique, à se faire un choix de physionomies et de situations dans les collections, les gravures en cuivre et en bois, pour trouver des formes convenables qui s’adaptent au sujet. Mais quand on a ainsi rassemblé et choisi, on n’a rien fait encore. L’artiste doit se montrer créateur, et, dans le travail de sa propre imagination, avec le discernement des formes vraies, comme avec un sens profond et une vive sensibilité, réaliser spontanément et d’un seul jet l’idée qui l’anime et l’inspire.


SECTION II

DE LA DÉTERMINATION DE L’IDÉAL[10].

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L’idéal ne peut pas rester à l’état de simple conception abstraite. En vertu de son idée même, il renferme un élément déterminé et particulier. Il doit donc se manifester sous une forme déterminée. Alors s’élève la question de savoir comment l’idéal, tout en passant dans le monde extérieur et fini, conserve sa nature propre, et comment celui-ci, de son côté, devient capable de recevoir dans son sein le principe idéal qui constitue l’art.

Cette question offre trois faces à considérer :

1° La détermination de l’idéal en elle-même ;

2° La détermination de l’idéal comme se manifestant dans son développement sous la forme de différences et d’oppositions qui nécessitent un dénouement, ce qu’on peut désigner sous le nom général d’action ;

3° La détermination extérieure de l’idéal.

I. DE LA DÉTERMINATION DE L’IDÉAL EN ELLE-MÊME.

1° Le divin comme unité et généralité ; – 2° comme cercle de divinités ;

– 3° le repos de l’idéal.

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1° Le divin est le centre des représentations de l’art ; mais, conçu en lui-même dans son unité absolue, comme l’être universel, il ne s’adresse qu’à la pensée. Il échappe aux sens et à l’imagination. C’est ainsi qu’il est défendu aux Juifs et aux Mahométans d’offrir aux yeux une image sensible de la divinité. Ici toute carrière est fermée à l’art, puisqu’il a essentiellement besoin de formes concrètes et vivantes. Seule la poésie lyrique, dans son élan vers Dieu, peut encore célébrer sa puissance et sa souveraineté.

Mais, d’un autre côté, si l’unité et l’universalité sont les attributs du principe divin, il n’en est pas moins, de sa nature, essentiellement déterminé. En se dérobant à l’abstraction, il devient susceptible d’être représenté et contemplé. Dès que l’imagination peut le saisir et le manifester dans les images sensibles, il revêt une multitude de formes diverses, et ici commence le domaine propre de l’art.

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2° En effet d’abord la substance divine, une de sa nature, se divise et s’éparpille dans une multitude de dieux qui jouissent d’une existence indépendante et libre, comme dans la représentation polythéistique de l’art grec. Et même, au point de vue chrétien, Dieu apparaît, en opposition avec son unité purement spirituelle, sous les traits d’un homme réel enveloppé d’une forme terrestre et humaine. – En second lieu le principe divin peut se manifester et se réaliser sous une forme déterminée, comme résidant au fond de l’âme humaine, présent dans le cœur de l’homme et agissant par sa volonté ; et alors, dans cette sphère, des hommes remplis de l’esprit divin, de saints martyrs, des saints, des personnages vertueux, deviennent aussi un objet propre aux représentations de l’art. – En troisième lieu, s’il est vrai que le principe divin doit revêtir une forme déterminée et passer dans le monde réel, il se manifeste surtout par l’activité humaine ; car le cœur humain, avec toutes les puissances qu’il renferme, les sentiments et les passions qui l’agitent et le remuent dans sa partie la plus intime et la plus profonde, toute cette existence, si animée et si variée, forme la matière vivante de l’art. L’idéal en est la représentation et l’expression.

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3° L’idéal nous est offert dans sa plus haute pureté, lorsque les dieux, le Christ, les apôtres, les saints ou les hommes pieux et vertueux nous sont représentés dans cet état de calme et de bonheur, de satisfaction intime, où tout ce qui tient à la vie terrestre, ses nécessités et ses besoins, ses liens, ses oppositions et ses combats ne les touchent plus. Dans ce sens, la peinture et principalement la sculpture ont trouvé des formes idéales pour représenter les dieux dans leur individualité propre, le Christ comme rédempteur du monde, les apôtres, les saints comme personnages isolés. La vérité absolue, dans sa manifestation au sein du monde réel, apparaît ici comme retirée en elle-même, ne se laissant pas entraîner dans les liens du fini. Toute renfermée qu’elle est en elle-même, elle ne laisse pas néanmoins d’être dans un état déterminé ; mais, en s’alliant à l’extérieur et au fini, elle est purifiée par le caractère simple de la détermination, de sorte que toute trace d’une influence extérieure paraît complètement effacée. Ce calme éternel, inaltérable, ou ce repos puissant, ainsi qu’il est représenté, par exemple, dans Hercule, constitue encore, sous la forme déterminée, l’idéal comme tel.

Lors donc que les dieux sont représentés dans leur manifestation active, ils ne doivent cependant pas descendre de la hauteur de leur caractère immuable et de leur inviolable majesté ; car Jupiter, Junon, Apollon, Mars, sont bien des puissances et des forces déterminées, mais fermes sur leur base, conservant leur liberté et leur indépendance, même lorsque leur activité se déploie à l’extérieur.

A un degré beaucoup moins élevé, dans le cercle de la vie terrestre et humaine, l’idéal se manifeste comme déterminé, lorsqu’un des principes éternels qui remplissent le cœur de l’homme a la force de maîtriser la partie inférieure et mobile de l’âme Par là, en effet, la sensibilité et l’activité, avec ce qu’elles ont de particulier et de fini, sont enlevées au domaine de l’accidentel, et tout développement particulier est représenté dans une harmonie parfaite avec la vérité intérieure qui est son principe et son essence. Ce qu’on appelle en général le noble, l’excellent, le parfait dans l’âme humaine n’est autre chose en effet que la véritable essence de l’esprit, le principe moral et divin qui se manifeste dans l’homme, lui communique son activité vivante, sa force de volonté, ses intérêts réels et ses passions profondes, et lui permet de satisfaire les véritables besoins de sa nature.

Mais quoique dans l’idéal l’esprit paraisse, ainsi que sa manifestation, retiré et concentré en lui-même, aussitôt qu’il se particularise et passe dans le monde réel, il est condamné au développement et à ses conditions, savoir l’opposition et le combat des contraires ; ce qui nous conduit à traiter spécialement de la détermination de l’idéal, comme procédant par différences et par oppositions, c’est-à-dire de l’action.

II. L’ACTION.

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La détermination simple de l’idéal offre, comme attributs essentiels, l’innocence aimable d’un bonheur céleste, pareil à celui des anges, ou le repos inaltérable, la majesté d’une force libre qui ne relève que d’elle-même, l’excellence, la perfection qui convient à l’existence substantielle et absolue. Cependant le principe interne des choses, l’esprit universel, est une force active, dont l’essence est le mouvement et le développement. Mais le développement est impossible sans l’exclusif et la division. L’esprit universel, parfait dans la plénitude et la totalité de ses attributs, dès qu’il vient à parcourir le cercle des manifestations particulières qui révèlent son essence, sort de son repos pour entrer dans un monde où tout est opposition, scission et confusion, et alors, au milieu de ce désaccord et de cette lutte, il ne peut échapper lui-même au malheur et à la souffrance, qui sont le partage des choses finies.

Dans le polythéisme, les dieux immortels ne vivent pas dans une paix éternelle : la division éclate parmi eux ; animés par des passions et des intérêts opposés, ils se livrent des combats. En outre, ils doivent se soumettre au destin. Le Dieu des chrétiens lui-même n’échappe pas à l’humiliation de la douleur et à l’ignominie de la mort. Il n’est pas délivré de ces angoisses de l’âme au milieu desquelles il doit s’écrier « Mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ? » Sa mère souffre d’ineffables douleurs. La vie humaine, en général, est une vie de lutte, de combats et de souffrance ; car la grandeur et la force ne se mesurent véritablement que par la force et la grandeur de l’opposition. L’esprit alors se recueille et se concentre en lui-même, développe l’énergie profonde de sa nature interne et révèle sa puissance avec d’autant plus d’éclat, que les circonstances se succèdent plus nombreuses et plus terribles, et que les contradictions, au milieu desquelles il doit rester fidèle à lui-même, sont plus déchirantes.

Dans la question générale de l’action, trois points principaux doivent être le sujet de notre examen :

1° L’état général du monde ;

2° La situation ;

3° L’action proprement dite.

I. De l’état général du monde.

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1° De l’indépendance individuelle : âge héroïque ; – 2° L’état actuel : situations prosaïques ; – 3° Rétablissement de l’indépendance individuelle.

i. L’état de société le plus favorable à l’idéal est celui qui permet le mieux aux personnages d’agir en liberté, de révéler une haute et puissante personnalité. Ce ne peut donc être un ordre social où tout est fixé, réglé par les lois et une constitution. Ce n’est pas non plus l’état sauvage, où tout est livré au caprice et à la violence, et où l’homme dépend de mille causes extérieures qui rendent son existence précaire. Or l’état intermédiaire entre l’état barbare et une civilisation avancée, c’est l’âge héroïque, celui où les poètes épiques placent leur action, et auquel les poètes tragiques eux-mêmes ont souvent emprunté leurs sujets et leurs personnages. Ce qui caractérise les héros à cette époque, c’est surtout l’indépendance qui se manifeste dans leurs caractères et dans leurs actes. D’un autre côté, le héros est tout d’une pièce ; il assume non seulement la responsabilité de ses actes et leurs conséquences, mais les suites des actions qu’il n’a pas commises, des fautes ou des crimes de sa race : c’est toute une race qui se personnifie en lui.

Une autre raison pour que les existences idéales de l’art appartiennent aux âges mythologiques et aux époques reculées de l’histoire, c’est que l’artiste ou le poète, en représentant ou en racontant les événements, ont la main plus libre dans leurs créations idéales. L’art affectionne aussi, pour le même motif, les conditions supérieures de la société, celles des princes en particulier, à cause de l’indépendance parfaite de volonté et d’action qui les caractérise.

ii. Sous ce rapport, notre société actuelle, avec son organisation civile et politique, ses mœurs, son administration, sa police, etc., est prosaïque. La sphère d’activité de l’individu est trop limitée ; il rencontre partout des bornes et des entraves à sa volonté. Les monarques eux-mêmes sont soumis à ces conditions ; leur pouvoir est limité par les institutions, les lois et les coutumes. La guerre, la paix, les traités, se déterminent par les relations politiques indépendantes de leur volonté.

iii. Les plus grands poètes n’ont pu échapper à ces conditions ; aussi, quand ils ont voulu représenter des personnages plus rapprochés de nous, comme Charles Moor ou Wallenstein, ils ont été obligés de les mettre en révolte contre la société ou contre leur souverain. Encore ces héros courent à une ruine inévitable, ou ils tombent dans le ridicule d’une situation dont le don Quichotte de Cervantès nous donne le plus frappant exemple.

II. De la situation.

1° L’absence de situation ; – 2° La situation déterminée non sérieuse ; – 3° La collision.

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Pour représenter l’idéal dans des personnages ou dans une action, il faut non seulement un monde favorable auquel le sujet soit emprunté, mais une situation.

Cette situation peut être 1° soit indéterminée, comme celle de beaucoup de personnages immobiles de la sculpture antique ou religieuse ; 2° soit déterminée, mais encore non sérieuse. Telles sont aussi la plupart des situations des personnages de la sculpture antique. 3° Enfin elle peut être sérieuse et fournir matière à une action véritable. Elle suppose alors une opposition, une action et une réaction, un conflit, une collision. La beauté de l’idéal consiste dans le calme et la perfection absolus. Or la collision détruit cette harmonie. Le problème de l’art consiste donc ici à faire en sorte que l’harmonie reparaisse au dénouement. La poésie seule est capable de développer cette opposition, sur laquelle roule l’intérêt de l’art tragique en particulier.

Sans examiner ici la nature des différentes collisions, dont l’étude appartient à la théorie de l’art dramatique, on doit remarquer déjà que les collisions du genre le plus élevé sont celles où la lutte s’engage entre des puissances morales, comme dans les tragédies anciennes : c’est le sujet de la vraie tragédie classique, à la fois morale et religieuse, comme on le verra par la suite.

Ainsi l’idéal, à ce degré supérieur, c’est la manifestation des puissances morales et des idées de l’esprit, des grands mouvements de l’âme et des caractères, qui apparaissent et se révèlent dans le développement de la représentation.

III. De l’action proprement dite.

1° Des puissances générales de l’action ; – 2° Des personnages ; – 3° Du caractère.

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Dans l’action proprement dite, trois choses sont à considérer qui en constituent l’objet idéal : 1° les intérêts généraux, les idées, les principes universels dont l’opposition forme le fond même de l’action ; 2° les personnages ; leur caractère et leurs passions, ou les motifs qui les font agir.

Les PUISSANCES GÉNÉRALES DE L’ACTION. – Les principes éternels de la religion, de la morale, de la famille, de l’État, les grands sentiments de l’âme, l’amour, l’honneur, etc., voilà ce qui fait la base, le véritable intérêt de l’action. Ce sont les grands et vrais motifs de l’art, le thème éternel de la haute poésie.

A ces puissances légitimes et vraies s’en ajoutent d’autres sans doute, les puissances du mal ; mais elles ne doivent pas être représentées comme formant le fond même et le but de l’action. Si l’idée, le but, est quelque chose de mal, de faux, de mauvais en soi, la laideur du fond permettra encore moins la beauté de la forme. La sophistique des passions peut bien, par une peinture vraie, essayer de représenter le faux sous les couleurs du vrai ; mais elle ne nous met sous les yeux qu’un sépulcre blanchi. La cruauté, l’emploi violent de la force, se laissent supporter dans la représentation, mais seulement lorsqu’ils sont relevés par la grandeur du caractère et ennoblis par le but que poursuivent les personnages. La perversité, l’envie, la lâcheté, la bassesse ne sont que repoussantes.

Le mal en soi est dépouillé d’intérêt véritable, parce que rien que de faux ne sort de ce qui est faux ; il ne produit que malheur, tandis que l’art doit mettre sous nos yeux l’ordre et l’harmonie. Les grands artistes, les grands poètes de l’antiquité ne nous donnent jamais le spectacle de la méchanceté pure et de la perversité.

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2° Les personnages. – Si les idées et les intérêts de la vie humaine forment le fond de l’action, celle-ci s’accomplit par des personnages sur lesquels l’intérêt se fixe. Les idées générales peuvent déjà être personnifiées dans des êtres supérieurs à l’homme, dans des divinités comme celles qui figurent dans l’épopée et la tragédie anciennes. Mais c’est à l’homme que revient l’action proprement dite ; c’est lui qui occupe la scène. Or comment concilier l’action divine avec l’action humaine, la volonté des dieux et celle de l’homme ? Tel est le problème contre lequel ont échoué beaucoup de poètes et d’artistes. Pour maintenir l’équilibre, il est nécessaire que les dieux aient la direction suprême et que l’homme conserve sa liberté, son indépendance ; sans quoi l’homme n’est plus qu’un instrument passif de la volonté des dieux, la fatalité pèse sur tous ses actes. La véritable solution consiste à maintenir l’identité des deux termes malgré leur différence, à faire en sorte que ce qui est attribué aux dieux paraisse à la fois émaner de la nature intime des personnages et de leur caractère. C’est au talent de l’artiste i concilier les deux aspects. Le cœur de l’homme doit se révéler dans ses dieux, personnifications des grands mobiles qui le sollicitent et le gouvernent à l’intérieur. C’est le problème qu’ont résolu les grands poètes de l’antiquité, Homère, Eschyle, Sophocle.

Les principes généraux, ces grands motifs qui sont la base de l’action, par cela même qu’ils sont vivants dans l’âme des personnages, forment aussi le fond même des passions ; c’est là l’essence du vrai pathétique. La passion, ici, dans le sens élevé, idéal, en effet, n’est pas quelque mouvement arbitraire, capricieux, déréglé, de l’âme ; c’est un principe noble qui se confond avec une grande idée, avec une des vérités éternelles de l’ordre moral ou religieux. Telle est la passion d’Antigone, l’amour sacré pour son frère, la vengeance dans Oreste. C’est une puissance de l’âme essentiellement légitime qui renferme un des principes éternels de la raison et de la volonté. Tel est encore ici l’idéal, le vrai idéal quoiqu’il apparaisse sous la forme d’une passion. Il la relève, l’ennoblit et la purifie ; il donne ainsi à l’action un intérêt sérieux et profond.

C’est en ce sens que la passion (le pathos) constitue le centre et le vrai domaine de l’art ; elle est le principe de l’émotion, la source du véritable pathétique.

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le caractère. – Or cette vérité morale, ce principe éternel qui descend dans le cœur de l’homme et y prend la forme d’une grande et noble passion, s’identifiant avec la volonté des personnages, constitue aussi leur caractère. Sans cette haute idée, qui sert de support et de base à la passion, il n’y a point de véritable caractère. Le caractère est le point culminant de la représentation idéale. Il résume tout ce qui précède. C’est dans la création des caractères que se déploie le génie de l’artiste ou du poète.

Trois éléments principaux doivent se réunir pour former le caractère idéal : la richesse, la vitalité et la fixité. 1° La richesse consiste à ne pas se borner           à une seule qualité, qui ferait du personnage une abstraction, un être allégorique. A une qualité dominante doit donc se rattacher tout un ensemble de qualités qui font du personnage ou du héros un homme réel et complet, capable de se développer dans des situations diverses et sous des aspects différents. – 2° Une pareille multiplicité peut seule donner de la vitalité au caractère. Elle ne suffit cependant pas ; il faut que ces qualités soient fondues ensemble de manière à former, non un simple assemblage et un tout complexe, mais un seul et même individu ayant une physionomie propre, originale. C’est ce qui a lieu lorsqu’un sentiment particulier, une passion dominante offre le trait saillant du caractère d’un personnage, lui donne un but fixe auquel se rapportent toutes ses résolutions et ses actes. Unité et variété, simplicité et fécondité, c’est ce qui nous est donné dans les caractères de Sophocle, de Shakespeare, etc. – 3° Enfin, ce qui constitue essentiellement l’idéal dans le caractère, c’est la consistance et la fixité. Un caractère inconsistant, indécis, irrésolu, est l’absence même de caractère. Les contradictions, sans doute, sont dans la nature humaine ; mais l’unité doit se maintenir malgré ces fluctuations. Quelque chose d’identique doit se retrouver partout comme trait fondamental. Savoir se déterminer par soi-même, suivre un dessein, embrasser une résolution et s’y maintenir, voilà ce qui fait le fond même de la personnalité ; se laisser déterminer par autrui, hésiter, chanceler, c’est abdiquer sa volonté, cesser d’être soi-même, manquer de caractère : c’est, dans tous les cas, l’opposé du caractère idéal.

On opposera sans doute les caractères qui figurent dans les pièces et les romans modernes et dont Werther est resté le type.

Ces prétendus caractères ne représentent qu’une maladie de l’esprit et la faiblesse même de l’âme. Or l’art vrai et sain ne représente pas ce qui est faux et maladif, ce qui manque de consistance et de décision, mais ce qui est vrai, sain, fort. L’idéal, en un mot, c’est une idée réalisée ; l’homme ne peut la réaliser que comme personne libre, c’est-à-dire en déployant toute l’énergie et la constance qui peuvent la faire triompher.

III. DE LA DÉTERMINATION EXTÉRIEURE DE L’IDÉAL.

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Ce qui constitue le fond même de l’idéal, c’est l’essence intime des choses, ce sont surtout les hautes conceptions de l’esprit et le développement des puissances de l’âme. Ces idées se manifestent dans une action où sont mis en scène les grands intérêts de la vie, les passions du cœur humain, la volonté et le caractère des personnages. Mais cette action se développe elle-même au milieu d’une nature extérieure qui dès lors prête à l’idéal des couleurs et une forme déterminées. Cette nature environnante doit être aussi conçue et façonnée dans le sens de l’idéal, selon les lois de la régularité, de la symétrie et de l’harmonie, dont il a été parlé plus haut. Comment l’homme doit-il être représenté dans ses rapports avec la nature extérieure ? Comment cette prose de la vie doit-elle être idéalisée ? Si l’art, en effet, affranchit l’homme des besoins de la vie matérielle, il ne peut néanmoins l’élever au-dessus des conditions de l’existence humaine et supprimer ces rapports.

Nous avons encore à distinguer dans cette question trois points de vue différents :

1° La forme abstraite de la réalité extérieure ;

2° L’accord de l’idéal dans son existence concrète avec la réalité extérieure ;

3° La forme extérieure de l’idéal dans son rapport avec le public.

i. de la forme abstraite du monde extérieur[11].

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De nos jours on a donné une importance exagérée à ce côté extérieur, dont on a fait l’objet principal. On a trop oublié que l’art doit représenter les idées et les sentiments de l’âme humaine, que c’est là le fond véritable de ses œuvres. De là toutes ces descriptions minutieuses, ce soin extrême donné à l’élément pittoresque ou à la couleur locale, à l’ameublement, aux costumes, à tous ces moyens artificiels employés pour déguiser le vide et l’insignifiance du fond, l’absence d’idée, la fausseté des situations et la faiblesse des caractères, l’invraisemblance d’une action.

Néanmoins, ce côté a sa place dans l’art, et il ne doit pas être négligé. Il donne de la clarté, de la vérité, de la vie et de l’intérêt à ses œuvres par la secrète sympathie qui existe entre l’homme et la nature. C’est le caractère des grands maîtres de représenter la nature avec une vérité parfaite. Homère en est un exemple. Sans oublier le fond pour la forme, le sujet pour le cadre, il nous offre une image nette et précise du théâtre de l’action. Les arts diffèrent beaucoup sous ce rapport. La sculpture se borne à des indications symboliques ; la peinture, qui dispose de moyens plus étendus, enrichit de ces objets le fond de ses tableaux. Parmi les genres de poésie, l’épopée est plus circonstanciée dans ses descriptions que le drame ou la poésie lyrique. Mais cette fidélité extérieure ne doit, dans aucun art, aller jusqu’à représenter les détails insignifiants, en faire un objet de prédilection, et y subordonner les développements que réclame le sujet lui-même. Le grand point, c’est que, dans ces descriptions, l’on sente une secrète harmonie entre l’homme et la nature, entre l’action et le théâtre où elle se passe.

ii. accord de l’idéal avec la nature extérieure.

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Une autre espèce d’accord s’établit entre l’homme et les objets de la nature physique, lorsque, par le fait de son activité libre, il leur fait subir l’empreinte de son intelligence et de sa volonté et les approprie à son usage. L’idéal consiste à faire disparaître du domaine de l’art la misère et la nécessité, à révéler la liberté qui se déploie sans effort sous nos yeux et surmonte facilement les obstacles.

Tel est l’idéal considéré sous cet aspect. Ainsi les dieux du polythéisme eux-mêmes ont des vêtements et des armes ; ils boivent le nectar et se nourrissent d’ambroisie. Le vêtement est une parure destinée à rehausser l’éclat des traits, à donner de la noblesse au maintien, à faciliter les mouvements, ou à indiquer la force, l’agilité. Les objets les plus éclatants, les métaux, les pierres précieuses, la pourpre et l’ivoire sont employés dans le même but. Tout concourt à produire l’effet de la grâce et de la beauté.

Dans la satisfaction des besoins physiques, l’idéal consiste surtout dans la simplicité des moyens ; au lieu d’être artificiels, factices, multipliés, ceux-ci émanent directement de l’activité de l’homme et de la liberté. Les héros d’Homère tuent eux-mêmes le boeuf qui doit servir au festin, et le font rôtir ; ils fabriquent leurs armes, préparent leur couche. Ce n’est pas, comme on croit, un reste de mœurs barbares, quelque chose de prosaïque : mais on voit percer partout la joie de l’invention, le plaisir du travail facile et de l’activité libre se déployant sur les objets matériels. Tout est propre et inhérent à la personne, c’est un moyen pour le héros de se révéler la force de son bras, l’habileté de sa main ; tandis que, dans une société civilisée, ces objets dépendent de mille causes étrangères, d’une fabrication compliquée où l’homme est lui-même converti en machine assujettie à des machines. Les choses ont perdu leur fraîcheur et leur vitalité ; elles restent inanimées, et ne sont plus des créations propres, directes, de la personne humaine, où l’homme aime à se complaire et à se contempler lui-même.

iii. de la forme extérieure de l’idéal dans son rapport avec le public.

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Un dernier point relatif à la forme extérieure de l’idéal est celui qui concerne le rapport des œuvres d’art avec le public, c’est-à-dire avec la nation et l’époque pour lesquelles l’artiste ou le poète composent leurs ouvrages. L’artiste doit-il, quand il traite un sujet, consulter avant tout l’esprit, le goût, les mœurs du public auquel il s’adresse, et se conformer à ses idées ? C’est le moyen d’exciter l’intérêt pour des personnages fabuleux et imaginaires ou même historiques. Mais alors on s’expose à défigurer l’histoire et la tradition.

Doit-il au contraire reproduire avec une scrupuleuse exactitude les mœurs et les usages d’un autre temps, conserver aux faits et aux personnages leur couleur propre, leur costume original et primitif ? Voilà le problème. De là deux écoles et deux modes de représentation opposés. Au siècle de Louis xiv, par exemple, les Grecs et les Romains ont été francisés ; depuis, par une réaction naturelle, la tendance contraire a prévalu. Aujourd’hui le poète doit avoir la science d’un archéologue et en montrer la scrupuleuse exactitude : observer avant tout la couleur locale et la vérité historique est devenu l’objet principal et le but essentiel de l’art.

Le vrai, ici, comme toujours, est entre les deux extrêmes. Il faut maintenir à la fois les droits de l’art et ceux du public, garder les ménagements qui sont dus à l’esprit de l’époque et satisfaire aux exigences du sujet que l’on traite. Voici les règles principales sur ce point délicat.

1° Le sujet doit être intelligible et intéressant pour le public auquel il s’adresse. Mais ce but, le poète ou l’artiste ne l’atteindra qu’autant que, par son esprit général, son œuvre répondra à quelqu’une des idées essentielles de l’esprit humain et aux intérêts généraux de l’humanité. Les particularités d’une époque ne sont pas ce qui nous intéresse véritablement et d’une manière durable.

Si donc le sujet est emprunté aux époques reculées de l’histoire ou à quelque tradition éloignée, il faut que, par un effet de la culture générale des esprits, nous soyons familiarisés avec lui. C’est ainsi seulement que nous pouvons sympathiser avec une époque et des mœurs qui ne sont plus. Ainsi deux conditions essentielles : que le sujet offre le caractère général, humain ; ensuite, qu’il soit en rapport avec nos idées.

2° L’art n’est pas destiné à un petit nombre de savants et d’érudits ; il s’adresse à la nation tout entière. Ses œuvres doivent se faire comprendre et goûter par elles-mêmes, non à la suite d’une recherche difficile. Aussi les sujets nationaux sont les plus favorables. Tous les grands poèmes sont des poèmes nationaux. Les histoires bibliques ont pour nous un charme particulier, parce que nous sommes familiarisés avec elles dès notre enfance. Cependant, à mesure que les relations se multiplient entre les peuples, l’art peut emprunter ses sujets à toutes les latitudes et à toutes les époques. Il doit même, quant aux traits principaux, conserver aux traditions, aux événements et aux personnages, aux mœurs et aux institutions, leur caractère historique ou traditionnel ; mais le devoir de l’artiste, avant tout, est de mettre l’idée qui en fait le fond en harmonie avec l’esprit de son siècle et le génie propre de sa nation.

3° Dans cette nécessité est la raison et l’excuse de ce qu’on appelle anachronisme dans l’art. Quand l’anachronisme ne porte que sur des circonstances extérieures, il est indifférent. Il devient plus grave si l’on prête aux personnages les idées, les sentiments d’une autre époque. Il faut respecter la vérité historique, mais aussi avoir égard aux mœurs et à la culture intellectuelle de son temps. Les héros d’Homère eux-mêmes sont plus civilisés que ne l’étaient les personnages réels de l’époque qu’il retrace ; et les caractères de Sophocle sont encore plus rapprochés de nous. Violer ainsi les règles de la réalité historique est un anachronisme nécessaire dans l’art. Enfin un dernier anachronisme, qui demande plus de mesure et de génie pour se faire pardonner, c’est celui qui transporte des idées religieuses ou morales, d’une civilisation plus avancée à une époque antérieure et connue ; lorsque l’on donne, par exemple, aux anciens les idées des modernes. Quelques grands poètes l’ont osé à dessein ; peu y ont réussi.

La conclusion générale est celle-ci on doit exiger de l’artiste qu’il se fasse le contemporain des siècles passés, qu’il se pénètre de leur esprit ; car, si la substance de ces idées est vraie, elle reste claire pour tous les temps. Mais vouloir reproduire avec une exactitude scrupuleuse l’élément extérieur de l’histoire avec tous ses détails et ses particularités, en un mot, toute cette rouille de l’antiquité, c’est là l’œuvre d’une érudition puérile qui ne s’attache qu’à un but superficiel. Il ne faut pas enlever à l’art le droit qu’il a de flotter entre la réalité et la fiction.


 

SECTION III

DE L’ARTISTE.

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L’œuvre d’art, étant une création de l’esprit, a besoin d’un sujet qui la tire de sa propre activité, et qui destine cette production émanée de lui à un autre qu’à lui-même, à un public fait pour la contempler et la sentir. Cette activité personnelle qui enfante l’œuvre d’art, c’est l’imagination de l’artiste. Pour compléter ce que nous avons à dire de l’ouvrage d’art, nous devons donc parler de cette troisième face de l’idéal. Mais elle ne fournit matière qu’à un petit nombre d’observations et de règles générales. Les analyses, les règles de détail, les recettes, etc., n’appartiennent pas à la science philosophique.

I. Imagination, génie, inspiration.

La question du génie doit être traitée ici d’une manière spéciale ; car le terme de génie est une expression générale qui s’emploie pour désigner non seulement l’artiste, mais les grands capitaines, les grands princes comme aussi les héros de la science. Nous pouvons encore distinguer ici le génie artistique sous trois faces principales.

i. de l’imagination.

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On doit se garder de confondre l’imagination (Phantasie) avec la capacité purement passive de percevoir et de se rappeler les images (Einbildungskraft). L’imagination est créatrice.

i. Ce pouvoir de créer suppose d’abord un don naturel, un sens particulier pour saisir la réalité et ses formes diverses, une attention qui, sans cesse éveillée sur tout ce qui peut frapper les yeux et les oreilles, grave dans l’esprit les images variées des choses, en même temps la mémoire qui conserve tout ce monde de représentations sensibles. Aussi l’artiste ne doit pas, sous ce rapport, s’en tenir à ses propres conceptions, il doit quitter cette pâle région que l’on appelle vulgairement l’idéal, pour entrer dans le monde réel. Un début idéaliste dans l’art et la poésie est toujours suspect. C’est dans les inépuisables trésors de la nature vivante et non dans les généralités abstraites que l’artiste doit prendre la matière de ses créations. Il n’en est pas de l’art comme de la philosophie ; ce n’est pas la pensée pure, mais la forme extérieure du réel qui fournit l’élément de la production. L’artiste doit donc vivre au milieu de cet élément. Il faut qu’il ait beaucoup vu, beaucoup entendu et beaucoup retenu (en général les grandes intelligences se distinguent presque toujours par une grande mémoire). Ensuite tout ce qui intéresse l’homme reste gravé dans l’âme du poète. Un esprit profond étend sa curiosité sur un nombre infini d’objets. Goethe, par exemple, a commencé ainsi, et pendant toute sa vie il n’a cessé d’agrandir le cercle de ses observations. Ce don naturel, cette capacité de s’intéresser à tout, de saisir le côté individuel et particulier des choses et leurs formes réelles, aussi bien que la faculté de retenir tout ce qu’on a vu et observé, est la première condition du génie. A la connaissance suffisante des formes du monde extérieur, doit se joindre celle de la nature intime de l’homme, des passions qui agitent son cœur et de toutes les fins auxquelles aspire sa volonté. Enfin, outre cette double connaissance, il faut que l’artiste sache encore comment l’esprit s’exprime au dehors dans la réalité sensible et se manifeste dans le monde extérieur.

ii. Mais l’imagination ne se borne pas à recueillir les images de la nature physique et du monde intérieur de la conscience ; pour qu’un ouvrage d’art soit vraiment idéal, il ne suffit pas que l’esprit, tel que nous le saisissons immédiatement en nous, se révèle dans une réalité visible ; c’est la vérité absolue, le principe rationnel des choses qui doit apparaître dans la représentation. Or, cette idée qui fait le fond du sujet particulier que l’artiste a choisi, non seulement doit être présente dans sa pensée, l’émouvoir et l’inspirer, mais il doit l’avoir méditée dans toute son étendue et sa profondeur ; car sans la réflexion, l’homme ne parvient pas à savoir véritablement ce qu’il renferme en lui-même. Aussi remarque-t-on dans toutes les grandes compositions de l’art que le sujet a été mûrement étudié sous toutes ses faces, longtemps et profondément médité. D’une imagination légère il ne peut sortir une œuvre forte et solide. On ne peut pas dire cependant que le vrai en toutes choses, qui est le fond commun de l’art et de la philosophie comme de la religion, doit être saisi par l’artiste sous la forme d’une pensée philosophique. La philosophie ne lui est pas nécessaire, et s’il pense à la manière du philosophe, il produit alors une œuvre précisément opposée à celle de l’art, quant à la forme sous laquelle l’idée nous apparaît ; car le rôle de l’imagination se borne à révéler à notre esprit la raison et l’essence des choses, non dans un principe ou une conception générale, mais dans une forme concrète et dans une réalité individuelle. Par conséquent, tout ce qui vit et fermente dans son âme, l’artiste ne peut se le représenter qu’à travers les images et les apparences sensibles qu’il a recueillies ; tandis qu’en même temps il sait maîtriser celles-ci pour les approprier à son but et leur faire recevoir et exprimer le vrai en soi d’une manière parfaite. Dans ce travail intellectuel qui consiste à façonner et à fondre ensemble l’élément rationnel et la forme sensible, l’artiste doit appeler à son aide à la fois une raison active et fortement éveillée et une sensibilité vive et profonde. C’est donc une erreur grossière de croire que des poèmes comme ceux d’Homère se sont formés comme un rêve pendant le sommeil du poète. Sans la réflexion qui sait distinguer, séparer, faire un choix, l’artiste est incapable de maîtriser le sujet qu’il veut mettre en œuvre, et il est ridicule de s’imaginer que le véritable artiste ne sait pas ce qu’il fait. En outre, il doit avoir fait subir à ses sentiments une forte concentration.

iii. Grâce à cette vive sensibilité qui pénètre et anime l’ensemble de la composition, l’artiste s’assimile son sujet et la forme dont il veut le revêtir, il se l’approprie, la convertit dans sa substance la plus intime ; car le fait de contempler simplement les images des objets les éloigne de nous, leur fait prendre l’aspect de choses extérieures ; c’est la sensibilité qui les rapproche de nous et les identifie avec nous. Sous ce rapport, l’artiste doit avoir non seulement beaucoup vu et observé dans le monde qui l’environne, avoir fait connaissance avec les phénomènes extérieurs et intérieurs ; mais de nombreux et grands sentiments ont dû germer et s’être développés dans son sein, son esprit et son cœur être profondément saisis et remués ; il faut qu’il ait beaucoup agi et beaucoup vécu, avant d’être en état de révéler les mystères de la vie dans ses propres œuvres. Aussi le génie fermente et bouillonne dans la jeunesse, comme on en voit un exemple dans Schiller et dans Goethe ; mais ce n’est qu’à l’âge mûr et à la vieillesse qu’il appartient de produire l’œuvre d’art dans sa vraie maturité et sa perfection.

ii. du talent et du génie.

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Cette activité productrice de l’imagination, par laquelle l’artiste représente une idée sous une forme sensible dans une œuvre qui est sa création personnelle, c’est ce qu’on nomme le génie, le talent, etc.

i. Le génie est la capacité générale de produire de véritables ouvrages d’art, aussi bien que l’énergie nécessaire pour leur réalisation et leur exécution. Cette faculté et cette énergie émanent toutes deux de la personnalité de l’artiste ; elles sont essentiellement subjectives ; car il n’y a qu’un sujet ayant conscience de lui-même, et capable de se poser comme but une pareille création, qui puisse produire spirituellement.

ii. On a coutume d’établir une distinction entre le génie et le talent, et en réalité l’un et l’autre ne sont pas immédiatement identiques, quoique leur identité soit nécessaire pour la parfaite création artistique. En effet, l’art, par cela même qu’il doit revêtir ses conceptions d’une forme individuelle et les réaliser dans une manifestation sensible, réclame pour chaque genre particulier une capacité particulière. On peut appeler une pareille disposition le talent. Ainsi l’un a un talent par lequel il excelle à jouer de tel instrument de musique, un autre est né pour le chant, etc. Néanmoins le simple talent, renfermé dans une aussi étroite spécialité, ne peut produire que des résultats d’une habile exécution. Pour être parfait, il exige la capacité générale pour l’art et l’inspiration, que le génie seul peut donner. Le talent sans le génie ne va pas au delà de l’habileté.

iii. Le talent et le génie, dit-on ordinairement, doivent être innés dans l’homme. Cette opinion a un côté vrai ; mais, sous un autre rapport, elle n’en est pas moins fausse ; car l’homme, comme tel, est aussi né pour la religion, pour la réflexion, pour la science ; en d’autres termes, comme homme, il a la faculté de s’élever à l’idée de Dieu et d’arriver à la connaissance scientifique des choses. Il n’a besoin pour cela que d’être né et d’avoir été formé par l’éducation et l’étude. Mais il en est autrement pour l’art. Celui-ci exige une disposition toute spéciale dans laquelle un élément qui ne relève que de la nature joue un rôle essentiel. En effet, comme la beauté est l’idée réalisée sous une forme sensible, et que l’œuvre d’art manifeste l’esprit aux sens dans la perception immédiate d’une réalité visible, l’artiste ne doit pas seulement élaborer sa pensée dans son intelligence et sa raison : son imagination et sa sensibilité doivent être en jeu en même temps. En outre, l’idée doit se déposer dans un des divers genres de matériaux empruntés au monde sensible. La création artistique renferme donc, comme l’art en général, un élément qui appartient à la nature, et cet élément, c’est celui que le sujet ne peut tirer de sa propre activité : il doit le trouver immédiatement en lui-même. Dans ce sens seulement on peut dire que le génie et le talent doivent être innés.

De même les différents arts sont en rapport avec le génie national et les dispositions naturelles propres à chaque peuple. Le chant et la mélodie appartiennent aux Italiens comme un don de la nature. Chez les peuples du Nord, au contraire, la musique et l’opéra, bien que ces deux arts aient été quelquefois cultivés par eux avec un grand succès, ne se sont pas plus complètement naturalisés que les orangers. Aux Grecs appartient la plus belle forme du poème épique et surtout la perfection dans la sculpture. Les Romains, au contraire, n’ont possédé en propre aucun des arts ; ils ont transporté sur leur sol ceux de la Grèce. De tous les arts, la poésie est le plus universellement répandu ; elle doit cet avantage à la simplicité de l’élément sensible qui lui fournit ses matériaux et à la facilité de les mettre en œuvre. Dans le cercle de la poésie, le chant populaire porte au plus haut degré l’empreinte du génie national et se rattache le plus intimement au côté naturel. Aussi appartient-il aux temps où la culture intellectuelle est le moins avancée, et il conserve au plus haut point le caractère de naïveté qui est celui de la nature. Goethe, par exemple, a produit des œuvres d’art dans tous les genres de poésie et sous toutes les formes ; mais ce qu’il a fait de plus intime et de moins réfléchi, ce sont ses premières poésies lyriques : c’est là qu’on sent le moins la culture. Les Grecs modernes sont encore maintenant un peuple poète et chanteur. L’Italie est la terre natale des improvisateurs ; ces derniers sont quelquefois d’un talent surprenant : un Italien, encore maintenant, improvise des drames en cinq actes. Et ce ne sont pas des lieux communs appris qui s’appliquent à chaque sujet : tout sort de la connaissance des passions humaines, de celle des situations et d’une inspiration profonde, vive et soudaine.

iv. Puisque le génie présente un côté par où il est un don le la nature, un troisième caractère, qui doit le distinguer est la facilité de production intellectuelle et l’adresse technique à manier les matériaux propres à chacun des arts pris en particulier. On parle beaucoup, sous ce rapport, pour ce qui concerne le poète, des entraves de la rime et du mètre, ou, quand il s’agit du peintre, des nombreuses difficultés que présentent le dessin, la connaissance des couleurs, des ombres et de la lumière, etc., comme d’autant d’obstacles à l’invention et à l’exécution. Sans doute, tous les arts ont pour condition une longue étude et une application soutenue, une habileté exercée en tous sens et sur tous les points. Cependant plus le talent ou le génie est grand et riche, moins il éprouve de peine à acquérir cette habileté nécessaire pour la production ; car le véritable artiste a un penchant naturel et un besoin immédiat de donner une forme à tout ce qu’il éprouve et à tout ce que son imagination lui représente. C’est là sa manière de sentir et de concevoir à lui, qu’il trouve sans effort en lui-même, comme l’organe le plus propre pour exprimer sa pensée. Un musicien, par exemple, ne peut manifester ce qui l’émeut le plus profondément que dans des mélodies : ce qu’il ressent se transforme sur-le-champ en sons harmonieux. Le peintre emploiera les formes visibles et les couleurs. Le poète a un genre particulier de représentation qui s’adresse plus immédiatement à l’esprit ; il revêt ses images de mots et des sons articulés de la voix. Ce don de représenter, l’artiste ne le possède pas seulement comme faculté purement spéculative d’imaginer et de sentir, mais encore comme disposition pratique, comme talent naturel d’exécution. Ces deux choses sont réunies dans le véritable artiste. Ce qui vit dans son imagination lui vient ainsi en quelque sorte dans les doigts, comme il nous vient à la bouche de dire ce que nous pensons, ou comme nos pensées les plus intimes, nos idées et nos sentiments apparaissent immédiatement sur notre physionomie, dans le maintien, les gestes et les attitudes du corps. Dès lors le véritable génie a bientôt fait de se rendre facile la partie extérieure de l’exécution technique. Il a su tellement maîtriser les matériaux en apparence les plus pauvres et les plus rebelles, que ceux-ci sont forcés de recevoir et de représenter les conceptions les plus intimes de son imagination. Cette disposition naturelle que l’artiste trouve en lui-même, il doit sans doute la développer par l’exercice, pour arriver à une habileté parfaite ; cependant la faculté immédiate d’exécution ne doit pas moins être chez lui un don naturel, sans quoi l’habileté simplement apprise ne peut aller jusqu’à produire un ouvrage d’art réellement vivant. Ainsi, conformément à l’idée même de l’art, ces deux parties intégrantes de la composition, la production intérieure et sa réalisation, se donnent la main et sont inséparables.

iii. de l’inspiration.

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L’état de l’âme dans lequel se trouve l’artiste au moment où son imagination est en jeu et où il réalise ses conceptions est ce qu’on a coutume d’appeler inspiration.

1° La première question qui s’élève au sujet de l’inspiration est celle de son origine. Les opinions les plus opposées ont été émises sur ce point.

D’abord, comme le génie, en général, résulte de l’étroite union de deux éléments, l’un qui relève de l’esprit, l’autre qui appartient à la nature, on a cru aussi que l’inspiration pouvait être produite principalement par l’excitation sensible ; mais elle n’est pas un simple effet de la chaleur du sang. Le champagne ne donne pas encore la poésie ; le meilleur génie peut aller respirer l’air frais du matin et la brise du soir, étendu mollement sur un gazon verdoyant, sans qu’il sente pour cela le moins du monde une douce inspiration s’insinuer dans son âme.

D’un autre côté, l’inspiration se laisse encore moins évoquer par la réflexion. Celui qui se propose d’avance d’être inspiré pour faire un poème, peindre un tableau ou composer une mélodie, sans porter déjà en lui-même le principe d’une excitation vivante, et qui est obligé alors de chercher ça et là un sujet dont le besoin seul détermine le choix, malgré tout le talent possible, ne sera jamais capable d’enfanter une belle conception et de produire un ouvrage d’art solide et durable. Ce n’est ni l’excitation purement sensible, ni la volonté et le propos délibéré qui procurent l’inspiration. Employer de tels moyens prouve seulement qu’aucun véritable intérêt n’est venu s’emparer de l’âme et de l’imagination de l’artiste. Si au contraire le penchant qui la sollicite à produire est d’une nature légitime, c’est qu’alors l’intérêt dont nous parlons s’est déjà préalablement porté sur un objet déterminé, sur une idée particulière, et s’y est fixé d’avance.

La vraie inspiration s’allume donc sur un sujet déterminé que l’imagination saisit pour l’exprimer sous une forme artistique, et elle constitue la situation même de l’artiste pendant le travail combiné de la pensée et de l’exécution matérielle ; car l’inspiration est également nécessaire pour ces deux sortes d’activités.

2° Ici s’élève la question de savoir de quelle manière un sujet doit s’offrir à l’esprit de l’artiste pour pouvoir exciter en lui l’inspiration. Sur ce point encore les avis sont différents. D’un côté, en effet, on entend souvent demander que l’artiste sache puiser son sujet en lui-même. Sans doute il peut en être ainsi lorsque le poète, par exemple, « chante comme l’oiseau qui habite sur la branche. » Ici la seule disposition de son âme à la joie lui fournit à l’intérieur un motif et une matière ; car le sentiment du bonheur et de la gaieté, pour jouir de lui-même, a besoin de se manifester au dehors. Aussi « le chant qui s’échappe spontanément de la poitrine est le prix du chant, sa riche récompense. » D’un autre côté, cependant, les plus grands ouvrages d’art ont été composés à l’occasion d’une circonstance tout à fait extérieure. Ainsi, la plupart des odes de Pindare ont été commandées. Il en est de même des édifices et des tableaux. Maintes et maintes fois le but et le sujet ont été fournis à l’artiste, qui a dû ensuite s’inspirer comme il a pu. Il y a plus : on entend souvent les artistes se plaindre de ce qu’ils manquent de sujets à traiter. Cette donnée extérieure, dont la rencontre est nécessaire pour la production, joue ici le rôle de l’élément naturel et sensible, qui fait partie du talent et qui doit par conséquent se manifester aussi au commencement de l’inspiration. La position de l’artiste sous ce rapport est celle-ci : de même que son talent relève de la nature, il doit se trouver en rapport avec un sujet donné et trouvé d’avance. Il est alors sollicité par une occasion ou une circonstance extérieure, comme Shakespeare, par exemple, l’a été par des récits populaires, d’anciennes ballades, des nouvelles, des chroniques. Il éprouve le besoin de mettre en œuvre cette matière et d’y déposer l’empreinte de son génie. La cause qui fournit l’occasion de produire peut donc venir entièrement du dehors ; la seule condition importante, c’est que l’artiste soit saisi d’un intérêt réel et vrai, qu’il sente l’objet s’animer dans sa pensée. L’inspiration du génie vient ensuite d’elle-même. Un véritable artiste dont l’âme est vivante trouve dans cette vitalité même mille occasions de déployer son activité et de s’inspirer, occasions sur lesquelles d’autres passent avec indifférence.

3° Si nous demandons maintenant en quoi consiste l’inspiration artistique en elle-même, elle n’est autre chose que d’être rempli et pénétré du sujet que l’on veut traiter, d’être présent en lui et de ne pouvoir se reposer avant de l’avoir marqué du caractère et revêtu de la forme parfaite qui en fait une œuvre d’art.

Mais si l’artiste doit s’approprier son sujet, se l’identifier, il doit aussi, de son côté, savoir oublier sa propre individualité et ses particularités accidentelles pour s’absorber tout entier en lui, de manière à devenir comme la forme vivante dans laquelle l’idée qui s’est emparée de son imagination s’organise et se développe. Une inspiration dans laquelle l’individu se pose avec orgueil et se fait valoir comme individu, au lieu d’être simplement l’organe et l’activité vivante de la chose elle-même, est une mauvaise inspiration. Ce point nous conduit à ce qu’on appelle l’objectivité dans les créations artistiques.

II. De l’objectivité de la représentation.

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Dans le sens ordinaire du terme, on entend, par objectivité, la vérité extérieure ou le caractère que présente l’ouvrage d’art, lorsque son sujet est conforme à la réalité, telle que nous la trouvons dans la nature, et s’offre ainsi à nous sous des traits qui nous sont connus. Si nous nous contentons d’une pareille objectivité, le véritable artiste sera celui qui saura reproduire la réalité commune. Mais le but de l’art est précisément de dépouiller le fond aussi bien que la forme de ce qu’ils ont d’ordinaire et de prosaïque, de dégager par l’activité créatrice de l’esprit l’élément rationnel des choses, leur essence, pour la représenter dans une image idéale et vraie. Sans doute l’imitation peut être vivante en elle-même et emprunter à cette animation intérieure un grand attrait ; mais si un fond idéal et pur lui manque, elle ne peut produire la véritable beauté dans l’art. L’artiste ne doit donc pas s’attacher à la simple objectivité extérieure, parce qu’elle est vide, qu’il y chercherait en vain l’idée substantielle que doivent renfermer ses œuvres.

Une autre manière de concevoir l’objectivité ou la vérité consiste à ne plus se proposer simplement pour but de reproduire la forme extérieure des choses. Ici l’artiste a dû saisir son sujet dans la partie la plus intime et la plus profonde de son âme ; mais ce sentiment intérieur reste enfermé et concentré à un tel point, qu’il ne peut arriver à une conscience claire et nette de lui-même ni se développer. Aussi le pathétique se borne à le laisser percer partout dans les formes extérieures qui le révèlent, mais sans avoir la force et l’art nécessaires pour manifester complètement l’idée qu’il renferme. Les poésies populaires, en particulier, appartiennent à ce genre de représentation. Sous leur simplicité extérieure, on entrevoit un sentiment vaste et profond, qui est l’âme de ces chants et qui ne peut néanmoins s’exprimer clairement, parce qu’ici l’art n’est pas encore arrivé à un degré de développement assez avancé pour qu’il puisse mettre au jour sa pensée dans des formes d’une parfaite transparence. Le cœur, comme refoulé sur lui-même et oppressé de ce qu’il éprouve, pour se rendre intelligible au cœur, offre un reflet de lui-même dans une foule de symboles extérieurs, qui sans doute sont très expressifs, mais ne peuvent toujours qu’effleurer légèrement la sensibilité. Goethe a composé dans ce genre des poésies excellentes. Il ne faut cependant pas que le naturel et la simplicité dégénèrent en grossièreté et en sottise, comme on en a des exemples dans des productions analogues.

En général, ce qui manque à cette espèce d’objectivité, c’est la manifestation claire du sentiment et de la passion, qui, dans l’art véritable, ne doivent point ainsi rester renfermés et concentrés, ni se contenter de faire entendre un faible écho d’eux-mêmes, mais se montrer à découvert et d’une manière complète. Quand Schiller exprime un sentiment, il y met son âme tout entière, mais une grande âme qui pénètre jusqu’au fond du sujet et le vivifie. La pensée, quelque profonde qu’elle soit, ne se développe pas moins librement sous les formes les plus brillantes et dans des expressions dont la richesse égale l’harmonie.

Sous ce rapport, conformément au principe de l’idéal, nous devons encore ici faire consister, même en ce qui concerne l’expression du sentiment intérieur, l’objectivité en ce point : rien de ce qui constitue la nature essentielle du sujet qui inspire l’artiste ne doit rester au fond de sa conscience. Tout doit être complètement développé, de telle sorte qu’à la fois l’idée qui est l’âme et la substance de l’objet choisi soit manifestée tout entière, que la forme individuelle qui la représente soit d’une exécution achevée et parfaite, et qu’enfin l’œuvre totale paraisse dans toutes ses parties pénétrée de cette même idée, qui est son âme et sa substance vivante ; car ce qu’il y a de plus élevé et de plus excellent en soi n’est pas quelque chose d’inexprimable, à tel point que le poète renferme toujours en lui-même un sentiment plus profond que celui qu’il met dans son œuvre. Les œuvres de l’artiste sont la meilleure partie de lui-même. Le vrai en lui n’est pas seulement en puissance, mais en réalité. Ce qui reste enseveli dans son âme n’est pas.

III. Manière, Style, Originalité.

i. la manière

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La manière, qu’il faut bien distinguer de l’originalité, est une façon de concevoir et d’exécuter purement accidentelle, propre à tel individu et qui peut être poussée jusqu’au point d’être en opposition directe avec le véritable principe de l’idéal. Considérée de ce côté, elle est le plus mauvais genre auquel l’artiste puisse s’adonner, parce que celui-ci, au lieu de laisser l’art conserver sa nature et ses lois, l’absorbe dans sa propre individualité. L’art au contraire dépouille le fond et la forme de la représentation de tout ce qui est simplement accidentel ; il impose donc aussi à l’artiste l’obligation d’effacer en lui-même les particularités qui lui sont purement personnelles.

C’est pourquoi, si la manière n’est pas directement opposée à la véritable représentation artistique, elle ne doit se réserver que la partie extérieure de l’œuvre d’art, comme le seul champ où il lui soit permis de s’exercer. Aussi, c’est principalement dans la peinture et la musique qu’elle trouve sa place, parce que ces arts, sous le rapport de la conception et de l’exécution, sont ceux où l’élément extérieur joue le rôle le plus étendu. Un mode particulier de représentation adopté par un artiste, par ses imitateurs et ses élèves, et tourné en habitude par la répétition fréquente, constitue ici la manière. Elle a l’occasion de se montrer sous deux rapports. – 1° Le premier regarde la conception. Ainsi le ton de l’atmosphère, la touche des arbres, la distribution de la lumière et des ombres, le ton de la couleur en général, se prêtent dans la peinture à une diversité infinie. Il est possible que nous n’ayons pas remarqué ces nuances dans la nature, parce que nous n’avons pas dirigé notre attention sur ces accidents qui néanmoins se présentent à nos yeux ; mais ils ont frappé tel ou tel artiste ; il se les est appropriés et il s’est accoutumé à tout voir et à tout reproduire sous ce jour et avec ce mode particulier de couleur. Ceci s’applique non seulement à la couleur, mais aux objets eux-mêmes, à la manière dont ils sont groupés et disposés, au mouvement, à tel ou tel autre caractère. C’est principalement chez les Hollandais que nous trouvons cette sorte de manière. Les nuits de Van der Neer, ses clairs de lune, les dunes de Van der Goyer dans un si grand nombre de ses paysages, l’éclat sans cesse reproduit du satin et des autres étoffes de soie dans les tableaux d’autres maîtres, se rangent dans cette catégorie. – 2° La manière s’étend ensuite à l’exécution. Il y a une manière de conduire le pinceau, d’appliquer et de fondre les couleurs, etc.

Comme ce mode tout particulier de conception et de représentation peut, à force d’être répété, se généraliser en habitude, et devenir pour l’artiste une seconde nature, il est à craindre que la manière, plus elle est spéciale, ne dégénère facilement en une sorte de routine, en un procédé de fabrication mécanique privé de vie, dont l’esprit est absent, où l’inspiration ne se fait plus sentir. L’art fait place à la simple habileté manuelle, et alors la manière, qui en soi ne doit pas être complètement rejetée, peut devenir quelque chose de froid et d’inanimé.

La véritable manière doit donc se dérober à cette étroite particularité, prendre une allure plus large, si on ne veut pas qu’elle vienne expirer dans la routine. Il faut que l’artiste se maintienne dans une conformité parfaite avec la nature du sujet qu’il traite, ce qui réclame une méthode plus générale, qu’il sache s’approprier cette méthode, en comprendre l’esprit et en observer la loi. Dans ce sens, on peut, par exemple, appeler manière, dans Goethe, l’art tout particulier avec lequel il sait terminer non seulement ses poésies de société, mais encore des essais d’un caractère plus grave, par un tour fin qui fait disparaître le sérieux de la pensée et de la situation. Horace, dans ses Épîtres suit également cette manière. C’est en général une certaine tournure originale et gracieuse donnée à la conversation qui, pour ne pas se laisser entraîner plus avant dans le sujet, s’arrête et rompt à propos, et laisse, en quelque sorte la pensée profonde se jouer à la surface du discours, la profondeur s’alliant très bien à la sérénité de la plaisanterie. Or cette manière de saisir et de traiter un sujet appartient, il est vrai, à l’individualité de l’artiste ; elle lui est personnelle ; néanmoins elle présente un caractère plus général, puisqu’elle est conforme aux lois du genre particulier de représentation que l’on se propose.

De la manière prise à ce degré supérieur, nous pouvons nous élever à la considération du style.

ii. le style.

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On connaît le mot français : « Le style, c’est l’homme même. » Ici le style en général, c’est le caractère de l’auteur, qui se révèle tout entier dans sa manière de s’exprimer, dans le tour donné à sa pensée, etc. D’un autre côté, ou a cherché à expliquer le style comme étant l’art et l’habitude de se prêter aux exigences internes de la matière que l’artiste met en œuvre pour représenter ses personnages et ses conceptions. On a fait à ce sujet des observations importantes sur le mode particulier de représentation que permettent ou défendent les matériaux propres à chaque art, à la sculpture et à la peinture, par exemple. Cependant il ne faut pas borner ainsi le style à la seule considération de l’élément sensible ; il doit s’étendre aux principes et aux lois de la représentation artistique, qui résultent de la nature propre du genre particulier dans les limites duquel un sujet doit être traité. Sous ce rapport, par exemple, on distingue dans la musique le style de la musique d’église du style de la musique d’opéra ; dans la peinture, le style historique du style de la peinture de genre. Et le style alors s’applique à un mode de représentation qui obéit aux conditions imposées par la matière, aussi bien qu’aux exigences de la conception et de l’exécution dans chaque variété déterminée de l’art, enfin aux lois qui dérivent de l’essence même de la chose représentée. Le manque de style, dans cette signification plus large du terme, est alors soit l’impuissance de s’approprier ce mode particulier de représentation nécessaire en lui-même, soit le caprice de l’artiste, qui s’abandonne à son bon plaisir et met une mauvaise manière à la place de la conformité aux règles.

C’est pourquoi il est déplacé de transporter les lois du style d’un genre dans un autre, comme l’a fait Mengs, par exemple, dans son groupe des Muses de la Villa Albani. La conception et l’exécution trahissent le dessein de l’artiste d’ériger en principe de la sculpture les formes coloriées de son Apollon. C’est ce qu’on voit également dans plusieurs tableaux d’Albrecht Dürer. Il s’était si bien approprié le style de la gravure en bois, qu’il le reproduisait dans la peinture, particulièrement pour le jet des plis.

iii. l’originalité.

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L’originalité ne consiste pas seulement à savoir se conformer aux lois du style ; il faut y ajouter l’inspiration personnelle de l’artiste, qui, au lieu de s’abandonner à la simple manière, saisit un sujet vrai en lui-même et, par un travail intérieur de création, le développe en restant fidèle aux caractères essentiels de son art et au principe général de l’idéal.

i. L’originalité est donc identique à la véritable objectivité. Elle comprend à la fois le côté subjectif et le côté objectif dans la représentation, de telle sorte que ces deux points de vue ne sont plus opposés ni étrangers l’un à l’autre. Sous le premier rapport, l’originalité est ce qu’il y a de plus profondément personnel dans l’artiste. Sous le second, elle ne reproduit que la nature même de l’objet ; le caractère original de l’œuvre d’art semble sortir de la chose même, comme celle-ci émane de l’activité créatrice de l’artiste.

L’originalité, par là même, doit être avant tout distinguée du caprice et de la fantaisie ; car on entend ordinairement par originalité les singularités qui se remarquent dans la conduite d’un individu, qui sont propres à lui seul et ne seraient venues à l’esprit d’aucun autre. Mais ce n’est là qu’une mauvaise originalité. Sous ce rapport, par exemple, personne n’est plus original que les Anglais ; chacun alors s’établit dans un genre particulier de manie que tout homme sensé ne voudrait pas imiter, et, dans la conscience de sa sottise, se nomme original.

ii. Ici vient se placer encore l’originalité si vantée de notre temps, celle de l’esprit de saillie et de l’humour. Dans ce dernier genre, l’artiste prend pour principe et pour but sa propre personnalité ; elle est son point de départ et c’est à elle qu’il revient toujours. L’objet propre de la représentation n’est là que comme une occasion qui permet à l’individu de s’abandonner à sa verve et de donner un champ libre à la plaisanterie et aux bons mots. La matière en elle-même est sacrifiée à cette disposition de l’artiste ; il la traite à sa fantaisie ; son unique but est de faire briller son imagination. Un pareil humour peut en effet être plein d’esprit et même de sensibilité ; il se présente ordinairement avec quelque chose d’imposant et de séduisant ; mais en général il est plus facile qu’on ne le croit. Interrompre sans cesse le développement rationnel d’un sujet, commencer arbitrairement, continuer et finir de même, jeter au hasard une foule de plaisanteries, d’idées et de sentiments, sans suite ni liaison, et par là produire ce qu’on peut appeler les caricatures de l’imagination est beaucoup plus aisé que de développer de soi-même un sujet sérieux et substantiel, de le revêtir d’une forme harmonieuse et de le marquer de l’empreinte du véritable idéal. Mais les plus plates trivialités, pourvu qu’elles aient une certaine couleur vive et frappante et de la prétention à la verve humoristique, passent pour profondes et spirituelles. Shakespeare se distingue par un humour d’un genre élevé et profond ; néanmoins les choses vulgaires et triviales ne manquent pas non plus chez lui. Jean-Paul aussi nous étonne souvent par la profondeur du trait d’esprit et par la beauté du sentiment ; mais souvent il cherche l’effet par des rapprochements bizarres d’objets qui n’ont entre eux aucune liaison ou dont les rapports sont indéchiffrables. Le plus grand humoriste lui-même n’a pas ces rapports présents à l’esprit, et l’on voit fréquemment dans les ouvrages de Jean-Paul que ses combinaisons ne sont pas sorties de l’activité intérieure de son génie, mais qu’elles résultent d’un arrangement extérieur et factice. Pour avoir toujours à sa disposition un nouveau matériel d’idées, Jean-Paul s’est mis à feuilleter les livres qui traitent des sujets les plus différents, de botanique, de jurisprudence, les descriptions de voyage, les ouvrages philosophiques, notant ce qui le frappait, écrivant les pensées que ces lectures lui suggéraient, et lorsqu’il lui a pris fantaisie de composer lui-même, il a rapproché les choses les plus hétérogènes, les plantes du Brésil, par exemple, et l’ancienne chambre de justice de l’Empire.

Tout cela a été prisé comme original ou excusé comme humoristique, c’est-à-dire appartenant à un genre qui permet tout ; mais la vraie originalité repousse loin d’elle un pareil arbitraire.

L’artiste doit s’affranchir de cette mauvaise originalité ; car il ne se montre véritablement original qu’autant que son œuvre apparaît comme la création propre d’un esprit qui, au lieu de chercher çà et là autour de lui des lambeaux pour les rajuster et les coudre ensemble, laisse le sujet avec l’unité qui enchaîne ses parties se produire de lui-même d’un seul jet, marqué d’une empreinte unique, comme la chose s’est formée et organisée en vertu de ses propres lois. Trouvons-nous au contraire des scènes et des motifs pris, non dans la nature du sujet lui-même, mais en dehors de lui et rapprochés extérieurement, alors cette nécessité intérieure qui doit constituer leur harmonie ne s’offre plus à nous. Leur rapprochement semble être l’œuvre d’un tiers, d’une force étrangère qui les a réunis arbitrairement. Ainsi, par exemple, le Götz de Goethe a été principalement admiré pour sa grande originalité, et il n’y a pas de doute, comme il a été dit ailleurs, que Goethe, dans cet ouvrage, n’ait avec une grande hardiesse nié et foulé aux pieds toutes les théories littéraires regardées jusqu’alors comme renfermant les règles de l’art, et néanmoins la composition n’est pas véritablement originale. Dans cette œuvre de jeunesse se montre encore la pauvreté d’idées propres, de sorte que plusieurs passages et des scènes entières, au lieu d’être tirés du sujet, semblent avoir été empruntés aux intérêts du jour et ensuite artificiellement réunis et agencés par des moyens extérieurs.

iii. La véritable originalité, dans l’artiste comme dans I’œuvre d’art, consiste donc à être pénétré et animé de l’idée qui fait le fond d’un sujet vrai en lui-même, à s’approprier complètement cette idée, à ne pas l’altérer et la corrompre en y mêlant des particularités étrangères prises à l’intérieur ou à l’extérieur. Alors aussi seulement l’artiste révèle dans l’objet façonné par son génie sa vraie personnalité, qui ne doit être que le foyer vivant où se forme et se développe l’œuvre d’art dans sa nature complète, comme en général, dans toute pensée et dans tout acte de la vie, la vraie liberté laisse régner en elle-même la puissance qui fait le fond de toutes choses. Celle-ci n’en est que mieux la puissance même de l’individu, de sa pensée et de sa volonté, de sorte que dans la parfaite harmonie qui les unit tous deux il n’y a place pour aucun désaccord[12]. Ainsi la, véritable originalité dans l’art absorbe toute particularité accidentelle, et cela même est nécessaire afin que l’artiste puisse s’abandonner entièrement à l’essor de son génie, tout inspiré et rempli du sujet seul, et qu’au lieu de se livrer à la fantaisie et au caprice, où tout est vide, en représentant dans sa vérité la chose qu’il s’est appropriée, il se manifeste lui-même et ce qu’il y a de vrai en lui. D’après cela, n’avoir aucune manière est la seule grande manière, et c’est dans ce sens seulement qu’Homère, Sophocle, Raphaël, Shakespeare, doivent être appelés des génies originaux.


 

DEUXIÈME PARTIE

DÉVELOPPEMENT DE L’IDÉAL DANS LES FORMES PARTICULIÈRES QUE REVÊT LE BEAU DANS L’ART

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Dans la première partie, nous avons traité de la réalisation de l’idée du beau comme constituant l’idéal dans l’art. Mais, quelque nombreuses que soient les différentes faces sous lesquelles la conception de l’idéal s’est présentée à nos yeux, toutes ces déterminations ne se rapportent qu’à l’œuvre d’art considérée d’une manière générale.

Or l’idée du beau, comme l’idée absolue, renferme un ensemble d’éléments distincts ou de moments essentiels, qui, comme tels, doivent se manifester au dehors et se réaliser. C’est ce que nous pouvons appeler, en général, les formes particulières de l’art.

Celles-ci doivent être considérées comme le développement même des idées que renferme dans son sein la conception de l’idéal et que l’art met au jour. Ainsi, ce développement ne s’accomplit pas en vertu d’une action extérieure, mais par la force propre inhérente à l’idée même ; de telle sorte que c’est l’idée qui se développe dans un ensemble de formes particulières que nous offre le monde de l’art.

En second lieu, si les formes de l’art trouvent leur principe dans l’idée qu’elles manifestent, celle-ci, à son tour, n’est l’idée véritable que quand elle s’est réalisée dans ses formes. Aussi, à chaque degré particulier que l’art franchit dans son développement, est liée immédiatement une forme réelle. Il est donc indifférent que nous considérions le progrès dans le développement de l’idée, ou dans celui des formes qui la réalisent, puisque. ces deux termes sont étroitement unis l’un à l’autre, et que le perfectionnement de l’idée comme fond apparaît aussi bien comme le perfectionnement de la forme.

L’imperfection de la forme artistique se trahit, par conséquent aussi, comme imperfection de l’idée. Si donc nous rencontrons, à l’origine de l’art, des formes qui, comparées au véritable idéal, n’y répondent pas, ce n’est pas dans le sens où l’on a coutume de dire des ouvrages d’art qu’ils sont défectueux, parce qu’ils n’expriment rien ou sont incapables d’atteindre à l’idée qu’ils doivent exprimer. L’idée de chaque époque trouve toujours sa forme convenable et adéquate et c’est là ce que nous appelons les formes particulières de l’art. L’imperfection ou la perfection ne peut consister que dans le degré de vérité relative qui appartient à l’idée même ; car le fond doit être d’abord vrai et développé en soi avant qu’il puisse trouver la forme qui lui convient parfaitement.

Nous avons, sous ce rapport, trois formes principales à considérer.

1° La première est la forme symbolique. Ici, l’idée cherche sa véritable expression dans l’art, sans la trouver, parce que, étant encore abstraite et indéterminée, elle ne peut se créer une manifestation extérieure conforme à sa véritable essence. Elle se trouve, en présence des phénomènes de la nature et des événements de la vie humaine, comme en face d’un monde étranger. Aussi, elle s’épuise en inutiles efforts pour faire exprimer à la réalité des conceptions vagues et mal définies ; elle gâte et fausse les formes du monde réel qu’elle saisit dans des rapports arbitraires. Au lieu de combiner et d’identifier, de fondre ensemble la forme et l’idée, elle n’arrive qu’à un rapprochement superficiel et grossier. Ces deux termes ainsi rapprochés manifestent leur mutuelle hétérogénéité et leur disproportion.

2° Mais l’idée, en vertu de sa nature même, ne peut ainsi rester dans l’abstraction et l’indétermination. Principe d’activité libre, elle se saisit dans sa réalité comme esprit. L’esprit alors, comme sujet libre, est déterminé par lui-même, et, en se déterminant ainsi par lui-même, il trouve dans son essence propre la forme extérieure qui lui convient. Cette unité, cette harmonie parfaite de l’idée et de sa manifestation extérieure constitue la seconde forme de l’art, la forme classique.

Ici l’art a touché à sa perfection, en tant que s’est accompli l’accord parfait entre l’idée, comme individualité spirituelle, et la forme, comme réalité sensible et corporelle. Toute hostilité a disparu entre les deux éléments pour faire place à une parfaite harmonie.

3° L’esprit, néanmoins, ne peut s’arrêter à cette forme qui n’est pas sa réalisation complète. Pour y arriver, il faut qu’il la dépasse, qu’il arrive à la spiritualité pure que, se repliant sur lui-même, il descende dans les profondeurs de sa nature intime. Dans la forme classique, en effet, malgré sa généralité, l’esprit se révèle avec un caractère particulier, déterminé ; il n’échappe pas au fini. Sa forme extérieure, comme toute forme visible, est limitée. Le fond, l’idée elle-même, pour qu’il y ait fusion parfaite, doit offrir le même caractère. Il n’y a que l’esprit fini qui puisse s’unir à la manifestation extérieure pour former une indissoluble unité.

Dès que l’idée du beau se saisit comme l’esprit absolu ou infini, par cela même elle ne se trouve plus complètement réalisée dans les formes du monde extérieur ; c’est seulement dans le monde intérieur de la conscience qu’elle trouve, comme esprit, sa véritable unité. Elle brise donc cette unité qui fait la base de l’art classique ; elle abandonne le monde extérieur pour se réfugier en elle-même. C’est là ce qui fournit le type de la forme romantique. La représentation sensible, avec ses images empruntées au monde extérieur, ne suffisant plus pour exprimer la libre spiritualité, la forme devient étrangère et indifférente à l’idée. De sorte que l’art romantique reproduit ainsi la séparation du fond et de la forme par le côté opposé au côté symbolique.

En résumé, l’art symbolique cherche cette unité parfaite de l’idée et de la forme extérieure. L’art classique la trouve pour les sens et l’imagination dans la représentation de l’individualité spirituelle ; l’art romantique la dépasse dans sa spiritualité infinie qui s’élève au-dessus du monde visible.


PREMIERE SECTION

DE LA FORME SYMBOLIQUE DE L’ART

DU SYMBOLE EN GÉNÉRAL

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Le symbole, dans le sens que nous donnons ici à ce terme, constitue, d’après son idée même, comme par le moment de son apparition dans l’histoire, le commencement de l’art. Aussi doit-il en être considéré comme le précurseur (Vorkunst). II appartient surtout à l’Orient, et nous conduira, par une foule d’intermédiaires, de transitions et d’analogies, à la véritable réalisation de l’idéal sous la forme classique. Nous devons donc distinguer le symbole proprement dit comme fournissant le type de toutes les conceptions ou représentations de l’art à cette époque, du symbole ordinaire, tel qu’on le trouve partout ailleurs, dans la forme classique et romantique. Là où il s’offre sous sa forme propre et indépendante, il présente, en général, le caractère de la sublimité. L’idée, étant vague et indéterminée, incapable d’un développement libre et mesuré, ne peut trouver dans le monde réel aucune forme fixe qui lui réponde parfaitement ; dans ce défaut de correspondance et de proportion, elle dépasse infiniment sa manifestation extérieure. Tel est le genre sublime qui est plutôt le démesuré que le vrai sublime.

Expliquons d’abord ce qu’on doit entendre ici par symbole.

i. Le symbole est un objet sensible qui ne doit pas être pris en lui-même tel qu’il s’offre à nous, mais dans un sens plus étendu et plus général. Il y a donc dans le symbole deux termes : le sens et l’expression. Le premier est une conception de l’esprit, le second un phénomène sensible, une image qui s’adresse aux sens.

Ainsi le symbole est un signe, mais il se distingue des signes du langage en ce qu’entre l’image et l’idée qu’il représente, il y a un rapport naturel non arbitraire ou conventionnel. C’est ainsi que le lion est le symbole du courage, le cercle de l’éternité, le triangle de la Trinité.

Toutefois le symbole ne représente pas l’idée parfaitement, mais par un seul côté. Le lion n’est pas seulement courageux, le renard rusé. D’où il suit que le symbole, ayant plusieurs sens, est équivoque. Cette ambiguïté ne cesse que quand les deux termes sont conçus séparément et ensuite rapprochés ; le symbole alors fait place à la comparaison.

Ainsi conçu, le symbole, avec son caractère énigmatique et mystérieux, s’applique particulièrement à toute une époque de l’histoire, à l’art oriental et à ses créations extraordinaires. Il caractérise cet ordre de monuments et d’emblèmes par lesquels les peuples de l’Orient ont cherché à rendre leurs idées, et n’ont pu le faire que d’une façon équivoque et obscure. Ces œuvres de l’art nous offrent, au lieu de la beauté et de la régularité, un aspect bizarre, grandiose, fantastique.

Quand nous nous trouvons dans ce monde de représentations et d’images symboliques de l’ancienne Perse, de l’Inde, de l’Égypte, tout nous paraît étrange. Nous sentons que nous cheminons parmi des problèmes. Ces images ne nous entretiennent pas d’elles-mêmes. Le spectacle ne nous plaît ni ne satisfait pas en soi ; il veut que nous traversions la forme sensible pour pénétrer son sens plus étendu et plus profond. Dans d’autres productions, on voit, au premier coup d’œil, qu’elles n’ont rien de sérieux, que, semblables aux contes d’enfants, elles sont un simple jeu de l’imagination, qui se plaît aux associations accidentelles et singulières. Mais ces peuples, quoique dans l’enfance, demandaient un sens et un fond d’idées plus substantiels et plus vrais. C’est ce qu’on trouve en effet chez les Indiens, les Égyptiens, etc., bien que, dans ces figures énigmatiques, l’explication soit souvent très difficile à deviner. Quelle part faut-il faire à la pauvreté et à la grossièreté des conceptions ? jusqu’où, au contraire, dans l’impuissance de rendre par des formes plus pures et plus belles la profondeur des idées religieuses, a-t-on dû appeler le fantastique et le grotesque au secours d’une représentation qui aspirait à ne pas rester au-dessous de l’objet ? C’est ce qu’il est embarrassant de décider.

L’idéal classique offre, il est vrai, la même difficulté. Bien que l’idée saisie par l’esprit y soit déposée dans une forme adéquate, l’image, outre cette idée dont elle offre l’expression, y représente d’autres idées étrangères. Faut-il ne voir dans ces représentations et ces histoires que des inventions absurdes qui choquent le sens religieux, comme les amours de Jupiter, etc. ? De telles histoires étant racontées de divinités supérieures, n’est-il pas vraisemblable qu’elles renferment un sens caché plus profond et plus étendu ? De là deux opinions différentes : l’une regarde la mythologie comme un recueil de fables indignes de l’idée de Dieu, qui présentent, il est vrai, beaucoup d’intérêt et de charme, mais ne peuvent fournir à une interprétation plus sérieuse. Dans l’autre, au contraire, on prétend qu’un sens plus général et plus profond réside dans ces fables. Pénétrer sous le voile dont elles enveloppent leur sens mystérieux est la tâche de celui qui se livre à l’étude philosophique des mythes.

La mythologie entière est alors conçue comme essentiellement symbolique. Ce qui veut dire que les mythes comme créations de l’esprit humain, quelque bizarres et grotesques qu’ils paraissent, renferment en eux-mêmes un sens pour la raison, des pensées générales sur la nature divine, en un mot, des philosophèmes.

Selon cette manière de voir, les mythes et les traditions ont leur origine dans l’esprit de l’homme, qui peut bien se faire un jeu des représentations de ses dieux, mais y cherche et y trouve aussi un plus haut intérêt, lors même qu’il a le défaut de ne pouvoir exposer ses idées d’une manière plus convenable. Or, cette opinion est la vraie. Aussi, lorsque la raison retrouve ces formes dans l’histoire, elle éprouve le besoin d’en pénétrer le sens.

Si donc nous creusons au fond de ces mythes pour y découvrir leur vérité cachée, sans perdre de vue toutefois l’élément accidentel, qui appartient à l’imagination et à l’histoire, nous pouvons ainsi justifier les différentes mythologies. Et, justifier l’homme dans les images et les représentations que son esprit a créées est une noble entreprise, bien préférable à celle qui consiste à recueillir des particularités historiques plus ou moins insignifiantes.

Sans doute, les prêtres et les poètes n’ont jamais connu sous une forme abstraite et générale les pensées qui constituent le fond des représentations mythologiques, et ce n’est pas à dessein qu’elles ont été enveloppées du voile symbolique. Mais il ne s’ensuit pas que leurs représentations ne soient pas des symboles et ne doivent pas être considérées comme telles. Ces peuples, aux temps où ils composaient leurs mythes, vivaient dans un état tout poétique ils exprimaient leurs sentiments les plus intimes et les plus profonds, non par d’abstraites formules, mais par les formes de l’imagination.

Ainsi, les fables mythologiques renferment toutes un fond rationnel, des idées religieuses plus on moins profondes.

Il n’en est pas moins vrai de dire qu’à l’œuvre d’art sert de base une pensée générale qui, présentée ensuite sous une forme abstraite, en doit donner le sens. C’est ce que fait l’esprit critique quand il la dégage, et souvent il passe ainsi rapidement du sens propre au symbole.

ii. Mais cette manière d’étendre le symbole au domaine entier de la mythologie n’est nullement la méthode que nous devons suivre. Notre but n’est pas de découvrir jusqu’à quel point les représentations de l’art ont eu un sens symbolique on allégorique.

Au contraire, nous devons nous demander jusqu’où va le symbole proprement dit comme forme particulière de l’art tant qu’il conserve son caractère propre, et par là le distinguer en particulier des deux autres formes classique et romantique.

Or, le symbole, dans le sens particulier que nous attachons à ce terme, cesse là où la libre subjectivité (personnalité), prenant la place des conceptions vagues et indéterminées, constitue le fond de la représentation dans l’art. Et tel est le caractère que nous offrent les dieux grecs. L’art grec les représente comme des individus libres, indépendants en eux-mêmes, de véritables personnes morales. Aussi ne peut-on les considérer au point de vite symbolique. Les actions de Jupiter, par exemple, d’Apollon, de Minerve, n’appartiennent qu’à ces divinités elles-mêmes, ne représentent que leur puissance et leurs passions. Veut-on abstraire de ces libres individualités une idée générale et la placer en regard comme explication, on abandonne et on détruit dans ces figures ce qui répond à l’idée de l’art. Aussi les artistes n’ont jamais été satisfaits de ces explications symboliques ou allégoriques appliquées aux œuvres de l’art ou à la mythologie. S’il reste une place pour l’allégorie ou le symbole, c’est dans les accessoires, dans de simples attributs, des signes comme l’aigle à côté de Jupiter, le boeuf à côté de saint Luc, tandis que les Égyptiens voyaient dans le boeuf Apis une divinité même.

Le point difficile dans notre recherche est de distinguer si ce qui est représenté comme personnages dans la mythologie ou dans l’art, jouit d’une individualité ou d’une personnalité réelle, ou n’en renferme que l’apparence vide, et n’est qu’une simple personnification. C’est là ce qui constitue le véritable problème de la délimitation de l’art symbolique.

Ce qui nous intéresse ici, c’est que nous assistons à l’origine même de l’art. En même temps nous observerons la marche progressive du symbole, les degrés par lesquels il s’achemine vers l’art véritable. Quel que soit le lien étroit qui unit la religion et l’art, nous avons à considérer le symbole seulement au point de vue de l’art. Nous abandonnons à l’histoire de la mythologie elle-même le côté religieux.


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Division. – Plusieurs degrés se font remarquer dans le développement de cette forme de l’art en Orient.

1° Mais, d’abord, nous devons marquer son origine.

Celle-ci, qui se confond avec celle de l’art en général, peut s’expliquer de la manière suivante :

Le sentiment de l’art, comme le sentiment religieux, comme la curiosité scientifique, est né de l’étonnement : l’homme qui ne s’étonne de rien vit dans un état d’imbécillité et de stupidité ; Cet état cesse lorsque son esprit, se dégageant de la matière et des besoins physiques, est frappé par le spectacle des phénomènes de la nature, et en cherche le sens, lorsqu’il pressent en eux quelque chose de grand, de mystérieux, une puissance cachée qui se révèle.

Alors il éprouve aussi le besoin de se représenter ce sentiment intérieur d’une puissance générale et universelle. Les objets particuliers, les éléments, la mer, les fleuves, les montagnes perdent leur sens immédiat, et deviennent pour l’esprit les images de cette puissance invisible.

C’est alors que l’art apparaît. Il naît du besoin de représenter cette idée par des images sensibles qui s’adressent à la fois aux sens et à l’esprit.

L’idée d’une puissance absolue, dans les religions, se manifeste, d’abord, par le culte des objets physiques. La Divinité est identifiée avec la nature elle-même mais ce culte grossier ne peut durer. Au lieu de voir l’absolu dans les objets réels, l’homme le conçoit comme un être distinct et universel ; il saisit, quoique très imparfaitement, le rapport qui unit ce principe invisible aux objets de la nature ; il façonne une image, un symbole destinés à le représenter. L’art alors est l’interprète des idées religieuses.

Tel est l’art à son origine ; la forme symbolique est née avec lui.

Essayons par une division précise de tracer exactement le cercle dans lequel se meut le symbole.

Ce qui caractérise, en général, l’art symbolique, c’est qu’il fait vainement effort pour trouver des conceptions pures et un mode de représentation qui leur convienne. C’est un combat entre le fond et la forme, tous deux imparfaits et hétérogènes. De là, la lutte incessante des deux éléments de l’art, qui cherchent inutilement à se mettre d’accord. Les degrés de son développement offrent les phases ou les modes successifs de cette lutte.

1° A l’origine, ce combat n’existe pas encore. Le point de départ, du moins, y est une unité encore indivise, au sein de laquelle fermente la discorde entre les deux principes. Aussi les créations de l’art, peu distinctes des objets de la nature, sont encore à peine des symboles.

2 La fin de cette époque est la disparition du symbole ; elle a lieu par la séparation réfléchie des deux termes : l’idée, étant clairement conçue, l’image, de son côté, étant perçue comme distincte de l’idée. De leur rapprochement naît le symbole réfléchi ou la comparaison, l’allégorie, etc.

Les deux points extrêmes étant ainsi fixés, on verra, dans ce qui suit, les points ou les degrés intermédiaires.

La division générale est celle-ci :

I. Le véritable symbole, c’est le symbole inconscient, irréfléchi, dont les formes nous apparaissent dans la civilisation orientale.

II. Vient ensuite, comme forme mixte ou de transition, le symbole réfléchi, dont la base est la comparaison et qui marque la fin de cette époque.

Nous avons donc à suivre chacune de ces deux formes dans les degrés successifs de son développement, à marquer ses pas dans la carrière qu’elle a parcourue en Orient avant d’arriver à l’idéal grec.


CHAPITRE PREMIER

DE LA SYMBOLIQUE IRRÉFLÉCHIE

I. Unité immédiate de la forme et de l’idée.

1° Religion de Zoroastre. – 2° Son caractère non symbolique. –

3° Absence d’art dans ses conceptions et ses représentations.

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Au premier moment de l’histoire de l’art, le principe divin, Dieu, apparaît identifié avec la nature et l’homme. Dans le culte de Lama, par exemple, un homme réel est adoré comme Dieu. Dans d’autres religions, le soleil, les montagnes, les fleuves, la lune, les animaux sont également l’objet d’un culte religieux.

Le spectacle de cette unité de Dieu et de la nature nous est offert de la manière la plus frappante dans la vie et la religion des anciens Perses, dans le Zend-Avesta.

1° Dans la religion de Zoroastre, la lumière est Dieu lui-même. Dieu n’est pas séparé de la lumière, envisagée comme simple expression, emblème, image sensible de la Divinité. Si la lumière est prise dans le sens de l’Être bon et juste, du principe conservateur de l’univers, qui répand partout la vie et ses bienfaits, elle n’est pas seulement une image du bon principe ; le souverain bien lui-même est la lumière. Il en est de même de l’opposition de la lumière et des ténèbres : celles-ci étant considérées comme l’élément impur en toute chose, le hideux, le mal, le principe de mort et de destruction.

2° Le culte que décrit le Zend-Avesta est encore moins symbolique. Toutes les pratiques dont il fait un devoir religieux pour le Parse sont des occupations sérieuses qui ont pour but d’étendre à tous la pureté dans le sens physique et moral. On ne trouve pas ici de ces danses symboliques qui imitent le cours des astres, de ces actes religieux qui n’ont de valeur que comme images et signes de conceptions générales. Il n’y a donc point d’art proprement dit, mais seulement une certaine poésie. Comparé aux grossières images, aux insignifiantes idoles des autres peuples, le culte de la lumière, comme substance pure et universelle, peut présenter quelque chose de beau, d’élevé, de grand, de plus conforme à la nature du bien suprême et de la vérité. Mais cette conception reste vague ; l’imagination n’invente ni une idée profonde ni une forme nouvelle. Si nous voyons apparaître quelques types généraux et des formes qui leur correspondent, c’est le résultat d’une combinaison artificielle non une œuvre de poésie et d’art.

3° Ainsi, cette unité du principe invisible et des objets visibles constitue seulement la première forme du symbole dans l’art. Pour atteindre à la forme symbolique proprement, dite, il faut que la distinction et la séparation des deux termes nous apparaissent clairement représentées. C’est ce qui a lieu dans la religion, l’art et la poésie de l’Inde, dans la symbolique de l’imagination.

II. La symbolique de l’imagination.

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1° Caractères de la pensée indienne. – 2° Naturalisme et absence de mesure dans l’imagination indienne. – 3° Sa manière de personnifier. – 3° Purifications et expiations[13].

Une forme plus avancée et un degré supérieur de l’art s’offrent à nous la où s’opère la séparation des deux cimes. L’intelligence forme des conceptions abstraites, et elle cherche des formes qui les expriment. L’imagination proprement dite est née, l’art véritablement commence. Ce n’est pourtant pas encore le véritable symbole.

1° Ce que nous rencontrons d’abord, ce sont des productions d’une imagination qui fermente et s’agite en tous sens. Dans cette première tentative de l’esprit humain pour séparer les éléments et les réunir, sa pensée est encore confuse et vague. Le principe des choses n’est pas conçu dans sa nature spirituelle ; les idées sur Dieu sont de vides abstractions ; en même temps, les formes qui le représentent portent un caractère exclusivement sensible et matériel. Plongé encore dans la contemplation du monde sensible, n’ayant pour apprécier la réalité ni mesure ni règle fixes, l’homme s’épuise en inutiles efforts pour pénétrer le sens général de l’univers ; il ne sait employer, pour exprimer les pensées les plus profondes, que des images et des représentations grossières, où éclate l’opposition entre l’idée et la forme. L’imagination va ainsi d’un extrême à l’autre, s’élevant très haut pour retomber plus bas encore, errant sans appui, sans guide et sans but, dans un monde de représentations à la fois grandioses, bizarres et grotesques.

Tel est le caractère de la mythologie indienne et l’art qui y correspond.

Au milieu de ces sauts brusques et inconsidérés, de ce passage d’un excès à un autre, si nous trouvons de la grandeur et un caractère imposant dans ces conceptions, nous voyons ensuite l’être universel précipité dans les formes les plus ignobles du monde sensible. L’imagination ne sait échapper à cette contradiction qu’en étendant indéfiniment les dimensions de la forme : elle s’égare dans des créations gigantesques, caractérisées par l’absence de toute mesure, et se perd dans le vague ou l’arbitraire.

Malgré la fécondité, l’éclat et la grandeur de ces conceptions, les Indiens n’ont jamais eu le sens net des personnes et des événements, le sens historique. Dans cet amalgame continuel de l’absolu et du fini, se fait remarquer l’absence complète d’esprit positif et de raison. La pensée se laisse aller aux chimères les plus extravagantes et les plus monstrueuses que puisse enfanter l’imagination. Ainsi – 1° la conception de Brahman est l’idée abstraite de l’être sans vie ni réalité, privé de forme réelle et de personnalité. – 2° De cet idéalisme poussé à l’extrême, l’intelligence se précipite dans le naturalisme le plus effréné. – 3° Elle divinise les objets de la nature, les animaux. La Divinité apparaît sous la forme d’un homme idiot, divinisé parce qu’il appartient à une caste. Chaque individu, parce qu’il est né dans cette caste, représente Brahman en personne. L’union de l’homme avec Dieu est rabaissée au niveau d’un fait simplement matériel. De là aussi le rôle que joue dans cette religion la loi de la génération des êtres, qui donne lieu aux représentations les plus obscènes. Il serait trop facile de faire ressortir les contradictions qui fourmillent dans cette religion, et la confusion qui règne dans toute cette mythologie. Un parallèle entre la Trinité indienne et la Trinité chrétienne ne montrerait pas moins l’extrême différence. Les trois personnes de cette Trinité ne sont pas des personnes ; chacune d’elles est une abstraction par rapport aux autres. D’où il suit que, si cette Trinité a quelque analogie avec la Trinité chrétienne, elle lui est inférieure, et l’on doit se garder d’y reconnaître le dogme chrétien.

La partie qui répond au polythéisme grec démontre également son infériorité. On doit remarquer la confusion de ces théogonies et de ces cosmogonies sans nombre qui se contredisent et se détruisent, et où domine, en définitive, l’idée de la génération naturelle et non spirituelle. L’obscénité est souvent poussée au dernier degré. Dans les fables grecques, au moins, dans la Théogonie d’Hésiode en particulier, on entrevoit souvent le sens moral. Tout est plus clair et plus explicite, plus fortement lié, et nous ne restons pas enfermés dans le cercle des divinités de la nature.

En refusant à l’art indien l’idée de la vraie beauté et du véritable sublime, on doit reconnaître qu’il nous offre, principalement dans la poésie, des scènes de la vie humaine pleines d’attrait et de douceur, beaucoup d’images gracieuses et de sentiments tendres, les descriptions de la nature les plus brillantes, des traits charmants d’une simplicité enfantine et d’une innocence naïve en amour, en même temps quelquefois beaucoup de grandiose et de noblesse.

Mais, pour ce qui concerne les conceptions fondamentales dans leur ensemble, le spirituel ne peut se dégager du sensible. On rencontre la plus plate trivialité à côté des situations les plus élevées, une absence complète de précision et de proportion. Le sublime n’est que le démesuré ; et, quant à ce qui tient au fond du mythe, l’imagination, saisie de vertige et incapable de maîtriser l’essor de la pensée, s’égare dans le fantastique, ou n’enfante que des énigmes qui n’ont pas de sens pour la raison.

Ainsi les créations de l’imagination indienne ne paraissent réaliser encore qu’imparfaitement l’idée de la forme symbolique elle-même. C’est en Égypte, dans les monuments de l’art égyptien, que nous trouvons le type du véritable symbole.

III. La symbolique proprement dite.

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1° Religion égyptienne ; idées des Égyptiens sur les morts ; Pyramides. – 2° Culte des morts ; masques d’animaux. – 3° Perfection de la forme symbolique : Memnons, Isis et Osiris. – Le Sphinx.

Au premier degré de l’art, nous sommes partis de la confusion et de l’identité du fond et de la forme, de l’esprit et de la nature. Ensuite, la forme et le fond se sont séparés et opposés. L’imagination a cherché vainement à les combiner, et n’est parvenue qu’à faire éclater leur disproportion. Pour que la pensée soit libre, il faut qu’elle s’affranchisse et se dépouille de la forme matérielle ; qu’elle la détruise. Le moment de la destruction, de la négation ou de l’anéantissement, est donc nécessaire pour que l’esprit arrive à prendre conscience de lui-même et de sa spiritualité. Cette idée de la mort comme moment de la nature divine est déjà dans la religion indienne ; mais ce n’est qu’un changement, une transformation et une abstraction. Les dieux s’anéantissent et rentrent les uns dans les autres, et tous à leur tour dans un seul être, Brahman, l’être universel. Dans la religion persane, les deux principes négatif et positif, Ormuzd et Ahriman, existent séparément et restent séparés. Or ce principe de la négation, de la mort et de la résurrection, comme moments et attributs de la nature divine, constitue le fond d’une religion nouvelle ; cette pensée y est exprimée par les formes de son culte, et apparaît dans toutes ses conceptions et ses monuments. C’est le caractère fondamental de l’art et de la religion de l’Égypte. La glorification de la mort et de la souffrance comme anéantissement de la nature sensible, apparaît déjà dans la conscience des peuples, dans les cultes de l’Asie Mineure, de la Phrygie et de la Phénicie.

Mais si la mort est un moment nécessaire dans la vie de l’absolu, il ne reste pas dans cet anéantissement ; c’est pour passer à une existence supérieure, pour arriver, après la destruction de l’existence visible, par la résurrection à l’immortalité divine. La mort n’est que la naissance d’un principe plus élevé et le triomphe de l’esprit.

Dès lors, la forme physique, dans l’art, perd sa valeur par elle-même et son existence indépendante. En outre, le combat de la forme et de l’idée doit cesser. La forme se subordonne à l’idée. Cette fermentation de l’imagination qui produit le fantastique s’apaise et se calme. Les conceptions précédentes sont remplacées par un mode de représentation énigmatique, il est vrai, mais supérieur, et qui nous offre le vrai caractère du symbole.

L’idée commence à s’affermir. De son côté, le symbole prend une forme plus précise ; le principe spirituel s’y révèle plus clairement et se dégage de la. nature physique, quoiqu’il ne puisse encore apparaître dans toute sa clarté.

A cette idée de l’art symbolique répond le mode de représentation suivant : d’abord les formes et les actions humaines expriment autre chose qu’elles-mêmes ; elles révèlent le principe divin par les qualités qui ont avec lui une réelle analogie. Les phénomènes et les lois de la nature qui, dans les divers règnes, représentent la vie, la naissance, l’accroissement, la mort et la renaissance des êtres, sont de préférence employés. Tels sont la germination et l’accroissement des plantes, les phases du cours du soleil, la succession des saisons, les phénomènes de l’accroissement et de la décroissance du Nil, etc. Ici, à cause de la ressemblance réelle et des analogies naturelles, le fantastique est abandonné. On remarque un choix plus intelligent des formes symboliques. C’est une imagination qui déjà sait se régler et se maîtriser, qui montre plus de calme et de raison.

Ici donc apparaît une conciliation plus haute de l’idée et de la forme, et en même temps une tendance extraordinaire pour l’art, un penchant irrésistible qui se satisfait d’une manière toute symbolique, mais supérieure aux modes précédents. C’est 1a tendance propre vers l’art et principalement vers les arts figuratifs. De là la nécessité de trouver et de façonner une forme, un emblème qui exprime l’idée et lui soit subordonné, de créer une œuvre qui révèle à l’esprit une conception générale, d’offrir un spectacle qui montre que ces formes ont été choisies à dessein pour exprimer des idées profondes.

Cette combinaison emblématique ou symbolique peut s’effectuer de plusieurs manières. L’expression la plus abstraite est le nombre. La symbolique des nombres joue un très grand rôle dans l’art égyptien. Les nombres sacrés reviennent sans cesse dans les escaliers, les colonnes, etc. Ce sont ensuite des figures symboliques tracées dans l’espace, les détours du labyrinthe, les danses sacrées, qui représentent les mouvements des corps célestes. A un degré plus élevé, se place la forme humaine, déjà façonnée avec une plus haute perfection que dans l’Inde. Un symbole général résume l’idée principale : c’est le Phénix, qui se consume lui-même et renaît de ses cendres.

Dans les mythes qui servent de transition, comme ceux de l’Asie Mineure, dans le mythe d’Adonis pleuré par Venus, dans celui de Castor et Pollux et dans la fable de Proserpine, cette idée de la mort et de la résurrection est déjà très apparente.

Mais c’est surtout l’Égypte qui a symbolisé cette idée. L’Égypte est la terre du symbole. Les problèmes, toutefois, restent non résolus. Les énigmes de l’art égyptien étaient des énigmes pour les Égyptiens eux-mêmes.

Quoi qu’il en soit, en Orient, les Égyptiens sont le peuple véritablement artiste, ils montrent une activité infatigable pour satisfaire ce besoin de représentation symbolique qui les tourmente. Mais leurs monuments restent mystérieux et muets : l’esprit n’a pas encore trouvé la forme qui lui est propre ; il ne sait pas encore parler le langage clair et intelligible de l’esprit. C’est surtout un peuple architecte : il a fouillé le sol, creusé des lacs, et, dans son instinct de l’art, il a élevé à la clarté du jour de gigantesques constructions, exécuté, au-dessous du sol des ouvrages également immenses. C’était l’occupation, la vie de ce peuple, qui a couvert le pays de ses monuments, nulle part en aussi grande quantité et sous des formes aussi variées.

Si l’on veut caractériser d’une manière plus précise les monuments de l’art égyptien et en pénétrer le sens, on y découvre les aspects suivants :

1° L’idée principale, l’idée de la mort, est conçue comme un moment de la vie de l’esprit, non comme principe du mal ; c’est l’opposé du dualisme persan. Ce n’est pas non plus l’absorption des êtres dans l’Être universel, comme dans la religion indienne. L’invisible conserve son existence et sa personnalité ; il conserve même sa forme physique. De là les embaumements, le culte des morts. Il y a plus : l’imagination s’élève plus haut que cette durée visible. Chez les Égyptiens, pour la première fois, apparaît la distinction nette de l’âme et du corps, et le dogme de l’immortalité. Cette idée, toutefois est encore imparfaite, car ils accordent une égale importance à la durée du corps et à celle de l’âme.

Telle est la conception qui sert de base à l’art égyptien et qui se traduit sous une multitude de formes symboliques. C’est dans cette idée qu’il faut chercher le sens des œuvres de l’architecture égyptienne : deux mondes, le monde des vivants et celui des morts ; deux architectures, l’une à la surface du sol, l’autre souterraine. Les labyrinthes, les tombeaux, et surtout les pyramides, représentent cette idée.

La pyramide, image de l’art symbolique, est une espèce d’enveloppe, taillée en forme de cristal, qui cache un objet mystique, un être invisible. De là aussi le côté extérieur superstitieux du culte, excès difficile à éviter, l’adoration du principe divin dans les animaux, culte grossier qui n’est même plus symbolique.

2° L’écriture hiéroglyphique, autre forme de l’art égyptien, est elle-même en grande partie symbolique, puisqu’elle fait connaître les idées par des images empruntées à la nature et qui ont quelque analogie avec ces idées.

3° Mais un défaut se trahit surtout dans les représentations de la forme humaine. En effet, si une force mystérieuse et spirituelle s’y révèle, ce n’est pas la vraie personnalité. Le principe interne manque, l’action et l’impulsion viennent du dehors. Telles sont les statues de Memnon, qui ne s’animent, n’ont une voix et ne rendent un son que frappées par les rayons du soleil. Ce n’est pas la voix humaine qui part du dedans et résonne de l’âme ; ce principe libre qui anime la forme humaine reste ici caché, enveloppé, muet, sans spontanéité propre, et ne s’anime que sous l’influence de la nature.

Une forme supérieure est celle du mythe d’Osiris, du dieu égyptien par excellence, de ce dieu qui est engendré, naît, meurt et ressuscite. Dans ce mythe, qui offre des sens divers, à la fois physique, historique, moral et religieux ou métaphysique, se montre 1a supériorité de ces conceptions sur celles de l’art indien.

En général, dans l’art égyptien se révèle un caractère plus profond, plus spirituel et plus moral. La forme humaine n’est plus une simple personnification abstraite. La religion et l’art font effort pour se spiritualiser ; ils n’atteignent pas à leur but, mais ils l’entrevoient et y aspirent. De cette imperfection naît l’absence de liberté dans la forme humaine. La figure humaine reste encore sans expression, colossale, sérieuse, pétrifiée. Ainsi s’expliquent ces attitudes des statues égyptiennes, les bras roides, serres contre le corps, sans grâce, sans mouvement et sans vie, mais absorbées dans une pensée profonde, et pleines de sérieux.

De là aussi la complication des éléments et des symboles qui s’entremêlent et se réfléchissent les uns dans les autres ; ce qui indique à la fois la liberté de l’esprit, mais aussi une absence de clarté et de mesure. De là le caractère obscur, énigmatique de ces symboles qui feront toujours le désespoir des savants, énigmes pour les Égyptiens eux-mêmes. Ces emblèmes renferment une multitude de sens profonds. Ils restent là comme un témoignage des efforts infructueux de l’esprit pour se comprendre lui-même ; symbolisme plein de mystères, vaste énigme représentée par un symbole qui résume toutes ces énigmes, le Sphinx. Cette énigme, l’Égypte la proposera à la Grèce, qui elle-même en fera le problème de la religion et de la philosophie. Le sens de cette énigme, jamais résolue et qui se résout sans cesse, c’est l’homme. Connais-toi toi-même, telle est la maxime que la Grèce inscrivit sur le fronton de ses temples, le problème qu’elle pose à ses sages, comme le but même de la sagesse[14].


CHAPITRE II

LA SYMBOLIQUE DU SUBLIME

I. Le Panthéisme de l’art.

1° Poésie indienne. – 2° Poésie mahométane. – 3° Mystique chrétienne.

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La clarté sans énigmes de l’esprit qui se développe d’une manière conforme à sa nature est le but vers lequel tend l’art symbolique. Ce but ne peut être atteint qu’autant que Dieu apparaîtra comme séparé du monde sensible. Cette purification de l’esprit et cette séparation expresse du monde sensible, nous devons les chercher d’abord dans le sublime, qui élève l’absolu au-dessus de toute existence visible.

Le sublime, comme Kant l’a décrit, c’est la tentative d’exprimer l’infini dans le fini, sans trouver aucune forme sensible qui soit capable de le représenter. C’est l’infini manifesté sous une forme qui, faisant éclater cette opposition, révèle la grandeur incommensurable de l’infini comme dépassant toute représentation prise dans le fini.

Or, ici, deux points de vue sont à distinguer : ou l’infini est l’Être absolu conçu par la pensée comme la substance immanente des êtres ; ou c’est l’Être infini comme distinct des êtres du monde réel, mais s’élevant au-dessus d’eux de toute la distance qui sépare l’infini du fini, de sorte que, comparés à lui, ceux-ci ne sont plus qu’un pur néant. Dieu est ainsi purifié de tout contact, de toute participation avec l’existence sensible, qui disparaît et s’anéantit en sa présence.

Au premier point de vue répond le panthéisme oriental. Le panthéisme appartient principalement à l’Orient. Là domine la pensée d’une unité absolue comme Dieu, et de toutes choses comme renfermées dans cette unité.

Ainsi le principe divin est représenté comme immanent dans les objets les plus divers, dans la vie et la mort, dans les montagnes, la mer, etc. C’est en même temps l’excellent, le supérieur en toutes choses. D’un autre côté, par cela même que l’unité est tout, qu’elle n’est pas plus ceci que cela, qu’elle se retrouve dans toutes les existences, les individualités et les particularités se détruisent ou s’effacent. L’Un est toutes les individualités réunies, qui forment cet ensemble visible.

Une pareille conception rie peut être exprimée que par la poésie et non par les arts figuratifs, parce que ceux-ci représentent aux yeux, comme présente et permanente, la réalité déterminée et individuelle qui, au contraire, doit disparaître en face de la substance unique. Là où le panthéisme est pur, il n’admet aucun art figuratif comme son mode de représentation.

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i. Comme principal exemple d’une pareille poésie panthéistique, nous pouvons encore indiquer la poésie indienne, qui, outre son caractère fantastique, a aussi représenté ce côté d’une manière brillante.

Les Indiens, en effet, comme nous l’avons vu, partent de l’être universel et de l’unité la plus abstraite, qui ensuite se développe dans des dieux déterminés, la Trimourti, Indra, etc. Mais l’existence déterminée ne se maintient pas, elle se laisse de nouveau dissoudre. Les dieux inférieurs s’absorbent dans les supérieurs et ceux-ci dans Brahman. Ici il est déjà manifeste que cet être universel constitue la base immuable et identique de toute existence. En effet les Indiens, dans leur poésie, montrent la double tendance, d’un côté à exagérer les proportions de la forme réelle, afin qu’elle paraisse mieux répondre à l’idée de l’infini, de l’autre à laisser toute existence déterminée s’effacer devant l’unité abstraite de l’absolu. Néanmoins, on voit aussi apparaître chez eux la forme pure de la représentation panthéistique au point de vue de l’imagination, celle qui consiste à faire ressortir l’immanence de la substance divine dans tous les êtres particuliers.

On pourrait trouver sans doute dans cette conception plus de ressemblance avec l’unité immédiate du réel et du divin qui caractérise la religion des Parses ; mais chez les Parses, l’Un, le bien suprême, est lui-même une existence physique, la lumière. Chez les Indiens, au contraire, l’Un, Brahman, est seulement l’être sans formes qui, lorsqu’il en a pris une, les prend toutes. Manifesté dans une multiplicité d’existences individuelles, il donne lieu à ce mode de représentation panthéistique. Ainsi, par exemple, il est dit de Krischna (Bhagavad-Gita, Lect. viii, 4° sect.) : « La terre, l’eau, le vent, l’air et le feu, l’esprit, la raison et la personnalité sont les huit éléments constitutifs de ma puissance naturelle. Cependant reconnais en moi une essence plus haute qui vivifie la terre et soutient le monde. En elle tous les êtres ont leur origine. Ainsi, sache-le bien, je suis l’origine de cet univers et sa destruction. En dehors de moi, il n’y a rien au-dessus de moi. Tout ce vaste ensemble d’êtres se rattachent à moi comme une rangée de perles au fil qui les retient. Je suis la vapeur dans l’eau, la lumière dans le soleil et dans la lune, le mot mystique dans les Saintes Écritures, dans l’homme la force virile, le doux parfum dans la terre, l’éclat de la flamme, la vie dans tous les êtres, la contemplation dans les solitaires. Dans les êtres vivants je suis la force vitale, dans le sage la sagesse, la gloire dans les hommes illustres. Toutes les existences véritables, visibles ou invisibles, procèdent de moi. Je ne suis pas en elles, mais elles sont en moi. L’univers entier est ébloui de mes attributs, et connais-moi bien : je suis immuable. Il est vrai, l’illusion divine, Mayà, me séduit moi-même. Il est difficile de la surmonter ; elle me suit, mais je triomphe d’elle. » – Dans ce passage, l’unité de la substance universelle est exprimée de la manière la plus frappante, aussi bien comme immanente dans tous les êtres de la nature que comme s’élevant au-dessus d’eux par son caractère infini.

C’est de la même manière que Krischna dit de lui-même qu’il est toujours dans les diverses existences ce qu’il y a de plus excellent (Lect. x, 21) : « Parmi les étoiles je suis le soleil qui darde ses rayons ; parmi les planètes, la lune ; parmi les livres saints, le livre des cantiques ; parmi les sens, le sens intérieur ; le Mérou parmi les montagnes ; parmi les animaux, le lion ; parmi les lettres de l’alphabet, la voyelle ; parmi les saisons, la saison des fleurs, le printemps, etc. »

Cette énumération de ce qu’il y a de meilleur en tout, cette simple succession de formes qui doivent sans cesse exprimer la même chose, malgré la richesse d’imagination qui paraît d’abord s’y déployer, n’en est pas moins monotone au plus haut degré, et, en somme, vide et fatigante, précisément parce que l’idée est toujours la même.

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ii. Le panthéisme oriental a été développé d’une manière plus élevée, plus profonde et plus libre dans le mahométisme, et en particulier par les Perses mahométans.

Ici se présente, principalement du côté du poète, un caractère particulier.

En effet, tandis que le poète cherche à voir et voit réellement le principe divin en toutes choses, et qu’il abandonne ainsi sa propre personnalité, il sent d’autant mieux Dieu présent au fond de son âme ainsi agrandie et délivrée. Par là naît en lui cette sérénité intérieure, cette ivresse de bonheur et de félicité propre à l’Oriental, qui, en se dégageant des liens de l’existence particulière, s’absorbe dans l’éternel et l’absolu, et reconnaît en tout son image ou sa présence. Une pareille disposition a de l’affinité avec le mysticisme. Sous ce rapport, on doit citer avant tout Dschelaleddin-Rumi, qui nous fournit les plus beaux exemples. L’amour de Dieu, avec lequel l’homme s’identifie par un abandon illimité, qu’il contemple seul dans toutes les parties de l’univers, auquel il rapporte et ramène tout, constitue ici comme le centre d’où rayonnent toutes les idées, tous les sentiments dans les diverses régions que parcourt l’imagination du poète.

Dans le sublime proprement dit, les objets les plus élevés et les formes les plus parfaites ne sont employés que comme un ornement de Dieu, ne servent qu’à révéler sa puissance et sa majesté, parce qu’ils ne sont mis sous nos yeux que pour le célébrer comme souverain de toutes les créatures. Dans le panthéisme, au contraire, l’immanence de Dieu dans les objets élève l’existence réelle, le monde, la nature et l’homme, à une dignité propre et indépendante. La vie de l’esprit, communiquée aux phénomènes de la nature et aux relations humaines, anime et spiritualise toutes ces choses ; elle constitue un rapport tout particulier de la sensibilité et de l’âme du poète avec les objets qu’il chante. Son cœur, pénétré et rempli de la présence divine, dans un calme inaltérable et une harmonie parfaite, se sent dilaté, agrandi. Il s’identifie en imagination avec l’âme des choses, avec les objets de la nature qui le frappent par leur magnificence, avec tout ce qui lui paraît digne de louange et d’amour. Il goûte ainsi une félicité intérieure, plongé qu’il est dans l’extase et le ravissement. La profondeur du sentiment romantique dans l’Occident montre, il est vrai, le même caractère d’union sympathique avec la nature ; mais, dans la poésie du nord, l’âme est plus malheureuse et moins libre, elle renferme plus de désirs et d’aspirations ou bien elle reste concentrée en elle-même, toute occupée de soi ; elle est d’une sensibilité susceptible que tout blesse et irrite. Une pareille sentimentalité comprimée, obscure se fait remarquer dans les chants populaires des nations barbares.

Celle, au contraire, que caractérisent la liberté et la félicité intérieure, est propre aux Orientaux, principalement aux Perses mahométans. Ceux-ci abandonnent pleinement et avec joie leur personnalité, pour s’identifier avec tout ce qui est beau et digne d’admiration, comme avec Dieu même ; et cependant, au milieu de cet abandon, ils savent conserver leur liberté et le calme intérieur vis-à-vis du monde qui les environne. Ainsi, dans l’ardeur brûlante de la passion, nous voyons apparaître la félicité la plus expansive et la parrhésie du sentiment révélée dans une richesse inépuisable d’images brillantes et pompeuses. Partout résonne l’accent de la joie, du bonheur et de la beauté. En Orient, si l’homme souffre et est malheureux, il prend cela comme un arrêt irrévocable du sort. Il reste là, ferme en lui-même, sans paraître accablé, insensible, sans tristesse ni mélancolie. Dans les poésies de Hafiz, nous trouvons beaucoup de chants élégiaques ; mais il reste dans la douleur aussi insouciant que dans le bonheur. Il dit, par exemple, quelque part : « Pour rendre grâce au ciel qui te fait jouir de la présence de ton ami, semblable au cierge, consume-toi dans la douleur, et cependant que ta joie n’en soit pas troublée. » Le cierge apprend à rire et à pleurer à la fois. Il sourit par la lumière sereine de sa flamme, tandis qu’il fond en larmes brûlantes. C’est aussi le caractère de toute cette poésie.

Pour donner quelques images d’un genre plus spécial, les fleurs et les pierreries, et particulièrement la rose et le rossignol, jouent un grand rôle dans la poésie des Perses. Cette animation de la rose et l’amour du rossignol ici reviennent souvent dans les vers de Hafiz. « Parce que tu es la sultane de la beauté, dit-il, garde-toi de dédaigner l’amour du rossignol. » Lui-même parle du rossignol de son propre cœur. Nous, au contraire, lorsqu’il s’agit, dans nos poésies, de la rose, du rossignol, du vin, etc., nous le faisons dans un sens tout différent et plus prosaïque. La rose n’est donnée que comme ornement : « couronné de roses, etc. ; » ou si nous entendons le rossignol, son chant ne fait qu’éveiller en nous des sentiments. Nous buvons le vin, et nous disons qu’il chasse les soucis. Mais chez les Perses la rose n’est pas un simple ornement ; ce n’est pas seulement une image, un symbole. Elle apparaît elle-même au poète comme un être animé : c’est une amante, une fiancée. Il pénètre en imagination dans l’âme de la rose. Le même caractère, qui révèle un panthéisme brillant, se montre dans les poésies persanes les plus modernes.

Goethe aussi, en opposition avec le caractère mélancolique et de sensibilité concentrée qui distingue les poésies de sa jeunesse, a éprouvé, dans une époque plus avancée, cette sérénité pleine d’abandon ; et, même dans sa vieillesse, comme pénétré du souffle de l’Orient, l’âme remplie d’une immense félicité, il s’est abandonné, dans la chaleur de l’inspiration poétique, à cette liberté de sentiment qui conserve une charmante insouciance même dans la polémique.

Les divers chants dont se compose son Divan-occidento-oriental ne sont ni des jeux d’esprit, ni d’insignifiantes poésies d’agrément, ni des vers de société ; ils ont été inspirés par un libre sentiment, plein de grâce et d’abandon. Lui-même les appelle, dans son chant à Suleika, « des perles poétiques ; ton amour, semblable aux flots de la mer, les a jetées sur le rivage désert de ma vie ; elles ont été recueillies d’une main soigneuse et rangées sur une parure d’or artistement travaillée. » – « Prends-les, » dit-il à sa bien-aimée, « suspends-les à ton cou, sur ton sein, ces gouttes de rosée d’Allah. mûries dans un modeste coquillage. »

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iii. Quant à la véritable unité panthéistique, celle qui consiste dans l’union de l’âme avec Dieu, comme présent au fond de la conscience, cette forme subjective se trouve en général, dans la mystique, telle qu’elle s’est développée au sein du christianisme. Nous nous contenterons de citer, comme exemple, Angélus Silésius, qui a exprimé la présence de Dieu en toutes choses, la réunion de l’âme à Dieu, celle de Dieu à l’âme humaine, avec une étonnante hardiesse d’idées et une grande profondeur de sentiment. Il déploie dans ses images une prodigieuse puissance de représentation mystique. Le panthéisme oriental, au contraire, développe plutôt la conception d’une substance universelle dans toutes les apparences visibles, et l’abandon de l’homme, qui, à mesure qu’il renonce à lui-même, sent son âme s’agrandir, se délivrer des liens du fini, et arrive à la félicité suprême en s’identifiant avec ce qu’il y a de grand, de beau et de divin dans l’univers.

II L’art du sublime. – Poésie hébraïque.

1° Dieu créateur et maître de l’univers.– 2° Le monde fini dépouillé de tout caractère divin. – 3° Position de l’homme vis-à-vis de Dieu.

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Mais le véritable sublime, c’est celui qui est représenté par la poésie hébraïque. Ici, pour la première fois, Dieu apparaît véritablement comme esprit, comme l’Être invisible, en opposition avec la nature. D’un autre côté, l’univers entier, malgré la richesse et la magnificence de ses phénomènes, comparé à l’Être souverainement grand, n’est rien par lui-même. Simple création de Dieu, soumis à sa puissance, il n’existe que pour le manifester et le glorifier.

Telle est l’idée qui fait le fond de cette poésie, dont le caractère est le sublime. Dans le beau, l’idée perce à travers la réalité extérieure dont elle est l’âme, et elle forme avec elle une harmonieuse unité. Dans le sublime, la réalité visible, où se manifeste l’infini, est rabaissée en sa présence. Cette supériorité, cette domination de l’infini sur le fini, la distance infinie qui les sépare, voilà ce que doit exprimer l’art du sublime. C’est l’art religieux, l’art saint par excellence ; son unique destination est de célébrer la gloire de Dieu. Ce rôle, la poésie seule peut le remplir.

i. L’idée dominante de la poésie hébraïque, c’est Dieu comme maître du monde, Dieu dans son existence indépendante et son essence pure, inaccessible aux sens et à toute représentation sensible qui ne répondrait pas à sa grandeur. Dieu est le créateur de l’univers. Toutes ces idées grossières sur la génération des êtres font place à celle de la création spirituelle : « Que la lumière soit, et la lumière fut. » Ce mot indique la création par la parole, expression de la pensée et de la volonté.

ii. La création prend alors un nouvel aspect : la nature et l’homme ne sont plus divinisés. A l’infini s’oppose nettement le fini, qui ne se confond plus avec le principe divin, comme dans les conceptions symboliques des autres peuples. Les situations et les événements se dessinent plus clairement. Les caractères prennent un sens plus fixe, plus précis. Ce sont des figures humaines qui n’offrent plus rien de fantastique et d’étrange ; elles sont parfaitement intelligibles et se rapprochent de nous.

iii. D’un autre côté, malgré son impuissance et son néant, l’homme obtient ici une place plus libre et plus indépendante que dans les autres religions. Le caractère immuable de la volonté divine fait naître l’idée de la loi, à laquelle l’homme doit obéir. Sa conduite devient éclairée, fixe, régulière. La distinction parfaite de l’humain et du divin, du fini et de l’infini, amène celle du bien et du mal et permet un choix éclairé. Le mérite et le démérite en sont la conséquence. Vivre selon la justice en accomplissant la loi, voilà le but de l’existence humaine, et il met l’homme en rapport direct avec Dieu. Là est le principe et l’explication de toute sa vie, de son bonheur et de ses malheurs. Les événements de la vie sont considérés comme des bienfaits, des récompenses, ou comme des épreuves et des châtiments.

Là aussi apparaît le miracle. Ailleurs, tout est prodigieux et, par conséquent, rien n’est miraculeux. Le miracle suppose une succession régulière, un ordre constant et une interruption à cet ordre. Mais la création tout entière est un miracle perpétuel, destiné, à servir à la glorification et à la louange de Dieu.

Telles sont les idées qui sont exprimées avec tant d’éclat, d’élévation et de poésie dans les Psaumes, exemples classiques du véritable sublime, dans les Prophètes et dans les livres saints en général. Cette reconnaissance du néant des choses, de la grandeur et de la toute-puissance de Dieu, de l’indignité de l’homme en sa présence, les plaintes, les lamentations, le cri de l’âme vers Dieu, en forment le pathétique et la sublimité*


 

CHAPITRE III

LA SYMBOLIQUE RÉFLÉCHIE

OU

LA FORME DE L’ART DONT LA BASE EST LA COMPARAISON.

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i. Sous le nom de symbolique réfléchie, on doit entendre une forme de l’art où non seulement l’idée est comprise en elle-même, mais expressément posée comme distincte de la forme sensible qui la représente. Dans le sublime, elle paraît aussi indépendante de cette forme ; mais ici le rapport des deux éléments n’est plus, comme au degré précédent, un rapport fondé sur la nature même de l’idée ; c’est, plus ou moins, le résultat d’une combinaison accidentelle, qui dépend de la volonté du poète, de la profondeur de son esprit, de la verve de son imagination ou de son génie d’invention. Celui-ci peut partir soit d’un phénomène sensible et lui prêter lui-même un sens spirituel en profitant de quelque analogie, soit d’une conception ou d’une idée, pour la revêtir d’une forme sensible ; ou simplement il met une image en rapport avec une autre à cause de leur ressemblance.

Ce mode de combinaison se distingue donc de la symbolique naïve et qui n’a pas conscience d’elle-même, en ce que l’artiste connaît parfaitement l’idée qu’il veut développer, aussi bien que l’image dont il se sert sous forme de comparaison ; c’est aussi avec réflexion, de propos délibéré, qu’il réunit les deux termes d’après la ressemblance qu’il a trouvée en eux. Ce genre diffère du sublime : 1° en ce que la distinction des deux éléments et leur parallèle sont plus ou moins formellement exprimés ; 2° en ce que ce n’est plus l’absolu qui est le fond de la représentation, mais quelque objet fini. Aussi le contraste d’où naît le sublime disparaît par là même ; il est remplacé par un rapport qui, malgré la séparation des deux termes, se rapproche plutôt de celui que le symbole naïf et primitif établit à sa manière.

Ainsi ce n’est plus l’absolu, l’être infini, que ces formes expriment. Les idées représentées sont empruntées au cercle du fini. Dans la poésie sacrée, au contraire, l’idée de Dieu est la seule qui ait un sens par elle-même ; les êtres créés sont, en face de lui, des existences passagères, un pur néant.

Pour trouver son image fidèle et son terme de comparaison dans ce qui est en soi limité, fini, l’idée doit être elle-même d’une nature finie.

D’ailleurs, bien que l’image soit étrangère à l’idée et choisie arbitrairement par le poète, la similitude fait une loi de leur conformité relative. Il ne reste donc plus du sublime, dans cette forme de l’art, qu’un seul trait : c’est que l’image, au lieu de représenter véritablement l’objet ou l’idée en eux-mêmes et dans leur réalité, ne doit en fournir qu’une ressemblance ou une comparaison.

Aussi cette forme de l’art constitue un genre inférieur en soi, quoique complet. Il ne s’agit que de trouver et de décrire quelque objet sensible ou une conception prosaïque dont l’idée doit être expressément distinguée de l’image. De plus, dans les ouvrages d’art qui sont formés tout d’une pièce, ou dont l’ensemble offre un tout harmonique, comme les productions de l’art classique ou romantique, une pareille œuvre de comparaison ne peut servir que d’ornement et d’accessoire.

Si donc nous considérons cette forme de l’art, dans son ensemble, comme tenant à la fois du sublime et du symbole, du premier puisqu’il offre la séparation de l’idée et de la forme, du second puisque le symbole offre la combinaison des deux termes réunis en vertu de leur affinité, ce n’est pas qu’on doive la regarder comme une forme plus élevée de l’art ; c’est plutôt un mode de conception clair, il est vrai, mais superficiel, qui, limité dans son objet, plus ou moins prosaïque dans sa forme, s’écarte de la profondeur mystérieuse du symbole et de l’élévation du sublime pour tomber au niveau de la pensée commune.

ii. division. – Quant au mode de division dans cette sphère, comme il s’agit toujours d’une idée à laquelle se rapporte une image sensible, bien que l’idée soit la chose principale, il y a toujours ici une distinction qui doit nous servir de base, c’est que tantôt l’un tantôt l’autre des deux éléments est placé le premier et sert de point de départ. Dès lors nous pouvons établir deux degrés principaux :

1° Dans le premier cas, l’image sensible, que ce soit un phénomène de la nature ou une circonstance empruntée à la vie humaine, constitue à la fois le point de départ et le côté essentiel de la représentation. Cette image, il est vrai, n’est offerte qu’à cause de l’idée générale ; mais la comparaison n’y est pas expressément annoncée comme le but que se propose l’artiste. Elle n’est pas une simple parure dans une œuvre qui pourrait se passer de ces ornements ; elle a la prétention de former un tout complet par elle-même. Les espèces qui appartiennent à ce genre sont : la fable, la parabole, l’apologue, le proverbe et la métamorphose.

2° Au deuxième degré, l’idée est le premier terme qui se présente à l’esprit, l’image n’est que l’accessoire ; elle n’a aucune indépendance et nous paraît entièrement soumise à l’idée. Aussi la volonté arbitraire de l’artiste, qui a fixé son choix sur cette image et non sur une autre, apparaît davantage. Cette espèce de représentation ne peut guère produire des œuvres d’art indépendantes ; elle doit se contenter d’incorporer ses formes, comme simples accessoires, à d’autres représentations de l’art. – Comme ses principales espèces, on peut admettre : l’énigme, la métaphore, l’image et la comparaison.

3° En troisième lieu, enfin, nous pouvons mentionner, comme appendice, la poésie didactique et la poésie descriptive. Dans le premier, en effet, de ces genres de poésie, l’idée est développée en elle-même, dans sa généralité, telle que la conscience la saisit dans sa clarté rationnelle. Dans le second, la représentation des objets sous leur forme sensible est son but à elle-même ; par là se trouvent séparés complètement les deux éléments dont la réunion et la fusion parfaite produisent les véritables ouvrages d’art.

Or la séparation des deux éléments qui constituent l’œuvre d’art entraîne cette conséquence que les différentes formes qui trouvent leur place dans ce cercle appartiennent presque toutes à l’art qui a pour mode d’expression la parole. La poésie seule, en effet, peut exprimer cette distinction et cette indépendance de l’idée et de la forme ; tandis qu’il est dans la nature des arts figuratifs de manifester l’idée dans sa forme extérieure comme telle[15].


I. Comparaisons qui commencent par l’image sensible.

1° Fable. – 2° Parabole, proverbe et apologue. – 3° Métamorphoses.

i. la fable.

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La fable est la description d’une scène de la nature, prise comme symbole qui exprime une idée générale et d’où l’on tire une leçon morale, un précepte de sagesse pratique. Ici ce n’est pas, comme dans la fable mythologique, la volonté divine qui se manifeste à l’homme par des signes naturels et leur sens religieux : c’est une succession ordinaire de phénomènes d’où se laisse abstraire, d’une manière tout humaine et toute rationnelle, un principe moral, un avertissement, une leçon, une règle de prudence, et qui, à cause de cela, nous est proposée et mise sous les yeux.

Telle est la place que nous devons donner ici au genre de fables auquel Ésope en particulier a donné son nom.

La vraie fable ésopique est la représentation d’une scène de la nature inanimée ou animée, d’un accident de la vie des animaux, qui n’est pas inventé à plaisir, mais recueilli avec son caractère original et vrai, par une observation fidèle. Ce fait est raconté de telle sorte que, mis en rapport avec la vie humaine et son côté pratique, la prudence en tire une règle de conduite ou une leçon morale.

1° La première condition est donc que le fait déterminé qui doit fournir la morale ne soit pas imaginé à plaisir ni surtout dans un sens opposé à celui dont de pareils incidents se passent dans la nature. – 2° Le récit doit rapporter ce fait, non dans sa généralité, mais avec son caractère d’individualité comme événement réel et historique ; ce qui n’empêche pas qu’il ne soit pris pour type de tout événement du même genre. – 3° Cette forme primitive de la fable lui donne la plus grande naïveté, parce que le but didactique n’apparaît que tardivement, non comme prémédité et cherché de longue main. Aussi, parmi les fables attribuées à Ésope, celles qui offrent le plus d’attrait sont celles qui offrent ces caractères. Mais il est facile de voir que le fabula docet ôte de la vie au tableau et le rend plus pâle. Ou bien alors la morale est si peu d’accord avec la fable, que souvent elle en est le contre-pied. Quelquefois on peut tirer plusieurs leçons meilleures que celle qui est donnée.

Quant à ce personnage lui-même, on raconte que c’était un esclave difforme et bossu. Il vivait, dit-on, en Phrygie, dans une contrée qui marque la transition du symbolisme réel, c’est-à-dire de l’état où l’homme est encore retenu dans les liens de la nature, à une civilisation plus avancée, où l’homme commence à comprendre la liberté de l’esprit et à l’apprécier. Aussi, loin de ressembler aux Indiens et aux Égyptiens, qui regardent comme quelque chose d’élevé et de divin tout ce qui appartient au règne animal et à la nature en général, le fabuliste considère toutes ces choses avec des yeux prosaïques. Il n’y voit que des phénomènes dont l’analogie avec ceux du monde moral sert uniquement à l’éclairer sur la conduite qu’il doit tenir. Toutefois ses idées ne sont que des traits d’esprit, sans énergie ni profondeur, sans inspiration, sans poésie ni philosophie. Ses réflexions et ses enseignements sont pleins de sens et de sagesse ; mais ils ont quelque chose de recherché et d’étroit. Ce ne sont pas les créations libres d’un esprit qui se déploie librement ; il se borne à saisir dans les faits que lui fournit elle-même la nature, dans les instincts et les mœurs des animaux, dans de petits incidents journaliers, quelque côté immédiatement applicable à la vie humaine, parce qu’il n’ose pas exposer ouvertement la leçon en elle-même. Il se contente de la voiler, de la donner à entendre ; c’est comme une énigme qui serait toujours accompagnée de sa solution. La prose commence dans la bouche d’un esclave ; aussi le genre tout entier est prosaïque.

Néanmoins ces anciennes productions de l’esprit humain ont parcouru presque tous les âges et tous les peuples. Quel que soit le nombre des fabulistes dont puisse se vanter une nation qui possède la fable dans sa littérature, ces poésies ne sont, pour la plupart, que des reproductions des premières fables traduites seulement dans le goût de chaque époque. Ce que les fabulistes ont ajouté à la souche héréditaire ou ce qui peut être considéré comme de leur invention est resté bien en arrière des conceptions originales.

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ii. la parabole, le proverbe et l’apologue.

1° La parabole. – Elle ressemble à la fable en ce qu’elle emprunte comme elle ses exemples à la vie commune. Elle s’en distingue en ce qu’elle cherche de pareils incidents, non dans la nature et dans le règne animal, mais dans les actions et les circonstances de la vie humaine, telles qu’elles s’offrent communément à tous les yeux. Elle augmente la portée du fait choisi, qui paraît en lui-même de peu d’importance ; elle en étend le sens à un intérêt plus général et laisse entrevoir un but plus élevé.

On peut considérer comme une parabole composée dans un but entièrement pratique le moyen qu’emploie Cyrus pour triompher des Perses (Hérod. i. c. cxxvi). Il leur écrit qu’ils aient à se rendre dans un lieu qu’il leur désigne, munis de faucilles. Là il leur fait défricher, le premier jour, un champ couvert d’épines. Le jour suivant, après les avoir fait reposer et leur avoir fait prendre un bain, il les conduit dans une prairie et les traite somptueusement. Le festin terminé, il leur demande quel jour leur a été le plus agréable. tous répondent que celui-ci leur fait goûter le bonheur et la joie. « Eh bien ! reprit Cyrus, si vous voulez me suivre, les jours semblables se multiplieront pour vous sans nombre. Si vous ne voulez pas, attendez-vous à d’innombrables fatigues, comme celles d’hier. »

Il y a quelque analogie entre ces paraboles et celles que nous trouvons dans l’Évangile, bien que le sens de ces dernières soit beaucoup plus profond et d’une plus haute généralité. La parabole du Semeur, par exemple, est un récit dont le sujet est peu de chose en lui-même, et qui n’a d’importance que par la comparaison du royaume des cieux. Le sens de cette parabole est une idée toute religieuse avec laquelle un accident de la vie humaine présente quelque ressemblance ; comme, dans la fable ésopique, la vie humaine trouve son emblème dans le règne animal.

L’histoire de Boccace, que Lessing a mise à profit, dans Nathan le Sage, pour sa parabole des Trois anneaux, présente un sens d’une pareille étendue. Le récit est encore, considéré en lui-même, tout à fait ordinaire ; mais il fait allusion aux idées les plus importantes, à la différence et à la pureté relatives des trois religions judaïque, mahométane et chrétienne. Il en est de même, pour rappeler les productions les plus récentes du genre, dans les paraboles de Goethe.

2° Le proverbe. – Il forme un genre intermédiaire dans ce cercle. En effet, développés, les proverbes se changent tantôt en fables, tantôt en apologues. Ils présentent une circonstance empruntée à ce qu’il y a de plus familier dans la vie humaine et qui doit être dans un sens plus général ; par exemple : Une main lave l’autre.  Que chacun balaye devant sa porte.  Celui qui creuse une fosse pour autrui y tombe lui-même. – On peut placer également ici les Maximes. Goethe en a aussi composé, dans ces derniers temps, un grand nombre qui sont d’une grâce infinie et souvent pleines de profondeur.

Ce ne sont pas là des comparaisons. L’idée générale et la forme concrète ne sont pas séparées et rapprochées. L’idée est immédiatement exprimée dans l’image.

3° L’apologue. – Il peut être considéré comme une parabole qui se sert d’un exemple, non à la manière d’une comparaison, pour rendre sensible une vérité générale, mais pour introduire sous ce vêtement une maxime qui s’y trouve exprimée. Celle-ci est réellement renfermée dans le fait particulier qui cependant est raconté simplement comme tel. Dans ce sens, le Dieu et la Bayadère de Goethe peut être appelé au apologue. Nous trouvons ici l’histoire chrétienne de la Madeleine pécheresse revêtue des formes de l’imagination indienne. La bayadère montre la même humilité, la même force d’amour et de foi. Le dieu la soumet à une épreuve, qu’elle supporte d’une manière parfaite ; elle est relevée de ses fautes et rentre en grâce. Dans l’apologue, le récit est conduit de telle sorte que son issue donne elle-même la leçon, sans qu’une comparaison soit nécessaire ; comme, par exemple, dans l’Homme qui cherche des trésors : « Travaille le jour, le soir fais bonne chère ; la semaine est dure, mais les fêtes sont joyeuses : que ce soit là pour l’avenir ta devise et ton talisman. »

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iii. les métamorphoses.

Le troisième genre formant contraste avec la fable, la parabole, le proverbe et l’apologue, ce sont les métamorphoses. Elles présentent, il est vrai, le caractère symbolique et mythologique ; mais, en outre, elles mettent l’esprit en opposition avec la nature, parce qu’elles représentent un objet de la nature, un rocher, un animal, une fleur, une fontaine, etc., comme une existence de l’ordre spirituel dégradée par un châtiment. Philomèle, les Piérides, Narcisse, Aréthuse, sont des personnes morales qui, par une faute, par une passion, un crime, ou des actions semblables, ont mérité une peine infinie, ou sont tombées dans une douleur immense. Déchues de la liberté, de la vie et de l’esprit, elles sont rentrées dans la classe des êtres de la nature.

Ainsi les objets de la nature ne sont pas considérés ici prosaïquement, comme des êtres physiques. Ce n’est plus simplement une montagne, une fontaine, un arbre ; ils représentent une action, une circonstance de la vie humaine. Le rocher n’est pas seulement de la pierre, c’est Niobé qui pleure ses enfants. D’un autre côté, cette action est une faute, et la transformation doit être regardée comme une dégradation de l’existence spirituelle.

Nous devons donc bien distinguer ces métamorphoses d’hommes ou de dieux ou en animaux ou en objets inanimés de la symbolique proprement dite, dans sa période irréfléchie. En Égypte, par exemple, le principe divin est contemplé immédiatement dans la profondeur mystérieuse de la vie animale. En outre le symbole véritable est un objet sensible, qui représente une idée par son analogie avec elle, sans l’exprimer complètement, et de manière que celle-ci est inséparable de son emblème ; car l’esprit ne peut se dégager ici de la forme naturelle. Les métamorphoses, au contraire, font la distinction expresse de l’existence naturelle et de l’esprit, et, sous ce rapport, marquent le passage du symbole mythologique à la mythologie proprement dite. La mythologie, comme nous la comprenons, part, il est vrai, des objets réels de la nature, comme le soleil, la mer, les fleuves, les arbres, la fertilité de la terre, etc. ; mais ensuite elle leur enlève leur caractère physique, en les individualisant comme puissances spirituelles, de manière à en faire des dieux ayant l’âme et la forme humaines. C’est ainsi, par exemple, qu’Homère et Hésiode ont donné les premiers à la Grèce sa véritable mythologie, c’est-à-dire, non pas simplement des fables sur les dieux, ou des conceptions morales, physiques, théologiques et métaphysiques sous le voile de l’allégorie ; mais le commencement d’une religion de l’esprit, avec le caractère anthropomorphique*.


II Comparaisons qui commencent par l’idée.

1° L’énigme. – 2° L’allégorie. – 3° La métaphore, l’image et la comparaison.

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i. l’énigme. –Elle se distingue du symbole proprement dit, d’abord en ce qu’elle est comprise clairement par celui qui l’a inventée ; ensuite parce que la forme qui enveloppe l’idée, et dont le sens doit être deviné, est choisie à dessein. Les véritables symboles sont, avant et après, des problèmes non résolus. L’énigme, au contraire, est, par sa nature même, déjà résolue avant d’être proposée, ce qui faisait dire avec beaucoup de raison à Sancho Pança qu’il aurait bien mieux aimé qu’on lui donnât le mot avant l’énigme.

Le premier point d’où l’on part dans l’invention de l’énigme est donc le sens qu’elle renferme et dont on a la conscience parfaite.

De plus certaines formes originales, des propriétés singulières, sont empruntées, à dessein, au monde extérieur ; elles sont rapprochées d’une manière disparate et frappante, telles que le hasard les présente disséminées dans la nature. Par là manque à ces éléments l’unité intime qui se remarque dans un tout dont les parties sont fortement liées entre elles ; aussi leur combinaison artificielle n’a aucun sens par elle-même. Cependant, sous un autre point de vue, elles expriment une certaine unité, puisque les traits en apparence les plus hétérogènes sont rapprochés au moyen d’une idée et offrent une signification.

Cette idée, sujet d’une proposition dont les attributs n’offrent en apparence aucune liaison, est le mot de l’énigme, la solution du problème à deviner à travers cette enveloppe obscure et embrouillée. L’énigme, sous ce rapport, est, dans le sens ordinaire du terme, le côté spirituel du symbole réfléchi ; elle met à l’épreuve l’esprit de sagacité et de combinaison. En même temps, comme forme de représentation symbolique, elle se détruit elle-même, puisqu’elle demande à être devinée.

L’énigme appartient principalement à l’art qui a pour mode d’expression la parole. Cependant elle peut trouver place dans les arts figuratifs, dans l’architecture, l’art des jardins et la peinture. Sa première apparition dans l’histoire, remonte à l’Orient, à cette période de transition qui sépare le vieux symbolisme oriental de la sagesse et de la raison réfléchies. Tous les peuples et toutes les époques ont trouvé leur amusement dans de pareils problèmes. Au moyen âge, chez les Arabes et les Scandinaves, dans la poésie allemande, par exemple dans les combats poétiques qui avaient lieu à Marburg, l’énigme joue un grand rôle. Dans nos temps modernes, elle est déchue de son rang élevé. Elle n’est plus qu’un élément frivole pour la conversation, un trait d’esprit, une plaisanterie de société.

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ii. l’allégorie. – L’opposé de l’énigme, dans le cercle où l’on part de l’idée pour aller à la forme, est l’allégorie ; Elle cherche bien, il est vrai, à rendre sensibles les caractères d’une conception générale par des propriétés analogues des objets qui tombent sous les sens ; mais, au lieu de voiler à demi l’idée, de proposer une question énigmatique, son but, c’est précisément la clarté la plus parfaite. De sorte que l’objet extérieur dont elle se sert doit être, pour l’idée qui apparaît en lui, de la plus grande transparence.

1° Sa destination principale est donc de représenter et de personnifier, sous la forme d’un objet réel, des situations générales ou des idées, des qualités abstraites, la justice, la discorde, la gloire, la guerre, la religion, l’amour, la paix, les saisons de l’année, la mort, la renommée, etc. Mais il n’y a là, ni par le fond ni par la forme, une personnification véritable, une individualité vivante ; c’est toujours une conception abstraite, qui conserve seulement la forme vide de la personnalité. Par conséquent elle doit être regardée comme une existence nominale. On a beau donner la forme humaine à un être allégorique, il n’approchera jamais de l’individualité concrète et vivante d’une divinité grecque, ni d’un saint, ni de quelque autre personnage réel, parce que, pour le rendre propre à représenter une conception abstraite, il faut précisément lui enlever ce qui constitue sa personnalité et son individualité. C’est donc à bon droit que l’on dit de l’allégorie qu’elle est froide et pâle. On ajoute que, sous le rapport de l’invention, à cause du caractère abstrait de l’idée qu’elle exprime, elle est plutôt une affaire de raisonnement que d’imagination ; elle ne suppose aucun sentiment vif et profond de la réalité. Des poètes comme Virgile sont souvent obligés de recourir aux êtres allégoriques, parce qu’ils ne savent pas créer des dieux qui jouissent d’une véritable personnalité, comme ceux d’Homère.

2° L’idée que représente l’allégorie, malgré son caractère abstrait, est cependant déterminée ; autrement elle serait inintelligible. Mais les attributs qui l’expliquent ne lui sont pas assez étroitement unis pour s’identifier avec elle. Cette séparation de l’idée générale et des idées particulières qui la déterminent ressemble à celle du sujet et de l’attribut dans la proposition grammaticale ; et c’est le second motif qui rend l’allégorie froide.

3° Pour représenter les caractères particuliers de l’idée générale, on emploie des emblèmes empruntés aux faits extérieurs ou aux circonstances qui se rattachent à la manifestation dans le monde réel, ou les instruments, les moyens dont on se sert pour sa réalisation. La guerre est désignée par des armes, des lances, des canons, des tambours ; le printemps, l’été, l’automne, par les fleurs et les fruits, etc. ; la justice, par des balances ; la mort, par un sablier et une faulx. Mais comme les formes extérieures qui servent à représenter l’idée abstraite lui sont entièrement subordonnées et jouent le rôle de simple attribut, l’allégorie par là est doublement froide. 1° Comme personnification d’une idée abstraite, la vie et l’individualité lui manquent. 2° Sa forme extérieure déterminée ne présente que des signes qui, pris en soi, n’ont plus aucun sens. L’idée qui devrait être le lien et le centre de tous ces attributs n’est pas une unité vivante, qui se développe librement et se manifeste par ces formes particulières. Aussi, dans l’allégorie, ne prend-on jamais au sérieux l’existence réelle des êtres personnifiés. C’est ce qui fait qu’on ne peut donner la forme d’un être allégorique à l’être absolu. La Dikê des anciens, par exemple, ne doit pas être regardée comme une allégorie. Elle est la nécessité qui pèse sur tous les êtres, l’éternelle justice, la puissance universelle, le principe absolu des lois qui gouvernent la nature et la vie humaine, en même temps l’absolu lui-même, à qui tous les êtres individuels, les hommes et les dieux eux-mêmes, sont soumis*.

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iii. la métaphore, l’image et la comparaison. – Le troisième mode de représentation qui vient après l’énigme et l’allégorie est la figure en général. L’énigme enveloppait le sens ; or, dans son affinité avec l’idée, l’enveloppe, quoique d’une nature hétérogène et tirée de loin, apparaissait encore comme la chose principale. L’allégorie, au contraire, faisait de la clarté du sens le but essentiel, de sorte que la personnification et les attributs allégoriques paraissaient rabaissés au niveau de simples signes. La figure réunit cette clarté de l’allégorie avec le plaisir que produit l’énigme en présentant à l’esprit une idée sous le voile d’une apparence extérieure qui a quelque analogie avec elle ; et cela de telle sorte qu’au lieu d’un emblème à déchiffrer, ce soit une image dans la quelle le sens se révèle avec une profonde clarté et se manifeste avec son caractère propre.

1° la métaphore. – En soi elle est une comparaison, en tant qu’elle exprime clairement une idée par un objet semblable. Mais dans la comparaison proprement dite, le sens et l’image sont expressément séparés, tandis que dans la métaphore cette séparation, quoiqu’elle s’offre à l’esprit, n’est pas indiquée. Aussi Aristote distingue déjà ces deux figures, en disant que dans la première on ajoute « comme », terme qui manque dans la seconde.

L’expression métaphorique, en effet, n’énonce que l’image, mais la dépendance est si étroite, le sens tellement manifeste, qu’il n’est pas séparé. Si j’entends dire « le printemps de ses jours » ou « un fleuve de larmes », je sais que je dois prendre ces mots, non au sens propre, mais au figuré.

Dans le symbole et l’allégorie, le rapport entre l’idée et la forme extérieure n’est pas immédiatement saisi ni nécessaire. Dans les neuf marches d’un escalier égyptien et dans mille autres exemples, il n’y a que les initiés, les savants et les érudits qui sachent découvrir le sens symbolique. En un mot, la métaphore peut se définir une comparaison abrégée.

La métaphore n’a pas le droit de prétendre à la valeur d’une représentation indépendante, mais seulement accessoire ; à son degré le plus élevé, elle ne peut apparaître que comme un simple ornement pour une œuvre d’art. Elle ne trouve son application que dans le langage parlé*.

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l’image. – Entre la métaphore et la comparaison se place l’image, qui n’est qu’une métaphore développée, Malgré sa ressemblance avec la comparaison, elle en diffère en ce que l’idée n’y est pas dégagée et développée à côté de l’objet sensible d’une façon expresse. Elle peut représenter toute une suite d’états, d’actions, de modes de l’existence, la rendre sensible par une succession semblable de phénomènes empruntés à une sphère indépendante, mais qui offre de l’analogie avec la première, et cela sans que l’idée soit formellement exprimée dans le développement de l’image elle-même. La pièce de vers de Goethe intitulée le Gisant de Mahomet peut nous en fournir un exemple. « Une source sortie d’un rocher, jeune encore, se précipite au fond des abîmes, surgit ensuite et reparaît avec des fontaines et des ruisseaux, puis se répand dans la plaine, reçoit les fleuves ses frères, donne son nom à plusieurs contrées, voit naître des villes sous ses pas, et enfin porte, en frémissant de joie, ses trésors, ses frères et ses enfants dans le sein du Créateur qui l’attend. » Le titre seul nous dit que cette magnifique image d’un torrent et de son cours nous représente le départ de Mahomet, la rapide propagation de sa doctrine et la réunion de tous les peuples confondus dans la même croyance.

Ce sont particulièrement les Orientaux qui montrent une grande hardiesse dans l’emploi de ce genre de figures. Ils aimaient à réunir et à faire accorder ensemble ainsi des idées d’un ordre entièrement différent. Les poésies de Hafiz en fournissent en grand nombre des exemples.


 

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la comparaison. – La différence entre l’image et la comparaison consiste en ce que, dans celle-ci, ce que l’image représentait sous une forme figurée apparaît comme pensée abstraite. Ici l’idée et l’image marchent parallèlement.

Les deux termes sont entièrement séparés, représentés chacun pour son propre compte ; et alors, pour la première fois, ils sont montrés en face l’un de l’autre à cause de leur ressemblance.

La comparaison, comme l’image et la métaphore, exprime la hardiesse de l’imagination, qui, ayant devant elle un objet, montre en s’arrêtant sur lui le pouvoir qu’elle a de combiner ensemble, par des rapports extérieurs, les idées les plus éloignées, et en même temps sait faire concourir à l’idée principale tout un monde de phénomènes différents. Cette puissance de l’imagination, qui se révèle par la faculté de trouver des ressemblances, de lier ensemble par des rapports pleins d’intérêt et de sens des objets hétérogènes, est en général ce qui constitue l’essence de la comparaison.

On doit remarquer, sous ce rapport, une différence entre la poésie orientale et la poésie occidentale. En Orient, l’homme, absorbé par la nature extérieure, songe peu à lui-même et ne connaît pas les langueurs de la mélancolie. Ses désirs se bornent à ressentir une joie tout extérieure, qu’il trouve dans l’objet de ses comparaisons et dans le plaisir de la contemplation. Il regarde autour de lui avec un cœur libre, cherchant dans ce qui l’environne, dans ce qu’il connaît et qu’il aime, une image de ce qui captive ses sens et remplit son esprit. L’imagination, dégagée de toute concentration intérieure, saine de toute maladie de l’âme, se satisfait dans une représentation comparative de l’objet qui l’intéresse, principalement si celui-ci, par cela même qu’il est comparé à ce qu’il y a de plus éclatant et de plus beau dans la nature, acquiert plus de prix et frappe plus vivement les regards. En Occident, au contraire, l’homme est plus occupé de lui-même, plus disposé à se répandre en plaintes, en lamentations sur ses propres souffrances, à se laisser aller à la langueur et à de vagues désirs*.


III. Disparition de la forme symbolique de l’art.

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la poésie didactique. – Lorsqu’une idée générale dont le développement présente un tout systématique est conçue par l’esprit avec son caractère abstrait, et qu’en même temps elle est exposée sous une forme et avec des ornements empruntes à l’art, alors naît la poésie didactique. A parler rigoureusement, la poésie didactique ne doit pas être comptée parmi les formes propres de l’art. En effet, le fond et la forme sont ici complètement distincts.

D’abord les idées sont comprises en elles-mêmes dans leur nature abstraite et prosaïque. D’un autre côté, la forme artistique ne peut être rattachée au fond que par un rapport tout extérieur, puisque l’idée est déjà imprimée dans l’esprit avec son caractère abstrait. L’enseignement s’adresse, avant tout, à la raison et à la réflexion. Aussi, son but étant d’introduire dans l’intelligence une vérité générale, sa condition essentielle est la clarté.

L’art ne peut donc s’exercer, dans le poème didactique, que sur ce qui concerne la partie extérieure : par le mètre, la noblesse du langage, l’introduction des épisodes, l’emploi des images et des comparaisons, l’expression des sentiments, une marche plus prompte, des transitions plus rapides. Tout cet appareil de formes poétiques, qui ne touche pas au fond et se place en dehors de lui, ne figure que comme accessoire. Plus ou moins vives et frappantes, ces images égayent un sujet sérieux par lui-même, et tempèrent la sécheresse de la doctrine. Ce qui est en soi essentiellement prosaïque ne peut pas être poétiquement développé, mais simplement revêtu d’une forme poétique. C’est ainsi que l’art des jardins, par exemple, n’est que l’arrangement extérieur d’un terrain dont la configuration générale est déjà donnée par la nature, et qui peut n’avoir en soi rien de beau ni de pittoresque. C’est ainsi encore que l’architecture, par des ornements et des décorations extérieures, donne un aspect agréable à la simple régularité d’un édifice construit dans un but de simple utilité, et dont la destination est toute prosaïque.

C’est de cette manière que la philosophie grecque, à son début, s’est produite sous la forme du poème didactique. Hésiode peut être pris pour exemple. Toutefois les conceptions vraiment prosaïques ne se manifestent bien que quand la raison se rend maîtresse de son objet en lui imposant ses réflexions, ses raisonnements et ses classifications ; lorsqu’en outre elle se propose directement d’enseigner, et, pour arriver à son but, appelle à son secours l’élégance, les charmes du style et les agréments de la poésie. Lucrèce, qui a mis en vers le système du monde d’Épicure ; Virgile, avec ses instructions sur l’agriculture, nous fournissent des modèles. De pareilles conceptions, malgré toute l’habileté du poète et la perfection du style, ne peuvent parvenir à constituer une forme de l’art pure et libre. En Allemagne, le poème didactique a déjà perdu sa faveur. A la fin du siècle dernier, Delille a donné aux Français, outre le Poème des Jardins, ou l’Art d’embellir les Paysages, et l’Homme des Champs, etc., un poème didactique dans lequel il offre une espèce de compendium des principales découvertes de la physique sur le magnétisme, l’électricité, etc.

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poésie descriptive. – La poésie descriptive est, sous un rapport, l’opposé du poème didactique. Le point de départ, en effet, n’est pas l’idée déjà présente à l’esprit : c’est la réalité extérieure avec ses formes sensibles, les objets de la nature ou les œuvres de l’art, les saisons, les différentes parties du jour, etc. Dans le poème didactique, l’idée qui en fait le fond, d’après sa nature même, reste dans sa généralité abstraite. Ici, au contraire, ce sont les formes sensibles du monde réel, dans leurs particularités, qui nous sont représentées, dépeintes ou décrites, telles qu’elles s’offrent ordinairement à nos regards. Un pareil sujet de représentation n’appartient, absolument parlant, qu’à un côté de l’art. Or ce côté, qui est celui de la réalité extérieure, n’a droit d’apparaître dans l’art que comme manifestation de l’esprit, ou comme théâtre de son développement, destiné à recevoir des personnages, mais non pour son propre compte, comme simple réalité extérieure séparée de l’élément spirituel.

La poésie descriptive offre plus d’intérêt lorsqu’elle fait accompagner ses tableaux de l’expression des sentiments que peuvent exciter le spectacle de la nature, la succession des heures du jour et des saisons de l’année, ou une colline couverte de bois, un lac, un ruisseau qui murmure, un cimetière, un village agréablement situé, une paisible chaumière. Elle admet aussi, comme le poème didactique, des épisodes qui lui donnent une forme plus animée, particulièrement lorsqu’elle dépeint les sentiments et les émotions de l’âme, une douce mélancolie ou de petits incidents empruntés à la vie humaine dans les sphères inférieures de l’existence. Mais cette combinaison des sentiments de l’âme avec la description des formes extérieures de la nature peut encore être ici tout à fait superficielle ; car les scènes de la nature conservent leur existence propre et indépendante. L’homme, en présence de ce spectacle, éprouve, il est vrai, tel ou tel sentiment ; mais entre ces objets et sa sensibilité, s’il y a sympathie, il n’y a pas une union, une pénétration intime. Ainsi, lorsque je jouis d’un clair de lune, lorsque je contemple les bois, les vallées, les campagnes, je ne suis pas encore l’interprète enthousiaste de la nature ; je sens seulement une vague harmonie entre la disposition intérieure où me jette ce spectacle et l’ensemble des objets que j’ai sous les yeux.

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l’ancienne épigramme. – Le caractère primitif de l’épigramme est déjà exprimé par le mot lui-même : c’est une inscription. Sans doute entre l’objet lui-même et son inscription il y a une différence ; mais dans les plus anciennes épigrammes, dont Hérodote nous a conservé quelques-unes, nous n’avons pas la description d’un objet faite dans le but d’accompagner l’expression de quelque sentiment de l’âme. La chose elle-même est représentée d’une double manière. D’abord son existence extérieure est indiquée ; ensuite, son sens, son explication sont donnés. Ces deux éléments sont étroitement combinés ; ils se pénètrent intimement dans l’épigramme, qui exprime les traits de l’objet les plus caractéristiques et les plus convenables. Plus tard, l’épigramme perdit, même chez les Grecs, son caractère primitif, et elle dégénéra jusqu’au point d’inscrire, à propos des événements particuliers, des ouvrages d’art ou des personnages qu’elle devait désigner, des pensées fugitives, des traits d’esprit, des réflexions touchantes, qui se rapportent moins à l’objet lui-même qu’à la disposition toute personnelle de l’auteur dans son rapport avec lui.

Les défauts de la forme symbolique, manifestes dans ce qui précède, font naître le besoin de voir résoudre le problème suivant. La forme et l’idée, la réalité et son sens spirituel ne doivent pas se développer séparément, ni opérer une combinaison semblable à celle que nous ont offerte le symbole, le sublime et finalement la forme réfléchie ou comparative de l’art. La véritable représentation artistique ne doit être cherchée que là où s’établit l’harmonie parfaite entre les deux termes, c’est-à-dire là où la forme sensible manifeste en elle-même l’esprit qu’elle renferme et qui la pénètre ; tandis que, de son côté, le principe spirituel trouve dans la réalité sensible sa manifestation la plus convenable et la plus parfaite. Mais, pour avoir la parfaite solution de ce problème, nous devons prendre congé de la forme symbolique de l’art.


DEuxième SECTION

DE LA FORME CLASSIQUE DE L’ART

DU CLASSIQUE EN GENERAL

1° Unité de l’idée et de la forme sensible comme caractère fondamental du classique. – 

2° De l’art grec comme réalisation de l’idéal classique. – 3° Position de l’artiste dans cette nouvelle forme de l’art.

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L’union intime du fond et de la forme, la convenance réciproque de ces deux éléments et leur parfaite harmonie, constituent le centre de l’art. Cette réalisation de l’idée du beau, à laquelle l’art symbolique s’efforçait vainement d’atteindre, s’accomplit, pour la première fois, dans l’art classique.

On a déjà vu ailleurs ce qu’il faut entendre ici par le classique. Ses caractères se résument dans l’idéal. Ce mode parfait de représentation remplit la condition qui est le but même de l’art.

Mais pour que cette condition pût s’accomplir, tous les moments particuliers dont le développement a fait le sujet de la section précédente étaient nécessaires. Car le fond de la beauté classique n’est pas une conception vague et obscure ; c’est l’idée libre qui est sa propre signification, et qui, par conséquent, se manifeste d’elle-même ; en un mot, c’est l’esprit qui se prend pour objet. En se donnant ainsi en spectacle à lui-même, il revêt une forme extérieure ; et celle-ci, identique avec le fond qu’elle manifeste, devient son expression fidèle, adéquate. La conscience qu’il a de lui-même lui permet de se révéler clairement.

C’est ce que n’a pu nous offrir l’art symbolique avec l’espèce d’unité qui constitue le symbole. Tantôt c’est la nature avec ses forces aveugles qui forme le fond de ses représentations ; tantôt c’est l’être spirituel, qu’il conçoit d’une manière vague, et qu’il personnifie dans des divinités grossières. Entre l’idée et la forme se révèle une simple affinité, une correspondance extérieure. La tentative de les concilier fait mieux encore éclater leur opposition ; ou l’art, comme en Égypte, en voulant exprimer l’esprit, ne crée que d’obscures énigmes. Partout se trahit l’absence de vraie personnalité et de liberté ; car celles-ci ne peuvent éclore qu’avec la conscience nette que l’esprit prend de lui-même.

Nous avons rencontré, il est vrai, cette idée de la nature de l’esprit comme opposé au monde sensible clairement exprimée dans la religion et la poésie du peuple hébreu. Mais ce qui naît de cette opposition, ce n’est pas le beau, c’est le sublime. Un sentiment vif de la personnalité se manifeste encore en Orient chez la race arabe. Mais ce n’est là qu’un côté superficiel, dénué de profondeur et de généralité ; ce n’est pas la vraie personnalité appuyée sur une base solide, sur la connaissance de l’esprit et de la nature morale.

Tous ces éléments séparés ou réunis ne peuvent donc offrir l’idéal. Ce sont des antécédents, des conditions et des matériaux. L’ensemble n’offre rien qui réponde à l’idée de la beauté réelle. Cette beauté idéale, nous la trouvons réalisée pour la première fois dans l’art classique, qu’il s’agit de caractériser d’une manière plus précise.

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i. Dans l’art classique, l’esprit n’apparaît pas sous sa forme infinie. Ce n’est pas la pensée qui se pense elle-même, l’absolu qui se révèle à lui-même comme l’universel. Il se manifeste encore dans une existence immédiate, naturelle et sensible. Mais au moins l’idée, en tant qu’elle est libre, se choisit elle-même dans l’art la forme qui lui convient, et possède en elle-même le principe de sa manifestation extérieure. Elle doit donc retourner à la nature, mais pour la maîtriser. Ces formes qu’elle lui emprunte, au lieu d’être simplement matérielles, perdent leur valeur indépendante pour n’être plus que l’expression de l’esprit. Telle est l’identification des deux éléments, spirituel et sensible, ainsi qu’elle est réclamée par la nature même de l’esprit. Au lieu de se neutraliser l’un par l’autre, les deux éléments s’élèvent à une harmonie plus haute, qui consiste à se conserver soi-même dans l’autre terme, à idéaliser et spiritualiser la nature. Cette unité est la base de l’art classique.

En vertu de cette identification de l’idée et de la forme sensible, aucune séparation des deux éléments ne peut avoir lieu et troubler leur union parfaite. Ainsi le principe intérieur ne peut se retirer en lui-même comme esprit pur, et abandonner l’existence corporelle. En outre, comme l’élément intérieur dans lequel l’esprit se manifeste est entièrement déterminé et particulier, l’esprit libre, tel que l’art le manifeste, ne peut être que l’individualité spirituelle. Aussi l’homme constitue le centre véritable de la beauté classique.

Il est clair aussi que cette union intime de l’élément spirituel et de l’élément sensible ne peut être que la forme humaine. Quoique celle-ci participe beaucoup du type animal, elle n’en est pas moins la seule manifestation de l’esprit. Il y a en elle de l’inanimé, du laid ; mais la tâche de l’art est de faire disparaître en elle cette opposition entre la matière et l’esprit, d’embellir le corps, de rendre cette forme plus parfaite, de l’animer, de la spiritualiser.

Comme l’art classique représente la libre spiritualité sous la forme humaine, individuelle et corporelle, on lui a souvent adressé le reproche d’anthropomorphisme. Chez les Grecs, Xénophane attaquait déjà la religion populaire, en disant que, si les lions avaient eu parmi eux des sculpteurs, ils auraient donné à leurs dieux la forme de lions. Les Français ont, en ce sens, un mot spirituel : « Si Dieu a créé l’homme à son image, l’homme le lui a bien rendu. » – Mais il est à remarquer que, si, sous un rapport, la beauté classique est imparfaite quand on la compare à l’idéal romantique, l’imperfection ne réside pas dans l’anthropomorphisme comme tel. Loin de là, on doit admettre que, si l’art classique est suffisamment anthropomorphique pour l’art, relativement à une religion plus avancée, il l’est trop peu. Le christianisme a poussé beaucoup plus loin l’anthropomorphisme ; car, dans la doctrine chrétienne, Dieu n’est pas seulement une personnification divine sous la forme humaine ; il est à la fois véritablement Dieu et véritablement homme. Il a parcouru toutes les phases de l’existence terrestre : il est né, il a souffert et il est mort. Dans l’art classique, la nature sensible ne meurt pas, mais elle ne ressuscite pas. Aussi cette religion ne satisfait pas l’âme humaine tout entière. L’idéal grec a pour base une harmonie inaltérable entre l’esprit et la forme sensible, la sérénité inaltérable des dieux immortels ; mais ce calme a quelque chose de froid et d’inanimé. L’art classique n’a pas compris la véritable essence de la nature divine ni creusé jusqu’aux profondeurs de l’âme. Il n’a pas su dévoiler ses puissances les plus intimes dans leur opposition et en rétablir l’harmonie. Toute cette face de l’existence, le mal, le péché, le malheur, la souffrance morale, la révolte de la volonté, les remords et les déchirements de l’âme lui sont inconnus. L’art classique ne dépasse pas le domaine propre du véritable idéal.

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ii. Quant à sa réalisation dans l’histoire, il est à peine nécessaire de dire que c’est chez les Grecs que nous devons la chercher. La beauté classique, avec les idées et les formes d’une richesse infinie qui composent son domaine, a été donnée en partage au peuple grec, et nous devons rendre hommage à ce peuple pour avoir élevé l’art à sa plus haute vitalité. Les Grecs, à ne considérer leur histoire que par le côté extérieur, vivaient dans cet heureux milieu où la liberté personnelle se rencontre avec l’empire des mœurs publiques. Ils n’étaient pas enchaînés dans l’unité immobile de l’Orient, qui a pour conséquence le despotisme religieux et politique, où la personnalité de l’individu s’absorbe et s’anéantit dans la substance universelle et n’a dès lors aucun droit ni caractère moral. Ils n’allèrent pas non plus jusqu’à ce moment où l’homme se concentre en lui-même, se sépare de la société et du monde qui l’environne, pour vivre retiré en soi, et ne parvient à rattacher sa conduite à des intérêts véritables qu’en se tournant vers un monde purement spirituel. Dans la vie morale du peuple grec, l’individu était, il est vrai, indépendant et libre, sans cependant pouvoir s’isoler des intérêts généraux de l’État, ni séparer sa liberté de celle de la cité dont il faisait partie. Le sentiment de l’ordre général comme base de la moralité, et celui de la liberté personnelle, restent, dans la vie grecque, dans une inaltérable harmonie.

A l’époque où ce principe régna dans toute sa pureté, l’opposition de la loi politique et de la loi morale révélée par la conscience individuelle ne s’était pas encore manifestée. Les citoyens étaient encore pénétrés de l’esprit qui fait le fond des mœurs publiques. Ils ne cherchaient leur propre liberté que dans le triomphe de l’intérêt général.

Le sentiment de cette heureuse harmonie perce à travers toutes les productions dans lesquelles la liberté grecque a pris conscience d’elle-même. Aussi cette époque est le milieu dans lequel la beauté prend véritablement naissance et commence à étendre son empire plein de sérénité. C’est le milieu de la vitalité libre, qui n’est pas ici seulement un produit de la nature, mais une création de l’esprit, et, à ce titre, est manifestée par l’art ; mélange de réflexion et de spontanéité, où l’individu ne s’isole pas, mais aussi ne peut rattacher son néant, ses souffrances et sa destinée à un principe plus élevé et ne sait rétablir l’harmonie en lui-même. Ce moment, comme la vie humaine en général, ne fut qu’une transition ; mais, dans cet instant si court, l’art atteignit le point culminant de la beauté sous la forme de l’individualité plastique. Son développement fut si riche et si plein de génie que toutes les couleurs, tous les tons y sont rassemblés. en même temps, tout ce qui a paru dans le passé y trouvera sa place, non plus, il est vrai, comme absolu et indépendant, mais comme éléments accessoires et subalternes. Par là aussi le peuple grec s’est révélé à lui-même son propre esprit, d’une manière sensible et visible, dans ses dieux. Il leur a donné dans l’art une forme parfaitement d’accord avec les idées qu’ils représentent. Grâce à cet accord parfait, qui règne aussi bien dans l’art que dans la mythologie grecque, celui-ci a été, en Grèce, la plus haute expression de l’absolu, et la religion grecque est la religion même de l’art ; tandis qu’à une époque ultérieure, l’art romantique, quoiqu’il soit aussi véritablement l’art, trahit une forme de la pensée trop haute pour que l’art puisse la représenter.

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iii. Il importe ici de déterminer la position nouvelle de l’artiste dans la production des œuvres de l’art.

L’art y apparaît non comme une production de la nature, mais comme une création de l’esprit individuel. C’est l’œuvre d’un esprit libre qui a conscience de lui-même, qui se possède, qui n’a rien de vague et d’obscur dans la pensée, et ne se trouve arrêté par aucune difficulté technique.

Cette position nouvelle de l’artiste grec se manifeste à la fois sous le rapport du fond, de la forme et de l’habileté technique.

1° En ce qui regarde le fond ou les idées qu’il doit représenter, à l’opposé de l’art symbolique, où l’esprit tâtonne, cherche sans pouvoir arriver à une notion claire, l’artiste trouve l’idée toute faite dans le dogme, la croyance populaire ; et une idée nette, précise, dont lui-même se rend compte. Toutefois il ne s’y asservit pas ; il l’accepte, mais la reproduit librement. Les artistes grecs recevaient leurs sujets de la religion populaire ; c’était une idée originairement transmise par l’Orient, mais déjà transformée dans la conscience du peuple. Ils la transformaient, à leur tour, dans le sens du beau ; ils reproduisaient et créaient à la fois.

2° Mais c’est surtout sur la forme que se concentre et s’exerce leur activité libre. Tandis que l’art symbolique s’épuise à chercher mille formes extraordinaires pour rendre ses idées, n’ayant ni mesure ni règle fixe, l’artiste grec s’enferme dans son sujet, dont il respecte les limites. Puis entre le fond et la forme il établit un parfait accord. En travaillant ainsi la forme, il perfectionne aussi le fond. Il les dégage tous deux des accessoires inutiles, afin d’adapter l’un à l’autre. Dès lors il ne s’arrête pas à un type immobile et traditionnel ; il perfectionne le tout, car le fond et la forme sont inséparables ; il les développe l’un et l’autre dans toute la sérénité de l’inspiration.

3° Quant à l’élément technique, à l’artiste classique appartient au plus haut degré l’habileté combinée avec l’inspiration. Rien ne l’arrête ni ne le gêne. Ici point d’entraves, comme dans une religion stationnaire où les formes sont consacrées par l’usage, en Égypte, par exemple. Et cette habileté va toujours croissant. Le progrès dans les procédés de l’art est nécessaire pour la réalisation de la beauté pure et l’exécution parfaite des œuvres du génie.

division. – Elle ne doit être cherchée que dans les degrés de développement qui sortent de la conception de l’idéal classique.

1° Le point fondamental qui constitue ici tout le progrès est l’avènement de la véritable personnalité, qui pour s’exprimer ne peut plus se servir des formes empruntées à la nature inorganique ou animale, ni de personnifications grossières, où la forme humaine est mêlée aux formes précédentes. Cette transformation successive, par laquelle la beauté classique s’engendre d’elle-même, est donc le premier point à examiner.

2° Après avoir franchi cet intervalle, nous aurons atteint au véritable idéal de l’art classique. Ce qui forme ici le point central, c’est l’Olympe grec, le monde nouveau des dieux de la Grèce, ces belles créations de l’art. Nous aurons à les caractériser.

3° Mais dans l’idée de l’art classique est contenu le principe de sa destruction, qui doit nous conduire dans un monde plus vaste, le monde romantique. Ce sera l’objet d’un troisième chapitre.


CHAPITRE PREMIER

DÉVELOPPEMENT DE L’ART CLASSIQUE

I. Dégradation du règne animal.

1° Sacrifices d’animaux. – 2° Chasses de bêtes féroces. – 3° Métamorphoses.

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Le premier perfectionnement consiste dans une réaction contre la forme symbolique, qu’il s’agit de détruire. Les dieux grecs sont venus de l’Orient ; les Grecs ont emprunté leurs divinités aux religions étrangères. On peut dire, d’un autre côté, qu’ils les ont inventées ; car l’invention n’exclut pas les emprunts. Ils ont transformé les idées contenues dans les traditions antérieures. Or, sur quoi a porté cette transformation ? C’est là l’histoire du polythéisme et de l’art antique, qui suit une marche parallèle et en est inséparable.

Les divinités grecques sont avant tout des personnes morales revêtues de la forme humaine. Le premier développement consiste donc à rejeter ces symboles grossiers qui, dans le naturalisme oriental, forment l’objet du culte, et qui défigurent les représentations de l’art. Ce progrès est marqué par la dégradation du règne animal. Il est clairement indiqué, dans un grand nombre des cérémonies et des fables du polythéisme : 1° par les sacrifices d’animaux ; 2° par les chasses sacrées, plusieurs des exploits attribués aux héros, en particulier les travaux d’Hercule. Quelques-unes des fables d’Ésope ont le même sens. 3° Les métamorphoses racontées par Ovide sont aussi des mythes défigurés, ou des fables devenues burlesques, mais dont le fond, resté intact et facile à reconnaître, contient la même idée.

C’est l’opposé de la manière dont les Égyptiens considéraient les animaux. La nature, ici, au lieu d’être vénérée et adorée, est rabaissée et dégradée. Revêtir une forme animale n’est plus une divinisation, c’est un châtiment d’un crime monstrueux. On fait honte aux dieux eux-mêmes de cette forme, et ils ne la prennent que pour satisfaire des passions de la nature sensuelle. Tel est le sens de plusieurs des fables de Jupiter, comme celles de Danaé, d’Europe, de Léda, de Ganymède. La représentation du principe générateur dans la nature, qui fait le fond des anciennes mythologies, est ici changée en une série d’histoires où le père des dieux et des hommes joue un rôle peu édifiant et souvent ridicule. Enfin toute cette partie de la religion qui est relative aux désirs sensuels de la nature animale est refoulée sur un dernier plan, et représentée par des divinités subalternes : Circé, qui change les hommes en pourceaux ; Pan, Silène, les satyres et les faunes. Encore la forme humaine domine, et la forme animale est à peine indiquée par des oreilles, de petites cornes, etc.

Parmi ces formes mixtes, il faut ranger aussi les Centaures, dans lesquels le côté de la nature sensible, passionné, domine, et où le côté spirituel se laisse effacer. Chiron seul, médecin habile et précepteur d’Achille, a un caractère noble ; mais ses fonctions subalternes de pédagogue l’empêchent d’appartenir au cercle des dieux ; elles ne s’élèvent pas au-dessus de l’habileté et de la sagesse humaines. – De cette façon, le caractère que présente la forme animale, dans l’art classique, se trouve changé sous tous les rapports : elle est employée pour désigner le mal, ce qui est en soi mauvais ou méprisable, les formes de la nature inférieure à l’esprit ; tandis qu’ailleurs elle est l’expression du bien et de l’absolu.

II. Combat des anciens et des nouveaux dieux.

1° Les Oracles. – 2° Distinction des anciennes et des nouvelles divinités. 

– 3° Défaite des anciens dieux.

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Après cette dégradation du règne animal se fait sentir un progrès d’un ordre plus élevé. Il consiste en ce que les véritables dieux de l’art classique, dont le caractère essentiel est la liberté et la personnalité, se manifestent avec ces attributs, la conscience et la volonté, comme puissances spirituelles. Et, ici, c’est sous la forme humaine qu’ils apparaissent. De même que le règne animal a été dégradé et rabaissé, de même les puissances de la nature sont aussi rabaissées et dégradées ; en face d’elles l’esprit occupe un rang plus élevé. Alors, au lieu de la simple personnification, c’est la vraie personnalité qui constitue l’élément principal. Toutefois les dieux de l’art classique ne cessent pas d’être des forces de la nature, parce que Dieu, ici, ne peut pas être représenté comme l’esprit libre et absolu, tel qu’il apparaît dans le judaïsme et le christianisme. Dieu n’est ni le créateur ni le maître de la nature ; il n’est pas non plus l’être absolu dont l’essence est la spiritualité. Ce contraste entre les choses créées, dépourvues du caractère divin, et la divinité, fait place à un harmonieux accord, d’où résulte la beauté. Le général et l’individuel, la nature et l’esprit, s’unissent sans perdre leurs droits et sans altérer leur pureté dans les représentations de l’art grec.

L’art classique n’atteignit donc pas immédiatement à son idéal. Aussi la manière dont ces éléments grossiers, difformes, bizarres, empruntés à la nature, se modifient et se perfectionnent, doit surtout exciter l’intérêt dans la mythologie grecque. Sans entrer dans le détail des traditions et des mythes (ce qui n’est pas notre sujet), comme points principaux dans ce progrès, nous appellerons l’attention : 1° sur les oracles ; 2° sur la distinction des anciens et des nouveaux dieux ;sur la défaite des divinités anciennes.

i. Dans les oracles, les phénomènes de la nature ne sont plus un objet d’adoration et de culte, comme chez les Perses ou les Égyptiens. Ici les dieux eux-mêmes révèlent leur sagesse à l’homme ; les noms mêmes perdent leur caractère sacré. L’oracle de Dodone fait une réponse en ce sens. Les signes par lesquels les dieux manifestent leur volonté sont très simples : le bruissement des hêtres sacrés, le murmure d’une fontaine, le vent qui ébranle le trépied à Delphes, etc. L’homme aussi est l’organe de l’oracle, lorsque, dans le délire de l’inspiration, il est troublé, ravi à lui-même : la Pythie rend ainsi les oracles. Un autre caractère, c’est que l’oracle est obscur et ambigu. Dieu, il est vrai, est considéré comme possédant la science de l’avenir ; mais la forme sous laquelle il la révèle reste vague, indéterminée ; l’idée a besoin d’être interprétée, de sorte que l’homme qui reçoit la réponse est obligé de l’expliquer, d’y mêler sa raison, et, s’il prend un parti, d’en garder en partie la responsabilité. Dans l’art dramatique, par exemple, l’homme n’agit pas encore tout à fait par lui-même ; il consulte les dieux, obéit à leur volonté ; mais sa volonté se confond avec la leur. Une part est faite à sa liberté.

ii. La distinction des anciennes et des nouvelles divinités marque encore mieux ce progrès de la liberté morale.

Entre les premières, qui personnifient les puissances de la nature, s’établit déjà une gradation : d’abord, les puissances sauvages et souterraines, le Chaos, le Tartare, l’érèbe ; puis Ouranos, Gaïa, les Géants et les Titans ; à un degré supérieur, Prométhée, l’ami des nouveaux dieux, le bienfaiteur des hommes, puis puni par Jupiter pour ce bienfait apparent : inconséquence qui s’explique, parce que, si Prométhée enseigna l’industrie aux hommes, il créa une cause de discordes et de dissensions en n’y joignant pas un enseignement plus élevé, la moralité, la science du gouvernement, les garanties de la propriété. Tel est le sens profond de ce mythe, que Platon explique ainsi dans son Protagoras.

Une autre classe de divinités, également anciennes, mais déjà morales, quoiqu’elles rappellent encore la fatalité des lois physiques, sont les Euménides, Dikê, les Érinyes. On voit apparaître ici les idées de droit et de justice, mais de droit exclusif, absolu, étroit, inintelligent, sous la forme d’une implacable vengeance, ou, comme la Némésis antique, d’une puissance qui rabaisse tout ce qui est élevé, rétablit l’égalité par le nivellement ; ce qui est l’opposé de la vraie justice.

iii. Enfin ce développement de l’idéal classique se révèle plus clairement dans la théogonie et la généalogie des dieux, dans leur naissance et leur succession, par l’abaissement des divinités des races antérieures, enfin dans l’hostilité qui éclate entre elles, dans la révolution qui leur a enlevé la souveraineté pour la mettre entre les mains des divinités nouvelles. La distinction se prononce au point d’engendrer la lutte, et le combat devient l’événement principal de la mythologie.

Ce combat est celui de la nature et de l’esprit, et il est la loi du monde. Sous la forme historique, c’est le perfectionnement de la nature humaine, la conquête successive des droits de la propriété, l’amélioration des lois, de la constitution politique. Dans les représentations religieuses, c’est le triomphe des divinités morales sur les puissances de la nature.

Ce combat s’annonce connue la plus grande catastrophe dans l’histoire du monde ; aussi ce n’est pas le sujet d’un mythe particulier, c’est le fait principal, décisif, qui fait le centre de toute cette mythologie.

La conclusion relative à l’histoire de l’art et au développement de l’idéal, c’est que l’art doit faire, comme la mythologie, rejeter comme indigne de lui tout ce qui est purement physique ou animal, ce qui est confus, fantastique, obscur, tout mélange grossier du matériel et du spirituel. Toutes ces créations d’une imagination déréglée ne trouvent plus ici leur place ; elles doivent fuir devant la lumière de l’esprit. L’art se purifie de tout ce qui est caprice, fantaisie, accessoire symbolique, de toute idée vague et confuse.

De même les dieux nouveaux forment un monde organisé et constitué. Cette unité s’affermit et se perfectionne encore dans les développements ultérieurs de l’art plastique et de la poésie.


III. Conservation des éléments anciens dans les nouvelles représentations mythologiques.

1° Les mystères. – 2° Conservation des anciennes divinités. – 3° Éléments physiques des anciens dieux.

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Malgré la victoire des nouveaux dieux, les anciennes divinités conservent leur place dans l’art classique. Elles sont vénérées, en partie sous leur forme primitive, en partie changées et modifiées.

i. La première forme sous laquelle nous trouvons les anciens mythes conservés chez les Grecs, ce sont les mystères.

Les mystères grecs n’avaient rien de secret, si par ce mot on entend que les Grecs ne savaient pas ce qui en était le fond. La plupart des Athéniens, une foule d’étrangers, étaient initiés aux mystères d’Éleusis ; seulement ils ne devaient pas révéler ce que l’initiation leur avait appris. Or il ne paraît pas qu’une bien haute sagesse ait été cachée dans les mystères, ni que leur contenu fût beaucoup plus élevé que celui de la religion publique. Ils conservaient les anciennes traditions. La forme en était symbolique, comme il convient aux anciens éléments telluriques, astronomiques et titaniques. Dans le symbole, en effet, le sens reste obscur ; il renferme autre chose que ce qui est révélé sous la forme extérieure. Les mystères de Cérès et de Bacchus avaient, il est vrai, une explication rationnelle et par là un sens profond ; mais la forme sous laquelle ce fond était présenté lui restant étrangère, rien de clair ne pouvait en sortir. Aussi les mystères ont exercé peu d’influence sur le développement de l’art. On raconte, par exemple, d’Eschyle qu’il avait révélé à dessein les mystères de Cérès. L’impiété se bornait à avoir dit qu’Artémis était la fille de Cérès, ce qui ne paraît pas une idée bien profonde.

ii. Le culte et la conservation des anciens dieux apparaissent plus clairement dans les représentations mêmes de l’art. Ainsi Prométhée est d’abord puni et châtié comme Titan ; mais ensuite nous le voyons délivré ; des honneurs durables lui sont rendus (Œdipe à Colone). Il était vénéré dans l’Académie, avec Minerve, comme Vulcain lui-même. D’après Lysimaque, Vulcain et Prométhée étaient distincts ; celui-ci était représenté comme le premier et le plus ancien. Tous deux avaient un autel commun sur le même piédestal. Selon le mythe, Prométhée n’a pas dû souffrir longtemps sa punition et fut délivré de ses chaînes par Hercule. – On a un autre exemple dans les Euménides d’Eschyle. Le débat entre Apollon et les Euménides est jugé par l’Aréopage, présidé par Minerve, c’est-à-dire l’esprit vivant du peuple athénien. Les voix sont en nombre égal ; la pierre blanche de Minerve termine le différend. Les Euménides indignées élèvent la voix ; mais Pallas les apaise en leur accordant des honneurs divins dans le bois sacré de Colone.

iii. Les anciens dieux ne conservent pas seulement leur place à côté des nouveaux ; ce qui importe plus, dans les nouveaux dieux mêmes est conservé l’élément ancien qui appartient à la nature. Comme il se concilie très bien avec l’individualité spirituelle de l’idéal classique, il se réfléchit en eux, et son culte se trouve ainsi perpétué.

Les dieux grecs, malgré leur forme humaine, ne sont donc pas, comme on l’a dit souvent, de simples allégories des éléments de la nature. On dit bien qu’Apollon est le dieu du soleil ; Diane, la déesse de la lune ; Neptune, le dieu de la mer ; mais la séparation des deux termes (l’élément physique et sa personnification), comme la domination de Dieu sur le monde au sens de la Bible, ne peut s’appliquer à la mythologie grecque. Les Grecs ne divinisaient pas davantage les objets de la nature ; ils pensaient au contraire que la nature n’est pas divine. Diviniser les êtres de la nature appartient aux mythes antérieurs. Ainsi, dans la religion égyptienne, Isis et Osiris représentent le soleil et la lune. Mais Plutarque pense qu’il serait indigne de vouloir les expliquer de cette manière. Seulement, tout ce qui, dans le soleil, la terre, etc., est déréglé ou désordonné, est, chez les Grecs, attribué aux forces physiques. Le bien, l’ordre, est l’ouvrage des dieux. L’essence des dieux, c’est le côté spirituel, la raison, le logos, le principe de la loi ou de l’ordre. – Avec cette manière de considérer la nature spirituelle des dieux, les éléments déterminés de la nature sont distingués des nouveaux dieux. Nous avons l’habitude de réunir le soleil et Apollon, la lune et Diane. Mais chez Homère ces divinités sont indépendantes des astres qu’elles représentent.

Pourtant il reste dans les nouveaux dieux un écho des puissances de la nature. On a déjà vu le principe de cette combinaison du spirituel et du naturel dans l’idéal classique ; quelques exemples ici suffiront à l’éclairer. Neptune représente la mer, l’océan dont les flots embrassent la terre ; mais sa puissance et son action s’étendent plus loin. Ce fut lui qui bâtit les murs d’Ilion ; il était un dieu tutélaire d’Athènes. Apollon, le nouveau dieu, est la lumière de la science, le dieu qui rend des oracles ; il conserve cependant une analogie avec le soleil et la lumière physique. On dispute pour savoir si Apollon doit ou non signifier le soleil : il est à la fois et n’est pas le soleil. Il a un côté physique et un côté moral ; il représente également l’esprit. Entre la lumière qui rend visibles les corps et la lumière intellectuelle, l’analogie est réelle et profonde. Ainsi, dans Apollon comme dieu de l’intelligence, on trouve aussi une allusion à la lumière du soleil. De même ses flèches mortelles ont un rapport symbolique avec les rayons de cet astre. Dans les arts figuratifs, les attributs extérieurs indiquent d’une manière plus précise l’idée que représente principalement telle ou telle divinité.

Dans l’histoire de la naissance des nouveaux dieux (V. Creuzer) on reconnaît l’élément naturel que conservent les dieux de l’idéal classique. Ainsi, dans Jupiter, il est des traits qui indiquent le soleil ; les douze travaux d’Hercule ont rapport au soleil et aux mois de l’année. La Diane d’Éphèse exprime la fécondité de la nature par ses nombreuses mamelles. Dans Artémis, au contraire, la chasseresse qui tue les bêtes féroces, avec sa belle forme humaine de jeune fille, le côté physique s’efface, quoique ce croissant et les flèches rappellent encore la lune. Il en est de même de Vénus Aphrodite ; plus on remonte vers son origine en Asie, plus elle est une puissance de la nature. Lorsqu’elle arrive à la Grèce proprement dite, alors apparaît le côté, plus spirituel et plus individuel, de la beauté du corps, de la grâce, de l’amour, qui s’ajoute au côté physique et sensible. Les Muses représentaient originairement le murmure des fontaines. Jupiter lui-même est d’abord adoré comme le tonnerre, quoique dans Homère déjà la foudre soit un signe de sa volonté, un omen, ce qui est un rapport à l’intelligence, Junon aussi présentait Un flet de la nature ; elle rappelait la voûte céleste et l’atmosphère dans laquelle les dieux voyageaient.

Il en est de même des formes du règne animal. Auparavant dégradées, elles reprennent une place positive. Mais le sens symbolique se perd, la forme animale n’a pas le droit de se mêler à la forme humaine, mélange monstrueux que l’art rejette. Elle se présente alors comme simple attribut ou signe indicateur : l’aigle auprès de Jupiter, le paon à côté de Junon ; des colombes accompagnent Vénus ; le chien Anubis devient le gardien des enfers. Si donc il y a encore quelque chose de symbolique renfermé dans l’idéal des dieux grecs, le sens primitif n’est plus apparent ; le côté physique, auparavant l’essentiel, ne reste plus que comme vestige ou particularité extérieure. Il y a plus, l’essence de ces divinités étant la nature humaine, le côté purement extérieur n’apparaît plus que comme chose accidentelle, passion ou faiblesse humaine. Telles sont les amours de Jupiter, qui primitivement se rapportaient à la force génératrice de la nature, et qui, ayant perdu leur sens symbolique, prennent le caractère d’histoires licencieuses que les poètes ont inventées à plaisir.

Cette réalisation des dieux comme personnes morales nous conduit à l’idéal proprement dit de l’art classique.


CHAPITRE II

DE L’IDÉAL DE L’ART CLASSIQUE

I. L’idéal de l’art classique en général.

1° L’idéal comme création libre de l’imagination de l’artiste. – 2° Les nouveaux dieux de l’art classique. – 3° Caractère extérieur de la représentation.

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i. Comme l’idéal classique ne parvient à se réaliser que par la transformation des éléments antérieurs, le premier point à développer consiste à faire voir qu’il est bien sorti de l’activité créatrice de l’esprit ; qu’il a trouvé son origine dans la pensée la plus intime et la plus personnelle du poète et de l’artiste.

Ceci semble contredit par ce fait que la mythologie grecque s’appuie sur d’anciennes traditions et se rattache aux doctrines religieuses des peuples de l’Orient. Si l’on admet tous ces éléments étrangers, asiatiques, pélasgiques, dodonéens, indiens, égyptiens, orphiques, comment peut-on dire que Hésiode et Homère aient donné aux dieux grecs leurs noms et leur forme ? Mais ces deux choses, la tradition et l’invention poétique, se laissent très bien concilier. La tradition fournit les matériaux ; mais elle n’apporte pas avec elle l’idée que chaque dieu doit représenter et sa forme vraie. Cette idée, les grands poètes la tirèrent de leur génie propre, et ils trouvèrent aussi la véritable forme qui lui convenait. Par là ils furent les créateurs de la mythologie que nous admirons dans l’art grec. Les dieux grecs ne sont pas pour cela une invention poétique ni une création artificielle. Ils ont leur racine dans l’esprit et les croyances du peuple grec, dans les fondements de la religion nationale ; ce sont les forces et les puissances absolues, ce qu’il y a de plus élevé dans l’imagination grecque, inspiré au poète par la Muse elle-même.

Avec cette faculté de libre création, l’artiste, on l’a vu déjà, prend une position tout autre que celle qu’il avait en Orient. Les poètes et les sages indiens ont aussi pour point de départ des données premières, les éléments de la nature, le ciel, les animaux, les fleuves, ou la conception abstraite de Brahman ; mais leur inspiration est l’anéantissement de la personnalité. Leur esprit se perd à vouloir représenter des idées aussi étrangères à leur nature intime, tandis que l’imagination, dans l’absence de règle et de mesure, incapable de se diriger, se laisse aller à des conceptions qui n’ont ni le caractère de la liberté ni celui de la beauté. Il en est comme d’un architecte obligé de s’accommoder d’un sol inégal sur lequel s’élèvent de vieux débris, des murs à moitié renversés, des collines et des rochers, forcé en outre de subordonner son plan à des fins particulières. Il ne peut élever que des constructions irrégulières, sans harmonie et d’un aspect bizarre. Ce n’est pas l’œuvre d’une imagination libre créant d’après ses propres inspirations.

Dans l’art classique, les artistes et les poètes sont aussi prophètes et précepteurs ; mais leur inspiration est personnelle.

1° D’abord ce qui fait le fond de leurs dieux n’est ni une nature étrangère à l’esprit ni la conception d’un Dieu unique, qui ne permet aucune représentation sérieuse et reste invisible. Ils empruntent leurs idées à l’esprit humain, au cœur humain, à la vie humaine. Aussi l’homme se reconnaît dans ces créations ; car ce qu’il produit au dehors, c’est la plus belle manifestation de lui-même.

2° Ils n’en sont que plus véritablement poètes. Ils façonnent à leur gré la matière et l’idée de manière à en tirer des figures libres et originales. Tous ces éléments hétérogènes ou étrangers, ils les jettent dans le creuset de leur imagination ; mais ils n’en font pas un bizarre mélange qui rappelle la chaudière des magiciennes. Tout ce qu’il y a de confus, de matériel, d’impur, de grossier, de désordonné, se consume à la flamme de leur génie. De là sort une création pure et belle, où se laissent à peine entrevoir les matières dont elle a été formée. Sous ce rapport, leur tâche consiste à dépouiller la tradition de tout ce qu’il y a en elle de grossier, de symbolique, de laid et de difforme, ensuite à mettre en lumière l’idée propre qu’ils veulent individualiser et représenter sous une forme convenable. Cette forme est la forme humaine, et elle n’est pas employée ici comme simple personnification des actions et des accidents de la vie ; elle apparaît comme la seule réalité qui réponde à l’idée. L’artiste trouve bien aussi ses images dans le monde réel ; mais il doit en effacer ce qu’elles offrent d’accidentel ou de peu convenable, avant qu’elles puissent exprimer l’élément spirituel de la nature humaine, qui, saisi dans son essence, doit représenter les puissances éternelles et les dieux. Telle est la manière libre, quoique non arbitraire, dont procède l’artiste dans la production de ses œuvres.

3° Comme les dieux prennent une part active aux affaires humaines, la tâche des poètes consiste à reconnaître leur présence et leur action, et, par là, dans les événements de ce monde, ils doivent remplir en partie le rôle de prêtres et de devins. Nous autres modernes, avec, notre prosaïque raison, nous expliquons les phénomènes physiques par des lois, les actions humaines par des volontés personnelles. Les poètes grecs, au contraire, voyaient partout le divin autour d’eux. En représentant les actions humaines comme des actions divines, ils montraient les divers aspects sous lesquels les dieux révélaient leur puissance. Aussi un grand nombre de ces manifestations divines ne sont que des actions humaines où intervient telle ou telle divinité. Si nous ouvrons les poèmes d’Homère, nous n’y trouvons presque aucun événement important qui ne soit expliqué par la volonté ou l’influence directe des dieux. Ces sortes d’interprétations sont la manière de voir, la croyance née dans l’imagination du poète. Aussi Homère les exprime souvent en son propre nom, et ne les met qu’en partie dans la bouche de ses personnages, prêtres ou héros. Ainsi, au début de l’Iliade, il a déjà lui-même expliqué la peste par le courroux d’Apollon ; plus loin, il la fera prédire par Calchas. Il en est de même du récit de la mort d’Achille, au dernier chant de l’Odyssée. Les ombres des amants, conduites par Hermès dans la prairie où fleurit l’asphodèle, y rencontrent Achille et les autres héros qui avaient combattu devant Troie. Agamemnon lui-même leur raconte la mort du jeune héros : « Les Grecs avaient combattu tout le jour ; lorsque Jupiter eut séparé les deux armées, ils portèrent le noble corps sur les vaisseaux et l’embaumèrent en versant des larmes. Alors on entendit sortir de la mer un bruit divin, et les Achéens, effrayés, se seraient précipités vers leurs vaisseaux, si un vieillard, un homme dont les années avaient mûri l’expérience, ne les eût arrêtés. Il leur explique le phénomène, en disant : « C’est la mère du héros qui vient du fond de l’Océan, avec les immortelles déesses de la mer, pour recevoir le corps de son fils. » A ces mots, la frayeur abandonne les sages Achéens. » – Dès lors, en effet, il n’y a plus pour eux rien d’étrange. Quelque chose d’humain, une mère, la mère éplorée du héros vient au-devant de lui ; Achille est son fils, elle mêle ses gémissements aux leurs. Puis Agamemnon, se tournant vers Achille, continue à décrire la douleur générale : « Autour de toi se tenaient les filles du vieil Océan, poussant des cris de douleur. Elles étendirent sur toi des vêtements parfumés d’ambroisie. Les Muses aussi, les neuf sœurs, firent entendre, chacune à leur tour, un beau chant de deuil ; et alors il n’y eut pas un Argien qui pût retenir ses larmes, tant le chant des Muses avait ému les cœurs*. »

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ii. Maintenant, de quelle nature sont les créations que l’art classique enfante en suivant un pareil procédé ? Quels sont les caractères des nouveaux dieux de l’art grec ?

1° L’idée la plus générale qu’on doit s’en faire est celle d’une individualité concentrée, qui, affranchie de la multiplicité des accidents, des actions et des circonstances particulières de la vie humaine, se recueille en elle-même au foyer de son unité simple. Ce que nous devons, en effet, d’abord remarquer, c’est leur individualité spirituelle et en même temps immuable et substantielle. Loin du monde des apparences, où règnent la misère et le besoin, loin de l’agitation et du trouble qui s’attachent à la poursuite des intérêts humains, retirés en eux-mêmes, ils s’appuient sur leur propre généralité comme sur une base éternelle où ils trouvent le repos et la félicité. Par là seulement les dieux apparaissent comme puissances impérissables, dont l’inaltérable majesté s’élève au-dessus de l’existence particulière. Dégagés de tout contact avec ce qui est étranger ou extérieur, ils se manifestent uniquement dans leur nature immuable et leur indépendance absolue.

Mais, avant tout, ce ne sont pas de simples abstractions, des généralités spirituelles, ce sont de véritables individus. A ce titre, chacun apparaît comme un idéal qui possède en lui-même la réalité, la vie ; il a une nature déterminée comme esprit, un caractère. – Sans caractère, aucune individualité véritable. – Sous ce rapport, ainsi qu’on l’a vu plus haut, les dieux spirituels renferment, comme partie intégrante d’eux-mêmes, une puissance physique déterminée avec laquelle se fond un principe moral, également déterminé, qui assigne à chaque divinité un cercle limité où doit se déployer son action extérieure. Les attributs, les traits distinctifs qui en résultent constituent le caractère propre de chaque divinité.

Néanmoins, dans le véritable idéal, ce caractère déterminé ne doit pas se resserrer au point d’être exclusif ; il doit se maintenir dans une juste mesure et retourner à la généralité, qui est l’essence de la nature divine. Ainsi chaque dieu, en tant qu’il est à la fois une individualité déterminée et une existence générale, est à la fois la partie et le tout. Il flotte dans un juste milieu entre la pure généralité et la simple particularité. C’est là ce qui donne au véritable idéal de l’art classique cette sécurité et ce calme infinis, avec une liberté affranchie de tout obstacle.

2° Mais, comme constituant la beauté dans l’art classique, le caractère déterminé des dieux n’est pas purement spirituel ; il se révèle d’autant mieux sous une forme extérieure et corporelle qui s’adresse aux yeux comme à l’esprit. Celle-ci, on l’a vu, n’admet plus l’élément symbolique, et même ne doit pas affecter le sublime. La beauté classique fait entrer l’individualité spirituelle dans le sein de la réalité sensible. Elle naît d’une harmonieuse fusion de la forme extérieure et du principe intérieur qui l’anime. Dès lors, pour cette raison même, la forme physique, aussi bien que le principe spirituel, doit paraître affranchie de tous les accidents qui tiennent à la vie extérieure, de toute dépendance de la nature, des misères inséparables de l’existence finie et passagère. Elle doit être purifiée et ennoblie de telle sorte, qu’entre les traits qui conviennent au caractère déterminé du dieu et les formes générales du corps humain se manifeste un libre accord, une harmonie parfaite. Tout trait de faiblesse et de dépendance a disparu : toute particularité arbitraire qui pourrait la souiller est effacée. Dans sa pureté sans tache, elle répond au principe spirituel qui doit s’incarner en elle.

3° Les dieux conservent, malgré leur caractère déterminé, leur caractère général et absolu. L’indépendance de l’esprit doit se révéler, dans leur représentation, sous l’apparence du calme et d’une inaltérable sérénité. Aussi voyons-nous, dans la figure des dieux, cette noblesse et cette élévation qui annoncent en eux que, quoique revêtus d’une forme naturelle et sensible, ils n’ont rien de commun avec les besoins de l’existence finie. L’existence absolue, si elle était pure, affranchie de toute détermination, conduirait au sublime ; mais dans l’idéal classique, l’esprit se réalisant et se manifestant sous une forme sensible qui est son image parfaite, ce qu’il y a de sublime se montre fondu dans sa beauté et comme ayant passé tout entier en elle. C’est là ce qui rend nécessaire, pour la représentation des dieux, l’expression de la grandeur et de la belle sublimité classiques.

Dans leur beauté, ils apparaissent donc élevés au-dessus de leur propre existence corporelle ; mais là se manifeste un désaccord entre la grandeur bienheureuse qui réside dans leur spiritualité, et leur beauté, qui est extérieure et corporelle. L’esprit paraît entièrement absorbé dans la forme sensible, et en même temps plongé en lui-même en dehors d’elle ; on dirait un dieu immortel sous des traits humains.

Aussi, quoique cette contradiction n’apparaisse pas comme une opposition manifeste, ce tout harmonieux dans son indivisible unité recèle un principe de destruction qui s’y trouve déjà exprimé. C’est là ce souffle de tristesse au milieu de la grandeur, que des hommes pleins de sagacité ont ressenti en présence des images des anciens dieux, malgré leur beauté parfaite et le charme répandu autour d’eux. Dans leur calme et leur sérénité, ils ne peuvent se laisser aller à la joie, à la jouissance ni à ce qu’on appelle la satisfaction en particulier. Le calme éternel ne doit pas aller jusqu’au rire et au gracieux qu’engendre le contentement de soi-même. La satisfaction proprement dite est le sentiment qui naît de l’accord parfait de notre âme avec sa situation présente. Napoléon, par exemple, n’a jamais exprimé sa satisfaction plus profondément que quand il lui est arrivé quelque chose dont tout le monde était mécontent ; car la véritable satisfaction n’est autre chose que l’approbation intérieure que l’individu se donne à lui-même. à ses actions, à ses efforts personnels. Son dernier degré est ce sentiment bourgeois de contentement que tout homme peut éprouver. Or ce sentiment et cette expression ne peuvent convenir aux dieux immortels de l’art classique.

C’est ce caractère de généralité, dans les dieux grecs, que l’on a voulu exprimer par de qu’on appelle le froid. Cependant ces figures ne sont froides que par rapport à la vivacité du sentiment moderne ; en elles-mêmes elles ont la chaleur et la vie. La paix divine qui se reflète dans la forme corporelle vient de ce qu’elles se séparent du fini : elle naît de leur indifférence pour tout ce qui est mortel et passager. C’est un adieu sans tristesse et sans effort, mais un adieu à la terre et à ce monde périssable. Dans ces existences divines, plus le sérieux et la liberté se manifestent au dehors, plus le contraste entre cette grandeur et la forme corporelle se fait sentir. Ces divinités bienheureuses se plaignent à la fois de leur félicité et de leur existence physique. On lit dans leurs traits le destin qui pèse sur leurs têtes, et qui, à mesure que sa puissance s’accroît, faisant éclater de plus en plus cette contradiction entre la grandeur morale et la réalité sensible, entraîne l’art classique à sa ruine.

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iii. Si l’on demande quel est le mode de manifestation extérieure qui convient à l’art classique, il n’y aurait qu’à répéter ce qui a été dit : dans l’idéal classique proprement dit, l’individualité spirituelle des dieux est représentée non dans des situations où ils entrent en rapport les uns avec les autres et qui peuvent occasionner des luttes et des combats, mais dans leur éternel repos, leur indépendance, affranchis qu’ils sont de toute espèce de peines et de souffrances, en un mot, dans le calme et la paix divins. Leur caractère déterminé ne se développe pas de manière à exciter en eux des sentiments trop vifs et des passions violentes ou à les forcer à poursuivre des intérêts particuliers. Affranchis de toute collision, ils sont délivrés de tout embarras, exempts de soucis. Ce calme parfait, où n’apparaît rien de vide, de froid, d’inanimé, mais plein de vie et de sensibilité, quoique inaltérable, est pour les dieux de l’art classique la forme de représentation la plus convenable. Si donc ils s’engagent dans des situations déterminées, les actions auxquelles ils prennent part ne doivent pas être de nature à engendrer des collisions. Peu sérieux en eux-mêmes, ces combats ne doivent pas troubler leur félicité. – Parmi les arts, c’est par conséquent la sculpture qui, mieux que les autres, représente l’idéal classique avec cette indépendance absolue où la nature divine conserve sa généralité unie au caractère particulier. C’est surtout l’ancienne sculpture, d’un goût plus sévère, qui s’attache fortement à ce côté idéal. Plus tard, on se laisse aller à la représentation de situations et de caractères d’une vitalité dramatique. La poésie, qui fait agir les dieux, les entraîne dans des luttes et des combats. D’ailleurs le calme de la plastique, lorsqu’elle reste dans son vrai domaine, est seul capable d’exprimer le contraste de la grandeur de l’esprit et de son existence finie avec ce sérieux de la tristesse dont il a été parlé plus haut.

II. Le cercle des dieux particuliers.

1° Pluralité des dieux. – 2° Absence d’unité systématique. – 3° Caractère fondamental du cercle des divinités.

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i. La pluralité des dieux, le polythéisme est absolument essentiel au principe de l’art classique. Dans cette pluralité, le monde divin forme un cercle particulier de divinités dont chacune est en soi un véritable individu et nullement un être allégorique. Chaque dieu, quoiqu’il ait un caractère propre, est un tout complet qui réunit en lui les qualités distinctives des autres divinités. Par là les dieux grecs possèdent une véritable richesse de caractère. Ils ne sont ni une existence simplement particulière ni une généralité abstraite. Ils sont l’un et l’autre, et, chez eux, l’un est la conséquence de l’autre.

ii. A cause de cette espèce d’individualité, le polythéisme grec ne peut constituer un tout bien réel, un ensemble systématique.

L’Olympe grec se compose d’une multitude de dieux distincts, mais qui ne forment pas une hiérarchie constituée. Les rangs n’y sont pas rigoureusement fixés. De là la liberté, la sérénité, l’indépendance de ces personnages. Sans cette contradiction apparente, ces divinités seraient embarrassées les unes dans les autres, entravées dans leur développement et leur puissance. Au lieu d’être de véritables personnages, elles ne seraient que des êtres allégoriques, des abstractions personnifiées.

iii. Si l’on considère de plus près le cercle des principales divinités grecques, d’après leur caractère fondamental et simple, tel que la sculpture surtout le représente, on trouve bien, il est vrai, des différences essentielles ; mais dans les points particuliers ces différences s’effacent. La rigueur des distinctions est tempérée par une inconséquence qui est la condition de la beauté et de l’individualité. Ainsi Jupiter possède la souveraineté sur les dieux et les hommes, mais sans par là mettre en péril la libre indépendance des autres dieux. Il est le dieu suprême ; toutefois sa puissance n’absorbe pas la leur. Il a un rapport avec le ciel, l’éclair et la foudre, avec le principe de la vie dans la nature ; d’une manière spéciale avec la puissance de l’État, l’ordre établi par les lois. Il représente aussi la supériorité du savoir et de l’esprit. Ses frères règnent sur la mer et sur le monde souterrain. Apollon apparaît comme le dieu de la science, le précepteur des Muses. La ruse et l’éloquence l’habileté, dans ses négociations, etc., sont les attributions d’Hermès, chargé aussi de conduire les âmes aux enfers. La force militaire est le trait caractéristique de Mars. Vulcain est habile dans les arts mécaniques. L’inspiration poétique, la vertu inspiratrice du vin, les jeux scéniques, sont attribués à Bacchus. Les divinités de l’autre sexe parcourent un semblable cercle d’idées. Dans Junon, le lien conjugal est le caractère principal. Cérès enseigne et propage l’agriculture, la propriété, le mariage, avec lesquels commence l’ordre social ; Minerve est la modération, la prudence et la sagesse ; elle préside à la législation. La vierge guerrière, pleine de sagesse et de raison, est la personnification divine du génie athénien, l’esprit libre, original et profond de la ville d’Athènes. Diane, différente de la Diane d’Éphèse, a comme trait essentiel, la fierté dédaigneuse de la chasteté virginale. Elle aime la chasse et elle est en général la jeune fille non d’une sensibilité discrète et silencieuse, mais d’un caractère sérieux, qui a l’âme et la pensée hautes. Vénus Aphrodite, avec l’Amour charmant qui, après avoir été l’ancien Éros titanique, est devenu un enfant, représente l’attrait mutuel des deux sexes et la passion de l’amour.

Telles sont les principales idées qui forment le fond des divinités spirituelles et morales. Pour ce qui est de leur représentation sensible, nous pouvons encore indiquer la sculpture comme l’art également capable d’exprimer ce côté particulier des dieux. En effet, si elle exprime l’individualité dans ce qu’elle a de plus original, par là même elle dépasse cette grandeur immobile, cette raideur des premières statues ; ce qui ne l’empêche pas de réunir et de concentrer la multiplicité et la richesse des qualités individuelles dans cette unité de la personne que nous appelons le caractère. Elle rend ce dernier dans toute sa clarté et sa simplicité ; elle fixe dans les statues des dieux son expression la plus parfaite. – Sous un rapport, la sculpture est plus idéale que la poésie ; mais, d’un autre côté, elle individualise le caractère des dieux sous la forme humaine entièrement déterminée. Elle accomplit ainsi l’anthropomorphisme de l’idéal classique. Comme étant cette représentation parfaite de l’idéal réalisé dans une forme extérieure, adéquate à son idée, les images de la sculpture grecque sont des figures idéales au plus haut degré. Elles sont des modèles éternels et absolus, le point central de la beauté classique. Et leur type doit rester la base de toutes les autres productions de l’art grec, où les personnages entrent en mouvement, se manifestent dans des actions et des circonstances particulières.

III. De l’individualité propre à chacun des dieux.

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1° Matériaux pour cette individualisation. – 2° Conservation du caractère moral. 

– 3° Prédominance de l’agrément et de la grâce.

Pour représenter les dieux dans leur véritable individualité, il ne suffit pas de les distinguer par quelques attributs particuliers. L’art classique ne se borne pas d’ailleurs à représenter ces personnages immobiles et concentrés en eux-mêmes ; il les montre aussi en mouvement et en action. Le caractère des dieux se particularise donc, et offre les traits spéciaux dont se compose la physionomie propre de chaque dieu. C’est là le côté accidentel, positif, historique, qui figure dans la mythologie et aussi dans l’art comme élément accessoire, mais nécessaire.

i. Ces matériaux sont fournis par l’histoire ou la fable. Ce sont des antécédents, des particularités locales qui donnent aux dieux leur individualité et leur originalité vivantes. Les uns sont empruntés aux religions symboliques qui conservent une trace dans les nouvelles créations ; l’élément symbolique est absorbé dans le mythe nouveau. D’autres sont pris dans les origines nationales qui se rattachent aux temps héroïques et aux traditions étrangères. D’autres enfin proviennent des circonstances locales, relatives à la propagation des mythes, à leur formation, aux usages et aux cérémonies du culte, etc. Tous ces matériaux façonnés par l’art donnent aux dieux grecs l’apparence, l’intérêt et le charme de l’humanité vivante. Mais ce côté traditionnel qui, à l’origine, avait un sens symbolique, l’a perdu peu à peu ; il n’est plus destiné qu’à compléter l’individualité des dieux, à leur donner une forme plus humaine et plus sensible, à ajouter, par ces détails souvent peu dignes de la majesté divine, le côté de l’arbitraire et de l’accidentel. La sculpture, qui représente l’idéal pur, doit, sans l’exclure tout à fait, le laisser apparaître le moins possible ; elle le représente comme accessoire dans la coiffure, les armes, les ornements, les attributs extérieurs.

ii. Une autre source pour la détermination plus précise du caractère des dieux est leur intervention dans les actions et les circonstances de la vie humaine. Ici l’imagination du poète se répand comme une source intarissable en une foule d’histoires particulières, de traits de caractère et d’actions attribuées aux dieux. Le problème de l’art consiste à combiner d’une manière naturelle et vivante l’action des personnages divins et les actions humaines, de manière que les dieux apparaissent comme la cause générale de ce que l’homme fait et accomplit lui-même. Les dieux, ainsi, sont les principes intérieurs qui résident au fond de l’âme humaine, ses propres passions dans ce qu’elles ont d’élevé, et sa pensée personnelle ; ou c’est la nécessité de la situation, la force des circonstances dont l’homme subit l’action fatale. C’est ce qui perce dans toutes les situations où Homère fait intervenir les dieux et dans la manière dont ils influent sur les événements.

iii. Mais, par ce côté, les dieux de l’art classique abandonnent de plus en plus la sérénité silencieuse de l’idéal, pour descendre dans la multiplicité des situations individuelles, des actions, et dans le conflit des passions humaines. L’art classique se trouve ainsi entraîné au dernier degré d’individualisation ; il tombe dans l’agréable et le gracieux. Le divin s’absorbe dans le fini, qui s’adresse exclusivement à la sensibilité, qui se retrouve alors et se satisfait au hasard dans les images façonnées par l’art. Le sérieux du caractère divin fait place à la grâce qui, au lieu de frapper l’homme d’un saint respect et de l’élever au-dessus de son individualité, le laisse tranquille spectateur et n’a d’autre prétention que de lui plaire.

Cette tendance de l’art à s’absorber dans la partie extérieure des choses, à faire prévaloir l’élément particulier, fini, marque le point de transition qui conduit à une nouvelle forme de l’art ; car, une fois le champ ouvert à la multiplicité des formes finies, celles-ci se mettent en opposition avec l’idée, sa généralité et sa vérité. Et alors commence à naître le dégoût de la raison pour ces représentations, qui ne répondent plus à leur objet éternel.


 

CHAPITRE III

DESTRUCTION DE L’ART CLASSIQUE.

I. Le Destin.

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Indépendamment des causes extérieures qui ont occasionné la décadence de l’art et précipité sa chute, plusieurs causes internes, prises dans la nature même de l’idéal grec, rendaient cette chute inévitable. D’abord les dieux grecs, comme on l’a vu, portent en eux-mêmes le germe de leur destruction, et le vice qu’ils recèlent est dévoilé par les représentations de l’art classique lui-même. La pluralité des dieux et leur diversité en font déjà des existences accidentelles ; cette multiplicité ne peut satisfaire la raison. La pensée les dissout et les fait rentrer dans une divinité unique. Les dieux, d’ailleurs, ne restent pas dans leur repos éternel ; ils entrent en action, prennent part aux intérêts, aux passions, et se mêlent aux collisions de la vie humaine. Cette multitude de rapports où ils s’engagent, comme acteurs dans ce drame, détruit la majesté divine, contredit leur grandeur, leur dignité, leur beauté. Dans le véritable idéal lui-même, celui de la sculpture, on remarque quelque chose d’inanimé, d’insensible, de froid, un air sérieux de tristesse silencieuse, qui indique que quelque chose de plus élevé pèse sur leurs têtes, la Nécessité, le Destin, unité suprême, divinité aveugle, l’immuable fatalité à laquelle sont soumis et les dieux et les hommes.

II. Destruction des dieux par leur anthropomorphisme.

1° Absence de vraie personnalité. – 2° Transition de l’art classique à l’art chrétien. –

3° Destruction de l’art classique dans son propre domaine.

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i. Mais la cause principale, c’est que, la nécessité absolue ne faisant pas partie intégrante de leur personnalité et leur étant étrangère, le côté particulier, individuel n’est plus retenu sur sa pente et se développe de plus en plus sans règle et sans mesure. Ils se laissent entraîner dans les accidents extérieurs de la vie humaine, et tombent dans toutes les imperfections de l’anthropomorphisme. Dès lors la ruine de ces belles divinités de l’art est inévitable. La conscience morale s’en détourne et les réprouve. Les dieux, il est vrai, sont des personnes morales, mais sous la forme humaine et corporelle. Or la vraie moralité n’apparaît qu’à la conscience et sous une forme purement spirituelle. Le point de vue du beau n’est ni celui de la religion ni celui de la morale. La spiritualité infinie, invisible, voilà le divin pour la conscience religieuse. Pour la conscience morale, le bien est une idée, une conception, un devoir qui commande le sacrifice des sens. On a donc beau s’enthousiasmer pour l’art et la beauté grecs, admirer ces belles divinités, l’âme ne se reconnaît pas tout entière dans l’objet de sa contemplation ou de son culte. Ce qu’elle conçoit comme le vrai idéal, c’est un Dieu esprit, infini, absolu, personnel, doué de qualités morales, de la justice, de la bonté, etc.

C’est ce dont les dieux du polythéisme grec, malgré leur beauté, ne nous offrent pas l’image.

ii. Quant à la transition de la mythologie grecque à une religion nouvelle et à un art nouveau, elle ne pouvait plus s’effectuer dans le domaine de l’imagination. A l’origine de l’art grec, la transition apparaît sous la forme d’un combat entre les anciens et les nouveaux dieux, dans la région même de l’art et de l’imagination. Ici, c’est sur le terrain plus sérieux de l’histoire que s’accomplit cette révolution. L’idée nouvelle n’apparaît pas comme une révélation de l’art ou sous une forme du mythe et de la fable, mais dans l’histoire même, par le cours des événements, par l’apparition de Dieu même sur la terre, où il est né, a vécu et est ressuscité. C’est là un fonds d’idées que l’art n’a pas inventé et qu’il trouve en dehors de lui. Les dieux de l’art classique n’ont d’existence que dans l’imagination ; ils n’ont été visibles que dans la pierre et le bois ; ils n’ont pas été à la fois chair et esprit. Cette existence réelle de Dieu en chair et en esprit, le christianisme, pour la première fois, l’a montrée dans la vie et les actions d’un Dieu présent parmi les hommes. Ce passage ne peut donc s’accomplir dans le domaine de l’art, parce que le Dieu de la religion révélée est le Dieu réel et vivant. Comparés à lui, ses adversaires n’ont été que des êtres imaginaires, qui ne peuvent être pris au sérieux et se rencontrer avec lui sur le terrain de l’histoire. L’opposition et le combat ne peuvent donc offrir le caractère d’une lutte sérieuse et être représentés comme tels par l’art ou la poésie. Aussi, toutes les fois que l’on a essayé de faire de ce sujet, chez les modernes, un thème poétique, on l’a fait d’une manière frivole et impie, comme dans la Guerre des dieux, de Parny.

D’un autre côté, vainement se prendrait-on à regretter, comme on l’a fait souvent en prose et en vers, l’idéal grec et la mythologie païenne, comme plus favorables à l’art et à la poésie que la croyance chrétienne, à qui l’on accorde une plus haute vérité morale, mais en la regardant comme inférieure au point de vue de l’art et du beau.

Le christianisme a sa poésie et son art à lui, son idéal essentiellement différent de l’idéal et de l’art grecs. Ici tout parallèle est superficiel. Le polythéisme, c’est l’anthropomorphisme. Les dieux de la Grèce sont de belles divinités sous la forme humaine. Dès que la raison a compris Dieu comme esprit et comme Être infini, avec cette conception apparaissent d’autres idées, d’autres sentiments, d’autres exigences, que l’art ancien est incapable de satisfaire, auxquels il ne peut atteindre, qui appellent par conséquent un art nouveau, une poésie nouvelle. Ainsi les regrets sont superflus, la comparaison n’a plus de sens : ce n’est plus qu’un texte pour la déclamation. Ce que l’on a pu objecter sérieusement au christianisme, ses tendances au mysticisme, à l’ascétisme, qui, en effet, sont contraires à l’art, ne sont que les exagérations de son principe. Mais la pensée qui fait le fond du christianisme, le vrai sentiment chrétien, loin d’être contraires à l’art, lui sont très favorables. De là est sorti un art nouveau, inférieur, il est vrai, par certains côtés, à l’art antique, dans la sculpture, par exemple, mais qui lui est supérieur, par d’autres côtés, de toute la hauteur de son idée comparée à l’idée païenne.

iii. Si l’on jette un coup d’œil sur les causes extérieures qui, dans son propre domaine, ont amené cette décadence, il est facile de les reconnaître dans les situations de la société antique, qui annoncent à la fois et la ruine de l’art et celle de la religion. On reconnaît les vices de cet ordre social où l’État était tout, l’individu rien par lui-même. C’était là le vice radical de la cité grecque. Dans cette identification de l’homme et de l’État, les droits de l’individu sont méconnus. Celui-ci, alors, cherche à se frayer une voie distincte et indépendante, se sépare de l’intérêt public, poursuit ses fins propres, et finalement travaille à la ruine de l’État. De là l’égoïsme qui mine peu à peu cette société, et les excès toujours croissants de la démagogie.

D’un autre côté s’élève dans les âmes d’élite le besoin d’une liberté plus haute dans un État organisé sur la base de la justice et du droit. En attendant, l’homme se replie sur lui-même, et, désertant la loi écrite, religieuse et civile, prend sa conscience pour règle de ses actes. Socrate marque l’avènement de cette idée. A Rome, dans les dernières années de la république, chez les âmes énergiques, se révèlent cet antagonisme et ce détachement de la société. De beaux caractères nous offrent le spectacle des vertus privées à côté de l’affaiblissement et de la corruption des mœurs publiques.

Ainsi le principe nouveau s’élève avec énergie contre un monde qui le contredit, et il prend à tâche de le représenter dans sa corruption. Une nouvelle forme de l’art se développe, où le combat n’est plus celui de la raison aux prises avec la réalité ; c’est un tableau vivant de la société, qui, par ses excès, se détruit elle-même de ses propres mains. Tel est le comique, tel qu’Aristophane l’a traité chez les Grecs, en l’appliquant aux intérêts essentiels de la société de son temps, sans colère, avec une plaisanterie pleine de gaieté et de sérénité.

III. La satire.

1° Différence de la destruction de l’art classique et de l’art symbolique. – 2° La satire. –

3° Le monde romain comme monde de la satire.

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Mais cette solution qui admet encore la possibilité de l’art, nous la voyons disparaître à mesure que l’opposition, se prolongeant comme telle, introduit à la place de l’harmonie poétique un rapport prosaïque des deux côtés. Dès lors, la forme classique de l’art est détruite, la ruine de ses dieux est consommée ; le monde du beau est fini dans l’histoire. – Quelle est la forme de l’art qui, dans cette transition à une forme plus élevée, peut encore trouver sa place et en hâter l’avènement ?

i. Nous avons vu l’art symbolique se terminer aussi par la séparation de la forme et de l’idée, dans une multitude de genres particuliers : la comparaison, la fable, l’énigme, etc. Or, s’il est vrai qu’une semblable séparation constitue, au point de vue où nous sommes, le principe de la destruction de l’idéal, nous devons nous demander quelle est la différence entre ce mode de transition et le précédent.

1° Dans la forme symbolique et comparative, la forme et l’idée, malgré leur affinité, sont naturellement étrangères l’une à l’autre. Les deux principes sont d’accord entre eux, puisque ce sont précisément leurs ressemblances et leurs analogies qui sont la base de leur combinaison ou de leur comparaison. Mais, puisqu’ils restent ainsi séparés et étrangers au sein même de leur union, il ne peut se déclarer entre eux d’hostilité lorsqu’ils viennent à être désunis. Le lien étant faible, quand il est brisé, ils n’en souffrent pas. L’idéal de l’art classique, au contraire, a son principe dans l’identification parfaite de l’idée et de la forme, de l’individualité spirituelle et de la forme corporelle. Dès lors, si les deux éléments qui offrent une si complète unité se séparent, cela n’arrive que, parce qu’ils ne peuvent plus se supporter mutuellement ; ils ne doivent renoncer à cette harmonie intime que pour passer à une incompatibilité absolue, à une irréconciliable inimitié.

ii. Comme le caractère du rapport, celui des éléments a aussi changé. Dans l’art symbolique, il y a plus ou moins d’idées abstraites, de pensées générales symboliquement représentées. Or, dans la forme qui prévaut à cette époque de transition de l’art classique à l’art romantique, le fond se compose bien aussi de pensées abstraites, de semblables sentiments, de principes rationnels ; mais ce ne sont pas ces vérités abstraites en elles-mêmes, c’est leur réalisation dans la conscience individuelle, dans la raison personnelle et libre de l’homme, qui constitue un des termes de l’opposition. Ce qui caractérise essentiellement cette époque de transition, c’est la manifestation de l’esprit comme pénétré du sentiment de sa liberté et de son indépendance. Il s’agit de représenter les efforts que fait l’esprit pour prévaloir sur une forme vieillie et, en général, sur un monde qui ne lui convient plus. En même temps, l’homme se dérobe à la réalité sensible, se retire en lui-même ; il y cherche la satisfaction intime, la paix, le bonheur. Mais, en s’isolant de la société, il se condamne à une existence abstraite, et ne peut jouir de la plénitude de sa vie. En face de lui est un monde qui lui apparaît comme mauvais et corrompu. – De cette manière l’art prend un caractère sérieux et réfléchi. Retranché dans sa sagesse intolérante, fort et confiant dans la vérité de ses principes, il se met en opposition violente avec la corruption du temps. Or le noeud de ce drame présente un caractère prosaïque. Un esprit élevé, une âme pénétrée du sentiment de la vertu, à la vue d’un monde qui, loin de réaliser son idéal, ne lui offre que le spectacle du vice et de la folie, s’élève contre lui avec indignation, le raille avec finesse, l’accable des traits de sa mordante ironie. – La forme de l’art qui entreprend de représenter cette lutte est la satire. Dans les théories ordinaires, on est fort embarrassé de savoir dans quel genre elle doit rentrer : elle n’a rien du poème épique, elle n’appartient pas à la poésie lyrique, ce n’est pas non plus une poésie inspirée par la jouissance intérieure qui accompagne le sentiment de la libre beauté et qui déborde au dehors. Dans son humeur chagrine, elle se borne à caractériser avec énergie le désaccord qui éclate entre le monde réel et les principes d’une morale abstraite. Elle ne produit ni véritable poésie ni œuvre d’art véritable. Aussi la forme satirique ne peut être regardée comme un genre particulier de poésie ; mais, considérée d’une manière générale, elle est cette forme de transition qui termine l’art classique.

iii. Son vrai domaine n’est pas la Grèce, qui est le pays de la beauté. Telle que nous l’avons décrite, la satire appartient en propre aux Romains. L’esprit du monde romain, c’est la domination de la loi abstraite, la destruction de la beauté, l’absence de sérénité dans les mœurs, le refoulement des affections domestiques et naturelles en général, le sacrifice de l’individualité, qui se dévoue à l’État et trouve son impassible dignité, sa satisfaction rationnelle dans l’obéissance à la loi. Le principe de cette vertu politique, dans sa froide et austère rudesse, a soumis au dehors toutes les individualités nationales ; tandis qu’au dedans le droit s’est développé avec la même rigueur et la même exactitude de formes, au point d’atteindre à sa perfection. Mais ce principe était contraire à l’art véritable ; aussi ne trouve-t-on à Rome aucun art qui présente un caractère de liberté et de grandeur. Les Romains ont reçu et appris des Grecs la sculpture et la peinture, la poésie épique, lyrique et dramatique. Il est à remarquer que ce qui peut être appelé indigène, chez les Romains, ce sont les farces comiques, les Fescennines et les Atellanes. Au contraire les comédies travaillées avec art, celles de Plaute et de Térence, sont d’origine grecque. Ennius puisait déjà aux sources grecques et prosaïsait la mythologie. Les Romains ne peuvent revendiquer, comme leur appartenant en propre, que les formes de l’art qui, dans leur principe, sont prosaïques, le poème didactique, par exemple, lorsqu’il a pour objet la morale et donne à ses réflexions générales les ornements purement extérieurs du mètre, des images, des comparaisons, d’une belle diction et d’une rhétorique élégante. Mais il faut placer avant tout la satire. Le dégoût qu’inspire à la vertu le spectacle du monde, tel est le sentiment qui cherche à s’exprimer souvent dans d’assez creuses déclamations.

Cette forme de l’art, prosaïque en elle-même, ne peut devenir poétique que lorsqu’elle nous met devant les yeux l’image d’une société corrompue qui se détruit de ses propres mains. C’est ainsi qu’Horace, qui, comme lyrique, s’est exercé dans la forme et selon la manière grecques, nous trace dans les Épîtres et les Satires, où il est plus original, un portrait vivant des mœurs de son temps et de toutes les sottises qu’il avait sous les yeux. Nous trouvons là un modèle de plaisanterie fine et de bon goût, mais non au même degré la véritable gaieté poétique qui se contente de rendre ridicule ce qui est mauvais. – Chez d’autres, au contraire, la satire n’est qu’un parallèle, un contraste entre le vice et la vertu. Ici le mécontentement, la colère et la haine éclatent au dehors sous des formes que la sagesse morale emprunte à l’éloquence. L’indignation d’une âme noble s’élève contre la corruption et la servitude. Elle retrace, à côté des vices du jour, l’image des anciennes mœurs, de l’ancienne liberté, des vertus d’un autre âge, sans espoir de les voir renaître, quelquefois sans véritable conviction. A la faiblesse et à la mobilité du caractère, aux misères, aux dangers, à l’opprobre du présent, elle ne peut opposer que l’indifférence stoïcienne et l’inébranlable fermeté du sage. – Ce mécontentement donne aussi à l’histoire, telle que l’ont écrite les Romains, et à leur philosophie, un ton semblable. Salluste s’élève contre la corruption des mœurs, à laquelle il n’était pas lui-même étranger. Tite-Live, avec son élégance de rhéteur, cherche à consoler du présent par la description des anciens jours. Mais c’est surtout Tacite qui, avec un pathétique plein d’élévation et de profondeur, dévoile toute la perversité de son temps dans un tableau frappant de vérité.

Plus tard enfin nous voyons le Grec Lucien, avec un esprit plus léger et une verve plus gaie, attaquer tout, héros, philosophes et dieux, se moquer surtout des anciennes divinités à cause de leur anthropomorphisme. Mais il tombe souvent dans le verbiage, lorsqu’il raconte les actions des dieux, et devient ennuyeux, pour nous surtout qui sommes tout préparés contre la religion qu’il voulait détruire. D’un autre côté, nous savons qu’au point de vue de la beauté, malgré ses plaisanteries et ses sarcasmes, les fables qu’il tourne en ridicule conservent leur valeur éternelle.

Mais l’art ne peut rester dans ce désaccord entre la conscience humaine et le monde réel sans sortir de son propre principe. L’esprit doit être conçu comme l’infini en soi, l’absolu. Or, quoiqu’il ne permette pas à la réalité finie de subsister en face de lui comme vraie et indépendante, il ne peut rester en hostilité avec elle. L’opposition doit faire place à une nouvelle conciliation, et à l’idéal classique doit succéder une autre forme de l’art, dont le caractère est la subjectivité infinie.


 

TROISIÈME SECTION

DE LA FORME ROMANTIQUE DE L’ART

DU ROMANTIQUE EN GÉNÉRAL

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1° Principe de la subjectivité intérieure. – 2° Des idées et des formes qui constituent le fond de la représentation romantique. – 3° De son mode particulier de représentation.

i. Le caractère de l’art romantique se détermine, selon la méthode que nous avons suivie, par l’idée qui en fait le fond et qu’il est appelé à représenter. Nous devons donc chercher d’abord à expliquer le principe nouveau qui se révèle à la conscience comme l’essence absolue de la vérité, dans cette époque du développement de la pensée humaine et dans la forme de l’art qui lui correspond.

A l’origine de l’art, la tendance de l’imagination consistait à faire effort pour s’élever au-dessus de la nature et atteindre à la spiritualité. Mais cet effort ne fut qu’une tentative impuissante. L’intelligence ne pouvant fournir à l’art ce qui doit faire le véritable fond de ses créations, celui-ci était condamné à n’enfanter que l’image grossière des forces physiques, ou à représenter des abstractions dépourvues de personnalité. Tel était le caractère fondamental de l’art, à ce premier moment.

La seconde époque, celle de l’art classique, a offert un aspect tout opposé. Ici, quoique l’esprit soit obligé de lutter encore contre des éléments qui appartiennent à sa nature, de les détruire pour s’affranchir de ses liens et se développer librement, c’est lui qui constitue le fond de la représentation ; la forme extérieure et corporelle est seule empruntée à la nature. Cette forme ne reste pas d’ailleurs, comme dans la première époque, superficielle, indéterminée, non pénétrée par l’esprit. L’art, au contraire, atteignit son plus haut point de perfection lorsque s’accomplit cet heureux accord entre la forme et l’idée, lorsque l’esprit idéalisa la nature et en fit une image fidèle de lui-même. C’est ainsi que l’art classique est la représentation parfaite de l’idéal, le règne de la beauté. Rien de plus beau ne s’est vu et ne se verra.

Cependant il existe quelque chose encore de plus élevé que la manifestation belle de l’esprit sous la forme sensible façonnée par l’esprit lui-même et sa parfaite image ; car cette union, qui s’accomplit dans le domaine de la réalité sensible, contredit par là même la conception de l’esprit. L’esprit a pour essence la conformité avec lui-même, l’unité de son idée et de sa réalisation. Il ne peut donc trouver de réalité qui lui corresponde que dans son monde propre, le monde spirituel ou intérieur de l’âme. C’est ainsi qu’il parvient à jouir de sa nature infinie et de sa liberté.

Il doit donc abandonner cet accord avec le monde sensible et trouver sa véritable harmonie dans sa nature intime. Aussi cette belle unité de l’idéal se brise ; elle laisse ses deux éléments se séparer, afin que l’esprit puisse atteindre, par cette séparation, à une harmonie plus profonde.

Ce développement de l’esprit qui s’élève ainsi jusqu’à lui-même, qui trouve en lui ce qu’il cherchait avant dans le monde sensible, constitue le principe fondamental de l’art romantique.

Mais la conséquence nécessaire, c’est que, dans cette dernière période du développement de l’art, la beauté de l’idéal classique, qui est la beauté sous sa forme la plus parfaite et dans son essence la plus pure. n’est plus la chose suprême ; car l’esprit sait alors que sa vraie nature n’est pas de s’absorber dans la forme corporelle ; il comprend qu’il est de son essence d’abandonner cette réalité extérieure pour se replier en lui-même ; il déclare celle-ci incapable de le représenter. Si donc cette nouvelle conception est destinée à se manifester sous la forme du beau, la beauté, dans le sens où nous l’avons considérée jusqu’ici, reste quelque chose d’inférieur et de subordonné, elle fait place à la beauté spirituelle, qui réside au fond de l’âme, dans les profondeurs de sa nature infinie.

Or, pour que l’esprit parvienne à prendre ainsi possession de sa nature infinie, il est d’autant plus nécessaire qu’il abandonne la forme imparfaite de la subjectivité pour s’élever jusqu’à l’absolu. En d’autres termes, l’âme humaine doit se manifester comme remplie de l’essence divine et de l’être absolu, comme ayant une parfaite conscience de cette unité, et doit y conformer sa volonté. D’un autre côté, le principe divin ne doit pas être compris comme placé en dehors de l’humanité. L’anthropomorphisme de la pensée grecque doit disparaître, mais pour faire place à un anthropomorphisme d’un ordre plus élevé, dont la base soit la personnalité humaine sous sa forme véritable.

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ii. En examinant de plus près les différents points de vue que renferme cette conception nouvelle, nous avons à indiquer le cercle des objets et des formes, dont le développement a son principe dans l’idée fondamentale de l’art romantique.

Ce qui constitue le fond véritable de la pensée romantique, c’est donc la conscience que l’esprit a de sa nature absolue et infinie, et, par là, de son indépendance et de sa liberté. Or cette manière d’être a pour conséquence l’absolue négation de tout ce qui est fini et particulier. C’est l’unité simple, qui, concentrée en elle-même, écarte toute relation extérieure, se dérobe au mouvement qui entraîne tous les êtres de la nature dans leurs phases successives de naissance, d’accroissement, de dépérissement, de renouvellement. Toutes les divinités particulières sont absorbées dans cette unité infinie. Dans ce panthéon, tous les dieux sont détrônés. La flamme de la subjectivité les a dévorés. A la place de la pluralité plastique, l’art ne reconnaît plus qu’un seul Dieu, un seul esprit, un être absolu qui ne relève que de lui-même. Dieu n’a plus rien de commun avec ces personnages individuels dont chacun avait son caractère propre et son rôle distinct, qui formaient une hiérarchie, et dont les rapports étaient dominés par la puissance d’une aveugle nécessité.

Cependant l’absolu, comme tel, échapperait à l’art et ne serait accessible qu’à la pensée abstraite, si, pour obtenir une existence réelle conforme à sa nature, il ne passait dans le monde extérieur, d’où il retourne ensuite à lui-même. Or il est de l’essence de l’absolu de se réaliser, et son développement a pour premier résultat le monde visible. En même temps, en se manifestant ainsi dans le monde, il ne se révèle pas comme l’être unique, le dieu jaloux en face de qui la nature et l’homme ne sont que néant. Il se manifeste en eux comme leur âme et leur principe de vie. Au lieu de rester enfermé dans les profondeurs de son essence, il ouvre ses trésors et les répand dans la création. Il présente ainsi un côté par où il est accessible à l’art et susceptible d’être représenté.

Mais ce n’est pas dans la nature proprement dite qu’il faut chercher la véritable réalisation de l’absolu, c’est dans le monde de la personnalité et de la liberté. Ici, au lieu de perdre dans sa manifestation extérieure la conscience de lui-même, il l’acquiert en se développant et en se réalisant. Dieu, dans sa réalité, n’est donc pas un idéal créé par l’imagination. Il réside au sein du fini, au milieu de ce monde des existences accidentelles ; et il se sait comme principe divin qui est infini ; il se révèle à lui-même son infinité.

Dès lors, l’homme étant la véritable manifestation de Dieu, l’art obtient le droit plus élevé d’employer l’existence humaine et, en général, les formes du monde sensible pour exprimer l’absolu. Néanmoins le nouveau problème pour l’art consiste, au lieu de plonger l’esprit dans la matière, à représenter le retour de l’esprit sur lui-même et la conscience réfléchie de Dieu dans l’individu. La plus haute expression de la vérité est dans l’homme. Ni la nature proprement dite, le soleil, le ciel, les étoiles, etc., ni le cercle des divinités du monde grec de la beauté, ni les héros et leurs actions ne peuvent fournir le fond des représentations de l’art. L’homme, au contraire, comme individu, dans sa vie intérieure, conserve un prix infini.

Si nous comparons, sous ce rapport, l’art romantique à l’art classique, dont la sculpture grecque est l’expression la plus complète, nous voyons que la plastique des dieux n’exprime pas l’activité de l’esprit dégagé de la matière et parvenu à la conscience réfléchie de lui-même. Le caractère accidentel ne l’individualité est effacé, il est vrai, dans les images des dieux d’un genre élevé ; mais on y chercherait vainement ce qui annonce la vraie personnalité, la conscience nette de soi-même et la volonté réfléchie. A l’extérieur, ce défaut se trahit par un point essentiel : l’expression la plus immatérielle de l’âme, la lumière de l’œil, manque aux représentations de la sculpture ; les personnages de la statuaire de l’ordre le plus élevé sont privés du regard. Nous ne pouvons pénétrer dans le monde intérieur de cette âme que l’œil seul peut révéler. Le rayon de l’esprit vient du dehors et ne rencontre rien qui lui réponde ; il appartient au spectateur seul, qui ne peut contempler le personnage, pour ainsi dire, âme dans âme, œil dans œil. Le dieu de l’art romantique, au contraire, est un dieu qui voit, qui se sait, qui se saisit dans sa personnalité intérieure, et qui ouvre les profondeurs de sa nature. – D’un autre côté, comme l’esprit absolu se révèle en même temps d’une manière sensible et se manifeste sous la forme humaine, l’homme se trouvant en rapport avec le monde entier, la représentation embrasse une vaste multiplicité d’objets appartenant à la fois à l’ordre moral et à la nature extérieure.

En creusant plus avant ce principe de la subjectivité absolue, on trouve dans son développement les idées et les formes suivantes :

1° Dieu lui-même se fait homme. Le Dieu qui se sait à la fois Dieu et homme, qui, dans sa vie et ses souffrances, sa naissance, sa mort et sa résurrection, manifeste à la conscience la vraie destinée de l’esprit, telle est l’idée fondamentale que représente l’art romantique dans l’histoire du Christ, de sa mère et de ses disciples, ainsi que dans tous les personnages chez lesquels l’esprit saint réside, où la divinité se manifeste.

2° En prenant pour modèle Dieu lui-même, l’homme doit, pour s’élever jusqu’à lui, se proposer d’abord de se dépouiller de sa nature finie, de renoncer à ce qui n’est en lui que néant, et, par cette mort, d’arriver à la vie réelle, de devenir ce que Dieu, dans sa vie mortelle, a donné à contempler comme la vérité même. Or la douleur infinie de ce sacrifice, cette idée de la souffrance et de la mort, qui était plus ou moins exclue des représentations de l’art grec, ou n’y apparaissait guère que comme souffrance physique, trouve pour la première fois, dans l’art romantique, sa place nécessaire et naturelle. On ne peut pas dire que, chez les Grecs, la mort ait été comprise dans sa signification essentielle ; c’était un simple passage à un autre mode d’existence, sans effroi, sans terreurs, une terminaison naturelle sans autres suites incommensurables pour l’individu mourant. Mais, dès que, dans sa substance spirituelle, la personne se sent une valeur infinie, la destruction qu’entraîne la mort pour elle devient terrible ; car c’est une mort de l’âme qui, par là, peut se trouver exclue à jamais du bonheur, vouée à la damnation éternelle. L’homme, en Grèce, ne s’attribue pas cette valeur ; aussi ose-t-il se représenter la mort avec des images moins sombres ; car l’homme ne tremble véritablement que pour ce qui est d’un grand prix à ses yeux. Maintenant, au contraire, la terreur devant la mort et l’anéantissement de notre être s’empreignent fortement dans les âmes. De même encore, chez les Grecs, surtout avant Socrate, l’idée de l’immortalité était peu profonde ; ils ne concevaient guère la vie que comme inséparable de l’existence physique. Dans la croyance chrétienne, au contraire, la mort n’est que la résurrection de l’esprit, l’harmonie de l’âme avec elle-même, la véritable vie. Ce n’est qu’en se débarrassant des liens de l’existence terrestre qu’elle doit entrer en possession de sa véritable nature.

Telles sont les principales idées qui forment le fond religieux de l’art romantique ou chrétien.

3° En dehors du cercle religieux se développent des intérêts qui appartiennent à la vie mondaine et qui forment aussi l’objet des représentations de l’art ; ce sont des passions, des collisions, des joies et des souffrances qui portent un caractère terrestre ou purement humain, mais où apparaît pourtant le même principe qui distingue la pensée moderne, savoir : un sentiment plus vif, plus énergique et plus profond de la personnalité humaine ou de la subjectivité.

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iii. L’art romantique ne diffère pas moins de l’art classique par la forme, ou le mode de représentation, que par les idées qui constituent le fond de ses œuvres.

1° Et d’abord, une conséquence nécessaire du principe précédent, c’est le point de vue nouveau sous lequel la nature ou le monde physique sont envisagés. Les objets de la nature perdent leur importance ; au moins cessent-ils d’être divinisés. Ils n’ont ni la signification symbolique que leur donnait l’art oriental, ni l’aspect particulier en vertu duquel ils étaient animés et personnifiés dans l’art grec et la mythologie. La nature s’efface, elle se retire sur un plan inférieur ; l’univers se condense en un seul point, au foyer de l’âme humaine. Celle-ci, absorbée par une seule pensée, la pensée de s’unir à Dieu, voit le monde s’évanouir, ou elle le regarde d’un œil indifférent. Vous voyez aussi apparaître un héroïsme tout différent de l’héroïsme antique, un héroïsme de soumission et de résignation.

2° Mais, d’un autre côté, précisément par cela même que tout se concentre au foyer de l’âme humaine, le cercle des idées se trouve infiniment agrandi. Cette histoire intime de l’âme se développe sous mille formes diverses empruntées à la vie humaine. Elle rayonne au dehors, et l’art s’empare de nouveau de la nature, qui sert de décoration et de théâtre à l’activité de l’esprit. Par là l’histoire du cœur humain devient infiniment plus riche qu’elle ne l’était dans l’art et la poésie antiques. La multitude croissante des situations, des intérêts et des passions forme un domaine d’autant plus vaste que l’esprit est descendu plus avant en lui-même. Tous les degrés, toutes les phases de la vie, l’humanité tout entière et son développement deviennent la matière inépuisable des représentations de l’art.

Toutefois l’art n’occupe ici qu’une place secondaire ; comme il est incapable de révéler le fond du dogme, la religion constitue encore plus sa base essentielle. Aussi conserve-t-elle la priorité et la supériorité que la foi réclame sur les conceptions de l’imagination.

3° De là résulte une conséquence importante et une différence caractéristique pour l’art moderne. C’est que, dans la représentation des formes sensibles, l’art ne craint plus d’admettre dans son sein le réel avec ses imperfections et ses défauts. Le beau n’est plus la chose essentielle ; le laid occupe une place beaucoup plus grande dans ses créations. Ici donc s’évanouit cette beauté idéale qui élève les formes du monde réel au-dessus de la condition mortelle, et la remplace par une jeunesse florissante. Cette libre vitalité dans son.calme infini, ce souffle divin qui anime la matière, l’art romantique n’a pas pour but essentiel de les représenter. Au contraire, il tourne le dos à ce point culminant de la beauté classique, il accorde même au laid un rôle illimité dans ses créations. Il permet à tous les objets d’entrer dans la représentation, malgré leur caractère accidentel. Néanmoins ces objets, qui sont indifférents ou vulgaires, n’ont de valeur qu’autant que les sentiments de l’âme se reflètent en eux. Mais, au plus haut point de son développement, l’art n’exprime que l’esprit, la spiritualité pure, invisible. On sent qu’il cherche à se dépouiller de toutes les formes matérielles, à s’élancer dans une région supérieure aux sens, où rien ne frappe les regards, où aucun son ne vibre plus à l’oreille.

Aussi peut-on dire, en comparant sous ce rapport l’art ancien à l’art moderne, que le trait fondamental de l’art romantique ou chrétien c’est l’élément musical, en poésie l’accent lyrique. L’accent lyrique résonne partout, même dans l’épopée et le drame. Dans les arts figuratifs, ce caractère se fait sentir comme un souffle de l’âme et une atmosphère de sentiment.


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division. – L’art romantique offre dans son développement trois moments principaux.

1° L’élément religieux forme le premier cercle. La vie du Christ, sa mort, sa résurrection, etc., en sont le centre. L’idée dominante est cette évolution par laquelle l’esprit se met en hostilité avec la nature ou l’existence finie, en triomphe, et, par cette délivrance, se met en possession de son infinité et de son indépendance absolue dans son propre domaine.

2° Cette indépendance passe de la sphère religieuse dans le monde profane de l’activité humaine. Ici, c’est la personnalité de l’individu qui est en scène, et qui trouve en soi, comme intérêt essentiel de la vie, les vertus qui découlent de son principe : l’honneur, l’amour, la fidélité, la bravoure, les sentiments et les devoirs de la chevalerie romantique.

3° Un troisième cercle est celui que nous désignons sous le nom d’indépendance formelle ou extérieure des caractères et des particularités individuelles. En effet, lorsque la personnalité est arrivée à ce point extrême de son développement où la liberté est devenue pour elle l’intérêt essentiel, l’objet particulier qu’elle poursuit et avec lequel elle s’identifie doit offrir le même caractère d’indépendance. Mais cette liberté, n’ayant pas, comme dans le cercle de la vérité religieuse, une base solide dans la vie intime et profonde de l’âme, ne peut être que d’une nature extérieure ou formelle. D’autre part, les circonstances extérieures, les situations, les événements, offrent ce spectacle de la liberté sous l’aspect d’une foule d’aventures dont l’arbitraire et le caprice sont le principe. Nous avons ainsi, comme terme final de l’époque romantique, ce caractère accidentel des deux éléments intérieur et extérieur de l’art et leur séparation ; ce qui entraîne l’art à sa ruine. Dès lors se révèle pour l’intelligence humaine la nécessité de se créer, si elle veut comprendre la vérité, de plus hautes formes que celles que l’art est incapable de lui offrir.


CHAPITRE PREMIER

CERCLE RELIGIEUX DE L’ART ROMANTIQUE

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Si l’on établit un parallèle entre l’idéal religieux dans l’art classique et dans l’art romantique, on voit combien celui-ci diffère essentiellement de l’idéal antique.

La beauté grecque montre l’âme entièrement unie à la forme corporelle. Dans l’art romantique, la beauté ne réside plus dans l’idéalisation de la forme sensible, mais dans l’âme elle-même. Sans doute on doit encore exiger un certain accord entre la réalité et l’idée ; mais la forme déterminée est indifférente, elle n’est pas purifiée de tous les accidents de l’existence réelle. Les dieux immortels, en s’offrant à nos yeux sous la forme humaine, ne partagent pas les besoins et les misères de la condition mortelle. Au contraire, le Dieu de l’art chrétien n’est pas un Dieu solitaire, étranger aux conditions de la vie mortelle ; il se fait homme et partage les misères et les souffrances de l’humanité. L’homme, alors, s’approche de Dieu avec confiance et amour. L’idéal, ici, a donc pour forme et manifestation essentielles le sentiment, l’amour.

L’amour divin, tel est le fond religieux de l’art. Son sujet principal, c’est la vie, la passion et la mort d’un Dieu qui s’immole pour l’homme et l’humanité. La représentation de l’amour religieux est le sujet le plus favorable pour les belles créations de l’art chrétien.

Ainsi l’amour, dans Dieu, est représenté par l’histoire de la rédemption du Christ, par les diverses phases de sa vie, de sa passion, de sa mort et de sa résurrection.

L’amour dans l’homme, l’union de l’âme humaine avec Dieu, apparaît dans la sainte famille, dans l’amour maternel de la Vierge et des disciples.

Enfin l’amour dans l’humanité est manifesté par l’esprit de l’église, c’est-à-dire par l’esprit de Dieu présent dans la société des fidèles, par le retour de l’humanité à Dieu, la mort à la vie terrestre, le martyre, le repentir et la conversion, les miracles et les légendes.

Tels sont les sujets principaux qui forment le fond de l’art religieux. C’est l’idéal chrétien dans ce qu’il a de plus élevé. L’art s’en empare et cherche à l’exprimer ; mais il ne le fait toujours qu’imparfaitement. L’art est ici nécessairement dépassé par la pensée religieuse, et doit reconnaître son insuffisance.

Parcourons rapidement les divers côtés de cet idéal dans l’art chrétien


I. Histoire de la rédemption du Christ.

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I. L’art en apparence superflu. – 2° Son intervention nécessaire. 3° – Particularités accidentelles de la représentation extérieure.

i. Le principe fondamental de la croyance chrétienne, c’est que Dieu lui-même est homme et qu’il s’est fait chair. Dans sa personne s’est réalisée cette harmonie de la nature divine et de la nature humaine. Pour chaque homme, voilà le modèle à imiter. Chaque individu y trouve l’image de son union avec Dieu. Ce modèle n’est pas un simple idéal ; il s’est réalisé sous la forme historique. C’est l’histoire de l’Homme-Dieu. Cette histoire fournit le sujet principal de l’art romantique au point de vue religieux. Il semble que l’art, considéré simplement comme tel, soit ici en quelque sorte superflu. Car l’essentiel consiste dans la foi, qui porte en elle-même le sentiment de la vérité absolue et, par conséquent, réside dans la partie la plus intime de l’âme.

ii. Néanmoins l’idée religieuse a un côté par lequel non seulement elle se rend accessible à l’art, mais a besoin de lui. Il est de son essence, dans l’art romantique, de porter l’anthropomorphisme à son plus haut degré, puisque l’idée fondamentale est l’union de l’absolu et du divin avec la forme humaine, corporelle et visible, et que le Dieu-homme doit être représenté avec les conditions inhérentes à la vie terrestre. Sous ce rapport, l’art fournit à l’imagination, pour la manifestation de Dieu, le spectacle d’une forme particulière et réelle. Il reproduit dans un tableau vivant les traits extérieurs, la personne du Christ, les circonstances qui ont accompagné sa naissance, sa vie, ses souffrances, sa mort, sa résurrection et son ascension à la droite de Dieu. Ainsi la manifestation visible de Dieu, qui est un événement irrévocablement passé, se perpétue et se renouvelle incessamment par l’art.

iii. Mais comme ce qui constitue le caractère propre de cette manifestation, c’est que Dieu a paru sous les traits d’un homme réel, qu’il est impossible de confondre avec tout autre personnage de la fable et de l’histoire, alors apparaissent de nouveau dans l’art, en vertu de la nature même du sujet représenté, tous les éléments accidentels et particuliers qui sont inséparables de l’existence extérieure et finie, éléments dont la beauté, au point le plus élevé de l’idéal classique, se trouvait affranchie. Ce que l’idée du beau avait repoussé comme ne lui étant pas conforme, ce qui ne répond pas à l’idéal, est accueilli nécessairement et représenté comme essentiel au sujet même.

Ainsi donc, lorsque la personne du Christ a été choisie comme sujet de représentation, les artistes qui ont entrepris d’en faire un idéal à la manière de l’idéal classique ont fait preuve du plus mauvais goût. De pareilles têtes de Christ et ces belles formes montrent bien, il est vrai, du sérieux, du calme et de la dignité ; mais la figure du Christ doit exprimer la spiritualité au plus haut degré de profondeur et de généralité, et en même temps une personnalité bien caractérisée. Or ces deux conditions s’opposent à ce que la félicité soit empreinte sur le côté sensible de la forme humaine. Combiner ces deux termes extrêmes de l’expression et de la forme est un problème de la plus haute difficulté. Aussi les peintres particulièrement se sont trouvés toujours embarrassés pour les représenter d’après le type traditionnel. Le sérieux et la profondeur du sentiment doivent dominer dans de pareilles têtes ; mais les traits et les formes du visage, l’extérieur de toute la personne, ne doivent pas plus être d’une beauté purement idéale que s’égarer dans le commun et le laid, ou même s’élever à la sublimité proprement dite. Sous le rapport de la forme extérieure, le mieux serait le milieu entre le réel et la beauté idéale. Saisir avec justesse ce milieu convenable est difficile, et c’est en cela que peuvent se montrer principalement l’habileté, le sens, le talent de l’artiste.

En général, dans la représentation des sujets religieux, nous sommes ici plus portés à l’arbitraire que dans l’art classique. Les formes traditionnelles même sont jusqu’à un certain point indifférentes. C’est quelque chose d’accidentel qui peut se traiter avec une grande liberté. L’intérêt principal se porte sur la manière dont l’artiste a représenté la spiritualité et le sentiment en eux-mêmes, puis sur l’exécution, les moyens techniques, l’habileté qui rend capable de souffler la vie de l’esprit sur ces figures.

Le moment suprême dans la vie de l’Homme-Dieu, c’est le sacrifice de l’existence individuelle, l’histoire de la Passion, des souffrances de la croix, le supplice de l’esprit, les tourments de la mort. Or cette sphère de représentation dans l’art diffère au plus haut point de l’idéal classique. Le Christ flagellé, couronné d’épines, portant sa croix au lieu du supplice, expirant dans les longs tourments d’une mort pleine d’angoisses et de souffrances, ne se laisse pas représenter sous les traits de la beauté grecque ; ce qui doit être exprimé, c’est la grandeur et la sainteté, la profondeur du sentiment, la douleur infinie, le calme dans la souffrance.

Le cercle de cette représentation est agrandi par la présence des amis d’un côté et des ennemis de l’autre.

Les amis eux-mêmes ne sont nullement des individus idéalisés, mais des individus qui conservent leur caractère propre et particulier. Ce sont des hommes simples que l’attrait de l’esprit divin a conduits vers le Christ. Quant aux ennemis, qui se déclarent contre Dieu, qui l’outragent, le crucifient, ils sont représentés comme intérieurement méchants ; et la représentation de la perversité intérieure, de la haine contre Dieu, entraîne, comme conséquence dans l’expression extérieure, la férocité, la barbarie, la rage empreinte sur ces physionomies. Sous tous ces rapports apparaît ici, en opposition avec la beauté classique, la laideur comme élément nécessaire.

Mais le moment de la mort, dans le développement de l’esprit, ne doit être considéré, dans la nature divine, que comme le point de transition par lequel s’accomplit l’harmonie de l’esprit avec lui-même. Les sujets les plus favorables pour l’expression de cette idée sont la Résurrection et l’Ascension, sans compter les moments où le Christ apparaît prêchant sa doctrine. Or ici se présente, particulièrement pour les arts figuratifs, une difficulté capitale ; car, d’une part, c’est l’esprit qu’il s’agit de représenter en lui-même dans sa nature intime et profonde ; en même temps, c’est l’esprit absolu avec son caractère infini et universel, identifié avec la personne du Christ, et élevé au-dessus de l’existence humaine. Cette infinité et cette profondeur spirituelles doivent cependant se révéler aux sens sous des formes extérieures et corporelles.


II. L’amour religieux.

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1° Idée de l’absolu dans l’amour. – 2° Du sentiment. – 3° L’amour comme idéal de l’art romantique.

i. L’esprit absolu, comme tel, n’est pas immédiatement l’objet de l’art. L’absolue vérité réside dans une région supérieure à la manifestation du beau, qui ne peut se dégager de la forme sensible et de l’apparence visible. Si l’esprit, néanmoins, dans son harmonie véritable, doit recevoir de l’art une forme qui, sans le faire concevoir par la pensée pure, le fasse sentir et contempler, il ne reste qu’un sentiment capable de remplir cette condition, c’est l’amour.

Dans son essence divine, en effet, qu’est-il ? Le retour harmonieux d’un autre soi-même à soi-même. La véritable essence de l’amour consiste à abandonner la conscience de soi, à s’oublier dans un autre soi-même et, néanmoins, dans cet oubli, à se retrouver et se posséder véritablement. Cette harmonie, cette satisfaction profonde sont ici l’absolu, le but suprême de l’existence.

ii. En outre l’amour se présente sous la forme d’un sentiment concentré, qui, au lieu de se développer et de se manifester au dehors, renferme ses trésors en lui-même. Par là le même principe qui, dans sa généralité purement spirituelle, n’aurait pu se prêter à sa représentation artistique, devient accessible à l’art. En effet, à cause de la profondeur qui caractérise le sentiment, il n’a pas besoin de se développer avec une clarté parfaite ; d’autre part le cœur, le sentiment, quel que soit son caractère de spiritualité et d’intimité, a toujours un rapport avec l’élément corporel ou sensible. Ils ne peuvent se manifester au dehors qu’à travers la forme externe du corps par le regard, les traits du visage et, d’une manière plus spirituelle encore, par la voix, la plus haute expression de l’esprit. Mais l’extérieur ne peut apparaître ici qu’autant que c’est la partie la plus intime de l’âme qu’il est appelé à représenter.

iii. S’il est vrai que l’essence de l’idéal soit l’harmonie de l’élément spirituel et de sa manifestation extérieure, nous pouvons considérer l’amour comme l’idéal même de l’art romantique.

Dieu est l’amour par excellence, et par conséquent il doit être représenté dans le Christ, comme constituant son essence la plus profonde. Le Christ est l’amour divin. Comment Dieu, dans sa nature divine, s’unit-il à l’humanité pour opérer la rédemption ? Cette union ne peut trouver son image dans celle que nous offre l’amour humain. Seulement l’idée de l’amour, comme représentant Dieu lui-même, l’absolu, ne pouvant apparaître avec son caractère universel, ne se révèle que dans la sphère et sous la forme du sentiment. Il en est de même de l’expression de l’amour, qui doit aussi présenter un caractère général comme son objet. Ainsi, chez les Grecs, l’ancien Éros titanique et la Vénus Uranie exprimaient une idée générale. Aussi le côté de la personnalité et de l’individualité étaient très faibles dans ces conceptions. Il en est autrement dans les représentations de l’art romantique ; le Christ y paraît plongé dans les profondeurs de la nature divine ; mais en lui apparaît aussi le côté individuel et personnel ; l’expression de l’amour prend également un caractère humain, sans perdre de son élévation et de sa généralité.

Mais le sujet le plus accessible à l’art et le plus favorable à l’art romantique est l’amour de la Vierge, l’amour maternel. Éminemment réel et humain ; il est en même temps tout à fait spirituel. Désintéressé, purifié de tout désir, n’ayant rien de sensible, et cependant visible, il renferme une joie intime, une félicité absolue. L’amour pur et sans désir est bien différent de l’affection ordinaire, qui, quelque vive et tendre qu’elle soit, demande un objet, aspire à un but déterminé. L’amour maternel, au contraire, est sans arrière-pensée de but et d’intérêt ; il s’arrête au lien naturel qui unit la mère à l’enfant. Mais ici l’amour de la mère ne se renferme pas davantage dans ce rapport naturel. Marie, vis-à-vis de l’enfant qu’elle a porté dans son sein, qu’elle a enfanté dans la douleur, a la conscience et le sentiment parfait d’elle-même. Ce même enfant, le sang de son sang, est placé bien au-dessus d’elle. Et cependant cet être si grand est son fils ; elle s’oublie et se retrouve en lui. Le côté naturel de l’amour maternel est entièrement spiritualisé. Son élément essentiel est l’idée du divin ; mais cette idée reste pleine de douceur et de naïveté ; elle est merveilleusement pénétrée du sentiment naturel et humain. En un mot, c’est l’amour maternel dans sa félicité, et chez la seule mère à qui appartienne essentiellement la félicité. Cet amour, il est vrai, n’est pas sans douleurs ; mais c’est la souffrance de la perte, ce sont les déchirements intérieurs à la vue d’un fils souffrant, expirant et mort. Ce n’est pas la torture extérieure et le martyre, ni une suite du péché, le supplice de l’expiation et du repentir. Une pareille situation, c’est la beauté spirituelle, l’idéal, l’identification avec Dieu, un pur oubli, un sacrifice absolu de soi-même, dans lequel l’âme cependant jouit de la plénitude de son être, puisqu’elle trouve dans cette union la félicité suprême.

Telle est la belle forme sous laquelle apparaît, dans l’art romantique, à la place de l’esprit lui-même, l’amour maternel, cette image de l’esprit ; car l’esprit ne se laisse saisir par l’art que sous la forme du sentiment ; et le sentiment de cette union de l’âme avec Dieu n’est représenté de la manière la plus vraie, la plus réelle et la plus vivante que dans l’amour maternel de la Madone. Aussi y a-t-il eu une époque où l’amour maternel de la Vierge a dû être considéré comme ce qu’il y a de plus élevé et de plus saint dans le culte, être vénéré et représenté comme tel. Dans le protestantisme, en opposition à ce culte de Marie dans la croyance et dans l’art, l’Esprit-Saint, l’union de l’âme avec lui, deviennent plus tard la plus haute vérité.

L’harmonie de l’esprit avec lui-même, sous la forme du sentiment, se montre aussi dans les disciples du Christ, dans les femmes et les amis qui s’attachèrent à lui. Ce sont pour la plupart des caractères simples qui reçurent l’idée chrétienne dans sa sève primitive de la bouche de leur divin ami, dans les épanchements de l’amitié, dans l’enseignement et les prédications du Christ, sans passer par les tourments intérieurs de la conversion. Après s’en être profondément pénétrés, ils s’y attachèrent de toute la puissance de leur âme et y restèrent fidèles. Il y a bien loin sans doute de cette union à la profondeur qui caractérise l’amour maternel ; cependant l’âme et le lien de cette société, c’est toujours la personne du Christ, l’habitude de la vie en commun et l’attrait tout-puissant de l’esprit.


 

III. L’esprit de l’église.

1° Le martyre. – 2° Le repentir et la conversion. – 3° Miracles et légendes.

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i. La première manifestation de l’esprit de l’église, dans l’homme considéré comme individu, consiste en ce que celui-ci reflète en lui-même l’évolution divine et reproduise dans sa personne l’histoire éternelle de Dieu.

Ainsi, ce qui fait le sujet de cette partie de la représentation religieuse, ce sont les souffrances que font endurer la violence et les cruautés, ensuite le renoncement, le sacrifice volontaire, les privations que l’on s’impose pour exciter la douleur, le martyre et les tourments de toute espèce, et cela afin que l’esprit se glorifie. Le mal physique, la douleur est, dans le martyre, un but, cherché et désiré ; la grandeur de la glorification se mesure d’après celle des supplices que l’homme a endurés et de la violence terrible à laquelle il est soumis.

Ces sujets sont dangereux pour l’art. Le sens de la beauté se trouve ainsi facilement blessé. En effet le caractère individuel des personnages doit être ici plus fortement développé que dans l’histoire de la passion du Christ, l’empreinte de la faiblesse humaine plus marquée. D’un autre côté les tourments inouïs, les tortures affreuses, les apprêts du bourreau, etc., forment un spectacle odieux, trop loin de la beauté pour que le bon goût puisse choisir de pareils sujets. Le travail de l’artiste, quant à l’exécution, peut être excellent ; mais l’intérêt ne s’adresse qu’au talent de l’artiste ; celui-ci a beau paraître se conformer aux lois de l’art, il s’efforce vainement de mettre son sujet d’accord avec elles. Aussi ces représentations de la souffrance physique ont besoin d’être ennoblies par une idée qui s’élève au-dessus de ces tourments de l’âme et du corps, et qui laisse entrevoir l’expression de la beauté : c’est l’harmonie spirituelle qui réside au fond de l’âme et qui apparaît comme le but et la récompense des supplices endurés. Les martyrs conservent dans leurs traits l’empreinte du divin, en opposition avec la grossièreté et la barbarie des persécuteurs. Ils souffrent la douleur et la mort pour le royaume du ciel. Ce courage, cette constance, cette force d’âme, la sainteté, en un mot, doivent apparaître en eux d’une manière frappante. La peinture, en particulier, représente souvent de pareils sujets. Le problème consiste à exprimer cette félicité intérieure des martyrs, en opposition avec les tortures de la chair, dans les traits du visage, dans le regard, comme un triomphe sur la douleur, la satisfaction intime que donne la conscience de posséder eu, soi, de sentir au fond de l’âme l’esprit divin. Lorsque, au contraire, la sculpture veut offrir aux regards des sujets du même genre, elle est peu capable d’exprimer la profondeur du sentiment avec ce caractère de spiritualité. Elle fait trop ressortir la souffrance physique et les tourments qui se manifestent à la surface du corps.

ii. Il est un autre mode de représentation qui trouve facilement sa place dans le domaine de l’art, c’est la conversion intérieure. C’est ici par la douleur morale que s’exprime le changement opéré au fond de l’âme. Ce retour du mal au bien, cet effacement des fautes par la honte et le repentir, révèlent la puissance infinie de l’amour religieux et la présence réelle de l’esprit divin dans l’âme humaine. Le sentiment de cette force intérieure de la volonté, qui, par l’assistance divine qu’elle implore, triomphe du mal, se réconcilie avec Dieu, se sent unie à lui, engendre une satisfaction et une félicité inexprimables. Cette situation, sans doute, est tout intérieure, et par là elle appartient plus à la religion qu’à l’art. Mais comme c’est le sentiment qui domine, et que celui-ci peut se faire jour à travers les formes extérieures du corps, les arts figuratifs, la peinture, par exemple, ont le droit de représenter de pareilles histoires de conversion, Le cas le plus favorable, c’est lorsque la conversion se concentre dans une seule image, sans présenter le détail des fautes et des crimes qui l’ont précédée. Telle est la Madeleine, que l’on peut citer comme le plus beau sujet de ce genre. Les Italiens l’ont traité avec le plus de perfection et selon les règles de l’art. La Madeleine est représentée, au moral et au physique, comme la belle pécheresse, et en laquelle le péché présente autant de charme que la pénitence. Ni le péché ni la sainteté ne sont pris entièrement au sérieux. Il lui a été beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup aimé. On lui pardonne à cause de son amour même et de sa beauté. Et ce qu’il y a de vraiment touchant, c’est qu’elle se fait scrupule de son amour, qu’elle verse des larmes de douleur dans la beauté pleine de sentiment de son cœur naïf et tendre. Son erreur n’est pas d’avoir beaucoup aimé ; une erreur plus belle et plus touchante est de se croire pécheresse ; car sa beauté même donne à comprendre que son amour n’a été qu’une affection noble et profonde.

iii. Dans ce cercle jouent un rôle important les miracles. On peut envisager le miracle comme une sorte de conversion opérée au sein de la nature. Ce monde subit l’action divine, qui, dans un fait extérieur, un phénomène particulier, change et interrompt, comme on dit, le cours naturel des choses. Représenter l’âme comme saisie d’étonnement à la vue de ces événements surnaturels, où elle croit reconnaître la présence de Dieu, tel est le sujet principal de beaucoup de légendes. Mais Dieu ne peut diriger et gouverner l’univers que comme étant la raison même, par les lois invariables de la nature qu’il a mises en elle. Il ne peut donc aussi se manifester, dans les circonstances et les actions particulières qui violent ces lois, que d’une manière digne de lui, et il n’y a que les idées éternelles de la raison auxquelles la nature puisse obéir. Sous ce rapport, souvent les légendes tombent dans l’absurde, l’insignifiant et le ridicule, parce qu’alors l’esprit et le cœur doivent être portés à croire à la présence et à l’intervention divines précisément par ce qui en soi est déraisonnable, faux et indigne de Dieu. L’émotion religieuse, la foi, la conversion, en elles-mêmes, peuvent avoir encore de l’intérêt ; mais ce n’est que le côté intérieur de la représentation, qui, à l’extérieur, peut choquer le bon sens et la raison.


CHAPITRE Il

LA CHEVALERIE

SON CARACTÈRE GENERAL. – LES SENTIMENTS CHEVALERESQUES.

1° L’honneur. – 2° L’amour. – 3° La fidélité. – Comparaison avec l’art antique.

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Quand l’homme abandonne l’état de sanctification intérieure et cette vie contemplative où il est plongé, il reporte sa pensée sur lui-même, et cherche une existence plus en harmonie avec les besoins de sa nature actuelle ; en un mot, il quitte la vie religieuse pour la vie mondaine. Le Christ disait, il est vrai : « Tu laisseras ton père et ta mère pour me suivre . » Ou bien : « Le frère haïra son frère. – Ils vous persécuteront et vous mettront en croix, etc. » Mais si le règne de Dieu a trouvé place dans le monde, s’il peut s’introduire dans les objets et les intérêts de la vie actuelle, et, par là, les réhabiliter ; si le père, la mère, les frères, vivent dans une union parfaite, alors le monde commence à réclamer ses droits. Dès qu’il les a conquis, la religion cesse d’être hostile à la vie temporelle ; l’homme porte ses regards autour de lui, et cherche un théâtre pour le développement de ses tendances naturelles. Le principe fondamental en lui-même n’est pas changé : c’est toujours l’âme et sa personnalité ; mais elle se tourne vers une autre sphère. Cette concentration profonde, qui s’est montrée précédemment dans le cercle religieux, se reporte avec son caractère infini sur le développement de la personnalité humaine, considérée en elle-même et pour elle-même.

Si nous nous demandons quelles sont les idées et les affections qui remplissent le cœur humain à ce nouveau degré ; en vertu du principe précédent, nous pouvons dire que le moi n’est rempli que de lui-même, de son individualité, qui, à ses yeux, est d’une valeur infinie ; l’individu attache peu d’importance aux idées générales, aux intérêts, aux entreprises, aux actions qui ont pour objet l’ordre général.

Principalement, trois sentiments s’élèvent pour l’homme à ce caractère infini. Ce sont : l’honneur, l’amour et la fidélité. Ce ne sont pas, à proprement parler, des qualités morales et des vertus, mais seulement des formes de la personnalité moderne qui se satisfait en elle-même ; car l’indépendance personnelle, pour laquelle combat l’honneur, par exemple, ne ressemble pas à la bravoure, qui s’expose pour la cause commune, qui défend sa réputation, sa probité, etc., ou à la justice dans le cercle de la vie privée. L’honneur combat uniquement pour se faire reconnaître, pour garantir l’inviolabilité de la personne individuelle. De même l’amour, qui constitue le centre de ce cercle, n’est aussi que la passion accidentelle d’une personne pour une autre, et lors même que cette passion est agrandie par l’imagination et ennoblie par la profondeur du sentiment, elle n’est pas encore le lien moral du mariage et de la famille. La fidélité présente davantage, il est vrai, l’apparence du caractère moral, puisqu’elle est désintéressée ; qu’elle s’attache à un but plus élevé, à un intérêt commun, ou qu’elle s’abandonne à la volonté d’autrui, se soumet à ses désirs et à ses ordres. Mais la fidélité ne s’adresse pas au bien général de la société en elle-même ; elle s’attache exclusivement à la personne du maître, soit qu’il agisse pour lui-même, pour son avantage particulier, soit qu’il ait pour mission de maintenir l’ordre et se dévoue pour les intérêts généraux de la société.

Ces trois sentiments réunis et combinés ensemble forment, en dehors des rapports religieux qui peuvent cependant s’y refléter encore, le fond principal de la chevalerie. Ils marquent la transition nécessaire de la mysticité religieuse à la vie mondaine proprement dite.

Parmi les arts, c’est principalement la poésie qui a su s’en emparer de la manière la plus convenable et représenter cet ordre d’idées, parce qu’elle est capable, au plus haut degré, d’exprimer la profondeur du sentiment, les fins auxquelles l’âme aspire, et les événements de la vie intérieure.

Sous ce rapport, nous pouvons de nouveau comparer ici l’art antique et l’art moderne.

1° Dans l’art antique, l’imagination a besoin, comme centre de ses créations, d’un fond substantiel, de passions qui portent le caractère moral. Dans les poèmes d’Homère, les tragédies de Sophocle et d’Eschyle, l’action roule sur des intérêts d’une valeur générale et absolue, avec lesquels s’identifient les passions des personnages, ou qui les dominent. Les discours de ceux-ci et le développement de l’action sont conformes à cette pensée fondamentale. Au-dessus du cercle des héros et des personnages, qui conservent néanmoins un caractère individuel et indépendant, apparaît un ensemble de divinités qui offrent un caractère bien plus général encore. Lors même que l’art affecte une forme plus accidentelle dans les mille fantaisies où se joue la sculpture, dans les bas-reliefs, par exemple, ou dans les élégies d’une époque plus tardive, dans les épigrammes et les autres créations capricieuses de la poésie lyrique, la manière de représenter l’objet est plus ou moins déterminée par l’objet lui-même ; celui-ci conserve son caractère essentiel et positif. Ce sont, il est vrai, des images de fantaisie, mais dont le type est fixe et invariable, tel que celui de Vénus, de Bacchus, des Muses, etc. Il en est de même dans les dernières épigrammes. Ce sont des descriptions d’objets réels, des pensées détachées, des fleurs bien connues, que le poète cueille çà et là et qu’il réunit par un sentiment, par une idée profonde qui en fait le lien. L’artiste travaille ainsi sans contrainte, au milieu d’un atelier richement peuplé de figures, d’objets et d’instruments de toute espèce, appropriés aux fins les plus variées. Il n’est que le magicien qui les évoque, les réunit et les groupe à sa fantaisie.

2° Il en est autrement dans l’art moderne, lorsqu’il devient profane et ne se développe plus immédiatement dans le domaine de l’histoire religieuse. D’abord les vertus et les entreprises des personnages ne sont plus celles des héros grecs, dont le christianisme naissant regardait les qualités seulement comme des vices éclatants. Ensuite la moralité grecque suppose une société organisée et développée, dans laquelle la volonté, tout en devant se déterminer par elle-même, rencontre des lois fixes et des relations sociales qui ont une valeur absolue ; tels sont les rapports des parents et des enfants, des époux, des citoyens dans un État où la liberté est régularisée par une législation positive. Comme ces rapports dérivent des lois mêmes de la nature, ils ne peuvent plus convenir à cette mysticité religieuse qui tend à effacer le côté naturel des affections humaines, et doit pratiquer des vertus tout opposées, l’humilité, le sacrifice de la volonté humaine et de l’indépendance personnelle.

3° La liberté personnelle du monde chevaleresque n’a pas, il est vrai, pour condition positive la résignation et le sacrifice ; elle se développe, au contraire, dans le sein du monde et de la société. Mais le caractère infini de la personnalité a pour essence la concentration de l’homme en lui-même, le sentiment profond de sa nature intime. Replié sur lui-même, il ne considère le monde et l’ordre social que comme le théâtre de sa propre activité. Sous ce rapport, la poésie n’a pas ici une base positive comme dans l’antiquité : elle n’a aucun type, aucune forme consacrés ;elle est entièrement libre ; affranchie de toute matière, purement créatrice et productrice, elle ressemble à l’oiseau qui tire de sa gorge mélodieuse toutes les notes de son chant.

Lors même qu’une pareille personnalité réside dans une volonté noble et dans une âme profonde, on ne voit néanmoins partout, dans les actions et les relations, que de l’arbitraire et de l’accidentel. Ainsi nous ne trouvons dans ces personnages rien qui ressemble à la passion ni au caractère antiques, mais un genre particulier d’héroïsme qui se rapporte à l’amour, à l’honneur, à la bravoure, à la fidélité, et dont la mesure est uniquement dans la bassesse ou la noblesse des sentiments de l’âme.

Ce que les héros du moyen âge ont de commun avec ceux de l’antiquité, c’est la bravoure. Toutefois celle-ci présente encore un caractère tout différent. Ce n’est plus le courage personnel qui s’appuie sur la force physique et l’adresse du corps ou sur l’énergie de la volonté, et qui se met au service d’un intérêt réel. Elle a son principe dans le sentiment profond de la personnalité, dans l’honneur, l’esprit chevaleresque, et, en général, dans l’imagination. Aussi elle se déploie dans des entreprises aventureuses, au milieu d’accidents et de hasards de toute espèce, d’événements tout extérieurs ; ou bien elle se laisse guider par des inspirations d’une religiosité mystique, dans laquelle on retrouve, d’ailleurs, toujours le même caractère, le sentiment de la personnalité.

Cette forme de l’art s’est développée dans les deux hémisphères : dans l’Occident, cette terre de la réflexion, de la concentration de l’esprit en lui-même, et dans l’Orient, où s’est accomplie la première expansion de la liberté, la première tentative pour l’affranchir du fini. Dans l’Occident, la poésie a pour base l’âme repliée sur elle-même, se faisant centre de toutes choses, et cependant ne considérant la vie présente que comme une partie de la destinée, qu’elle place dans un monde supérieur, celui de la foi. En général, en Orient, c’est le mahométisme qui a balayé le sol ancien en chassant toute idolâtrie et toutes les religions enfantées par l’imagination ; mais il donne à l’âme une liberté intérieure qui la remplit et l’absorbe à tel point, que le monde entier s’efface et s’évanouit. Le cœur et l’esprit, plongés dans l’ivresse et l’extase, sans avoir besoin de se représenter Dieu sous une forme sensible, trouvent en eux-mêmes une joie ineffable ; par ce renoncement volontaire, ils goûtent, dans la contemplation et la glorification de leur objet, les délices de l’amour, le calme et la félicité.


I. L’honneur.

1° Idée de l’honneur. – 2° Susceptibilité de l’honneur. – 3° Réparation.

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i. Le motif de l’honneur était inconnu de l’art ancien. Dans l’Iliade, Achille ne se trouve vivement blessé que parce que le prix de sa valeur, sa récompense, geras, lui a été enlevée par Agamemnon. L’offense, ici, porte sur quelque chose de matériel, sur un présent. Ce présent, à la vérité, est une distinction, un hommage rendu à sa valeur. Aussi Achille s’enflamme de colère parce qu’Agamemnon l’outrage, ne lui rend pas, devant les Grecs, les honneurs qui lui sont dus. Mais cette offense ne pénètre pas jusqu’au cœur même de la personnalité ; de sorte qu’Achille se trouve satisfait par la reddition de sa part de butin, à laquelle sont ajoutés d’autres objets précieux. Agamemnon ne se refuse pas à cette réparation, quoique, d’après nos idées modernes, les deux héros se fussent injuriés de la façon la plus grossière. Ces injures n’avaient fait que les irriter l’un contre l’autre ; aussi l’offense est effacée dès que la cause extérieure a disparu.

L’honneur moderne présente un tout autre caractère. Ici l’offense ne regarde plus la valeur réelle de l’objet ; mais la personne en soi, l’opinion que l’homme a de lui-même, la valeur qu’il s’attribue ; et celle-ci est infinie. Ce que l’individu possède, bien qu’après l’avoir perdu il n’en soit ni plus ni moins qu’avant, participe de sa personne. Celle-ci a une valeur absolue à ses yeux et doit l’avoir de même aux yeux des autres. La mesure de l’honneur n’est donc pas dans ce qu’est l’individu en lui-même, mais dans ce qu’il s’imagine être. Or le propre de l’imagination est de généraliser ; de sorte que je puis mettre ma personne tout entière dans tel objet particulier qui m’appartient.

On a coutume de dire que l’honneur est un semblant ; rien n’est plus vrai ; mais, au point de vue où nous sommes, il faut le prendre plus au sérieux. Ce n’est pas seulement l’apparence, le simple reflet extérieur de la personnalité. L’image de ce qui en soi est infini est elle-même quelque chose d’infini. Par ce caractère d’infinité, le semblant de l’honneur devient la personne elle-même dans sa plus haute réalité. Chaque qualité particulière, dans laquelle l’honneur se manifeste et qu’il s’approprie, est, par cette seule apparence, élevée à une valeur infinie. – L’honneur, ainsi conçu, constitue un des principes fondamentaux de l’art moderne.

Le domaine de l’honneur est très étendu. Tout ce que je suis, ce que je fais, ce que font les autres, intéresse mon honneur. Je puis me faire un point d’honneur de ce qui est bien en soi, de la fidélité envers le prince, du dévouement à la patrie, des devoirs de mon état, de la fidélité conjugale, de l’équité dans les affaires et le commerce, etc. ; mais, au point de vue de l’honneur, ces devoirs, légitimes d’ailleurs et vrais en soi, ne sont pas encore sanctionnés comme tels et reconnus par eux-mêmes. Ils ne le sont qu’autant que je les identifie avec ma personne et que j’en fais des points d’honneur. L’homme d’honneur, en tout ceci, pense donc d’abord à lui-même, et, qu’une chose soit ou ne soit pas moralement bonne, la question pour lui n’est pas là, mais de savoir s’il lui convient à lui, s’il est conforme à son honneur d’engager sa foi, qu’il sera tenu de garder. C’est ainsi qu’on peut commettre les actions les plus répréhensibles et être encore un homme d’honneur. En outre l’honneur se crée des fins arbitraires ; il se propose pour but de soutenir un certain caractère. On se regarde alors comme lié envers les autres et envers soi par ce qui n’est en réalité pas obligatoire. L’imagination sème sur la route des difficultés et des embarras chimériques, parce que c’est un point d’honneur de maintenir le caractère que l’on a une fois pris. – En général, l’objet sur lequel porte l’honneur, n’ayant de valeur que par le sujet auquel il se rapporte, donne prise à l’accidentel. Aussi, dans les œuvres de l’art moderne, nous voyons ce qui est bien d’une manière absolue exprimé comme loi de l’honneur, parce que l’homme combine avec le sentiment du devoir celui de la dignité infinie de sa personne. Que l’honneur ordonne ou défende quelque chose, l’homme se met tout entier dans l’objet de cet ordre ou de cette défense. De sorte que la transgression ne se laissera nullement effacer, pardonner ou réparer par une transaction, et que toute compensation est inadmissible. Mais par là l’honneur peut devenir quelque chose de vain, de faux, si, par exemple, le moi, qui, dans son froid orgueil, se regarde comme infini, en fait l’unique fond de sa conduite, ou si la personne se croit obligée par quelque motif criminel.

L’honneur alors, principalement dans la représentation dramatique, est une passion froide et sans intérêt, les fins qu’il poursuit n’exprimant plus des idées vraies, mais une personnalité tout égoïste. Il n’y a que les idées essentielles de la raison qui, dans la succession des événements, offrent à l’esprit un enchaînement régulier et un développement nécessaire. Ce manque d’idées vraies se fait sentir particulièrement lorsque l’esprit de subtilité pointilleuse fait entrer dans le domaine de l’honneur des choses insignifiantes, qui n’intéressent que le personnage. Et les sujets ne manquent jamais ; car alors une minutieuse analyse découvre une foule de distinctions. Des particularités qui, prises en elles-mêmes, sont indifférentes, peuvent prendre ainsi de l’importance et fournir matière au point d’honneur. Les Espagnols surtout ont développé cette casuistique du point d’honneur, dans leur poésie dramatique, par les raisonnements auxquels se livrent, à ce sujet, leurs héros sur la scène. Ainsi la fidélité de la femme est recherchée jusque dans les plus minutieuses circonstances ; déjà le simple soupçon d’autrui, la possibilité d’un pareil soupçon, lors même que le mari en connaît parfaitement la fausseté, deviennent un sujet qui blesse l’honneur. Si cela donne lieu à des collisions, leur développement ne peut nous satisfaire, parce que nous n’avons sous les yeux rien de réel et de vrai. Au lieu des émotions profondes que nous fait éprouver une lutte nécessaire, ce spectacle ne produit qu’un sentiment de pénible anxiété.

ii. L’honneur ne résidant pas seulement dans la personne même, mais aussi dans l’opinion, des autres, et sa reconnaissance devant être réciproque, il est essentiellement susceptible ; car, aussi loin que s’étendent mes prétentions, quel que soit leur objet, leur fondement est toujours ma volonté arbitraire. La plus petite lésion peut avoir pour moi de l’importance. L’homme qui, dans la vie sociale, se trouve dans une foule de rapports avec mille objets divers, peut étendre infiniment le cercle des choses qu’il a droit de dire siennes, où il veut placer son honneur. Dès lors la personnalité des individus, leur orgueil et leur fierté, sentiments renfermés en principe dans l’honneur, sont des causes qui éternisent les dissensions et les querelles. Ajoutez à cela que, dans l’offense comme dans l’honneur en général, il ne s’agit pas de l’objet en lui-même dans lequel je puis me trouver blessé ; ce qui n’est pas respecté, c’est ma personnalité, qui a identifié cet objet avec elle, et qui alors se déclare attaquée dans un point idéal infini.

iii. Par là, toute offense faite à l’honneur est regardée comme quelque chose d’infini en soi et demande une réparation du même genre. Il existe, il est vrai, plusieurs degrés dans l’offense, et de même aussi dans la satisfaction. Mais ce que la personne regarde ici, en général, comme une offense, la mesure de cette offense et celle de la réparation dépendent entièrement de sa volonté. Elle a le droit d’aller jusqu’aux derniers scrupules de la susceptibilité la plus chatouilleuse. Lorsqu’une pareille satisfaction est demandée, l’agresseur, aussi bien que la personne lésée, doit être regardé comme un homme d’honneur ; car ce que je veux, c’est la reconnaissance de mon propre honneur par mon semblable. Mais, pour qu’il y ait réciprocité, il faut que je le considère lui-même comme un homme d’honneur ; c’est-à-dire qu’il doit passer, dans mon esprit, malgré son offense, pour une personne dont la valeur est infinie.

Ainsi le principe de l’honneur renferme ce point essentiel : c’est que l’homme ne peut, par ses propres actions, donner à l’homme un droit sur sa personne. Par conséquent, quoi qu’il ait fait ou commis, il se regarde, après comme avant, comme un être d’une valeur infinie, invariablement le même ; il veut être considéré et traité comme tel.

Si l’honneur, dans ses querelles et les réparations qu’il exige, a pour principe la conscience d’une liberté illimitée qui ne relève que d’elle-même, nous voyons ici apparaître de nouveau ce qui constituait dans l’idéal ancien le caractère fondamental des personnages héroïques, savoir cette même indépendance. Mais, dans l’honneur, nous n’avons pas seulement l’énergie de la volonté et, la spontanéité dans les décisions. L’indépendance personnelle est ici liée à l’idée de soi-même, et cette idée constitue précisément l’essence propre de l’honneur. De sorte que, dans tous les objets extérieurs qui l’environnent, l’individu retrouve son image et se voit lui-même tout entier. L’honneur est la personnalité libre, repliée sur elle-même, et qui, absorbée par cet unique sentiment, qui est son essence, s’inquiète peu si l’objet est conforme à la vérité morale et à la raison, ou accidentel et insignifiant.


II. L’amour.

1° Idée de l’amour. – 2° Les collisions de l’amour. – 3° Son caractère accidentel.

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i. Si le caractère fondamental de l’honneur est le sentiment de la personnalité et de son indépendance absolue, dans l’amour, au contraire, le degré le plus élevé est l’abandon de soi-même, l’identification du sujet avec une autre personne d’un autre sexe. C’est le renoncement à son individualité propre, qui ne se retrouve que dans autrui. Sous ce rapport, l’honneur et l’amour sont opposés l’un à l’autre.

Mais, d’un autre côté, nous pouvons considérer l’amour comme la réalisation d’un principe qui se trouve déjà dans l’honneur. L’honneur a essentiellement besoin de voir la personne qui se sent d’une valeur infinie, reconnue de même par une autre personne. Or cette reconnaissance est véritable et complète, non lorsque ma personnalité in abstracto, dans quelque cas particulier, et par conséquent limité, est respectée, mais lorsque moi tout entier, avec ce que je suis et renferme en moi-même, tel que j’ai été, tel que je suis et serai, je m’identifie avec un autre au point de constituer sa volonté, sa pensée, le but de son être et sa possession la plus intime. Alors cet autre ne vit qu’en moi comme je ne vis qu’en lui. Ces deux êtres n’existent pour eux-mêmes que dans cette unité parfaite. Ils placent dans cette identité toute leur âme et le monde entier. C’est ce caractère d’infinité intérieure qui donne à l’amour son importance dans l’art moderne, importance qui s’accroît encore par la richesse des sentiments que l’idée de l’amour renferme en elle-même.

L’honneur s’appuie souvent sur des réflexions abstraites et sur la casuistique du raisonnement ; il n’en est pas de même de l’amour. Son origine est le sentiment, et comme la différence des sexes joue ici un grand rôle, il présente aussi le caractère d’un penchant physique spiritualisé. Cependant cette différence n’est essentielle que parce que l’individu met dans cette union son âme, l’élément spirituel et infini de son être.

Ce renoncement à soi-même pour s’identifier avec un autre, cet abandon dans lequel le sujet retrouve cependant la plénitude de son être, constitue le caractère infini de l’amour. Et ce qui en fait principalement la beauté, c’est qu’il ne reste pas un simple penchant, ni un sentiment ; sous son charme, l’imagination voit le monde entier destiné à lui servir d’ornement. Il attire tout dans son cercle et n’accorde de prix aux objets que dans leur rapport avec lui.

C’est surtout dans les caractères de femmes qu’il se révèle avec toute sa beauté ; c’est chez les femmes que cet abandon, cet oubli de soi, est porté à son plus haut degré. Toute leur vie intellectuelle et morale se concentre dans ce sentiment unique et se développe en vue de lui ; il fait la base de leur existence, et, si quelque malheur vient à le briser, elles disparaissent comme un flambeau qui s’éteint au premier souffle un peu violent.

L’amour ne présente pas ce caractère de profondeur dans l’art classique ; il n’y joue, en général, qu’un rôle subalterne, ou il n’apparaît que sous le point de vue de la jouissance sensible. Dans Homère, il est traité sans beaucoup d’importance ; il est représenté sous sa forme la plus digne dans la vie domestique, dans la personne de Pénélope, ou comme la tendre sollicitude de l’épouse et de la mère dans Andromaque, ou bien encore dans d’autres relations morales. Au contraire le lien qui unit Pâris à Hélène est reconnu immoral, et il est la cause déplorable de tous les malheurs, de tous les désastres de la guerre de Troie. L’amour d’Achille pour Briséis n’a rien de profond ni de sérieux ; car Briséis est une esclave soumise au bon plaisir du héros. Dans les odes de Sapho, le langage de l’amour s’élève, il est vrai, jusqu’à l’enthousiasme lyrique ; cependant c’est plutôt l’expression de la flamme qui dévore et consume que celle d’un sentiment qui pénètre au fond du cœur et remplit l’âme. Dans les charmantes petites poésies d’Anacréon, l’amour présente un tout autre aspect. C’est une jouissance plus sereine et plus générale, qui ne connaît ni les tourments infinis, ni l’absorption de l’existence entière dans un sentiment unique, ni l’abandon d’une âme oppressée et languissante. Le poète se laisse aller joyeusement à la jouissance immédiate, naïvement et sans soucis, sans attacher d’importance à la possession exclusive d’une femme particulière. La haute tragédie des anciens ne connaît également pas la passion de l’amour dans le sens moderne. Dans Eschyle et dans Sophocle, l’amour n’a pas la prétention d’exciter un véritable intérêt. Ainsi, quoique Antigone soit destinée à être l’épouse d’Hémon, que celui-ci s’intéresse à elle plus vivement qu’à son père, quoi qu’il aille même jusqu’à mourir à cause d’elle lorsqu’il désespère de la sauver, il fait cependant valoir devant Créon des raisons tout à fait indépendantes de sa passion. Celle-ci ne ressemble d’ailleurs nullement à celle d’un amant moderne et n’a pas le même caractère sentimental. Euripide traite l’amour comme une passion plus sérieuse. Cependant l’amour de Phèdre apparaît chez lui comme un égarement coupable, causé par l’ardeur du sang et le trouble des sens, comme un poison funeste versé dans le cœur d’une femme par Vénus, qui veut perdre Hippolyte, parce que ce jeune prince refuse de sacrifier sur ses autels. De même nous avons bien, dans la Vénus de Médicis, une représentation plastique de l’amour, qui ne laisse rien à désirer sous le rapport de la grâce et de la perfection des formes ; mais on chercherait vainement l’expression du sentiment intérieur, tel que l’exige l’art moderne. On peut en dire autant de la poésie romaine. Après la destruction de la république, et à la suite du relâchement des mœurs, l’amour n’apparaît plus que comme une jouissance sensuelle.

Dans le moyen âge, au contraire, Pétrarque, par exemple, quoiqu’il regardât ses sonnets comme des jeux d’esprit, et fondât sa réputation sur ses poésies et ses œuvres latines, s’est immortalisé par cet amour idéal qui, sous le ciel italien, se mariait dans une imagination ardente avec le sentiment religieux. L’inspiration sublime du Dante a aussi sa source dans son amour pour Béatrice. Cet amour se transforme dans l’amour religieux, lorsque son génie plein d’audace s’élève à cette conception sublime, dans laquelle il ose ce que personne n’avait osé avant lui, s’ériger en juge suprême du monde et assigner aux hommes leur place dans l’enfer, le purgatoire et le ciel. Comme pour former un contraste avec cette grandeur et cette sublimité, Boccace nous représente l’amour dans la vivacité de la passion, un amour léger, folâtre, sans moralité, lorsqu’il met sous nos yeux, dans ses nouvelles si variées, les mœurs de son temps et de son pays. Dans les poésies des Minnesänger allemands, l’amour se montre sentimental et tendre, sans richesse d’imagination, naïf, mélancolique et monotone. Dans la bouche des Espagnols, il abonde en images ; il est chevaleresque, quelquefois subtil dans la recherche et la défense de ses droits et de ses devoirs, dont il fait autant de points d’honneur personnels ; il est aussi enthousiaste, lorsqu’il se déploie dans tout son éclat. Chez les Français, il est, au contraire, plus galant ; il tourne à la vanité ; c’est un sentiment qui vise à l’effet poétique, dans l’expression duquel perce souvent beaucoup d’esprit et une subtilité sophistique pleine de sens. Tantôt c’est une volupté sans passion, tantôt une passion sans volupté, une sensibilité ou plutôt une sentimentalité raffinée qui s’analyse dans de longues réflexions. – Mais nous devons couper court à ces observations qui, prolongées davantage, seraient ici déplacées.

ii. Le monde et la vie réelle sont remplis de causes de division. Or, que l’un se représente d’un côté la société avec son organisation actuelle, la vie domestique, les rapports civils et politiques, la loi, le droit, les mœurs, etc., et, en opposition avec cette réalité positive, une passion qui germe dans les âmes ardentes et généreuses, l’amour, cette religion des cœurs, qui tantôt se confond avec la religion, tantôt se la subordonne, l’oublie même, et, se regardant comme l’affaire essentielle, unique, vraiment importante de la vie, ne peut cependant se résoudre à renoncer à tout le reste, fuir au désert avec l’objet aimé ; capable d’ailleurs de se livrer à tous les excès, Jusqu’à abjurer, par une dégradation cynique, la dignité humaine, on conçoit facilement que cette opposition ne doit pas manquer d’engendrer de nombreuses collisions ; car les autres intérêts de la vie font aussi valoir leurs exigences et leurs droits, et doivent par là blesser l’amour dans ses prétentions à une domination souveraine.

1° La collision la plus fréquente est le conflit de l’amour et de l’honneur. L’honneur, en effet, a le même caractère infini que l’amour, et il peut jeter sur son chemin un motif qui soit un obstacle absolu. Dans ce cas, le devoir de l’homme peut demander le sacrifice de l’amour. Dans une certaine classe de la société, par exemple, il serait contraire à l’honneur d’aimer une femme d’une condition inférieure. La différence des conditions est un résultat nécessaire de la nature des choses ; et d’ailleurs elle existe. Si la vie sociale n’a pas encore été régénérée par l’idée de la vraie liberté, en vertu de laquelle l’individu peut choisir lui-même sa condition et déterminer sa vocation, c’est toujours, plus ou moins, la naissance qui assigne à l’homme son rang et sa position. Ces distinctions sont encore consacrées comme absolues par l’honneur. On se fait un point d’honneur de ne pas déroger.

2° Les principes éternels de l’ordre moral eux-mêmes, l’intérêt de l’État, l’amour de la patrie, les devoirs de famille, etc., peuvent aussi entrer en lutte avec l’amour, et s’opposer à l’accomplissement de ses fins. Dans les représentations modernes où ces principes ont une haute valeur, ce genre de collision est un thème favori. L’amour se présente alors lui-même comme un droit imposant, le droit sacré du cœur ; il s’oppose à d’autres devoirs et à d’autres droits. Ou il les déclare inférieurs à lui et s’affranchit de leur autorité ; ou il reconnaît leur supériorité, et alors un combat s’engage au fond de l’âme entre la violence de la passion et une idée supérieure. La Pucelle d’Orléans (de Schiller), par exemple, roule sur cette dernière collision.

3° Il peut aussi exister des rapports et des obstacles extérieurs qui s’opposent à l’amour : le cours ordinaire des choses, la prose de la vie, des accidents malheureux, les passions, les préjugés, des idées étroites, l’égoïsme dans les autres, une foule d’incidents de toute espèce. L’odieux, le terrible et le repoussant y occupent souvent beaucoup de place, parce que c’est la perversité, la grossièreté, la rudesse sauvage des passions étrangères qui sont mises en opposition avec la tendre beauté de l’amour. C’est surtout dans les drames et les romans qui ont paru dans ces derniers temps que nous voyons souvent de semblables collisions extérieures. Elles intéressent principalement à cause de la part que nous prenons aux souffrances, aux espérances, aux projets renversés des malheureux amants. Le dénouement, selon qu’il est heureux ou malheureux, nous satisfait ou nous émeut. Quelquefois ces productions simplement nous amusent. – En général, cette espèce de conflit, ayant pour principe des circonstances purement accidentelles, est d’un ordre inférieur.

iii. Sous tous ces rapports, sans doute l’amour présente un caractère élevé, parce qu’il n’est pas seulement un penchant pour l’autre sexe, mais un sentiment noble et beau ; il déploie, dans la poursuite de l’objet aimé, une grande richesse de qualités, de l’ardeur, de la hardiesse, du courage ; il est capable du plus grand dévouement. Cependant l’amour romantique a aussi ses imperfections. Ce qui lui manque, c’est le caractère général et absolu. Il n’est toujours que le sentiment personnel de l’individu qui, au lieu de se montrer tout occupé des grands intérêts de la vie humaine, du bien, de sa famille, de l’État, de sa patrie, des devoirs de sa position, du soin de sa liberté, de la religion, etc., n’est rempli que de soi, n’aspire qu’à se retrouver dans un autre lui-même et à faire partager sa passion. Le fond de l’amour est donc le moi, et il ne répond pas à la nature complète de l’homme. Dans la famille, dans le mariage même, au point de vue de la morale privée et publique, la sensibilité en elle-même, et cette union à laquelle elle aspire précisément avec telle personne et non avec une autre, ne jouent qu’un rôle secondaire. Dans l’amour romantique, tout roule sur ce principe, l’attrait mutuel de deux individus de sexe différent. Or, pourquoi plutôt cette personne que cette autre ? C’est ce qui n’a sa raison que dans une préférence toute personnelle et souvent dans le caprice. La femme a son bien-aimé ; le jeune homme a sa bien-aimée, objet toujours incomparable, type suprême de beauté et de perfection. Mais s’il est vrai que chacun fait de celle qu’il aime une Vénus ou quelque chose de plus, il est clair qu’il y a plusieurs femmes dont on peut en dire autant, et, au fond, personne n’est dupe de cette illusion. Cette préférence exclusive et absolue est purement une affaire de cœur, un choix tout personnel. Trouver la plus haute conscience de soi-même précisément dans cette personne que l’on a rencontrée offre l’apparence d’un jeu et d’un caprice du hasard. On reconnaît là, il est vrai, la haute liberté de l’individu, et il y a loin de cette liberté à une passion comme celle de la Phèdre d’Euripide, soumise à la puissance d’une divinité ; mais ce choix, tout libre qu’il est, par cela seul qu’il a pour principe la volonté purement individuelle, se présente comme quelque chose d’arbitraire et d’accidentel.

Par là, les collisions de l’amour, particulièrement lorsqu’il est représenté comme entrant en lutte avec les intérêts généraux de la société, conservent toujours un caractère d’accidentalité qui ne permet pas de les légitimer, parce que c’est l’homme, comme individu, qui, avec ses exigences personnelles, s’oppose à ce qui, par son caractère essentiel, a droit à être reconnu et respecté. Les personnages des hautes tragédies anciennes, Agamemnon, Clytemnestre, Oreste, Œdipe, Antigone, Créon, poursuivent aussi un but individuel ; mais le motif véritable, le principe qui se montre sous une forme passionnée comme le fond de leurs actions et de leur caractère, est d’une légitimité absolue et, par là même aussi, d’un intérêt général. Aussi les infortunes qui en sont la suite ne nous touchent pas seulement comme étant l’effet d’un destin malheureux, mais comme un malheur qui commande le respect ; elles inspirent une terreur religieuse, parce que la passion qui ne se repose que quand elle a obtenu satisfaction renferme un principe éternel et nécessaire. Que le crime de Clytemnestre ne soit pas puni, dans la pièce où Oreste poursuit la vengeance de son père, qu’Antigone meure pour avoir accompli un devoir fraternel envers Polynice, c’est là une injustice, un mal en soi. Mais ces souffrances de l’amour, ces espérances brisées, ces tourments, ce martyre qu’éprouve un amant, ce bonheur et cette félicité infinis qu’il se crée dans son imagination, ne sont nullement en soi un intérêt général ; c’est quelque chose qui le regarde personnellement. Tout homme a, il est vrai, un cœur fait pour l’amour et le droit d’y trouver le bonheur ; mais, lorsque précisément dans tel cas donné, dans telle ou telle circonstance, il n’atteint pas son but, aucune injustice ne lui est faite ; car il n’est pas nécessaire en soi qu’il s’éprenne précisément de cette femme et que nous devions nous intéresser à une chose aussi accidentelle, qui dépend plus ou moins du caprice, qui n’a ni étendue ni généralité. C’est là le côté froid qui se fait sentir dans le développement de cette brûlante passion.


 

III. La fidélité.

1° Fidélité du serviteur.– 2° Indépendance de la personne dans la fidélité. – 3° Collision de la fidélité.

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Le troisième sentiment essentiel à signaler comme exprimant la personnalité moderne dans le cercle de la vie sociale est la fidélité.

i. Par fidélité, il ne faut pas entendre ici la fidélité à une promesse d’amour, ni la constance dans l’amitié, comme nous en trouvons le plus beau modèle dans Achille et Patrocle, ou dans le lien plus intime encore qui unissait Oreste et Pylade. L’amitié dans ce sens se développe surtout dans la jeunesse. C’est là son moment dans la vie humaine. Chaque homme a son chemin à faire dans le monde, un état, une position sociale à conquérir et à conserver. Or, dans la jeunesse, les vocations et les rangs ne sont pas encore fixés. Aussi les jeunes gens se lient très facilement entre eux. La conformité de sentiments, de volonté et d’action les unit si étroitement que, pour deux amis, l’entreprise de l’un devient également celle de l’autre. Il n’en est déjà plus de même de l’amitié dans l’âge mûr. L’homme suit, dans ses relations sociales, une ligne plus indépendante. Il ne s’engage pas avec un ami dans une communauté assez étroite pour que l’on ne puisse rien faire sans l’autre. Les hommes se rencontrent et se séparent. Leurs intérêts et leurs affaires tantôt s’accordent, tantôt sont différents. L’amitié, l’intimité même, la conformité de principes et de direction générale subsiste ; mais ce n’est plus cette amitié de la jeunesse, dans laquelle l’un des deux amis ne prend jamais une résolution sans l’autre, et ne ferait rien qui pût n’être pas à sa convenance. Il est d’ailleurs conforme au principe de notre société moderne que l’homme pourvoie lui-même à son sort et ne doive sa position qu’à son propre mérite.

Si la fidélité dans l’amitié et dans l’amour n’existe seulement qu’entre égaux, la fidélité, telle que nous devons la considérer ici, se rapporte à un supérieur, à une personne d’un rang plus élevé, à un maître.

Nous trouvons quelque chose de semblable déjà chez les anciens, dans la fidélité des serviteurs, leur attachement à la famille, à la maison du maître. Le plus bel exemple nous en est offert dans le gardien de pourceaux d’Ulysse, qui s’expose jour et nuit aux intempéries de l’air pour garder ses pourceaux, plein d’inquiétude sur le sort de son maître, à qui enfin il prête un fidèle secours contre les amants de Pénélope. Shakespeare nous montre l’image d’une fidélité semblable et non moins touchante dans le Roi Lear. Lear dit à Kent, qui veut le servir : « Me connais-tu, brave homme ? – Non, seigneur, répond Kent ; mais il y a quelque chose dans votre visage qui fait que je vous appellerais volontiers mon maître. » Ceci s’approche déjà beaucoup du caractère qui distingue la fidélité chevaleresque ; car la fidélité, ici, n’est pas celle de l’esclave et du serviteur. Celle-ci peut avoir déjà quelque chose de beau et de touchant ; mais elle manque néanmoins de la liberté et de l’indépendance dans l’individu, quant à ses fins ou actions propres, et par là elle est d’un ordre inférieur. Ce que nous avons à examiner, c’est la fidélité du vassal dans la chevalerie. Ici l’homme, tout en se dévouant à la personne d’un prince, d’un roi ou d’un empereur, conserve sa libre indépendance comme caractère dominant de toute sa conduite. Cette fidélité occupe cependant une place élevée dans le monde chevaleresque, parce qu’elle est le principal lien qui unit les membres de cette société et la base de son organisation, du moins à son origine.

ii. Ce sentiment, malgré sa supériorité comme principe social sur ce qui l’a précédé, ne ressemble en rien au patriotisme, qui a pour but un intérêt général. Il ne s’adresse qu’à l’individu, au seigneur, et par là il a sa condition dans l’honneur, l’avantage particulier, l’opinion personnelle. La fidélité apparaît environnée de son plus grand éclat dans une société non encore régulièrement constituée, à demi barbare, où le droit et la loi exercent un faible empire. Dans un pareil état de société, les plus puissants, ceux qui élèvent la tête au-dessus des autres, deviennent comme des centres autour desquels se groupent les inférieurs ; ce sont des chefs, des princes. Les autres s’attachent à eux par un libre choix. Un pareil rapport se transforme ensuite en un lien plus positif, celui de la suzeraineté, en vertu duquel chaque vassal, de son côté, s’arroge des droits et des privilèges. Mais le principe fondamental sur lequel tout repose à l’origine, c’est le libre choix, aussi bien quant à l’objet sur lequel doit porter la dépendance que sur le maintien de cette dernière. Aussi la fidélité chevaleresque sait très bien conserver ses avantages et ses droits, l’indépendance et l’honneur de l’individu. Elle n’est pas reconnue comme un devoir proprement dit, dont on pourrait exiger l’acquittement contre la volonté arbitraire du sujet. Chaque vassal, au contraire, suppose toujours que la durée de l’obéissance, et en général de cet ordre de choses, est subordonnée à son bon plaisir et à sa manière de sentir personnelle.

iii. La fidélité et l’obéissance envers le seigneur peuvent dès lors très facilement entrer en collision avec la passion personnelle ou avec la susceptibilité de l’honneur, le sentiment de l’offense, l’amour et une foule d’autres accidents intérieurs ou extérieurs ; ce qui en fait quelque chose d’éminemment précaire. Un chevalier est fidèle à son prince ; mais son ami a un démêlé à soutenir avec ce prince. Le voilà obligé de choisir entre l’une et l’autre fidélité. Avant tout, il peut rester fidèle à lui-même, à son honneur et à son intérêt. Nous trouvons le plus bel exemple d’une pareille collision dans le Cid. Il est fidèle au roi et aussi à lui-même. Lorsque le roi agit sagement, il lui prête l’appui de son bras ; mais si la conduite du prince est mauvaise et que lui, le Cid, se trouve offensé, il lui retire son puissant secours. – Les pairs de Charlemagne nous offrent un rapport semblable. C’est un lien de haute suzeraineté et d’obéissance à peu près analogue à celui que nous avons remarqué entre Jupiter et les autres dieux. Le souverain ordonne ; mais il a beau gronder et tonner, ces personnages, dans le sentiment de leur liberté et de leur force, résistent comme et quand il leur plaît. Dans le Roman de Renart, le peu de consistance et la fragilité de ce lien sont représentés de la manière la plus vraie et la plus intéressante. Dans ce poème, les grands de l’empire ne servent, à proprement parler, qu’eux-mêmes, et n’obéissent qu’à leur volonté personnelle. De même les princes allemands et les chevaliers au moyen âge n’étaient plus, en quelque sorte, dans leur élément naturel, lorsqu’il s’agissait de faire quelque chose pour l’intérêt général ou pour leur empereur. Aussi y a-t-il des gens qui n’estiment si haut le moyen âge que parce qu’en effet, dans une pareille société, chacun se fait justice à lui-même et est un homme d’honneur, lorsqu’il ne suit que sa volonté et son caprice ; ce qui ne peut pas être permis dans un État organisé et régulièrement constitué.

La base commune de ces trois sentiments, l’honneur, l’amour et la fidélité, est donc la personnalité libre. Le cœur de l’homme s’ouvre à des intérêts toujours plus vastes et plus riches, et en même temps il reste toujours en harmonie avec lui-même. C’est dans l’art moderne la plus belle partie du cercle qui se trouve en dehors de la religion proprement dite. Tout ici a pour but immédiat l’homme, avec lequel nous pouvons sympathiser, au moins par un côté, celui de l’indépendance personnelle. Il n’en était pas toujours ainsi dans le domaine religieux, où il nous arrivait de rencontrer çà et là des sujets et des formes de représentation qui heurtaient nos idées. Néanmoins ces sentiments n’en sont pas moins susceptibles d’être mis en rapport d’une foule de manières avec la religion ; de sorte qu’alors les intérêts religieux sont combinés avec ceux de la chevalerie, qui sont tout humains, comme par exemple dans les aventures des chevaliers de la Table Ronde à la recherche du Saint-Graal. Cette combinaison introduit dans la poésie chevaleresque beaucoup d’éléments mystiques et fantastiques, et aussi beaucoup d’allégories. Mais d’un autre côté le domaine de l’honneur, de l’amour et de la fidélité peut conserver son caractère tout humain, paraître entièrement indépendant de celui de la religion, et ne manifester que les premiers mouvements de l’âme dans sa subjectivité toute personnelle et tout humaine. Ce qui manque à ce cercle, c’est que le vide de l’âme n’est pas comblé par cet ensemble de rapports, de caractères et de passions empruntés à la vie réelle et mondaine. En opposition avec cette multiplicité d’intérêts, l’âme, qui se sent infinie, reste encore isolée et peu satisfaite. Elle sent alors le besoin de trouver un plus riche fonds d’idées et de le développer dans la représentation artistique.


CHAPITRE III

DE L’INDÉPENDANCE FORMELLE (EXTÉRIEURE) DES CARACTÈRES

ET DES PARTICULARITÉS INDIVIDUELLES

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Nous avons vu la personnalité humaine se développer sur le théâtre de la vie réelle, et y déployer des sentiments nobles, généreux, tels que l’honneur, l’amour et la fidélité. Maintenant c’est dans la sphère de la vie réelle et des intérêts purement humains que la liberté et l’indépendance du caractère nous apparaissent. L’idéal, ici, ne consiste que dans l’énergie et la persévérance de la volonté et de la passion, ainsi que dans l’indépendance du caractère.

La religion et la chevalerie disparaissent avec leurs hautes conceptions, leurs nobles sentiments et leurs fins tout idéales. Au contraire, ce qui caractérise les nouveaux besoins, c’est la soif des jouissances de la vie présente, la poursuite ardente des intérêts humains dans ce qu’ils ont d’actuel, de déterminé, de positif. De même, dans les arts figuratifs, l’homme veut se représenter les objets dans leur réalité palpable et visible.

La destruction de l’art classique a commencé par la prédominance de l’agréable, et elle a fini par la satire. L’art romantique finit par l’exagération du principe de la personnalité, dépourvue d’un fond substantiel et moral, et dès lors abandonnée au caprice, à l’arbitraire, à la fantaisie et aux excès de la passion. Il ne reste plus à l’imagination du poète qu’à peindre fortement et avec profondeur ces caractères, ou au talent de l’artiste qu’à imiter le réel, à l’esprit à montrer sa verve dans les combinaisons et les contrastes piquants.

Cette tendance se révèle sous trois formes principales :

1° l’indépendance du caractère individuel poursuivant ses fins propres, ses desseins particuliers, sans but moral ni religieux ;

2° l’exagération du principe chevaleresque, et l’esprit d’aventures ;

la séparation des éléments dont la réunion constitue l’idée même de l’art, par la destruction de l’art lui-même, c’est-à-dire la prédilection pour la réalité commune, l’imitation du réel, l’habileté technique, le caprice, la fantaisie et l’humour.


I. De l’indépendance du caractère individuel.

1° De l’énergie extérieure du caractère. – 2° De la concentration du caractère. – 3° De l’intérêt que produit la représentation de pareils caractères.

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On peut distinguer ici deux points de vue principaux.

D’abord se font remarquer l’énergie et la persévérance opiniâtre d’une volonté qui s’attache exclusivement à un but déterminé, et concentre tous ses efforts dans sa réalisation. Ensuite l’individu apparaît comme formant en lui-même un tout complet ; mais en même temps l’absence de culture fait qu’il persiste opiniâtrement dans sa concentration intérieure ; absorbé dans la profondeur du sentiment, il est incapable de se développer et de se manifester parfaitement au dehors.

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i. Ainsi, ce que nous avons d’abord sous les yeux, ce sont des caractères pris en quelque sorte dans l’état de nature. Comme ils ne font que suivre l’impulsion violente d’une passion personnelle et ne représentent aucune idée générale, ils ne peuvent être ni exactement définis ni classés rigoureusement.

Un personnage de ce genre n’a dans l’esprit aucun motif rationnel, aucune idée générale qui se combine avec quelque passion particulière ; mais ce qu’il médite, il le réalise, il l’accomplit immédiatement sans plus de réflexion, pour obéir à sa nature propre qui est ainsi faite, sans invoquer quelque principe élevé, sans vouloir être justifié par quelque raison morale ; inflexible, indompté, inébranlable dans la résolution d’accomplir ses desseins ou de périr. Une pareille indépendance de caractère ne se manifeste que là où le sentiment religieux étant très faible, celui de la personnalité humaine est porté à son plus haut degré.

Tels sont principalement les caractères de Shakespeare, chez lesquels l’énergie et l’opiniâtreté, développées dans tout leur éclat, constituent le trait principal qui nous les fait admirer. Là il n’est question ni de religion ni d’actions dont le motif soit le besoin que l’homme éprouve de se mettre en harmonie avec le sentiment religieux ; il ne s’agit pas non plus d’idées morales. Nous avons sous les yeux des personnages indépendants, placés uniquement en face d’eux-mêmes et de leurs propres desseins, qu’ils ont conçus spontanément et dont ils poursuivent l’exécution avec la conséquence inébranlable de la passion, sans se livrer à des réflexions accessoires, sans vues générales, et uniquement pour leur satisfaction personnelle. Les tragédies comme Macbeth, Othello, Richard III, etc., ont pour objet principal la représentation d’un semblable caractère, environné de figures moins remarquables et moins énergiques. Ainsi le caractère de Macbeth est la plus violente ambition. Il hésite d’abord, mais bientôt il étend la main sur la couronne. Il commet un meurtre pour l’obtenir, et pour la conserver il se livre à toutes sortes de cruautés. Cette énergie de résolution persévérante, qui ne regarde pas en arrière, cette conséquence de l’homme avec lui-même et avec un but qu’il n’a pris qu’en lui, donnent au personnage son intérêt essentiel. Ni le respect de la majesté royale et la sainteté qui l’environne, ni la démence de son épouse, ni la défection de ses vassaux, ni la ruine qui le menace, rien n’ébranle la résolution de Macbeth. Il foule aux pieds les droits divins et humains ; rien ne l’arrête, il marche à son but. Lady Macbeth est un semblable caractère ; il n’y a que le mauvais goût et le verbiage inconsidéré de la critique moderne qui aient pu lui donner un rôle amoureux. Lorsqu’elle paraît pour la première fois sur la scène, et qu’elle reçoit la lettre de Macbeth, qui lui annonce sa rencontre avec les sorcières et leur prédiction en ces mots : « Salut, thane de Cawdor, salut à toi qui seras roi », elle s’écrie : « Tu es Glamis et Cawdor, et tu dois être ce qui t’est annoncé. Mais je crains ton caractère (thy nature) ; il est trop plein du miel de la douceur humaine pour prendre le plus court chemin. » Elle ne montre ni amour ni tendresse, ne témoigne aucune joie du bonheur de son époux. Elle n’éprouve aucun sentiment moral, aucune sympathie, nulle appréhension, nulle pitié, comme il siérait à une âme noble. Elle ne craint qu’une chose, c’est que le caractère de son époux ne soit un obstacle à son ambition. Pour lui, elle le considère seulement comme un moyen. Vous ne trouvez chez elle aucune hésitation, aucune incertitude ; elle ne délibère pas, elle ne fléchit pas un moment. Ce n’est pas la vengeance qui l’anime, comme d’abord Macbeth ; il ne faut voir en elle que la simple violence du caractère, qui lui fait accomplir sans autre pensée ce qui est conforme à son but, jusqu’à ce qu’enfin le malheur vienne la frapper. Cette catastrophe qui, pour Macbeth, part du dehors et fond sur lui lorsqu’il a consommé ses crimes, s’accomplit intérieurement chez lady Macbeth ; c’est la démence qui s’empare de son âme. – On peut en dire autant de Richard III, d’Othello, de la vieille Marguerite et de tant d’autres personnages de Shakespeare. Rien ne leur ressemble moins que les misérables caractères de plusieurs pièces modernes, de celles de Kotzebue, par exemple, qui paraissent nobles, excellents et, au fond, ne sont que pitoyables. Les auteurs plus récents, qui ont souverainement méprisé Kotzebue, n’ont pas fait beaucoup mieux que lui ; par exemple Heinrich von Kleist, dans Catherine de Heilbronn et le Prince de Hombourg. Ces personnages sont des caractères chez lesquels, en opposition à la force et à l’énergie d’une volonté éclairée et conséquente avec elle-même, on a représenté, comme ce qu’il y a de plus élevé et de plus parfait, les rêves, les visions du magnétisme et du somnambulisme.

Le prince de Hombourg est le plus pauvre général ; il est distrait lorsqu’il s’agit de prendre des dispositions, et ne sait donner des ordres ; pendant la nuit, il est tourmenté par des visions ; et pendant le jour, au moment de la bataille, il commet des fautes grossières. Avec ces incertitudes, ces contradictions et ces dissonances intérieures du caractère, ces auteurs ont cru marcher sur les traces de Shakespeare. Mais ils en sont bien loin : car les caractères de Shakespeare sont parfaitement conséquents ; ils restent fidèles à eux-mêmes et à leurs passions ; ce qu’ils méditent, ce qu’ils se proposent, ils l’accomplissent dans leurs actions avec une volonté inébranlable.

Or, plus le caractère est ainsi égoïste, personnel, et approche, par là, de la perversité, plus il doit avoir à lutter contre les obstacles qui se rencontrent sur son chemin et s’opposent à la réalisation de ses desseins. Plus aussi il est entraîné par cette réalisation même à sa propre ruine ; car, au milieu même du succès, le destin qu’il s’est préparé, qu’il a enfanté, le précipite vers sa chute. L’accomplissement de cette destinée n’est pas seulement, pour le personnage, la conséquence de ses actions ; c’est un développement du caractère lui-même, dont la fougue ne peut s’arrêter, et qui continue à se déchaîner dans toute sa violence, ou succombe épuisé. Dans les pièces grecques, où la passion est ennoblie par le but, où les actions ont un principe moral, et où la personnalité individuelle ne joue pas le principal rôle, le destin est moins inhérent au caractère même, qui sait se renfermer dans les limites de son entreprise, ne les franchit pas et reste à la fin ce qu’il était au commencement. Mais, au moment où nous sommes, le développement des conséquences de l’action est en même temps celui du caractère dans sa nature la plus intime et la plus personnelle ; ce n’est pas seulement la marche extérieure des événements. Ainsi les crimes de Macbeth apparaissent comme un effet de la violence de son caractère qui se pervertit de plus en plus, et cela d’une manière si logique et si fatale, qu’aussitôt que l’irrésolution a cessé, que le sort en est jeté, il ne se laisse plus arrêter par aucun obstacle. Son épouse est décidée dès le premier moment. Le développement de son rôle ne montre en elle que les anxiétés intérieures qui s’accroissent au point de devenir des tourments physiques. Ces tortures de l’esprit se terminent par la démence, qui est le dénouement final. Il en est de même de la plupart des autres caractères de Shakespeare, des subalternes comme des plus importants. Les caractères antiques montrent bien aussi la même fermeté, et il arrive des situations extrêmes où, aucun moyen naturel ne pouvant triompher de leur résolution, le poète est obligé de faire intervenir un deus ex machina pour le dénouement. Cependant cette opiniâtreté, comme on en voit un exemple dans Philoctète, s’appuie sur un motif élevé, et ordinairement se justifie par un sentiment moral.

Dans ces sortes de caractères, l’absence d’idées générales, le but accidentel qu’ils poursuivent et l’indépendance individuelle ne permettent pas un dénouement moral. Le rapport entre les actions et les infortunes du héros reste indéterminé, ou n’a en soi aucun sens. Le fatum, l’aveugle nécessité, reparaît ici. Quant au héros lui-même, il n’y a qu’une solution digne de lui, c’est de révéler sa personnalité infinie, sa force d’âme inébranlable, qui s’élève au-dessus de sa passion et de son destin. Que cela vienne d’une puissance supérieure, de la nécessité ou du hasard, peu lui importe ; le malheur est arrivé : il n’en recherche ni le motif ni la cause. L’homme reste alors impassible, immobile comme un rocher, en face de cette puissance qui l’accable.

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ii. En opposition avec ce qui précède, le côté abstrait du caractère peut consister, en second lieu, dans la concentration. L’individu alors reste enfermé en lui-même, sans expansion ni développement.

Ce sont ici de ces natures richement douées, qui renferment en elles-mêmes tout un ensemble de qualités latentes, chez lesquelles chaque mouvement de l’âme s’accomplit intérieurement, sans laisser rien apparaître au dehors. L’abstraction, telle que nous l’avons considérée plus haut, consistait en ce que l’individu s’absorbe tout entier dans un but unique ; mais ce but, il le laisse parfaitement se manifester au dehors dans la constance opiniâtre avec laquelle il le poursuit, résolu, selon que la fortune lui sera favorable ou contraire, à l’atteindre ou à périr. Ce qui constitue la seconde espèce de simplicité abstraite, celle dont il s’agit ici, c’est l’absence de développement et de manifestation. Un pareil caractère est comme une pierre précieuse qui ne se montre que par un point, mais ce point brille comme l’éclair.

Pour qu’une semblable concentration ait du prix et présente de l’intérêt, il faut une richesse intérieure de sentiment qui ne laisse apparaître sa profondeur infinie et sa multiplicité que dans des manifestations rares et pour ainsi dire muettes. De telles natures simples, naïves et silencieuses, peuvent exercer sur nous le plus haut attrait. Mais leur silence doit être le calme immobile de la mer à sa surface, qui cache des abîmes sans fond, et non pas le silence qui annonce l’absence d’idées, un esprit vide et sans vivacité. On rencontre quelquefois des hommes d’une intelligence très commune, qui, en usant d’une réserve habile, donnent à penser, par quelques mots, qu’ils possèdent une grande sagesse et un esprit profond ; de sorte que l’on croit que des trésors sont renfermés dans leur âme, tandis qu’à la fin on s’aperçoit qu’il n’y a rien chez eux. Au contraire la richesse et la profondeur des caractères silencieux dont nous parlons se révèle (ce qui exige d’ailleurs, de la part de l’artiste, beaucoup de talent et d’habileté) par des traits isolés, disséminés, naïfs et pleins d’esprit, échappés sans intention, sans égard aux personnes capables de comprendre. Ces intelligences saisissent avec profondeur le vrai dans tout ce qui leur est offert, et cependant n’entrent pas dans le détail prosaïque des intérêts particuliers et des affaires de la vie. Elles ne sont pas distraites par les passions communes, les intérêts et les affections du même genre.

Pour un caractère ainsi enfermé en lui-même, il doit arriver un moment où il sera saisi dans un point déterminé de son monde intérieur, où son énergie se concentrera tout entière dans un seul sentiment qui décide de la vie. Il s’y attache alors avec une force d’autant plus grande qu’elle n’est pas partagée ; il n’y a pour lui d’autre alternative que le bonheur ou la mort, et cela parce que la consistance lui manque. En effet, pour que le caractère ait de la consistance, il a besoin d’un principe moral qui le soutienne, et qui seul peut lui donner une fermeté indépendante de lui-même. A cette espèce de caractères appartiennent les plus charmantes figures de l’art romantique, comme Shakespeare a su également les créer dans toute leur beauté. Telle est Juliette, par exemple, dans Roméo et Juliette. On peut se représenter Juliette comme étant au commencement de la pièce une jeune fille simple et naïve, presque une enfant, ayant à peine quinze ou seize ans ; elle paraît n’avoir aucune connaissance d’elle-même et du monde ; son cœur n’a éprouvé encore aucun mouvement, aucune inclination, aucun désir ; dans sa naïveté, elle a contemplé le monde qui l’environne, comme dans une lanterne magique, sans en rien apprendre. Tout à coup nous voyons cette âme cachée développer dans toute leur force les qualités qu’elle recélait, montrer de la ruse, de la prudence, de l’énergie, se sacrifier, se soumettre aux plus terribles épreuves. C’est une flamme allumée par une étincelle, le bouton d’une fleur qui à peine touchée par l’amour s’épanouit tout à coup, ouvre sa corolle et tous ses pétales, puis se flétrit l’instant d’après, et tombe effeuillée plus vite qu’elle n’avait fleuri. Miranda, dans la Tempête, est une création du même genre. Élevée dans le silence, Shakespeare nous la montre au moment où elle commence à connaître les hommes pour la première fois. Il fait son portrait en deux scènes, et ce portrait est achevé. La Thécla de Schiller, quoiqu’elle soit une création d’un genre plus réfléchi, peut être regardée comme appartenant à la même famille. Au milieu du faste et de l’opulence, elle n’est pas touchée de ces avantages ; elle reste sans vanité, simple et naïve, tout entière à l’unique sentiment qui l’anime. Ce sont particulièrement de belles et nobles natures de femmes pour lesquelles le monde et leur propre conscience s’ouvrent pour la première fois, dans l’amour, de sorte qu’elles semblent naître seulement alors à la vie spirituelle.

La plupart des chants populaires, particulièrement en Allemagne, présentent ce caractère de concentration profonde du sentiment qui ne peut se développer au dehors. L’âme, pleine d’émotions et d’idées, bien que saisie d’un vif intérêt, ne peut s’exprimer que par des manifestations brèves, qui révèlent cependant toute la profondeur du sentiment. C’est un mode de représentation qui, dans son mutisme, retourne par là même au symbolisme ; car ce qu’il offre n’est pas l’exposition claire et complète de la pensée, mais seulement un signe et une indication. Nous n’avons cependant pas ici un symbole dont le sens soit une généralité abstraite ; le contenu est au contraire un sentiment intérieur, vivant et réel. A des époques plus avancées, lorsque domine tout à fait la pensée réfléchie, de semblables productions sont de la plus haute difficulté, et révèlent un génie poétique vraiment inné. Goethe, surtout dans ses ballades, est maître dans cet art d’esquisser symboliquement, par des traits en apparence extérieurs et insignifiants, le sentiment dans toute sa vérité et sa profondeur infinie. Tel est, par exemple, le Roi de Thulé, qui appartient à ce que Goethe a composé de plus beau. Le roi ne fait connaître son amour que par la coupe que le vieillard a conservée de son amie. Le vieux buveur est près de mourir. Autour de lui, dans la grande salle du palais, sont rangés les chevaliers ; il fait à ses héritiers le partage de son royaume et de ses trésors ; mais sa coupe, il la jette dans les flots ; personne après lui ne doit la posséder. « Il la vit tomber, s’emplir, puis s’engloutir au fond de l’abîme ; alors ses paupières se fermèrent ; plus jamais le vin n’humecta ses lèvres. »

Mais ces âmes profondes et silencieuses, dans lesquelles est renfermée l’énergie de l’esprit, comme l’étincelle dans les veines du caillou, ne sont pas pour cela affranchies de la condition commune. Aussi, lorsque le son discordant du malheur vient troubler l’harmonie de leur existence, elles sont exposées à cette cruelle contradiction de n’avoir aucune habileté pour se mettre au niveau de la situation et conjurer le danger. Entraînées dans une collision, elles ne savent se tirer d’affaire ; elles se précipitent tête baissée dans l’action, ou, dans une passive inertie, laissent les événements suivre leur cours. Hamlet est un beau et noble caractère, et au fond il n’est pas faible ; mais il lui manque le sentiment énergique de la réalité. Alors il tombe dans une morne et stupide mélancolie, qui lui fait commettre toutes sortes de bévues. Il a l’oreille très fine ; là où il n’y a aucun signe extérieur, rien qui puisse éveiller le soupçon, il voit de l’extraordinaire. Il n’y a plus pour lui rien de naturel ; il a toujours les yeux fixés sur l’attentat monstrueux qui a été commis. L’esprit de son père lui révèle ce qu’il doit faire ; dès lors il est intérieurement prêt à la vengeance ; sans cesse il pense à ce devoir que son cœur lui prescrit ; mais il ne se laisse pas entraîner subitement à l’action comme Macbeth. Il n’assassine pas, il ne s’abandonne pas à la fureur, il ne tire pas l’épée, comme Laërte, à la première occasion. Il reste plongé dans l’inaction d’une belle âme qui ne peut se mouvoir au dehors, s’engager dans les relations de la vie réelle. Il attend, il cherche dans la droiture de son cœur une certitude positive. Lorsqu’il l’a obtenue, il ne prend aucune ferme résolution ; il se laisse conduire par les événements extérieurs. Ainsi privé du sens de la réalité, il se trompe sur ce qui l’environne ; il tue, au lieu du roi, le vieux Polonius. Il agit avec précipitation quand il faudrait user de circonspection, et là, au contraire, où il est besoin de cette activité qui va droit au but, il reste absorbé en lui-même jusqu’à ce que, sans sa participation, le développement naturel des circonstances ait amené un dénouement fatal qui paraît une conséquence de ce qui s’est passé au fond de l’âme.

Dans les temps modernes, cette disposition morale se rencontre plutôt dans les conditions inférieures de la société. Des hommes dont l’esprit manque de culture sont incapables de comprendre des vues générales et la multiplicité des grands intérêts ; de sorte que, si le but unique qu’ils poursuivent leur échappe, leur âme ne peut se reposer dans un autre, ni trouver un nouvel objet pour leur activité. Ce défaut de culture intellectuelle explique pourquoi ces caractères concentrés en eux-mêmes s’attachent avec tant d’opiniâtreté et de ténacité à ce qu’ils ont une fois entrepris, quelque originale et singulière que soit parfois l’idée qui les domine. Une pareille obstination, concentrée et taciturne, se rencontre principalement chez les Allemands, qui, pour cette raison, paraissent facilement têtus, hérissés, noueux, inabordables, et, dans leurs actions, dans toute leur conduite, incertains et contradictoires. Comme modèle dans l’art de dessiner et de représenter de pareils caractères pris dans la classe inférieure du peuple, nous ne citerons ici que Hippel, l’auteur du Cours de la vie en ligne ascendante, un des rares ouvrages allemands du genre humoristique qui soient vraiment originaux. Il se tient loin de la sentimentalité de Jean-Paul et du mauvais goût de ses situations. Il y a chez lui, au contraire, à un merveilleux degré, individualité, fraîcheur et vitalité. Il excelle à représenter ces caractères concentrés qui étouffent en eux-mêmes, et qui, lorsqu’une fois ils se déterminent à agir, le font avec une violence terrible. Il les peint d’une manière saisissante de vérité. Ces hommes sortent des contradictions infinies auxquelles leur âme est en proie, et des malheureuses circonstances où ils se voient engagés, en prenant un parti violent. Ils accomplissent par là, de leurs propres mains, ce qui autrement serait le résultat d’un destin extérieur. Par exemple, dans Roméo et Juliette, des accidents imprévus font échouer le plan concerté par la prudence et l’habileté du moine, et déterminent la mort des deux amants.

Ainsi, ce qui distingue ces caractères abstraits, c’est que les uns déploient une force extraordinaire de volonté pour accomplir un dessein tout personnel et qu’ils donnent comme tel, marchant droit au but, et renversant tous les obstacles qui se trouvent sur leur passage. Les autres décèlent une nature riche et féconde, et s’ils viennent à être vivement émus par quelque intérêt qui les touche profondément, ils concentrent toute l’étendue et la profondeur de leur individualité sur ce point. Mais comme ils sont restés étrangers aux affaires du monde, s’ils se trouvent engagés dans quelque collision, ils sont hors d’état de comprendre leur situation et d’appeler à leur secours la prudence et l’habileté pour sortir d’embarras.

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iii. Il nous reste un troisième point à indiquer. Pour que ces caractères exclusifs et bornés, qui pourtant possèdent un fond riche, nous intéressent d’une manière réelle et profonde, il faut que ce qu’il y a de borné chez eux nous apparaisse comme quelque chose d’accidentel et de fatal ; en d’autres termes, que la passion particulière qui absorbe leur volonté se perde dans un ensemble plus vaste et plus profond de qualités morales. Cette profondeur et cette richesse d’esprit, Shakespeare, en effet, nous les manifeste dans ses personnages. montre en eux des hommes d’une imagination libre, d’un esprit heureusement doué, supérieurs à ce qu’ils sont et aux situations où ils se trouvent engagés ; de sorte qu’ils sont poussés aux actions qu’ils commettent seulement par le malheur et les circonstances. Cependant il ne faudrait pas entendre ceci dans ce sens, par exemple, que les crimes de Macbeth ne devraient être imputés qu’à la méchanceté des sorcières. Les sorcières sont bien plutôt le reflet de sa propre volonté déjà fixée et arrêtée. Ce que les personnages de Shakespeare exécutent, le but particulier qu’ils poursuivent a son origine, sa racine, dans leur individualité. Mais, avec cette individualité toujours identique à elle-même, ils conservent en même temps une certaine élévation qui fait en partie oublier ce qu’ils sont d’après leurs actions et leur conduite réelle, et qui les agrandit à nos yeux. De même les personnages inférieurs de Shakespeare : Stephano, Trinkale, Pistol, et le héros entre tous, Falstaff, ne sortent pas de leur trivialité ; mais ils se montrent en même temps comme des gens à qui rien ne manque du côté de l’esprit, qui ont une existence toute libre et pourraient être des êtres supérieurs. Souvent, au contraire, dans les tragédies françaises, les personnages les plus élevés et les meilleurs, vus de près et à la lumière, ne sont que des êtres méprisables, qui ont tout au plus assez d’esprit pour se justifier par des sophismes. Dans Shakespeare, nous ne trouvons aucune justification, aucune condamnation, mais seulement la pensée d’un destin général, au point de vue duquel se placent les personnages, sans se plaindre, sans songer à la vengeance. Ils voient tout s’engloutir dans cet abîme, eux et tout ce qui les environne. Sous tous ces rapports, le domaine que présentent de pareils caractères est un champ infiniment riche, mais où l’on est exposé au danger de tomber dans l’insignifiance, la fadeur et la platitude. Aussi n’a-t-il été donné qu’à un petit nombre de grands maîtres d’avoir assez de génie et de goût pour saisir ici le vrai et le beau.


II. Des Aventures.

1° Caractère accidentel des entreprises et des collisions. – 2° Représentation comique des caractères aventureux. – 3° Du romanesque.

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Après avoir considéré ce qui fait le fond intime de la représentation, nous devons jeter un coup d’œil sur la partie extérieure, c’est-à-dire sur la forme sous laquelle les événements se produisent dans le monde romantique.

i. Un des caractères de l’art romantique, c’est que, dans la sphère religieuse, l’âme, trouvant à se satisfaire en elle-même, n’a pas besoin de se développer dans le monde extérieur. D’un autre côté, quand l’idée religieuse ne se fait plus sentir, et que la volonté libre ne relève plus que d’elle-même, les personnages poursuivent alors des fins tout individuelles dans un monde où tout paraît arbitraire et accidentel. Celui-ci apparaît abandonné à lui-même et livré au hasard. Dans son allure irrégulière, il présente une complication d’événements qui s’entremêlent sans ordre et sans liaison.

Aussi, c’est là la forme extérieure qu’affectent les événements dans l’art romantique, en opposition avec l’art classique, où les actions et les événements se rattachent à un but général, à un principe vrai et nécessaire, qui détermine la forme, le caractère et le mode de développement des circonstances extérieures. Dans l’art romantique aussi nous trouvons des intérêts généraux, des idées morales ; mais ils ne déterminent pas ostensiblement les événements : ils ne sont pas le principe qui en ordonne et règle le cours. Ceux-ci doivent, au contraire, conserver leur libre allure et affecter une forme accidentelle ; c’est ce qui constitue ce qu’on nomme des aventures.

Tel est le caractère de la plupart des grands événements du moyen âge, des croisades, par exemple, que nous pouvons appeler sous ce rapport les grandes aventures du monde chrétien.

Quel que soit le jugement que l’on porte sur les croisades et sur les motifs différents qui les ont fait entreprendre, on ne peut nier qu’au but élevé, religieux, la délivrance du Saint-Sépulcre, ne se mêlent d’autres motifs intéressés et matériels, et que le but religieux et le but profane ne se contredisent, que l’un ne corrompe l’autre. Quant à leur forme générale, les croisades présentent l’absence la plus complète d’unité. Elles sont faites par des masses, par des multitudes qui se précipitent vers cette expédition selon leur bon plaisir et leur caprice individuel. Le défaut d’unité, l’absence de plan et de direction font manquer les entreprises. Les efforts et les tentatives se multiplient et se disséminent en une foule d’aventures particulières.

Dans un autre domaine, celui de la vie profane, la carrière est ouverte aussi à une foule d’aventures, dont l’objet est plus ou moins imaginaire, et dont le principe est l’amour, l’honneur ou la fidélité. Se battre pour la gloire d’un nom, voler au secours de l’innocence, accomplir les plus merveilleux exploits pour l’honneur de sa dame, voilà le motif de la plupart des beaux exploits que célèbrent les romans de chevalerie ou les poésies de cette époque et des postérieures.

ii. Ces vices de la chevalerie entraînent sa ruine. Nous en trouvons le tableau le plus fidèle dans les poèmes de l’Arioste et de Cervantès.

Ce qui amuse surtout, dans l’Arioste, c’est la manière dont les événements, les personnages et leurs entreprises se croisent et s’entrelacent, ce labyrinthe de contes où se succèdent dans un mobile tableau une foule de rapports fantastiques et de situations comiques avec lesquels le poète se joue aventureusement jusqu’à la frivolité. C’est une plaisanterie et une folie perpétuelles que les héros doivent prendre au sérieux. L’amour principalement tombe des pures régions de l’amour divin de Dante et de la tendresse idéale de Pétrarque dans des histoires obscènes et des collisions risibles. En même temps l’héroïsme et la bravoure sont poussés à une exagération telle, qu’au lieu d’exciter l’étonnement sans exclure la croyance, ils font rire du caractère fabuleux de tous ces exploits. Mais, malgré la manière bizarre dont les situations sont amenées, dont les démêlés et les conflits sont mis en scène, commencent, sont interrompus et repris, puis coupés de nouveau, et enfin se terminent par un dénouement inattendu, avec sa manière comique, de traiter la chevalerie, Arioste sait cependant contenir et faire ressortir ce que celle-ci a de noble, les sentiments généreux, l’amour, l’honneur, la bravoure, de même qu’il excelle à peindre les qualités d’un autre genre, la finesse, la ruse, la présence d’esprit, etc.

Si la manière de l’Arioste est celle du conte, l’œuvre de Cervantès tient davantage du roman. Don Quichotte est une noble nature ; la chevalerie l’a rendu fou, parce qu’avec son caractère aventureux, il se trouve placé au milieu d’une société organisée, où tout est réglé. C’est ce qui fournit la contradiction comique d’un monde régulièrement constitué et d’une âme isolée qui veut créer cet ordre régulier par la chevalerie, quand celle-ci ne pourrait que le renverser. Mais, malgré cette plaisante aberration, Cervantès a fait de son héros un caractère naturellement noble, doué d’une foule de qualités de l’esprit et du cœur qui le rendent naïvement intéressant. Don Quichotte est, malgré sa folie, parfaitement sûr de lui-même et de son but ; ou plutôt sa folie consiste dans cette conviction profonde et dans son idée fixe. Sans cette naïve sécurité, il ne serait pas un personnage réellement comique. Cette imperturbable assurance dans la vérité de ses opinions est encore relevée d’une manière tout à fait grande et heureuse par les plus beaux traits de caractère. Tout l’ouvrage n’en est pas moins une perpétuelle dérision de la chevalerie. Partout règne une véritable ironie, tandis que dans l’Arioste le récit de toutes ces aventures n’est qu’une plaisanterie frivole. Mais, d’un autre côté, l’histoire de don Quichotte n’est que la trame dans laquelle s’entremêle toute une série de nouvelles vraiment romantiques. L’institution que le roman détruit par le ridicule y conserve encore sa valeur et son importance.

iii. Mais ce qui marque le mieux la destruction de l’art romantique et de la chevalerie, c’est le roman moderne, qui a pour antécédents le roman de chevalerie et le roman pastoral. Le roman est la chevalerie rentrée dans la vie réelle ; c’est une protestation contre le réel, l’idéal dans une société où tout est fixé, réglé d’avance par des lois, des usages contraires au libre développement des penchants naturels et des sentiments de l’âme ; c’est la chevalerie bourgeoise. Le même principe qui faisait courir les aventures jette les personnages dans les situations les plus diverses et les plus extraordinaires. L’imagination, dégoûtée de ce qui est, se taille un monde à sa fantaisie, et se crée un idéal où elle puisse oublier les convenances sociales, les lois, les intérêts positifs. Les jeunes gens et les femmes surtout éprouvent le besoin de cet aliment pour le cœur ou de cette distraction contre l’ennui. L’âge mûr succède à la jeunesse ; le jeune homme se marie et rentre dans les intérêts positifs. Tel est aussi le dénouement de la plupart des romans, où la prose succède à la poésie, le réel à l’idéal.


III. Destruction de l’art romantique.

1° De l’imitation de la nature. – 2° De l’humour. – 3° Fin de la forme romantique de l’art.

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Il nous reste à voir comment le principe romantique, après avoir détruit l’idéal classique, est entraîné lui-même à sa propre ruine.

Ce qui doit ici nous frapper, c’est le caractère complètement accidentel et extérieur de la matière que l’art met en œuvre. Dans le plasticisme de l’art classique, l’élément intérieur et spirituel est si étroitement lié à l’élément extérieur, que celui-ci est sa forme même et ne s’en détache pas comme terme indépendant. Mais dans l’art romantique, où l’âme se retire en elle-même, tout ce que renferme le monde extérieur obtient le droit de se développer séparément, de se maintenir dans son existence propre et particulière. Comme le but essentiel de la représentation est de manifester la personne humaine concentrée en elle-même, peu importent les objets déterminés du monde physique ou moral où celle-ci se développe. Ce principe peut donc se manifester dans les circonstances les plus diverses, au milieu des situations les plus opposées, de toutes sortes d’écarts et d’égarements, de conflits et de réparations ; car ce qu’on cherche, ce qu’on veut faire ressortir, c’est le développement subjectif ou personnel de l’individu, sa manière d’être et de sentir, et non une idée objective, un principe général et absolu. Dans les représentations de l’art romantique, tout a sa place ; toutes les sphères, toutes les manifestations de la vie, ce qu’il y a de plus grand et de plus petit, de plus élevé et de plus bas, le moral et l’immoral y figurent également. Ainsi nous voyons dans Shakespeare des scènes particulières, sans lien avec l’action totale, se disséminer dans la pièce, offrir une foule d’incidents où viennent prendre place toutes les situations. Des plus hautes régions, des plus grands intérêts on descend aux choses les plus vulgaires et les plus insignifiantes, comme, dans Hamlet, la conversation des sentinelles ; dans Roméo et Juliette, les propos des domestiques ; ailleurs, sans compter les bouffons, les scènes de taverne, où rien ne manque à la décoration. Les objets les plus vulgaires sont exposés aux yeux, absolument comme, dans le cercle religieux, quand on représente la naissance du Christ et l’adoration des mages, les boeufs et les ânes, la crèche et la paille font partie essentielle du tableau. Il semble que le mot « les humbles seront élevés » doit aussi trouver son accomplissement dans l’art.

Tous ces objets entrent dans la représentation soit comme simples accessoires, soit pour eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, c’est dans ce domaine de l’accidentel que se déclare la ruine de l’art romantique. Car, d’un côté le réel, au point de vue de l’idéal, se présente dans son objectivité prosaïque ; c’est le fond de la vie commune qui, au lieu d’être saisi dans son essence, sa partie morale et divine, est représenté dans son élément passager et fini. D’autre part, l’artiste, avec sa manière toute personnelle de sentir et de concevoir, avec les droits et le pouvoir arbitraire de ce qu’on nomme communément l’esprit, s’érige en maître absolu de toute réalité. Il change à son gré l’ordre naturel des choses, ne respecte rien, foule aux pieds la règle et la coutume. Il n’est satisfait que quand les objets qui figurent dans son tableau, par la forme et la position bizarre que leur donne l’opinion, le caprice ou la verve humoristique, offrent un ensemble contradictoire, un spectacle fantastique, où tout se heurte et se détruit.

Nous avons donc à parler :

1° du principe de ces nombreux ouvrages d’art où la représentation de la vie commune ou de la réalité extérieure se rapproche de l’imitation de la nature ;

2° de l’humour, qui joue un grand rôle dans l’art et la poésie modernes ;

3° et enfin à indiquer la situation actuelle de l’art et les conditions dans lesquelles il peut encore se développer de nos jours.


I. De l’imitation du réel dans l’art.

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Le cercle des objets que peut embrasser cette sphère s’étend à l’infini. En effet, l’art y prend pour sujet de ses représentations non des idées nécessaires, dont le domaine est essentiellement imité, mais la réalité accidentelle dans la multiplicité infinie de ses modifications et de ses rapports la nature et l’innombrable variété des phénomènes qui se jouent à sa surface, la vie de l’homme et ses accidents journaliers, les besoins et les jouissances physiques, les habitudes, les situations, les actions, soit dans la famille, soit dans la société civile, en général toute cette face mobile du monde extérieur. De cette façon, l’art n’incline pas seulement, comme cela se remarque dans le romantique en général, vers le genre descriptif et le portrait ; il s’y absorbe tout entier. Qu’il s’agisse de sculpture, de peinture ou de poésie, il retourne à l’imitation de la nature. Il cherche à dessein à se rapprocher des accidents de la vie réelle prise en elle-même, souvent laide ou prosaïque.

Ici donc s’élève une question : de pareilles productions sont-elles réellement des œuvres d’art ?

Sans doute, si nous les comparons aux véritables créations de l’art qui présentent le caractère de l’idéal, c’est-à-dire où l’on trouve à la fois une idée essentielle et vraie et une forme qui lui convient parfaitement, elles peuvent paraître rester au-dessous de sa sphère. Mais l’art renferme encore un autre élément qui est ici, en particulier, d’une importance réelle : la conception et l’exécution personnelle de l’artiste, le talent avec lequel il sait reproduire fidèlement la vie dans les êtres de la nature, saisir les traits par lesquels l’esprit se manifeste dans les particularités les plus extérieures de l’existence humaine. Par là il prête un sens et de l’intérêt à ce qui est en soi insignifiant. Or cette vérité et cette habileté méritent d’être admirées dans la représentation. Ajoutez à cela le pouvoir qu’a l’artiste de communiquer aux objets sa propre vitalité, de leur prêter son esprit et sa sensibilité, de les représenter à l’imagination sous une forme vivante et animée. Sous ce rapport, nous ne pouvons refuser aux productions de ce genre le titre d’œuvres d’art.

Parmi les arts particuliers, ce sont principalement la poésie et la peinture qui se sont appliquées à représenter de pareils objets. En effet, le fond de la représentation est ici quelque chose de particulier. La forme est également prise dans une particularité accidentelle et cependant vraie du monde extérieur ; or, ni l’architecture, ni la sculpture, ni la musique ne peuvent satisfaire à une pareille condition.

i. Dans la poésie, c’est la vie domestique avec ses vertus privées, la probité, la sagesse pratique et la morale du jour, qui est représentée dans des intrigues bourgeoises, où figurent des personnages empruntés au conditions moyennes et inférieures de la société. En France, Diderot particulièrement a cherché à faire prévaloir, dans ce sens, l’imitation de la nature et de la vie réelle. Chez nous, Goethe et Schiller, dans leur jeunesse, entrèrent dans une pareille voie. Ils comprenaient, cependant, le naturel dans un sens plus élevé et cherchaient, au milieu de ces particularités vivantes, une idée plus profonde et des collisions d’un intérêt plus réel. Ensuite vinrent Kotzebue et Iffland. Le premier, avec sa rapidité superficielle de conception et de production, le second, avec sa suffisance sérieuse et sa moralité bourgeoise, se mirent à raconter les mœurs du jour vues d’un côté étroit et prosaïque, et avec peu de sens pour la vraie poésie. En général, l’art a, chez nous, adopté ce genre avec prédilection, quoique très tard, et il a su atteindre à une certaine virtuosité. Longtemps l’art fut, pour nous, quelque chose d’étranger, d’emprunté, non une création originale. Or, l’imitation du réel force le poète à prendre ses sujets dans le monde qui l’environne, la vie nationale et les mœurs du public. Par suite de ce besoin de créer un art qui nous fût propre et une poésie nationale, fût-ce au préjudice de l’idéal et de la beauté, la bride fût lâchée au penchant, qui entraînait vers de semblables représentations. D’autres peuples les ont dédaignées davantage ou ne font qu’y arriver.

ii. Mais ce qui a été composé de plus digne d’être admiré dans ce genre, c’est la peinture de genre des Hollandais. Nous en avons déjà parlé plus haut[16] ; nous devons y insister. Chez les Hollandais, cette satisfaction que leur fait éprouver la réalité présente, même en ce qui touche aux détails les plus ordinaires et aux plus petites particularités de la vie, s’explique facilement. Les avantages que la nature fournit aux autres peuples, ils ont dû les conquérir par de rudes combats et un travail opiniâtre. Renfermés dans un étroit espace, ils sont devenus grands par le soin et l’importance attachés aux plus petites choses. D’un autre côté, c’est un peuple de pêcheurs, de matelots, de bourgeois et de paysans ; par là ils sentent le prix de ce qu’ils savent se procurer par une vie active, patiente et industrieuse. Un point de vue à considérer, c’est que les Hollandais étaient protestants. Or, il n’appartient qu’au protestantisme de savoir entrer complètement dans la prose de la vie, de lui laisser sa place indépendante et son libre développement à côté des rapports religieux. Il ne serait venu à l’esprit d’aucun autre peuple, placé dans des conditions différentes, de choisir, pour en faire le fond principal de ses œuvres d’art, des objets semblables à ceux que la peinture hollandaise nous met sous les yeux ; mais, au milieu des intérêts matériels, les Hollandais n’ont pas ressenti, en quelque sorte, la nécessité et la pauvreté, ni l’asservissement de l’esprit. Ils ont réformé eux-mêmes leur église, triomphé du despotisme religieux aussi bien que de la puissance temporelle et de la granddezza espagnole, par leur activité, leur zèle patriotique, leur bravoure, leur économie. C’est ainsi que se sont développées chez eux, avec le sentiment d’une liberté qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes, avec l’aisance et le bien-être, les qualités qui les distinguent, l’honnêteté, la franchise, la bonne humeur, une joyeuse gaieté, et on peut dire aussi l’orgueil d’une existence tranquille et sereine. C’est là, en même temps, ce qui justifie le choix de leurs sujets de peinture.

De pareilles représentations ne peuvent satisfaire un esprit qui demande à l’art des idées profondes, un fond substantiel et vrai. Mais, si elles parlent peu à l’intelligence, elles peuvent plaire aux sens. Ce qui doit ici nous charmer et nous séduire, c’est l’art de peindre, le talent du peintre comme tel. Et, en effet, si l’on veut savoir jusqu’où peut aller cet art, il faut examiner ces petits tableaux. C’est alors qu’on dira de tel ou tel maître : « Celui-là sait peindre. » Par conséquent, il ne s’agit pas, pour le peintre, de nous donner, dans une œuvre d’art, la représentation des choses qu’il nous met sous les yeux : des raisins, des fleurs, des cerfs, des arbres, des dunes, la mer, le soleil, le ciel, les objets qui servent de parure ou d’ornement à la vie commune, des chevaux, des guerriers, des paysans, l’action de fumer ou d’arracher des dents, toutes sortes de scènes domestiques ; nous avons d’avance la représentation parfaite de tout cela dans notre esprit, et toutes ces choses existent déjà dans la nature. Ce qui doit nous plaire, ce n’est donc pas l’objet en lui-même et sa réalité, mais l’apparence, qui, relativement à ce qu’elle représente, est dépourvue d’intérêt. Indépendamment de la beauté de l’objet, l’apparence est en quelque sorte fixée en elle-même et pour elle-même. L’art n’est autre chose que l’habileté supérieure à représenter tous les secrets de l’apparence visible sur laquelle se concentre l’attention. L’art consiste principalement à saisir les phénomènes du monde réel dans leur vitalité, tout en observant les lois générales de l’apparence, à épier avec finesse les traits instantanés et mobiles, et à fixer ainsi avec fidélité et vérité ce qu’il y a de plus fugitif. Un arbre, un paysage, sont déjà quelque chose en soi de fixe et de permanent ; mais le brillant du métal, l’éclat d’une grappe de raisin convenablement éclairée, un rayon dérobé à, la lune ou au soleil, un sourire, l’expression si rapidement effacée des affections de l’âme, un geste comique, des poses, les airs du visage, ce qu’il y a au monde de plus fugitif, le saisir, le rendre durable pour les yeux dans sa plus parfaite vitalité, tel est le problème difficile de l’art à ce degré. L’art classique, dans son idéal, ne représente que ce qui est substantiel et fixe. Ici, c’est la nature changeante dans ses phénomènes les plus mobiles : le cours d’une rivière, une chute d’eau, les vagues écumantes de la mer, un intérieur avec l’éclat des verres et des assiettes, etc. ; puis les circonstances extérieures, les situations les plus accidentelles de la vie : une femme qui enfile une aiguille à la lumière, une halte de brigands ; ce qu’il y a de plus instantané dans le geste et le maintien, dans leur expression qui s’efface si vite le rire ou le ricanement d’un paysan, ce qu’un Ostade, un Teniers, un Steen[17], savent représenter en maîtres ; tout cela est fixé sur la toile et pose devant nos yeux. C’est un triomphe de l’art sur la durée passagère, et dans lequel il trompe l’esprit lui-même, pour montrer uniquement sa puissance sur la réalité accidentelle et fugitive.

Comme l’apparence en elle-même est l’objet essentiel de l’art, celui-ci va encore plus loin lorsqu’il entreprend de la fixer. En effet, indépendamment des objets, les moyens de représentation deviennent eux-mêmes un but. De sorte que l’habileté personnelle de l’artiste, dans l’emploi des moyens techniques, s’élève au rang d’objet réel et important des œuvres de l’art. Déjà les anciens peintres hollandais avaient étudié à fond les effets physiques des couleurs. Van Eyck, Hemling, Scorel savaient imiter, de manière à produire la plus parfaite illusion, l’éclat de l’or et de l’argent, le brillant des pierres précieuses, de la soie, du velours, des fourrures. Cette faculté de pouvoir produire, par la magie des couleurs et les secrets d’un art merveilleux, les effets les plus frappants, donne déjà à l’œuvre d’art une valeur propre. De même qu’en général l’esprit, en saisissant le monde extérieur par l’imagination et la pensée, se reproduit lui-même, de même ici la chose principale, indépendamment de l’objet, est le pouvoir créateur de l’artiste dans l’élément sensible des couleurs et de la lumière. C’est en quelque sorte une musique visible ; les sons semblent transformés en couleurs. En effet, si, dans la musique, chaque son isolé n’est rien par lui-même et ne produit son effet que par son rapport avec d’autres sons, il en est de même des couleurs. Si nous regardons de près l’apparence colorée, qui, de loin, a le brillant de l’or, ou le faible éclat du galon, nous ne voyons plus que des raies jaunes et blanches, et des surfaces peintes. Chaque couleur en particulier n’a point cet éclat et ce luisant qui est un effet de la combinaison. Prenez le satin de Terborch, chaque trait de couleur pris isolément est d’un gris mat qui tient plus ou moins du blanc, du bleu et du jaune ; mais, dans un certain éloignement, la position relative des couleurs fait apparaître le beau et doux reflet propre au satin réel. Il en est de même du velours, de divers jeux de lumière, de la teinte vaporeuse des nuages. Ce n’est pas ici le, sentiment qui cherche à se refléter dans les objets, comme cela, par exemple, a lieu souvent dans les paysages ; c’est le talent personnel de l’artiste qui se manifeste ainsi objectivement par l’habileté avec laquelle il dispose de ses moyens et de leurs effets pour représenter les objets avec une parfaite ressemblance.

iii. Mais, par là aussi, l’intérêt pour l’objet représenté se reporte uniquement sur la personne de l’artiste lui-même, qui, au lieu de s’appliquer à exécuter une œuvre d’art parfaite en soi, ne cherche qu’à se montrer, à se donner lui-même en spectacle dans ce qui est sa production personnelle. Or, dès que cette subjectivité ne concerne plus les moyens extérieurs, mais le fond même de la représentation, l’art devient ainsi l’art de la fantaisie et de l’humour.


II. De l’humour.

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Dans l’humour, c’est la personne de l’artiste qui se met elle-même en scène tout entière dans ce qu’elle a de superficiel à la fois et de profond, de sorte qu’il s’agit essentiellement de la valeur spirituelle de cette personnalité.

i. L’humour ne se propose donc pas de laisser un sujet se développer de lui-même conformément à sa nature essentielle, s’organiser, prendre ainsi la forme artistique qui lui convient. Comme c’est au contraire l’artiste lui-même qui s’introduit dans son sujet, sa tâche consiste principalement à refouler tout ce qui tend à obtenir ou paraît avoir une valeur objective et une forme fixe dans le monde extérieur, à l’éclipser et l’effacer par la puissance de ses idées propres, par des éclairs d’imagination et des conceptions frappantes. Par là le caractère indépendant de l’idée, l’accord nécessaire de la forme et de l’idée, qui dérive de l’idée même, sont anéantis. La représentation n’est plus qu’un jeu de l’imagination qui combine à son gré, altère et bouleverse leurs rapports, un dévergondage de l’esprit qui s’agite en tous sens et se met à la torture pour trouver des conceptions extraordinaires auxquelles l’auteur se laisse aller et sacrifie son sujet.

ii. L’illusion naturelle en ceci est de s’imaginer qu’il est très facile de faire des plaisanteries et des jeux d’esprit sur soi-même et sur tout ce qui se présente, et il n’est pas rare que le lecteur se laisse séduire en effet par la forme humoristique ; mais il arrive souvent aussi que l’humour est fade et insignifiant, lorsque le poète se laisse aller au caprice de ses idées et à des plaisanteries qui se succèdent sans suite ni liaison, et où les objets les plus hétérogènes sont rapprochés avec une bizarrerie calculée pour produire de l’effet. Plusieurs nations sont indulgentes pour ce genre d’humour ; d’autres sont plus sévères. Chez les Français, en général, le genre humoristique fait peu fortune ; chez nous il réussit davantage. Nous sommes plus tolérants pour ce qui s’écarte du vrai. Ainsi, Jean-Paul est un humoriste très goûté, et cependant plus que tous les autres il cherche à produire de l’effet par des rapprochements bizarres entre les objets les plus éloignés. Il sème au hasard, il entasse pêle-mêle des idées qui n’ont de rapport que dans son imagination. Le fond du récit et la marche des événements est ce qu’il y a de moins intéressant dans ses romans ; la chose principale, ce sont toujours les traits et les saillies dont ils sont parsemés. Le sujet n’est qu’une occasion pour l’auteur de déployer sa verve humoristique et de faire briller son esprit. En rapprochant et en combinant ainsi des matériaux ramassés de toutes les parties du monde, de tous les domaines de la réalité, l’humour rétrograde vers le symbole, dans lequel la forme et l’idée sont également étrangères l’une à l’autre. Seulement, ici, c’est la simple personnalité du poète qui fournit les deux éléments et les réunit arbitrairement ; mais une pareille suite de conceptions, enfantées par le caprice, fatigue bientôt, surtout si nous essayons de pénétrer avec nos propres idées dans ces combinaisons presque indéchiffrables qui se sont offertes accidentellement à l’esprit du poète. Chez Jean-Paul, en particulier, les métaphores, les saillies, les plaisanteries s’entrechoquent et se détruisent ; c’est une explosion continuelle dont on est ébloui. Mais ce qui doit se détruire doit auparavant s’être développé et avoir été préparé. D’un autre côté, l’humour, lorsque le poète manque de fond et n’est pas inspiré par une connaissance profonde de la réalité, tombe dans le sentimental et la fausse sensibilité, ce dont Jean-Paul fournit également l’exemple.

iii. Le véritable humour, qui veut se tenir éloigné de cette excroissance de l’art, doit, par conséquent, joindre, à une grande richesse d’imagination, beaucoup de sens et de profondeur d’esprit, afin de développer ce qui paraît purement arbitraire comme réellement plein de vérité, et de faire ressortir avec soin de ces particularités accidentelles une idée substantielle et vraie. Pour le poète qui s’abandonne ainsi au cours de ses idées, comme, par exemple, Sterne et Hippel, il faut une manière simple et naïve, une allure facile qui trompe l’œil et fasse prendre le change, qui, avec une finesse déguisée sous une apparence frivole, donne précisément la plus haute idée de la profondeur de la pensée. Par cela même que ce sont des traits qui jaillissent au hasard et sans ordre, l’enchaînement intérieur doit être d’autant plus profondément marqué, et au milieu de ces particularités doit percer le rayon lumineux de l’esprit.

Nous sommes arrivés ici au terme de l’art romantique.


III. Fin de l’art romantique.

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i. L’art, tel que nous l’avons considéré dans son développement, avait pour principe fondamental l’unité de l’idée et de la forme, en même temps l’identification de la pensée personnelle de l’artiste avec son sujet et son œuvre. Il y a plus, c’est le mode déterminé de cette union qui nous a fourni une règle fixe pour classer et juger toutes les manifestations successives de l’art, d’après les idées qui en constituent le fond et les formes qui leur correspondent.

A l’origine, l’esprit, non encore libre et n’ayant pas conscience de lui-même, cherchait l’absolu dans la nature et la concevait par conséquent comme divine. Plus tard, dans l’art classique, l’imagination représentait les dieux grecs comme des êtres individuels, des puissances libres et spirituelles, mais d’autant plus essentiellement liées à la forme humaine. Pour la première fois, l’art romantique plongea l’esprit dans les profondeurs de sa nature intime. En face de l’esprit, la chair, la matière et le monde furent considérés comme un pur néant ; et cependant ils surent reconquérir jusqu’à un certain degré leur importance et leur réalité.

Ces différentes manières d’expliquer l’univers constituent la religion et, en général, l’esprit des peuples et des principales époques de l’humanité. Ces idées ont aussi pénétré dans l’art, dont la destination est de trouver pour l’esprit d’un peuple l’expression artistique la plus convenable. Tant que l’artiste s’identifie complètement avec l’une de ces conceptions, et reste attaché par une foi vive et ferme à une religion particulière, il prend au sérieux ces idées et leur représentation. Ces idées sont pour lui le vrai absolu, l’infini, tel qu’il le trouve dans sa conscience. Elles font la partie la plus intime de son être, sa propre substance. Quant à la forme sous laquelle il les représente, elle aussi est pour lui, comme artiste, la manière la plus élevée de se révéler à lui-même et de se rendre sensibles l’absolu et l’essence des choses en général. C’est seulement alors qu’il est vraiment inspiré, et que ses créations ne sont point un produit du caprice. Elles naissent en lui et de lui ; elles sortent de ce germe fécond dont la force vivante ne se repose pas qu’elle ne soit parvenue à se développer dans une forme individuelle qui lui convienne. – Il n’en est plus de même aujourd’hui. Si nous voulons prendre pour sujet d’un ouvrage de sculpture ou de peinture une divinité grecque, ou si les protestants veulent représenter la Vierge, il ne peut y avoir là pour l’artiste rien de véritablement sérieux. Ce qui nous manque, c’est la foi. Sans doute, dans les temps où la croyance était pleine et entière, l’artiste n’avait pas besoin d’être ce qu’on appelle un homme pieux, et rarement eût-on rencontré, à aucune époque, la haute dévotion chez les artistes. Mais il suffisait à l’artiste que l’idée constituât sa substance la plus intime, et lui fit sentir un irrésistible besoin de la représenter. Dans le développement tout spontané de son imagination, il est alors uni à l’objet qu’il représente ; sa personnalité s’absorbe entièrement en lui, et l’œuvre d’art sort d’un seul jet de l’activité non partagée du génie. Son allure est ferme et assurée, il conserve toute sa force de concentration et son intensité. Telle est la condition fondamentale pour que l’art s’offre dans toute sa perfection.

Au contraire, dans la situation que nous avons dû assigner à l’art au terme de son développement, les rapports sont totalement changés. Et cela est un résultat nécessaire de la marche des choses. Quand l’art a manifesté par toutes leurs faces les conceptions qui ont fait la base des croyances de l’humanité, qu’il a parcouru le cercle entier des sujets qui leur appartiennent, sa mission, par rapport à chaque peuple, à chaque moment de l’histoire, à chaque croyance déterminée, est finie. Eu opposition avec les époques où, fidèle à l’esprit de sa nation et de son siècle, l’artiste se renferme dans le cercle d’une croyance particulière, nous trouvons une position toute différente, qui ne s’est montrée complètement et n’a obtenu sa véritable importance que dans les temps modernes. De nos jours, chez presque tous les peuples, le développement de la réflexion, la critique et, particulièrement en Allemagne, la liberté philosophique se sont emparés des artistes. Tous les degrés de l’art romantique ayant été parcourus, ils ont fait table rase dans leur esprit. L’art est devenu un libre instrument que chacun peut manier convenablement, selon la mesure de son talent personnel, et qui peut s’adapter à toute espèce de sujets, de quelque nature qu’ils soient. L’artiste se tient par là au-dessus des idées et des formes consacrées. Son esprit se meut dans sa liberté, indépendant des conceptions et des croyances dans lesquelles le principe éternel et divin s’est manifesté à la conscience et aux sens. Aucune idée, aucune forme ne se confond plus avec l’essence de sa nature et de son âme. Chaque sujet lui est indifférent, pourvu qu’il ne soit pas en opposition avec cette loi tout extérieure, qui prescrit de se conformer aux règles du beau et de l’art en général. L’artiste se trouve vis-à-vis de son sujet dans le même rapport que le poète dramatique vis-à-vis des personnages qu’il fait paraître sur la scène, et qui lui sont étrangers. Il met bien son génie dans son œuvre, il la tire de sa propre substance, mais seulement quant au caractère général ou purement accidentel. Ne lui demandez pas qu’il prête davantage sa propre individualité à ses personnages. Il a recours à son magasin de types, de figures, de formes artistiques antérieurs, qui, pris en eux-mêmes, lui sont indifférents et n’ont d’importance que parce qu’ils paraissent précisément les plus convenables pour le sujet qu’il traite. Le sujet, d’ailleurs, dans la plupart des arts, n’est pas choisi par l’artiste ; celui-ci travaille de commande. S’agit-il de représenter des traits de l’histoire sainte ou profane, de faire un portrait, de construire une église, il doit songer à la manière d’exécuter ce qui lui est prescrit. Il a beau mettre son âme dans le sujet donné, il ne peut s’identifier complètement avec lui. Il ne sert de rien non plus de vouloir s’approprier les croyances générales de l’humanité, de devenir, par exemple, catholique en vue de l’art, comme plusieurs l’ont fait dans ces derniers temps, afin de donner une forme fixe à leurs sentiments. L’artiste a besoin de n’être pas forcé de songer à sa sanctification ; il ne doit pas se préoccuper de son propre salut. Son âme, grande et libre, avant de se mettre à l’œuvre, doit déjà se sentir ferme sur son propre terrain, être sûre d’elle-même, et ne puiser cette confiance qu’en elle. Surtout, le grand artiste, aujourd’hui, a besoin de cette libre culture de l’intelligence par laquelle toute superstition ou toute croyance restreinte avec des formes déterminées, n’étant plus à ses yeux qu’un moment de la vérité absolue, il s’élève au-dessus d’elles, n’y voit pas des conditions qui s’imposent à son exposition et à son mode de représentation. Il ne leur accorde de prix qu’à cause des hautes idées qu’il leur prête en les faisant revivre dans ses créations.

De cette manière, toutes les formes, comme toutes les idées, sont au service de l’artiste, dont le talent et le génie ne sont plus obligés de s’enfermer dans une forme particulière de l’art.

ii. Si, maintenant, nous nous demandons quel est le fond et quelles sont les formes qui peuvent néanmoins être regardés comme propres à ce degré de développement de l’art, en vertu de son caractère général, voici ce qu’on peut dire :

Il résulte de tout ce qui précède que l’art cesse d’être attaché à un cercle déterminé d’idées et de formes. Il se consacre à un nouveau culte, celui de l’humanité. Tout ce que le cœur de l’homme renferme dans son immensité, ses joies et ses souffrances, ses intérêts, ses actions et ses destinées deviennent son domaine. Ici, l’artiste possède véritablement son sujet en lui-même. C’est l’esprit de l’homme inspiré par lui-même, contemplant l’infinité de ses sentiments et de ses situations, créant librement, exprimant de même ses conceptions, l’esprit de l’homme à qui rien n’est étranger de ce qui fait battre le cœur humain. C’est là le fond sur lequel l’art travaille, et, au point de vue artistique, il est illimité. Le choix des idées et des formes est abandonné à son imagination. Aucun intérêt n’est exclu, parce que l’art n’a plus besoin de représenter seulement ce qui est inhérent à une époque particulière ; tous les sujets où l’homme peut se retrouver chez lui sont de son domaine.

Mais, au milieu de cette multitude de sujets appartenant à toutes les époques, on peut poser cette condition en principe : c’est que, quant à la manière de les traiter, l’esprit actuel doit partout se manifester. L’artiste moderne peut, sans doute, se faire le contemporain des anciens, même de l’antiquité la plus reculée. Il est beau d’être le dernier des homérides. Les représentations qui reproduisent le style romantique du moyen âge ont aussi leur mérite. Mais autre chose est cette universalité d’esprit, cette faculté d’entrer profondément dans la pensée de chaque sujet, et de saisir son caractère original ; autre chose est la manière de le traiter. Il ne peut paraître, dans notre époque, ni un Homère, ni un Sophocle, ni un Dante, ni un Arioste ou un Shakespeare Ce qu’Homère a chanté, ce que les autres ont exprimé dans la liberté de leur génie, est dit une fois pour toutes. Ce sont là des sujets, des idées, des formes qui sont épuisés. L’actuel seul a de la vie et de la fraîcheur, le reste est pâle et froid. Nous devons sans doute reprocher aux Français, sous le rapport de l’histoire et de la critique, d’avoir représenté les personnages grecs, romains, chinois, péruviens, comme des princes et des princesses français, de leur avoir prêté les passions et les idées de Louis xiv et de Louis xv. Si, toutefois, ces passions et ces idées étaient en soi plus profondes et plus belles, cette liberté que prend l’art de transporter ainsi le présent dans le passé n’est pas si mauvaise. Au contraire, tout sujet, à quelque époque et à quelque nation qu’il appartienne, n’obtient sa vérité artistique que par cette actualité vivante. C’est ainsi qu’il émeut le cœur de l’homme dont il est le reflet ; c’est ainsi qu’il parle à notre sensibilité, à notre imagination. La manifestation, le développement de la nature humaine, dans ce qu’elle a d’invariable, et en même temps dans la multiplicité de ses éléments et de ses formes, est ce qui, désormais, dans ce vaste champ de situations et de passions, doit constituer le fond absolu de l’art.

Nous pouvons terminer ici la considération des formes particulières que revêt l’idéal dans son développement. Nous avons fait de ces formes l’objet d’une recherche étendue, afin de faire connaître les idées qu’elles renferment et d’où se déduit également le mode de représentation artistique ; car l’idée est ce qui dans l’art, comme dans toute œuvre humaine, est l’élément essentiel. L’art, en vertu de sa nature, n’a pas d’autre destination que celle de manifester, sous une forme sensible et adéquate, l’idée qui constitue le fond des choses ; et la philosophie de l’art, par conséquent, a pour but principal de saisir, par la pensée abstraite, cette idée et sa manifestation sous la forme du beau dans l’histoire de l’humanité.


Troisième partie

SYSTÈME DES ARTS PARTICULIERS

INTRODUCTION ET DIVISION

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i. La première partie de la science que nous étudions a eu pour objet l’idée générale du beau, sa réalisation dans la nature et dans l’art, l’idéal, en un mot, dans l’unité non encore développée de ses déterminations fondamentales, indépendamment de son contenu particulier et de ses modes divers de manifestation.

Cette unité s’est développée ensuite dans une série de formes particulières, dont les caractères distinctifs représentent ceux de l’idée elle-même. Le génie créateur de l’art était appelé à enfanter ainsi un système harmonieux de conceptions idéales, où se reflète la pensée universelle dans le cercle des choses divines et humaines.

Ce qui manque à ces deux sphères, c’est la réalisation du beau dans l’élément extérieur lui-même. En effet, dans ce qui précède, l’idéal ne s’est offert à nous que d’une manière générale, dans les déterminations de la pensée universelle. Or, il est de l’essence du beau de se manifester extérieurement comme œuvre d’art, de se donner immédiatement en spectacle aux sens et à l’imagination. Ce n’est même qu’à ce titre qu’il mérite le nom d’idéal. Par cette réalisation, il sort de l’abstraction pour devenir quelque chose de concret, de réel et d’individuel. Nous avons donc, en troisième lieu, à considérer l’œuvre d’art en elle-même dans l’élément de la représentation sensible.

L’art, qui manifeste et réalise ainsi l’idéal, doit être conçu comme un tout organisé en soi, un organisme dont les divers éléments, quoique différents et indépendants les uns des autres, conservent leur rapport mutuel et forment une unité systématique.

Chaque membre, lié au tout, y conserve son indépendance, et à ce titre peut lui-même représenter la totalité des formes successives de l’art. Ce monde réel de l’art, c’est le système des arts particuliers.

Nous y retrouverons la même progression qui, dans les formes particulières de l’art, nous a conduits du symbolique au classique, du classique au romantique. Et cela ne doit pas nous étonner, puisque ce sont précisément les formes mêmes de l’art qui se réalisent dans les arts proprement dits. D’un autre côté, chacun des arts, indépendamment des formes générales qui se réalisent en eux, a en lui-même son propre développement. Chaque art a son époque florissante, son point de perfection ; en deçà et au delà il y a l’époque qui précède et qui suit cette perfection ; car les œuvres de l’art sont les œuvres de l’esprit, et elles ne sont pas immédiatement parfaites dans leur espèce comme les productions de la nature. Les arts ont un commencement, un accroissement, une perfection et une fin ; ils croissent, fleurissent et dégénèrent.

Ces caractères généraux, dont nous exposerons ici le développement, parce qu’ils se reproduisent dans tous les arts, sont ce qu’on a coutume de désigner sons les noms de styles sévère, idéal et gracieux. Ce sont les différents styles de l’art. Ils s’appliquent principalement, soit au mode général de conception et de représentation, soit à la forme extérieure comme manquant de liberté, libre ou surchargée de détails, et en général à tous les côtés par où la détermination de l’idée perce dans la manifestation extérieure, soit à l’exécution technique et à la manière dont ces matériaux de l’art sont employés.

ii. des styles de l’art. – C’est un préjugé ordinaire de s’imaginer que l’art a commencé par le simple et le naturel. Sans doute, comparés au véritable idéal, l’inculte et le grossier sont plus naturels et plus simples. Mais autre chose est le naturel, le vivant, le simple, comme représentant la beauté dans l’art. Ces commencements, qui sont simples et naturels dans le sens de la grossièreté, n’appartiennent nullement à l’art et à la beauté. C’est ainsi, par exemple, que les enfants font des figures simples et vous dessinent en deux traits irréguliers une figure d’homme, un cheval, etc. La beauté, comme œuvre de l’esprit, a besoin, même dans ses commencements, d’une technique perfectionnée, d’essais multipliés et d’exercice. Le simple, considéré comme caractère du beau, est un résultat. On n’y arrive qu’après être passé par de nombreux intermédiaires. Il faut avoir triomphé de la multiplicité, de la variété, de la confusion. La simplicité consiste alors à cacher, à effacer, dans cette victoire, tous les préparatifs et les échafaudages intérieurs ; de sorte que la libre beauté paraisse sortir sans obstacle comme d’un seul jet. Il en est ici comme des manières d’un homme bien élevé, qui, dans tout ce qu’il dit et ce qu’il fait, se montre simple, libre et naturel, qualités qu’il semble posséder comme un don de la nature et qui sont cependant chez lui le fruit d’une éducation parfaite.

Ainsi donc, logiquement et historiquement, l’art, dans ses commencements, nous apparaît sans naturel, lourd, minutieux dans les accessoires, s’attachant à travailler péniblement les vêtements et les ornements. Et plus cette partie extérieure est compliquée et variée, plus est simple, en effet, la partie où réside l’expression, c’est-à-dire plus est pauvre l’expression vraiment libre et vivante de l’âme dans les formes et les mouvements.

Aussi les premiers ouvrages, dans tous les arts, offrent le moins de richesse pour le fond. Ce sont, dans la poésie, de simples récits, des théogonies, où fermentent des pensées abstraites mal exprimées ; dans la sculpture, quelques saints en pierre et en bois. L’exécution en est uniforme ou confuse, raide et froide. L’expression de la figure est stupide, immobile, ou, à l’opposé, elle est d’une vivacité exagérée. Les formes, les mouvements du corps sont inanimés. Les bras sont fixés sur le corps ; les jambes ne sont pas détachées, ou elles sont mal agencées, anguleuses, affectent des mouvements raides. Les figures sont grossièrement façonnées ; les membres ramassés ou excessivement maigres et allongés. Les accessoires extérieurs, au contraire, l’habillement, la chevelure, les armes et autres ornements, sont travaillés avec prédilection et avec beaucoup de soin. Mais les plis du vêtement restent raides et détachés, sans se marier aux formes du corps, comme on le voit très souvent dans les images de la Vierge et des saints des premiers temps. Ils sont à la fois rapprochés dans une régularité uniforme, et brisés de plusieurs manières en angles rudes ; au lieu d’être flottants, ils pendent larges et amples. De même, les premières poésies sont saccadées, incohérentes et monotones ; une seule idée ou un seul sentiment y domine ; ou bien elles sont pleines d’âpreté et de violence. Les détails sont entremêlés et sans clarté ; l’ensemble, mal lié, ne peut former un tout vivant et fortement organisé.

1° Le style, tel que nous devons le considérer ici, commence avec l’art proprement dit. Dans les commencements il est encore âpre et rude, mais déjà tempéré par une beauté sévère. Ce style est le beau dans sa haute simplicité ; il s’attache à l’élément essentiel, l’exprime et le représente dans ses masses et dédaigne encore la grâce et l’agrément ; il laisse dominer la chose même, et ne consacre que peu de soin et de travail aux accessoires. Le style sévère se borne aussi à reproduire fidèlement le sujet donné. En ce qui concerne le fond, il s’en tient, pour la conception et la représentation, à ce qui est fourni, par exemple, par la tradition religieuse. Il veut aussi, quant à la forme extérieure, conserver simplement le sujet lui même, non y substituer une invention personnelle. Il se contente de cette impression générale et grande qui naît du sujet en soi et de son expression. De même tout ce qui est accidentel est banni de ce style, afin que le caprice et l’arbitraire ne paraissent pas s’y introduire. Les motifs sont simples, les passions peu nombreuses ; aussi offre-t-il une grande variété dans les détails, les formes, les mouvements.

2° Vient, en second lieu, le style idéal, le style pur, le beau style, qui tient le milieu entre l’expression simple et la tendance tout à fait prononcée au gracieux. Le caractère de ce style est la plus haute vitalité combinée avec une grandeur calme et belle, telle que nous l’admirons dans les œuvres de Phidias ou dans Homère. Ici la vie est répandue sur tous les points, dans toutes les formes, les manières, les mouvements et les membres. Rien d’insignifiant, rien qui ne soit expressif. De quelque côté que l’ouvrage d’art soit considéré, tout en lui est actif et animé, tout y trahit le battement du pouls, le mouvement de la vie libre. En même temps cette vitalité manifeste un tout unique ; elle est l’expression d’une même idée, d’une seule individualité, d’une seule action.

Dans une pareille vitalité, naturelle et vraie, nous trouvons également le souffle de la grâce répandu sur l’ouvrage entier. Ailleurs la grâce naît du désir de plaire à l’auditeur ou au spectateur, tandis que le style sévère la dédaigne. Ici la grâce, charis, ne se montre que comme une sorte de remerciement ou une simple complaisance. Aussi elle reste, dans le style idéal, entièrement libre de ce désir de plaire. Quoique le sujet représenté soit concentré, renfermé en lui-même, lorsque, dans l’art, il se manifeste et prend en quelque sorte la peine d’exister pour nous, de sortir de cet état de concentration pour passer à la vie active, ce passage doit s’exprimer comme une sorte de complaisance de la part du personnage, qui ne paraît pas avoir besoin pour lui-même de cette existence concrète et animée, et cependant s’y abandonne en notre faveur. Une pareille grâce ne peut se maintenir à ce degré qu’autant que l’élément essentiel paraît se suffire à lui-même, insouciant à l’égard de ses charmes extérieurs, qui fleurissent à la surface comme une sorte de superfluité. cette indifférence qui naît d’une sécurité profonde constitue le bel abandon de la grâce, laquelle n’attache aucun prix à cette manifestation d’elle-même. C’est ici également qu’il faut chercher le caractère élevé du beau style. L’art véritablement beau et libre est sans souci de la forme extérieure, dans laquelle il ne laisse percer aucun retour sur soi-même, aucune attention, aucun dessein prémédité. Dans chaque expression, chaque air ou manière d’être extérieure, il n’a en vue que l’idée et l’âme du tout. Tel est l’idéal du beau style, qui n’est ni rude ni sévère, mais s’adoucit déjà dans le sens de la sérénité du beau. Il n’est fait violence à aucune forme, à aucune partie ; chaque membre apparaît indépendant, jouit d’une existence propre, et cependant se contente de n’être qu’un moment dans le tout. C’est là ce qui seul peut, à la profondeur et à la forte détermination de l’individualité et du caractère, ajouter la grâce et l’animation. Le sujet en lui-même conserve toute sa prépondérance ; mais, en se développant dans une riche variété de traits et de formes, qui rend sa manifestation parfaitement déterminée, claire, vivante et présente, il laisse également au spectateur sa liberté. Au lieu d’absorber son esprit dans une pensée abstraite, il lui met sous les yeux l’image du mouvement et de la vie.

3° Mais, lorsque cette tendance va plus loin, le style idéal passe au gracieux, à l’agréable. Ici perce un autre but que celui de la vitalité du sujet lui-même. Plaire, produire de l’effet se révèle comme une intention, et devient en soi une tâche nouvelle. L’Apollon du Belvédère, par exemple, n’appartient pas encore au style gracieux, mais il marque la transition du haut idéal à ce genre. Dans un pareil style, ce n’est plus au sujet seul que se rapporte la manifestation extérieure tout entière. Les particularités, lorsqu’elles sortent naturellement du sujet lui-même, sont cependant plus ou moins indépendantes. On sait qu’elles ont été adaptées, intercalées à dessein, comme ornements ou épisodes. Mais précisément parce qu’elles restent accidentelles pour le sujet, qu’elles n’ont leur destination essentielle que dans leur rapport avec le spectateur, l’auditeur ou le lecteur, elles flattent celui à qui elles s’adressent. Virgile et Horace, par exemple, nous font plaisir, sous ce rapport, par un style travaillé avec art, où l’on reconnaît un double but : l’intention de plaire et des efforts pour y parvenir. Dans l’architecture, la sculpture et la peinture, le style gracieux fait disparaître les masses simples et grandes. Partout se montrent de petites images indépendantes de l’œuvre totale, des ornements, des décorations, des découpures, des cheveux arrangés avec soin et ornés avec élégance, des airs souriants, des draperies jetées avec grâce, des couleurs et des formes attrayantes, des poses frappantes et difficiles, sans être encore forcées, beaucoup de mouvement. Dans l’architecture gothique par exemple, à l’époque où elle passe au gracieux, l’ornementation est travaillée avec un soin infini ; le tout apparaît composé de colonnettes hardiment superposées, avec les ornements les plus variés ; d’une foule de tourelles ; d’aiguilles, etc., qui plaisent à l’œil par elles-mêmes, sans cependant détruire l’effet des proportions générales et des masses, qui n’offrent d’ailleurs que des dimensions moyennes.

Nous pouvons regarder comme une extension de ce genre ce qu’on appelle le style à effet. Il peut employer aussi le choquant, le sévère, le colossal (où, par exemple, s’est souvent égaré le génie extraordinaire de Michel-Ange), des contrastes heurtés comme moyens d’expression. L’effet en général, c’est la tendance dominante de l’art à se tourner vers le public. L’objet représenté n’est plus en soi calme, plein de sérénité, se suffisant à lui-même ; il se projette au dehors, appelle sur lui le regard du spectateur et s’efforce de se mettre en rapport avec lui. Ces deux qualités, l’indépendance calme et la complaisance à s’offrir aux regards du spectateur, doivent à la vérité se rencontrer dans l’œuvre d’art, mais se combiner dans le plus parfait équilibre. L’art, dans le style sévère, est-il entièrement renfermé en lui-même, sans vouloir parler au spectateur, alors il est froid. S’il lui fait trop d’avances, il plaît, mais l’impression n’est pas produite par l’idée, par sa conception et sa représentation. Cette tendance dégénère ensuite en prédilection pour les accidents de l’apparence sensible. L’image elle-même devient quelque chose d’accidentel ; nous n’y reconnaissons pas le sujet lui-même et sa forme nécessaire déterminée par sa nature, mais le poète et l’artiste, avec leurs fins personnelles, leur savoir-faire et leur talent d’exécution. Par là le spectateur est débarrassé du fond essentiel de la représentation. L’artiste se met en tête-à-tête avec le publie. Ce dont il s’agit avant tout, c’est que chacun voie ce que celui-ci a voulu faire, avec quelle habileté il l’a saisi et exécuté. Or, être mis ainsi en communauté de vues avec l’artiste, c’est ce qui flatte le plus. Le lecteur, l’auditeur ou le spectateur admire le poète et le musicien, le peintre, etc., d’autant plus facilement qu’il trouve sa vanité plus satisfaite, que l’œuvre d’art l’invite davantage à s’asseoir à ce tribunal intérieur, et lui met, comme dans la main, les intentions de l’artiste. Le style sévère, au contraire, n’accorde presque rien au spectateur. Par sa grandeur seule et par la manière simple dont il est exprimé, le sujet lui-même repousse sévèrement tout ce qui ressemble à la personnalité. Cela peut être aussi l’effet d’une simple hypocondrie de l’artiste, qui, après avoir mis dans son œuvre une idée profonde, ne veut pas procéder à une exposition libre, facile et sereine ; il rend à dessein difficile au spectateur l’explication de sa pensée. Mais le mystérieux qui s’étale, à son tour, est également une affectation et offre un faux contraste avec le gracieux dont il a été parlé plus haut.

Les Français, principalement, travaillent dans ce genre qui flatte le spectateur, qui est agréable et produit de l’effet. ils ont cultivé cette manière frivole, agréable de plaire au publie, comme la chose essentielle, parce qu’ils cherchent la valeur principale de leurs œuvres dans la satisfaction des autres ; ils veulent avant tout intéresser, produire de l’impression. Nous autres Allemands, au contraire, nous nous attachons trop exclusivement au fond dans les œuvres d’art. Satisfait de la profondeur de son idée, l’artiste s’inquiète peu du public, qui doit se pourvoir lui-même, se mettre l’esprit à la torture et se tirer d’affaire comme il lui plaît et comme il peut.

iii. division des arts. – On a cherché différents principes pour la classification des arts. La vraie division ne peut être tirée, que de la nature même de l’œuvre d’art, qui, dans l’ensemble des espèces, développe la totalité des faces et des moments renfermés dans sa propre idée.

Un autre principe qui, sous ce rapport, paraît également important, est celui-ci : l’art s’adresse aux sens comme à l’esprit ; dès lors la division des arts particuliers doit s’appuyer sur les sens auxquels ils s’adressent et sur les matériaux sensibles qui leur correspondent.

Il est facile de voir que le toucher, le goût et l’odorat doivent être immédiatement exclus. Que l’on distingue les statues au toucher, en le promenant sur la surface douce et moelleuse du marbre, il n’y a rien là qui soit commun avec la perception du beau et la jouissance artistique.

L’œuvre d’art, comme telle, ne se laisse pas davantage goûter. On ne peut exiger le développement et le raffinement du goût que pour l’appréciation des mets ou des qualités chimiques des corps. L’objet d’art, au contraire, doit être considéré en soi, perçu par l’homme d’une manière purement contemplative, Il n’a aucun rapport avec le désir et la volonté. L’odorat ne peut pas davantage être un organe approprié à la jouissance artistique, parce que les objets ne s’adressent à lui que par l’effet d’une décomposition chimique et qu’autant qu’ils se dissolvent dans l’air. C’est aussi une action toute physique.

La vue, au contraire, est purement contemplative. Elle le doit en partie à la lumière, cette matière en quelque sorte immatérielle. Celle-ci ne porte aucune atteinte aux objets, à leur liberté et à leur indépendance ; elle les fait seulement apparaître. La vue, ce sens sans désir, embrasse l’ensemble des existences matérielles, les corps séparés et distribués dans l’espace, inaltérables dans leur intégrité, manifestés uniquement par la forme et la couleur.

L’autre sens intellectuel est l’ouïe. Nous avons ici l’opposé de l’apparence visible. L’ouïe, au lieu d’être en rapport avec la forme et la couleur, perçoit le son, les vibrations des corps, sans aucune dissolution ni altération. Ce mouvement idéal, dans lequel, par le son, se révèle, en quelque sorte, le principe interne, l’âme des corps, l’oreille le saisit d’une façon tout aussi intellectuelle que l’œil perçoit la forme ou la couleur.

A ces deux sens vient s’ajouter un troisième élément, l’imagination sensible, cette faculté qui conserve les images. Celles-ci pénètrent dans l’esprit par les sens ; elles s’y coordonnent sous l’influence des notions générales avec lesquelles l’imagination active les met en rapport et les ramène à l’unité. Par là les réalités du monde extérieur se spiritualisent en quelque sorte, tandis que les idées, à leur tour, se matérialisent dans l’imagination et se présentent à la conscience sous une forme sensible.

Ce triple mode de perception fournit la division connue : 1° Arts du dessin, qui représentent leurs idées par les formes visibles et les couleurs ; 2° Art musical ou des sons ; 3° Poésie, qui, comme art de la parole, emploie le son simplement comme signe, et s’adresse par cet intermédiaire à l’âme, à l’imagination, à l’esprit. Mais on se trouve bientôt embarrassé, parce que le caractère qui sert de base à la division, au lieu d’être tiré de l’idée de la chose même, est extérieur et superficiel. Nous avons donc à chercher un principe de classification plus profond, à l’aide duquel nous puissions établir un lien systématique entre tous les points de cette troisième partie.


DIVISION

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L’art a pour objet la représentation de l’idéal. Or l’idéal, c’est l’absolu lui-même, et l’absolu, c’est l’esprit. Les arts doivent donc se classer d’après la manière dont ils sont plus ou moins capables de l’exprimer. Cette gradation, qui assigne aux arts leur place et leur rang d’après leur degré de spiritualité, aura en même temps l’avantage de répondre au progrès historique et aux formes fondamentales de l’art, étudiées précédemment.

D’après ce principe de division, le système des arts particuliers s’organise de la manière suivante

i. L’architecture s’offre à nous la première ; c’est par elle que l’art débute, et cela en vertu de sa nature même. Elle est le commencement de l’art, parce que l’art, à son origine, ne trouvant, pour la représentation de l’élément spirituel qu’il renferme, ni les matériaux convenables ni la forme qui lui correspond, doit se borner à des essais, dont le but est d’atteindre à la véritable harmonie des deux termes, et se contenter d’un lien encore extérieur entre l’idée et le mode de représentation. Les matériaux de ce premier art sont fournis par la matière proprement dite, non animée par l’esprit, mais façonnée seulement d’après les lois de la pesanteur, par les lignes et les formes de la nature extérieure, disposées avec régularité et symétrie, de manière à former, par leur ensemble, une œuvre d’art qui offre un simple reflet de l’esprit.

ii. Vient en second lieu la sculpture. Le principe qui fait le fond de ses représentations est l’individualité spirituelle comme constituant l’idéal classique. Elle le représente de telle sorte que l’élément intérieur ou spirituel soit présent et visible dans l’apparence corporelle immanente à l’esprit. Aussi l’art doit ici créer une œuvre vraiment artistique. Elle prend par conséquent encore pour élément physique la matière pesante avec ses trois dimensions, mais sans se borner à la façonner régulièrement selon les lois de la pesanteur et les autres conditions physiques, et à y ajouter les formes du règne organique et inorganique. D’un autre côté, elle ne va pas jusqu’à réduire cette matière à n’être qu’une simple apparence, une image d’elle-même, ni à concentrer en elle les moyens par lesquels elle se rend visible. La forme déterminée par le fond même est ici la vitalité de l’esprit, la forme humaine et son organisme vivant pénétré du souffle de l’esprit. Et celle-ci doit représenter, d’une manière parfaite, l’existence divine dans son indépendance et sa majesté calme, inaccessible aux troubles et aux agitations de la vie active, à ses conflits et à ses souffrances.

iii. Nous devons réunir dans une même classe les arts qui sont appelés à représenter l’âme dans sa concentration intérieure ou subjective.

1° La peinture commence cette série ; car elle réduit la forme physique à n’être que l’expression de l’élément intérieur. Quoique retenue dans les limites du monde extérieur, elle ne représente pas seulement la concentration idéale de l’absolu en lui-même, elle le manifeste aussi dans sa personnalité subjective, dans son existence spirituelle. L’homme aussi, avec son caractère déterminé, ses sensations, ses volontés, ses actions, ses rapports avec les autres êtres, dans ses peines, ses souffrances, la mort, dans tout le cercle des passions et des affections, est le sujet de la peinture. Ce n’est donc plus seulement Dieu, comme tel, comme objet de la conscience humaine, mais cette conscience elle-même : Dieu, soit dans sa vie réelle, ses actions et ses souffrances, soit comme esprit de l’Église. C’est aussi le cœur humain, avec ses privations, ses souffrances, sa sanctification, les joies de la vie active et du monde réel. Comme moyens de représenter ces idées, la peinture est obligée d’employer l’apparence visible en général, les formes de la nature et celles de l’organisme humain en particulier, en tant que celui-ci laisse clairement entrevoir en lui l’élément spirituel. Mais, quant à l’élément physique proprement dit, elle ne peut employer la matière pesante telle qu’elle existe avec ses trois dimensions ; elle doit spiritualiser cette matière comme elle le fait pour ses figures. Le premier pas par lequel l’élément physique se rapproche, par là, de l’esprit consiste d’abord dans la disposition de l’apparence réelle, transformée pour l’œil en une apparence purement artistique ; ensuite, dans les couleurs, dont les nuances, les transitions et la fusion concourent à effectuer ce changement. Ainsi la peinture, pour mieux exprimer l’âme et ses sentiments, réduit les trois dimensions de l’étendue à la surface, celle-ci, quoique matérielle, étant plus voisine de l’esprit. Elle représente l’éloignement des objets, leur distance respective dans l’espace et les figures par l’illusion des couleurs ; car la peinture n’a pas seulement pour but d’offrir aux regards une apparence visible, elle veut que celle-ci concentre en elle-même ses moyens de visibilité, afin qu’elle n’en paraisse que mieux l’image et l’œuvre de l’esprit. Dans la sculpture et l’architecture, les formes sont rendues visibles par la lumière extérieure. Dans la peinture, au contraire, la matière, obscure par elle-même, a en soi son élément interne, son idéal : la lumière ; elle tire d’elle-même sa clarté et son obscurité. Or l’unité, la combinaison de la lumière et de l’obscur, c’est la couleur.

2° La musique, dans la même sphère, forme une opposition avec la peinture. Son élément propre est l’âme même, le sentiment invisible ou sans forme, qui ne peut se manifester dans l’extérieur et sa réalité, mais seulement par un phénomène extérieur qui disparaît rapidement et s’efface de lui-même. C’est là le fond même de cet art. Son élément physique est le son, ses modes, ses combinaisons, ses accords, les diverses manières dont les sons se divisent, se lient, s’opposent, forment des oppositions, des dissonances harmonisées, suivant les rapports de la quantité et de la mesure façonnées par l’art.

3° Après la peinture et la musique, vient l’art qui s’exprime par la parole, la poésie, le véritable art de l’esprit ; car tout ce que conçoit la conscience, ce qu’elle élabore par le travail de la pensée dans le monde intérieur de l’âme, la parole seule peut le recevoir, l’exprimer et le représenter à l’imagination. Par le fond, la poésie est donc le plus riche de tous les arts ; son domaine est illimité. Cependant, ce qu’elle gagne sous le rapport des idées, elle le perd par le côté sensible. Comme elle ne s’adresse ni aux sens, ni au simple sentiment, comme elle veut représenter à l’esprit et à l’imagination les idées de l’esprit élaborées dans l’esprit, l’élément physique par lequel elle s’exprime n’est plus pour l’esprit et l’imagination qu’un moyen, artistiquement façonné, il est vrai, mais un simple moyen pour la manifestation de l’esprit à lui-même. Il ne conserve pas la valeur d’un objet physique, dans lequel l’idée peut trouver la forme qui lui convient. Ce moyen ne peut être que le son, de tous les matériaux de l’art le mieux approprié à l’esprit. Le son cependant ne conserve déjà plus, comme dans la musique, de valeur par lui-même, au point que l’art ait pour but essentiel de le façonner, et s’épuise dans cette tâche. Le son doit être ici pénétré par l’idée, rempli par la pensée déterminée qu’il exprime et apparaître comme simple signe de ce contenu.

Quant aux modes de représentation, la poésie, sous ce rapport, se montre l’art universel, parce qu’elle reproduit dans son propre domaine ceux de tous les autres arts ; ce qui n’a lieu qu’accidentellement dans la peinture et la musique.

En effet, 1° comme poésie épique, elle donne à son contenu la forme de l’objectivité, qui, à la vérité, n’arrive pas, comme dans les arts du dessin, à se produire aux regards. Cependant, c’est un monde saisi par l’imagination sous une forme objective et qui est représenté comme tel à l’imagination intérieure. C’est ce que fait le discours proprement dit, qui se satisfait en lui-même dans son fond et sa forme.

2° D’un autre côté, la poésie n’en est pas moins, à l’inverse, un discours subjectif. C’est l’âme exprimant au dehors ce qu’elle sent à l’intérieur. Telle est la poésie lyrique, qui appelle la musique à son secours, pour pénétrer plus avant dans les profondeurs du sentiment.

3° En troisième lieu, la poésie se développe par le discours dans les limites d’une action complète, qui, représentée objectivement, manifeste en même temps les sentiments intérieurs que renferme ce spectacle offert aux regards, et par conséquent se marie avec la musique, les gestes, la mimique, la danse, etc. C’est l’art dramatique, dans lequel l’homme tout entier représente, en un spectacle visible, l’œuvre d’art produite par l’homme.

Ces cinq arts forment le système déterminé et organisé des arts réels. En dehors d’eux il existe, sans doute, encore d’autres arts, l’art des jardins, de la danse, etc. Mais nous ne pourrons en parler que d’une manière occasionnelle ; car la recherche philosophique doit se borner aux distinctions fondamentales, développer et faire comprendre les véritables formes qui leur correspondent. Il y a dans la nature des espèces mixtes, des amphibies, des êtres de transition ; il en est de même, dans l’art, de ces genres mixtes, quoique ceux-ci puissent offrir encore beaucoup d’agrément et de mérite, mais rien de véritablement parfait.


 

PREMIERE SECTION

ARCHITECTURE

INTRODUCTION

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En parcourant le cercle des arts, si nous traitons d’abord de l’architecture, cela ne veut pas seulement dire qu’elle doit occuper cette place dans l’ordre logique, mais qu’elle est, historiquement parlant, le premier des arts. Nous n’essayerons pas, toutefois, de résoudre la question du commencement des beaux-arts. L’histoire qui ne s’appuie que sur des données empiriques, aussi bien que les réflexions superficielles, doit être bannie de notre sujet.

Les hommes sont ordinairement portés à vouloir se représenter une chose d’après son origine, parce que le commencement est la forme la plus simple sous laquelle elle se montre. On croit que cette forme simple manifeste la chose dans son idée et son type originel. Mais, en réalité, le simple commencement est insignifiant et accidentel aux yeux du philosophe. Selon les idées vulgaires, rien de plus facile à comprendre. C’est ainsi que l’on raconte, pour expliquer l’origine de la peinture, l’histoire d’une femme qui avait tracé la silhouette de son amant pendant qu’il dormait. On fait aussi commencer l’architecture tantôt par une caverne, tantôt par un morceau de bois grossièrement taillé. De pareils commencements sont en soi si faciles à concevoir que l’origine de l’art ne paraît plus avoir besoin d’aucune autre explication. Les Grecs, en particulier, ont inventé, non seulement sur l’origine des beaux-arts, mais sur celle des institutions morales et des relations sociales, beaucoup d’histoires gracieuses, par lesquelles se satisfaisait ce besoin de se représenter la première naissance des choses. Si de pareils récits ne sont pas historiques, ils ne doivent pas davantage avoir la prétention de faire comprendre comment les choses naissent en vertu de leur idée. Le vrai mode d’explication doit être cherché dans les limites de l’histoire.

Nous avons donc à marquer un commencement d’après l’idée même de l’art. Le premier problème de l’art consiste à façonner les formes du monde physique, de la nature proprement dite, à disposer le théâtre sur lequel apparaît l’esprit, et en même temps à incorporer à la matière une idée, à lui donner une forme ; idée et forme qui restent extérieures à elle, puisqu’elles ne sont ni la forme ni l’idée immanentes. L’art à qui s’adresse ce problème est l’architecture, dont le premier développement a précédé celui de la sculpture et de la musique.

Si l’on remonte aux premiers commencements de l’architecture, on trouve la cabane comme habitation de l’homme, et le temple comme enceinte consacrée au culte de la divinité, où se réunissent ses adorateurs. C’est là tout ce que nous pouvons saisir à l’origine, comme point de départ. Pour déterminer ce commencement d’une manière plus précise, on s’est attaché ensuite à la différence des matériaux, et l’on s’est divisé sur la question de savoir si l’architecture avait commencé par les constructions en bois, ainsi que le pense Vitruve, ou par des constructions en pierre. Cette différence ne manque pas sans doute d’importance ; car elle ne concerne pas seulement, comme on pourrait le croire au premier coup d’œil, les matériaux extérieurs. A ceux-ci sont liées des formes architectoniques, le mode d’ornementation, par exemple. Nous pouvons cependant négliger cette distinction comme un côté extérieur, qui regarde plutôt l’élément empirique et accidentel.

Dans la maison, le temple et les autres édifices, le point essentiel qui nous intéresse ici, c’est que de pareilles constructions ne sont encore que de simples moyens qui supposent un but extérieur. La cabane et le temple supposent des habitants, des hommes, la statue des dieux pour lesquels ils ont été construits. Ainsi d’abord est donné, en dehors de l’art, un besoin dont la satisfaction, conforme à un but positif, n’a rien de commun avec les beaux-arts, et ne produit encore aucun ouvrage qui leur appartienne. De même, l’homme aime à danser et à chanter ; il éprouve le besoin de communiquer sa pensée par le langage. Mais parler, danser, pousser des cris ou chanter n’est pas encore la poésie, la danse, la musique. Si, dans le cercle de l’utilité architectonique propre à satisfaire des besoins particuliers, perce déjà la tendance à une forme artistique et à la beauté, nous avons encore, dans ce mode d’architecture, à établir une distinction. D’un côté est l’homme, l’image du dieu, comme le but essentiel pour lequel l’architecture, d’autre part, ne fournit que le moyen, savoir l’abri, l’enceinte, etc. Nous ne pouvons cependant faire d’un rapport aussi essentiel que cette séparation le point de départ, qui est de sa nature quelque chose d’immédiat, de simple. Nous devons chercher un point où une pareille distinction n’apparaisse pas encore.

Sous ce rapport, j’ai déjà dit plus haut que l’architecture correspond à la forme symbolique de l’art, et réalise le principe de celle-ci de la manière qui lui est la mieux appropriée. C’est que l’architecture en général n’est capable d’exprimer les idées qui résident dans ses œuvres que par un appareil extérieur de formes matérielles que l’esprit n’anime pas et qui lui sert d’abri ou d’ornement. Or, au commencement de l’art, nous trouvons des monuments où la distinction entre le but et le moyen, entre l’homme, par exemple, ou l’image du dieu, et l’édifice comme destiné à l’accomplissement de ce but, n’apparaît pas encore. Nous devons porter d’abord nos regards sur ces ouvrages d’architecture qui ont, en quelque sorte, comme ceux de la sculpture, une existence indépendante, et qui ne trouvent pas leur sens dans un autre but ou besoin, mais le portent en eux-mêmes. Ceci est un point de la plus haute importance ; car il réside dans l’idée de la chose même, et seul il peut donner une explication des formes extérieures, si nombreuses et si diverses, de l’architecture, et un fil conducteur à ce labyrinthe. Cette architecture indépendante ne s’en distinguera pas moins de la sculpture, puisque, comme architecture, ses œuvres ne peuvent représenter rien de vraiment spirituel, de personnel. Celles-ci ne peuvent porter l’empreinte d’une idée, dans leur aspect extérieur, que d’une manière symbolique. Par là cette espèce d’architecture est, à proprement parler, symbolique. Cela s’applique également à son côté matériel. Ici la simple différence de la construction en bois et de la construction en pierre n’a plus la même importance, cette différence n’étant relative qu’à la manière de limiter un espace, de former une enceinte destinée à un but religieux ou humain, comme cela a lieu dans les maisons, les palais, les temples, etc. Un pareil espace peut aussi bien s’obtenir en creusant des masses déjà solides, ou, vice versa, en construisant des murailles et des toits qui forment une enceinte. Or, avec aucun de ces deux genres de travaux ne peut commencer l’architecture indépendante, que nous pouvons, pour cette raison, appeler sculpture inorganique. Car, si l’on élève des représentations indépendantes en elles-mêmes, c’est sans chercher à atteindre le but d’une beauté libre et la manifestation de l’esprit dans sa forme corporelle la plus parfaite ; mais, en général, elle met sous nos yeux une forme symbolique destinée à montrer et à exprimer simplement une idée.

Cependant l’architecture ne peut pas s’arrêter à ce point de départ. Sa mission consiste précisément à façonner pour l’esprit déjà présent, pour l’homme, ou pour les images visibles de ses dieux, sorties de ses mains, la nature extérieure comme appareil environnant, à la travailler idéalement, artistiquement, dans le sens de la beauté. Ce monument, dès lors, ne porte plus en lui-même sa signification, il la trouve dans un autre objet dans l’homme, ses besoins, les usages de la vie de famille, de la société civile, du culte, etc. ; et, par conséquent, il perd l’indépendance des œuvres de l’architecture symbolique.

Nous pouvons, sous ce rapport, faire consister le progrès de l’architecture en ceci qu’elle laisse apparaître la différence indiquée plus haut entre le but et le moyen, et leur distinction nette, qu’elle bâtisse dès lors pour l’homme ou pour l’image à forme humaine, façonnée par la sculpture, une demeure architectonique, un palais, un temple conforme à sa destination.

Au troisième et dernier degré se réunissent les deux moments antérieurs. La séparation des deux termes subsiste, et toutefois l’architecture reparaît sous sa forme indépendante.

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division. – Ces trois points de vue appliqués à la division de l’architecture dans son ensemble nous donnent la classification suivante, qui reproduit les différences essentielles de la chose même, en même temps que son développement historique :

1° L’architecture symbolique proprement dite ou indépendante ; – 2° l’architecture classique, qui, laissant à la sculpture le soin de façonner l’image individuelle de l’esprit, dépouille l’architecture de son indépendance, la réduit à dresser un appareil inorganique, construit avec art, et approprié à des desseins, à des idées que l’homme réalise de son côté d’une manière indépendante ; – 3° l’architecture romantique (quels que soient les noms qu’on lui donne), dans laquelle, il est vrai, les maisons, les églises, les palais ne sont aussi que des habitations et des lieux de réunion pour des besoins civils, religieux, etc., mais, d’un autre côté, ne se rapportent qu’indirectement à ce but, se disposent et s’élèvent, pour eux-mêmes, d’une manière indépendante.

Si donc l’architecture, d’après son caractère fondamental, reste toujours l’art éminemment symbolique, toutefois les formes symbolique, classique, romantique, qui marquent le développement général de l’art, servent de base à sa division. Elles sont ici d’une plus grande importance que dans les autres arts. Car, dans la sculpture, le caractère classique, et dans la musique le caractère romantique, pénètrent si profondément le principe même de ces arts, qu’il ne conserve plus qu’une place plus ou moins étroite dans leur développement. Dans la poésie, quoique le cachet de toutes les formes de l’art puisse s’empreindre facilement sur ses œuvres, la classification la plus propre à la nature de cet art est la division en poésie épique, lyrique et dramatique. L’architecture, au contraire, est l’art qui s’exerce par excellence dans le domaine du monde physique. De sorte qu’ici la différence essentielle consiste à savoir si le monument qui s’adresse aux yeux renferme en lui-même son propre sens, ou s’il est considéré comme moyen pour un but étranger à lui, ou si enfin, quoiqu’au service de ce but étranger, il conserve en même temps son indépendance. Le premier cas répond au genre symbolique proprement dit ; le second au classique. La réunion des deux caractères se manifeste parallèlement avec l’art romantique. Car, si celui-ci se sert de l’élément extérieur comme moyen d’expression, il l’abandonne cependant pour se retirer en lui-même, et, dès lors, il peut le laisser se développer librement et obtenir une forme indépendante.


CHAPITRE PREMIER

ARCHITECTURE INDÉPENDANTE OU SYMBOLIQUE

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Le but de l’art, son besoin originel, c’est de produire aux regards une conception née de l’esprit, de la manifester comme son œuvre propre. L’œuvre d’art offerte aux sens doit donc renfermer en soi une idée. De plus, il faut qu’elle la représente de telle sorte que l’on reconnaisse que celle-ci, aussi bien que sa forme visible, n’est pas seulement un objet réel de la nature, mais un produit de l’imagination et de l’activité artistiques de l’esprit.

Sous ce rapport, l’intérêt véritable de ces monuments consiste en ce que ce sont les conceptions originelles, les pensées universelles de l’esprit humain qui sont offertes à nos regards. Toutefois de pareilles conceptions sont d’abord abstraites et indéterminées dans l’esprit des peuples. De sorte que l’homme, pour se les représenter, s’empare des formes également abstraites que lui offrent la nature et ses masses pesantes, matière capable, il est vrai, de recevoir une forme déterminée, mais non en elle-même véritablement concrète, vivante et spirituelle. Dès lors le rapport entre le fond et la forme visible, par laquelle l’idée doit passer de l’imagination de l’artiste dans celle du spectateur, ne peut être que d’une nature purement symbolique. De plus, un ouvrage d’architecture, destiné à représenter ainsi une idée générale, n’est là pour aucun autre but que celui d’exprimer en soi cette haute pensée. Il est, par conséquent, le libre symbole d’une idée qui offre un intérêt général. C’est un langage qui, tout muet qu’il est, parle à l’esprit. Les monuments de cette architecture doivent donc, par eux-mêmes, donner à penser, éveiller des idées générales. Ils ne sont pas simplement destinés à renfermer, dans leur enceinte, des choses qui ont leur signification propre et une forme indépendante. Mais ensuite, pour cette raison même, la forme qui manifeste de pareilles idées ne peut plus être un simple signe, comme le sont, par exemple, chez nous, les croix élevées sur les tombes des morts ou les pierres entassées sur un champ de bataille. Car des signes de cette espèce sont bien propres à rappeler des souvenirs ou à éveiller des idées ; mais une croix, un amas de pierres n’expriment pas, par eux-mêmes, ces idées ils peuvent aussi bien servir à rappeler tout autre événement. C’est là ce qui constitue le caractère général de l’architecture symbolique.

On peut dire, sous ce rapport, que des nations entières n’ont su exprimer leurs croyances religieuses, leurs besoins intellectuels les plus profonds, qu’en bâtissant de pareils monuments ; au moins les ont-elles principalement exprimés dans la forme architecturale. Ceci, toutefois, ainsi que nous l’avons vu en traitant de l’art symbolique, n’a eu lieu, à proprement parler, que dans l’Orient. Ce sont, en particulier, les antiques constructions des Babyloniens, des Indiens et des Égyptiens qui nous offrent parfaitement ce caractère. Ainsi, du moins, s’explique, en grande partie, leur origine. La plupart n’existent plus qu’en ruines, mais elles n’en bravent pas moins les siècles et les révolutions. Tant par leur caractère fantastique que par leurs formes et leurs masses colossales, elles nous jettent dans l’admiration et l’étonnement. Ce sont des ouvrages dont la construction absorbe l’activité et la vie entière des nations, à certaines époques.

division. – Si nous voulons donner une division plus précise, on ne peut ici, comme dans l’architecture classique ou romantique, partir de formes déterminées.

Les idées que représentent ces monuments sont des conceptions informes sur la nature et la vie des êtres, des notions également élémentaires sur le monde moral ; conception vagues et incohérentes, sans lien qui les unisse et les coordonne comme développements d’une même idée.

Cette absence de liaison et d’enchaînement fait aussi qu’elles sont très variées et très mobiles. Au milieu de cette multiplicité d’idées et de formes, on ne peut donc songer à traiter le sujet ni de manière à l’épuiser, ni dans un ordre systématique.

1° Nous nous attacherons, d’abord, aux monuments qui représentent des conceptions d’un caractère tout à fait général, et où l’esprit des individus et des peuples a trouvé un centre, un point d’unité. Ainsi le principal but de pareilles constructions, en elles-mêmes indépendantes, n’est autre que d’élever un ouvrage qui soit un point de réunion pour une nation ou pour des nations diverses, et autour duquel elles se rassemblent. Un autre but peut s’y ajouter : celui de manifester, par la forme extérieure, le lien principal qui unit les hommes, la pensée religieuse des peuples ; ce qui donne un sens plus déterminé à ces ouvrages et à leur expression symbolique.

2° Mais l’architecture ne peut s’arrêter à cette idée vague, élémentaire, dans sa totalité générale. Bientôt les représentations symboliques se particularisent. Le contenu symbolique, les idées, se déterminent, se précisent davantage, et, par là aussi, permettent à leurs formes de se distinguer les unes des autres d’une manière plus positive, comme, par exemple, dans les colonnes du lingam, les obélisques, etc. D’un autre côté en affectant ainsi des formes particulières, l’architecture, tout en se développant d’une manière libre et indépendante, va jusqu’au point de se confondre en quelque sorte avec la sculpture. Elle accueille des formes du règne organique ou d’animaux, des figures humaines, qu’elle agrandit toutefois dans des proportions colossales et façonne en masses gigantesques. Elle les range régulièrement, y ajoute des murailles, des murs, des portes, des allées, et, par là, traite ce qui appartient ici à la sculpture, d’une manière absolument architectonique. Les sphinx égyptiens, les Memnons, de grands temples tout entiers offrent ce caractère.

3° L’architecture symbolique commence à montrer sa transition à l’architecture classique, lorsqu’elle repousse de son sein la sculpture et qu’elle commence à se faire une habitation appropriée à d’autres fins, non immédiatement exprimées par les formes architectoniques.

I. Ouvrages d’architecture bâtis pour la réunion des peuples.

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« Qu’est-ce que le saint ? » demande Goethe, dans un de ses distiques, et il répond : « C’est ce qui réunit plusieurs âmes. » Nous pouvons dire, en ce sens, que le saint, comme but et lieu même de réunion pour les hommes, a été le premier caractère de l’architecture indépendante. L’exemple le plus remarquable nous en est offert par le récit de la tour de Babylone. Dans la vaste plaine de l’Euphrate, les hommes élèvent un ouvrage gigantesque d’architecture ; ils le bâtissent en commun, et la communauté du travail est en même temps le but et l’idée de l’ouvrage lui-même. En effet la fondation de ce lien social ne représente pas une simple réunion patriarcale. Au contraire, l’unité de la famille s’est ici précisément dissoute ; l’édifice qui s’élève dans les nues est le symbole de cette dissolution de la société primitive et de la formation d’une nouvelle et plus vaste société. Les peuples d’alors se sont réunis pour travailler à ce monument ; et, comme ils se rassemblaient pour construire un immense ouvrage, le produit de leurs efforts devait être le lien social. Le sol creusé et remué, des masses de pierres agencées et couvrant toute une contrée de formes architectoniques, faisaient alors ce que firent depuis les mœurs, les coutumes, les institutions politiques et les lois. Une pareille construction est symbolique, puisqu’elle ne signifie autre chose que ce lien lui-même, qu’elle ne peut exprimer que d’une manière extérieure, par sa forme et son aspect, le principe religieux qui réunit les hommes. Cette tradition rapporte aussi expressément que de ce point de réunion les peuplades se sont de nouveau séparées.

Un autre édifice d’architecture qui offre déjà un fondement historique plus certain est la tour de Bélus, dont parle Hérodote (i, c. 181). Nous ne voulons pas rechercher ici ses rapports avec la Bible. Nous ne pouvons appeler un temple, dans le sens moderne du mot, cet édifice dans son ensemble. C’est une enceinte de temple, en forme de carré, dont chaque côté avait deux stades, et où l’on pénétrait par des portes d’airain. Au milieu, dit Hérodote, qui avait vu cet ouvrage colossal, était une tour non creusée à l’intérieur, mais massive (purgos stereos) de la longueur et de la largeur d’un stade. Sur cette tour s’en élève une seconde, puis une troisième, et ainsi jusqu’à huit tours superposées. Un chemin circulaire conduit jusqu’au sommet ; et à peu près à moitié de la hauteur est un lieu de repos, avec des bancs, où peuvent s’arrêter ceux qui montent. Mais, sur la dernière tour est un grand temple, et dans ce temple, il y a un lit de repos préparé avec soin, et, vis-à-vis, une table d’or. Cependant il n’y a point de statue élevée dans le temple, et aucun homme n’y entre pendant la nuit, excepté une des femmes du pays que le dieu se choisit entre toutes, comme disent les Chaldéens, les prêtres de ce dieu. Les prêtres prétendent que le dieu vient visiter le temple et se repose sur le lit. Hérodote raconte aussi (c. 183) qu’au-dessous, dans le sanctuaire, est un autre temple où s’élève une grande statue d’or du dieu, avec une grande table d’or devant lui ; et il parle également de deux grands autels en dehors du temple, sur lesquels on immole des victimes. Néanmoins nous ne pouvons assimiler cette construction gigantesque aux temples dans le sens grec ou moderne ; car les sept premières assises sont entièrement massives, et la huitième ou la plus élevée est la seule où séjourne le dieu invisible, qui ne reçoit là aucune prière des prêtres ou des fidèles. La statue était au-dessous, en dehors de l’édifice. Ainsi l’ouvrage entier s’élève indépendant, pour lui-même, sans rapport à un autre but, sans rapport au culte et au service divin, quoique ce ne soit, déjà plus un simple point de réunion, mais un véritable édifice religieux. La forme, en effet, reste encore ici abandonnée au hasard et à l’accidentel. Elle est déterminée seulement par le principe matériel de la solidité ;c’est la forme d’un cube. En même temps, on se demande quel est le sens de l’ouvrage considéré dans son ensemble et en quoi il présente un caractère symbolique. Quoique Hérodote ne l’ait pas formellement indiqué, nous devons le trouver dans le nombre des étages massifs. Il y en a sept, plus un huitième pour le séjour nocturne du dieu ; or le nombre sept représente vraisemblablement, d’une manière symbolique, le nombre des planètes et des sphères célestes.

Dans la Médie, il y avait aussi des villes bâties d’après le même principe symbolique, comme, par exemple, Ecbatane, avec ses sept murailles circulaires. Hérodote dit (i, 98) que celles-ci s’élevaient les unes au-dessus des autres, non seulement par un effet de la disposition du terrain, mais encore à dessein et dans un but d’art. Les remparts étaient peints de diverses couleurs, le premier en blanc, le second en noir, le troisième couleur de pourpre, le quatrième en bleu, le cinquième en rouge ; le sixième était recouvert de lames d’argent et le septième de lames d’or. Dans l’enceinte de ce dernier étaient le palais du roi et le trésor. Ecbatane (v. Creuzer), la ville des Mèdes, avec le château du roi placé au centre, et ses sept murailles circulaires recouvertes de plaques d’étain de différentes couleurs, représente les sphères du ciel qui entourent le palais du soleil.

II. Ouvrages d’architecture qui tiennent le milieu entre l’architecture

et la sculpture.

1° Colonnes phalliques. – 2° Obélisques. – 3° Temples égyptiens.

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Un développement ultérieur de l’architecture consiste en ce que les idées qu’elle représente offrent un caractère moins vague, moins abstrait, avec des formes également plus concrètes. Celles-ci néanmoins, tout en se particularisant, ou en se groupant pour former de grands édifices, sont employées non à la manière de la sculpture, mais selon les règles de l’architecture et ses lois propres. Le caractère fondamental consiste seulement dans le mélange de l’architecture et de la sculpture, quoique celle-là reste l’élément principal.

i. Dans l’Orient, comme il a été dit, la force universelle de la vie dans la nature, non le principe spirituel, est représentée et adorée sous différentes formes. C’est principalement dans l’Inde que ce culte était général. Il se propagea aussi dans la Phrygie et dans la Syrie, sous la forme de l’image de la grande déesse, de la déesse de la fécondité. Il fut adopté aussi par les Grecs eux-mêmes. La puissance productrice de la nature fut représentée d’abord et adorée sous l’emblème de l’organe de la génération : le phallus et le lingam. L’Inde fut le siège principal de ce culte. Les Égyptiens (Hérodote, ii, c. 48) n’y étaient pas étrangers. Les Grecs adoptèrent un culte semblable. Dans l’Inde, cette espèce de culte rendu à la force productrice de la nature, sous la forme de l’organe de la génération, donna naissance à des ouvrages d’architecture destinés à le rappeler. Ce sont de gigantesques images, en forme de colonnes de pierre massive, élevées comme des tours, plus larges à la base qu’au sommet. Originairement elles n’avaient d’autre but que d’être des emblèmes, et elles étaient des objets de vénération. Ce fut seulement plus tard que l’on commença à pratiquer, dans l’intérieur, des ouvertures et des excavations et à y placer les images des dieux. Cette coutume se conserva jusque dans les Hermès grecs, petits temples portatifs. L’origine indienne était les colonnes de phallus non creusées, qui se taillèrent plus tard, se divisèrent en écorce et en noyau, et devinrent des pagodes. La même signification et la même forme se retrouvent dans la conception, agrandie par l’imagination, du mont Mérou, représenté comme un moulinet dans la mer de lait dont il a engendré le monde. Hérodote fait aussi mention de semblables colonnes dont il attribue la construction à Sésostris (c. 162).


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ii. Nous trouvons de semblables monuments, qui tiennent le milieu entre la sculpture et l’architecture, principalement en Égypte. Ici se placent, par exemple, les obélisques. Ils n’empruntent pas, il est vrai, leur forme à la nature organique et vivante, au règne végétal ou animal ou à la forme humaine ; leur configuration est tout à fait régulière. Ils n’ont cependant pas non plus, pour destination, de servir de demeures ou de temples ; ils offrent un aspect libre et indépendant, et tirent leur signification symbolique des rayons du soleil. Déjà Pline leur donne cette signification (xxxxvi, 44 – et xxxvii, 8). Ils étaient consacrés au dieu du soleil, dont ils devaient, à la fois, recevoir et représenter les rayons. Dans les monuments de la Perse, on voit aussi des rayons de feu qui s’échappent des colonnes (Creuzer, i, p. 778).

Après les obélisques, nous devons mentionner principalement les Memnons. Les grandes statues de Memnon, à Thèbes, avaient la forme humaine. Par leur aspect grandiose et leur masse, elles rappelaient les formes inorganiques et architectoniques, plutôt que celles de la sculpture. C’est ainsi que nous apparaissent ensuite les colonnes de Memnon, rangées à la file, et qui, par cela même qu’elles ne tirent leur effet que de ce mode de disposition et de leur grandeur, descendent du rang de la sculpture à celui de l’architecture. Les Égyptiens et les Éthiopiens adoraient Memnon, le fils de l’aurore, et lui offraient des sacrifices, lorsque le soleil darde ses premiers rayons ; de sorte que l’image du dieu saluait, avec la voix, ses adorateurs. Ainsi, ce n’était pas par sa propriété de rendre des sons, d’avoir une voix, ou simplement par sa forme, qu’il avait de l’importance et de l’intérêt, c’était par son existence vivante, comme oracle, comme révélation ; et cependant celle-ci n’était encore que symbolique.

Ce qui vient d’être dit des statues colossales de Memnon s’applique également aux sphinx, dont j’ai déjà parlé[18]. On trouve en Égypte des sphinx, non seulement en nombre prodigieux, mais d’une étonnante grandeur. Un des plus célèbres est celui qui se voit dans le voisinage du groupe des pyramides du Caire. Sa longueur est de 448 pieds ; sa hauteur, des ongles à la tête, de 65 ; les pieds de devant, étendus depuis la poitrine jusqu’au bout des ongles, de 57, et la hauteur des ongles de 8. Cependant cette masse énorme n’a pas été taillée d’abord et ensuite transportée dans le lieu qu’elle occupe aujourd’hui. Lorsque l’on creuse à la base, on trouve que le sol est de calcaire, et l’on voit que tout cet ouvrage est taillé d’une seule roche, dont il forme encore une partie. Cette immense statue se rapproche, il est vrai, davantage de la sculpture proprement dite, dans ses proportions colossales. Cependant les sphinx n’en étaient pas moins placés à la file pour former des avenues ; ce qui leur donne un caractère parfaitement architectonique.

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iii. Or ces simples monuments, malgré leur caractère indépendant, ne restent pas isolés. Ils se multiplient, affectent des formes diverses, se groupent en masses entourées de murs, de manière à produire des constructions, en forme de temples, de labyrinthes, d’excavations souterraines.

1° En ce qui concerne d’abord l’enceinte des temples égyptiens, ce sont des constructions ouvertes, sans toits, sans portes, sans allées entre les murailles, ni surtout entre les galeries ; ce sont des forêts de colonnes. Ces ouvrages embrassent la plus vaste étendue. L’œil se promène sur un grand nombre d’objets qui sont là pour eux seuls, pour l’effet qu’ils produisent, sans servir soit de demeure à un dieu, soit de lieu de prières à ses adorateurs. Ils frappent d’autant mieux l’imagination par l’aspect colossal de leurs dimensions et de leurs masses. Les formes et les figures particulières appellent aussi l’intérêt sur elles-mêmes, destinées qu’elles sont, comme symboles, à offrir une signification purement générale. On peut les regarder comme tenant lieu de livres, en tant qu’elles révèlent leur signification, non par leur configuration extérieure, mais par des caractères et des images gravés sur la surface. Sous ce rapport, on peut appeler ces gigantesques constructions une sorte de musée de sculpture. Mais elles s’offrent, pour la plupart, en si grand nombre et avec une si constante répétition de la même forme, qu’elles constituent des files, des rangées ; cette disposition leur conserve un caractère architectonique. Seulement elles ne trouvent que mieux leur propre but dans cet arrangement même, et alors n’ont à supporter ni architraves, ni couvertures[19].

De semblables constructions, avec, des rangées de figures d’animaux, de Memnons, des portes immenses, des murailles, des colonnades d’une dimension prodigieuse, se continuent pendant des lieues entières. Vous cheminez ainsi parmi des ouvrages humains aussi grands et aussi dignes d’étonnement, dont la plupart n’ont de but spécial que dans les différents actes du culte. Ces masses de pierres entassées vous racontent et vous révèlent les choses divines.

A ces constructions sont attachées des significations symboliques. Ainsi le nombre des sphinx, des Memnons, la disposition des colonnes et des allées désignent les jours de l’année, les douze signes du zodiaque, les sept planètes, les phases principales du cours de la lune. D’un côté, la sculpture ne s’est pas encore ici tout à fait affranchie de l’architecture. D’autre part, ce qui est, à proprement parler, architectonique, les proportions, les distances, le nombre des colonnes, des murs, des degrés, est traité de telle sorte que ces rapports ne trouvent pas leur but propre en eux-mêmes, mais sont déterminés symboliquement. Par là, cette action de bâtir et de créer se montre comme ayant en soi son propre but, et même comme un culte où le roi et le peuple se réunissent. Plusieurs ouvrages, tels que des canaux, le lac Mœris, et, en général, les travaux hydrauliques, ont, il est vrai, rapport à l’agriculture et aux débordements du Nil. C’est ainsi qu’au rapport d’Hérodote (ii, c. 108), Sésostris fit sillonner de canaux toute la contrée, qui jusqu’alors avait été parcourue à cheval, et rendit, par là, inutiles les chevaux et les chars. Mais les principaux ouvrages furent toujours ces constructions religieuses, que les Égyptiens élevaient, en quelque sorte, par instinct, comme les abeilles bâtissent leurs ruches. Leur fortune était réglée par la loi ainsi que les autres conditions de la vie. Le sol était prodigieusement fertile. Point de travail pénible ; tout le travail consistait dans les semailles et la récolte. Les intérêts et les affaires, qui occupent tant de place dans la vie des autres peuples, étaient ici très restreints. Si l’on excepte ce que les prêtres racontent des expéditions maritimes de Sésostris, on ne trouve presque aucun récit de navigations extérieures. En général, les Égyptiens restaient enfermés dans leur pays, occupés ainsi à bâtir et à construire. Mais l’architecture symbolique ou indépendante fournit le caractère fondamental de leurs grands ouvrages. C’est qu’ici l’âme humaine, l’esprit, ne s’est pas encore saisi lui-même dans ses tendances et ses manifestations extérieures ; il ne s’est pas pris comme objet, comme produit de sa libre activité. La conscience de soi n’est pas encore mûre pour produire ses fruits ; elle n’est pas arrivée pour elle-même à son entière existence ; elle fait effort, elle cherche, elle aspire, produisant incessamment sans pouvoir se satisfaire pleinement, et, par conséquent, sans relâche ni repos. Car, c’est seulement dans la représentation conforme à l’esprit que l’esprit, arrivé à son complet développement, peut se satisfaire, et, dès lors, sait se limiter dans ses créations. L’œuvre d’art symbolique, au contraire, reste plus ou moins indéfinie.

2° A l’architecture égyptienne appartiennent aussi les labyrinthes. Ce sont des cours avec des allées de colonnes, autour desquelles circulent, entre les murailles, des chemins entremêlés d’une manière énigmatique. Leur but n’est pas le problème puéril de trouver leur issue, mais une promenade instructive au milieu d’énigmes symboliques ; car ces chemins devaient, ainsi que je l’ai indiqué précédemment, représenter, dans leurs détours, la marche des corps célestes. Ils sont construits en partie au-dessous, en partie au-dessus du sol, et accompagnés, en dehors des allées, d’un nombre prodigieux de chambres et de salles, dont les murs sont couverts d’hiéroglyphes. Le plus grand labyrinthe avait l’étendue du lac Mœris. Hérodote, qui l’avait vu lui-même, dit (ii, c. 148) qu’il l’a trouvé au-dessus de tout ce qu’on peut en dire et qu’il surpasse même les pyramides. Il en attribue la construction aux douze rois, et en fait la description suivante. L’ouvrage entier se compose de deux étages, l’un au-dessous, l’autre au-dessus du sol, ensemble renfermant trois mille chambres, quinze cents chacun. L’étage supérieur, le seul qu’Hérodote avait pu visiter, était divisé en douze cours, qui se succédaient avec des portes à l’opposite les unes des autres, six vers le nord, six vers le midi. Chaque cour était entourée d’une colonnade de pierre blanche taillée avec soin. Des cours, continue Hérodote, on va dans les chambres ; des chambres dans les salles ; des salles dans d’autres espaces, et des chambres dans les cours. Quant aux allées de ce labyrinthe, Hérodote ajoute que tous ces chemins à travers des espaces couverts, et leurs nombreux détours entre les cours, l’avaient rempli de mille surprises différentes. Pline (xxxvi, p. 19) les décrit comme obscures, fatigantes pour l’étranger, à cause de leurs innombrables circuits. A l’ouverture des portes, on entendait un bruit semblable à celui du tonnerre ; et, d’après Strabon, qui, comme témoin oculaire, a la même autorité qu’Hérodote, il est clair également que ces chemins circulaient autour des espaces en forme de cours. Ce sont principalement les Égyptiens qui ont bâti de semblables labyrinthes. Il s’en trouve cependant un pareil, quoique plus petit, en Crète, et qui est une imitation de ceux d’Égypte. Il y en a aussi en Morée et à Malte.

3° Cette architecture, toutefois, par ses chambres et ses salles, se rapproche déjà du genre qui a pour type la maison, ainsi que la partie souterraine du labyrinthe, qui avait pour destination de renfermer les tombeaux des fondateurs et des crocodiles sacrés. De sorte qu’ici les chemins seuls et leurs détours représentent l’architecture symbolique indépendante. Nous pouvons donc trouver dans ces ouvrages une transition où l’architecture symbolique commence à se rapprocher d’elle-même de l’architecture classique.

III. Passage de l’architecture symbolique à l’architecture classique.

1° Architecture souterraine de l’Inde et de l’Égypte. – 2° Demeures des morts, pyramides. – 3° Passage à l’architecture classique.

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i. Quelque étonnantes que soient ces constructions, l’architecture souterraine des Indiens et des Égyptiens, commune aussi aux peuples orientaux, doit paraître encore plus extraordinaire. Ce que nous trouvons de colossal et de grandiose à la surface du sol ne peut se comparer à ce que l’on découvre sous terre dans l’Inde, à Salsette, en face de Bombay ; à Ellora, dans la haute Égypte, et en Nubie. Dans ces prodigieuses excavations se montre d’abord le besoin d’une enceinte fermée de toutes parts. – Que les hommes aient cherché un asile dans ces cavernes, que des peuplades entières n’aient pas eu d’autre demeure, on ne peut l’attribuer qu’à une impérieuse nécessité. Il en existe dans les montagnes de la Judée, où on les trouve par milliers, disposées en plusieurs étages. Il y a aussi dans le Harz, auprès de Goslar, au Rammelsberg, des chambres où les hommes se glissaient en rampant et ont caché leurs provisions. Mais les ouvrages d’architecture souterraine indiens ou égyptiens étaient d’un tout autre genre. D’abord ils servaient de lieu de réunion. C’étaient des espèces de cathédrales souterraines, faites dans le but d’inspirer une surprise religieuse, le recueillement, qu’excitait encore la vue des images et des représentations symboliques, des colonnades, des sphinx, des Memnons, des éléphants, de colossales idoles taillées sur le roc même, sortant en groupes, avec le bloc entier encore informe de la pierre. Au-devant, sur la face du rocher, plusieurs de ces édifices étaient entièrement ouverts ; d’autres étaient ou tout à fait sombres ou seulement éclairés par des flambeaux ; quelques-uns avaient simplement une ouverture par en haut. Comparées aux édifices qui s’élèvent à la surface du sol, de pareilles excavations restent ce qu’il y a de plus primitif. De sorte que l’on peut considérer les ébauches extraordinaires d’architecture au-dessus du sol seulement comme une imitation et une végétation de l’architecture souterraine qui s’épanouit à la surface de la terre. Car il n’y a rien ici de positivement bâti ; c’est quelque chose de déblayé et de dégrossi. Se creuser une demeure est plus naturel que d’extraire, de chercher d’abord des matériaux pour les entasser ensuite et les façonner. On peut, sous ce rapport, concevoir que la caverne a dû précéder la cabane. Dans les cavernes, il s’agit simplement d’élargir, non de limiter ; ou s’il faut limiter et resserrer un espace, l’abri existe déjà. L’architecture souterraine, par conséquent, part plutôt de ce qui est donné ; et comme elle laisse subsister la masse principale telle qu’elle est, elle ne se déploie pas encore aussi librement que celle qui construit au-dessus du sol. Pour nous, cependant, ces constructions, quoiqu’elles portent encore le caractère symbolique, appartiennent déjà à un degré plus avancé. Car elles ne sont plus aussi exclusivement symboliques ; elles nous offrent le but positif de servir d’asile et d’abri : des murailles, des toits. La plupart des représentations symboliques proprement dites sont renfermées dans leur enceinte. Quelque chose d’analogue à la simple maison, dans le sens grec et moderne, se montre ici sous ses formes naturelles.

On doit mentionner ensuite les cavernes de Mithra, quoiqu’elles se trouvent dans une tout autre contrée. Le culte de Mithra est originaire de la Perse, d’où il se propagea plus tard dans l’empire romain. On trouve aussi, dans ces cavernes de Mithra, des routes, des allées souterraines. Celles-ci paraissent, sous un rapport, destinées à représenter le cours des astres ; mais aussi (comme on le voit encore aujourd’hui dans les loges maçonniques, où l’on est conduit dans plusieurs chemins offrant aux yeux divers spectacles), elles indiquent les voyages symboliques que l’âme doit accomplir dans sa purification. Cette idée, toutefois, est mieux exprimée par d’autres travaux que par ceux de l’architecture, dont elle n’était pas l’objet principal.

Nous pouvons mentionner encore, sous le même rapport, les catacombes romaines, qui avaient certainement, à l’origine, un autre usage et une autre signification que de servir de canaux, de tombeaux ou de cloaques.

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ii. Mais si l’on veut une transition mieux caractérisée de l’architecture symbolique indépendante à celle qui s’astreint à un but utile, on la trouve dans les ouvrages d’architecture qui, comme demeures des morts, sont en partie creusés dans la terre, et en partie élevés à sa surface.

C’est en particulier chez les Égyptiens qu’une architecture souterraine et celle qui s’élève au-dessus du sol se combinent avec un empire des morts. De même que c’est en Égypte que, pour la première fois, un royaume de l’invisible s’établit et trouve naturellement sa place. L’Indien brûle ses morts, ou laisse les cadavres gisants pourrir sur la terre. Les hommes, selon la croyance indienne, ne font qu’un avec Dieu, sont des dieux ou le deviennent ; on ne va donc pas jusqu’à une distinction précise entre les vivants et les morts. Aussi les monuments de l’architecture indienne, lorsqu’ils ne doivent pas leur origine au mahométisme, ne sont pas des demeures pour les morts. Ils paraissent, en général, comme ces étonnantes excavations, appartenir à une époque antérieure. Mais chez les Égyptiens se manifeste avec force l’opposition de la vie et de la mort. Le spirituel commence à se séparer. Nous voyons apparaître l’esprit individuel, dans sa nature concrète et en voie de se développer. Aussi les morts sont conservés intacts dans leur existence individuelle. En opposition avec l’idée de l’absorption des êtres dans le sein de la nature, ils sont soustraits à ce torrent de la vie universelle, et préservés de la destruction. L’individualité est le principe de la véritable conception de l’esprit. Car l’esprit ne peut exister que comme individu, comme personnalité. Aussi devons-nous regarder ces honneurs rendus aux morts, et leur conservation. comme un premier pas important vers l’avènement de l’individualité spirituelle. Hérodote, ainsi que nous l’avons déjà dit plus haut, raconte que les Égyptiens sont les premiers qui aient professé formellement que les âmes des hommes sont immortelles. Quelque imparfaite que soit encore ici la permanence de l’individualité spirituelle, puisque le mort, pendant trois mille ans, doit parcourir le cercle entier des animaux de la terre, de l’eau et de l’air, avant de passer de nouveau dans un corps humain, il y a néanmoins, dans cette conception et dans l’usage d’embaumer les corps, une tentative pour perpétuer l’individualité corporelle et l’existence personnelle indépendante du corps.

Il résulte de là une conséquence importante pour l’architecture, c’est que le spirituel, comme signification intérieure, se sépare aussi du corporel. Dès lors il est représenté pour lui-même, tandis que l’enveloppe extérieure se déploie tout autour comme simple appareil architectonique. Par là, les demeures des morts, en Égypte, forment, en ce sens, les plus anciens temples. L’essentiel, le centre du culte, est un être individuel qui a son sens et sa valeur propre, et qui se manifeste lui-même comme distinct de son habitation, simple enveloppe construite à son service, pour lui servir d’abri. A la vérité, ce n’est pas un homme réel, pour les besoins duquel une maison ou un palais ont été bâtis, mais ce sont des morts qui n’ont besoin de rien, des rois, des animaux sacrés ; autour de leur dépouille s’élèvent des constructions gigantesques.

De même que l’agriculture arrête les courses errantes des peuples nomades et donne à ceux-ci des demeures fixes, de même, en général, les tombeaux, les mausolées et le culte des morts réunissent les hommes. A ceux qui ne possèdent encore aucune demeure propre, aucune propriété, ils donnent un point de réunion, un lieu saint qu’ils défendront et qu’ils ne voudront pas se laisser ravir. Ainsi, suivant le récit d’Hérodote (ii, c. 126-127), les Scythes, ce peuple habitué à la fuite, battaient toujours en retraite devant l’armée de Darius. Mais, lorsque Darius envoya à leur roi ce message : « S’il se croyait assez fort pour lui résister, qu’il se présentât au combat, sinon il devait reconnaître Darius pour son maître », Idanthyrsus répondit qu’ils n’avaient ni villes, ni campagnes et, partant, rien à défendre, puisque Darius ne pouvait leur rien ravager ; mais que, s’il voulait les forcer au combat, ils avaient les tombeaux de leurs pères ; qu’il essayât d’en approcher ou de les violer, alors il verrait s’ils savaient ou non combattre pour leurs tombeaux.

Les plus anciens tombeaux dans le genre grandiose se trouvent en Égypte ; ce sont les pyramides. Ce qui, au premier aspect, nous frappe d’admiration, c’est leur grandeur colossale, qui, en même temps, nous fait réfléchir sur la durée des siècles, sur la diversité, le nombre et la persévérance des efforts humains nécessaires pour réaliser ces constructions gigantesques. Sous le rapport de leur forme, au contraire, elles n’ont rien d’attachant. En peu de minutes le tout a été saisi et contemplé. Malgré cette simplicité et cette régularité, on a longtemps disputé sur leur destination. Les anciens, Hérodote, Strabon, assignaient déjà leur usage. Les anciens, les modernes, débitent à ce sujet beaucoup de fables et font beaucoup de conjectures. Les Arabes ont cherché à se frayer violemment un accès dans l’intérieur des pyramides, croyant y trouver des trésors. Ces fouilles, au lieu d’atteindre le but désiré, n’ont fait qu’endommager ces monuments, sans qu’on soit même arrivé à de véritables souterrains et à des chambres. Les Européens modernes sont enfin parvenus à mieux connaître l’intérieur des pyramides. Belzoni découvrit le tombeau d’un roi dans la pyramide de Chéphren. Les entrées étaient fermées, de la manière la plus solide, par des pierres quadrangulaires ; et il paraît que déjà, au moment de la construction, les Égyptiens cherchaient à faire en sorte que, si l’accès venait à être connu, on ne pût le découvrir de nouveau ni l’ouvrir qu’avec grandes difficultés. Cela prouve que les pyramides devaient rester fermées et ne servir ultérieurement à aucun usage. Néanmoins dans leur intérieur on trouva des chambres, des souterrains, qui semblaient signifier les routes que l’âme parcourt après la mort, dans ses évolutions et ses métamorphoses ; de grandes salles, des canaux souterrains, qui tantôt montaient, tantôt descendaient. Le tombeau du roi, découvert par Belzoni, se prolonge ainsi, taillé dans les rochers toute la longueur d’une lieue. Dans la salle principale était un sarcophage de granit déposé sur le pavé. Cependant on ne trouva qu’un reste d’ossements animaux, vraisemblablement ceux d’une momie d’Apis. Mais le tout annonçait, à n’en pas douter, la destination d’une sépulture. Les pyramides diffèrent par l’ancienneté, la grandeur et la forme. Les plus anciennes paraissent plutôt être des pierres entassées les unes sur les autres en forme pyramidale. Les plus récentes sont bâties régulièrement. Quelques-unes ont une espèce de plate-forme au sommet. D’autres se terminent tout à fait en pointe. Sur d’autres, enfin, on trouve des interruptions qui, selon la description qu’Hérodote fait des pyramides, peuvent s’expliquer par la manière dont les Égyptiens procédaient dans leurs constructions. Dans les anciennes pyramides, suivant les relations modernes des Français, les chambres et les souterrains sont entrelacés. Dans les plus récentes, les détours sont moins nombreux ; mais les murs sont couverts d’hiéroglyphes, au point que pour en faire la copie exacte il faudrait plusieurs années.

De cette façon les pyramides, quoique bien dignes en elles-mêmes d’exciter notre admiration, ne sont cependant que de simples cristaux, des enveloppes qui renferment un noyau, un esprit invisible, et elles servent à la conservation de son corps. C’est dans ce mort caché, qui ne se manifeste qu’à lui-même, que réside tout le sens du monument. Mais l’architecture, qui, jusque-là indépendante, avait en en elle-même comme architecture sa propre signification, se brise ; et dans le partage de ces deux éléments, elle s’asservit à un but étranger. En même temps la sculpture reçoit la tâche de façonner ce qui est à proprement parler l’élément intérieur, quoique d’abord l’image individuelle soit encore maintenue dans sa forme naturelle et physique comme momie. – Ainsi donc, lorsque nous considérons l’architecture égyptienne dans son ensemble, nous trouvons, d’un côté, des constructions complètement symboliques. D’autre part, principalement en ce qui a rapport aux tombeaux, apparaît déjà clairement la destination spéciale de l’architecture, de servir de simple enveloppe. A cela se joint un autre caractère essentiel, c’est que l’architecture ne se contente plus seulement de creuser et de façonner des cavernes ; elle se montre comme une nature inorganique construite par la main de l’homme, partout où celle-ci est nécessaire pour le but proposé.

D’autres peuples ont construit de semblables tombeaux sacrés, destinés à renfermer le cadavre d’un mort, au-dessus duquel ils s’élevaient. Le tombeau de Mausole, en Carie, celui d’Hadrien (le fort actuel Saint-Ange, à Rome, palais d’une structure soignée, primitivement bâti pour un mort), étaient des ouvrages déjà renommés dans l’antiquité. Ici se place aussi une espèce de monuments élevés en l’honneur des morts, qui, par leur structure et leurs accessoires, imitaient, dans de petites proportions, les temples consacrés aux dieux. Un pareil temple avait un jardin, un berceau de verdure, une fontaine, une vigne, et ensuite des chapelles où s’élevaient les statues des morts sous la forme de dieux. C’est principalement du temps des empereurs que de pareils monuments, avec les statues des morts, sous la forme d’Apollon, de Vénus, de Minerve, furent construits. Ces figures, aussi bien que l’ensemble du monument, à une semblable époque, signifiaient une apothéose ; c’était le temple du mort. De même aussi, chez les Égyptiens,l’embaumement, les emblèmes et le coffre indiquaient que le mort était osirisé.

Mais les vraies constructions de ce genre, aussi grandioses que simples, ce sont toujours les pyramides d’Égypte. Ici apparaît l’art de bâtir proprement dit, et la ligne essentielle, la ligne droite, en général, la régularité et la simplicité des formes géométriques. Car l’architecture, comme enveloppe purement extérieure, comme nature inorganique incapable de revêtir l’apparence d’un être individuel, d’être animée, vivifiée par l’esprit qui l’habite, ne peut offrir dans son aspect qu’une forme étrangère à l’esprit. Or cette forme qui lui est extérieure n’est pas organique, elle est abstraite et mathématique. Mais quoique la pyramide commence déjà à offrir la destination d’une maison, cependant, chez elle, la forme rectangulaire ne domine pas encore partout, comme dans la maison proprement dite. Elle a aussi une destination pour elle-même, qui ne rentre point dans la simple conformité à un but. Aussi elle s’incline et se ramène immédiatement sur elle-même, de la base au sommet, sans interruption.

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iii. Ceci peut nous servir de transition de l’architecture symbolique ou indépendante à l’architecture proprement dite, c’est-à-dire soumise à un but positif.

Il existe, pour cette dernière, deux points de départ. L’un est l’architecture symbolique, l’autre est le besoin, et la conformité des moyens propres à le satisfaire. Dans les créations symboliques, l’appropriation architectonique des parties à un but est un simple accessoire ; c’est une disposition purement extérieure. L’extrême opposé, ici, c’est la maison telle que l’exigent les premiers besoins : des colonnes ou des murs qui s’élèvent verticalement avec des poutres placées dessus à angle droit, le tout recouvert d’un toit. Que le besoin de cette disposition se manifeste de lui-même, ce n’est pas ce dont il s’agit ; mais l’architecture proprement dite, telle que nous allons l’étudier, sous le nom d’architecture classique, a-t-elle son origine seulement dans le besoin, ou dans ces ouvrages purement symboliques, qui nous conduisent naturellement aux constructions caractérisées par un but d’utilité positive ? Voilà le point essentiel à décider.

Le besoin produit, dans l’architecture, des formes qui ne sont que régulières et ne s’adressent qu’à l’entendement. Telles sont la ligne droite, les angles droits, des surfaces planes. Or, dans l’architecture subordonnée à l’utile, ce qui constitue le but proprement dit, le but absolu : la statue, les hommes eux-mêmes, l’assemblée des fidèles, ou le peuple qui se réunit pour débattre ses intérêts généraux, tout cela n’est plus simplement relatif à la satisfaction des besoins physiques, mais à des idées religieuses ou politiques. Le premier besoin, en particulier, est de former un abri pour l’image, la statue du dieu, ou, en général, l’objet sacré, représenté pour lui-même, et qui est là présent. Les Memnons, les sphinx, par exemple, se tiennent sur des places découvertes ou dans un bois sacré, environnés de la nature extérieure. Mais de semblables représentations, et, plus encore, les figures de divinités à forme humaine sont tirées d’un autre domaine que celui de la nature physique ; elles appartiennent au monde de l’imagination. Ce sont des créations de l’art humain. Par conséquent l’appareil environnant fourni par la nature ne leur suffit plus. Elles ont besoin, pour leur existence extérieure, d’une habitation et d’une enveloppe qui aient la même origine qu’elles-mêmes, c’est-à-dire qui soient également sorties de l’imagination de l’homme. C’est seulement dans une demeure façonnée par l’art que les dieux trouvent l’élément qui leur convient. Mais alors ce monument extérieur n’a pas son objet en lui-même ; il sert à un autre but qu’au sien propre, et par là il tombe sous la loi de la conformité à un but.

Cependant, pour s’élever jusqu’à la beauté, ces formes, où l’utilité seule se fait remarquer, doivent abandonner cette première simplicité ; elles doivent, outre la symétrie et l’eurythmie, se rapprocher des formes organiques, vivantes, repliées sur elles-mêmes, plus riches et plus variées. Dès lors l’attention se porte sur des détails et des objets auparavant négligés. On commence à s’occuper sérieusement de perfectionner certains côtés et de façonner des ornements qui sont tout à fait indifférents pour le simple but d’utilité. Ainsi une poutre se continue en droite ligne et se termine en deux bouts. De même, un poteau, qui doit supporter des poutres ou un toit, s’élève au-dessus de terre et atteint sa terminaison là où la poutre s’appuie sur lui. L’architecture de l’utile fera ressortir ces points de séparation, et les façonnera par l’art ; tandis qu’une représentation organique, comme une plante, un homme, présente à la vérité aussi un haut et un bas, mais façonnés naturellement d’une manière organique ; elle se distingue en pieds et en tête, on, dans les plantes, en racines et en couronne.

L’architecture symbolique, au contraire, prend plus ou moins son point de départ dans de pareilles formes organiques, comme on le voit dans les sphinx, les Memnons, etc. Elle ne peut, cependant, échapper complètement à la ligne droite, à la régularité dans les murs, les portes, les poutres, les obélisques. Et, en général, lorsqu’elle veut élever et ranger architectoniquement ces colosses d’un genre sculptural, elle doit appeler à son secours l’égalité dans les grandeurs et les intervalles, l’alignement des allées, en un mot, l’ordre et la régularité qui caractérisent l’art de bâtir proprement dit. Elle possède donc les deux principes. Seulement, tandis que leur réunion est opérée par l’architecture classique qui, tout en se conformant à un but utile, n’en est pas moins la belle architecture, elle les renferme de telle sorte qu’au lieu d’être fondus ensemble ils sont encore séparés.

Nous pouvons donc concevoir la transition de la manière suivante : d’un côté, l’architecture, jusqu’ici indépendante, doit modifier les formes du règne organique selon les lois mathématiques de la régularité, et s’élever à la conformité au but ; tandis que, d’un autre côté, la simple régularité des formes doit marcher à la rencontre du principe de la forme organique. Là où les deux extrêmes se rencontrent et se pénètrent mutuellement naît la belle architecture classique proprement dite.

Cette union, à son origine réelle, se fait reconnaître clairement, dans un progrès déjà manifeste dans l’architecture précédente : le perfectionnement de la colonne. En effet, pour former une enceinte, des murs sont, il est vrai, nécessaires. Mais des murailles peuvent aussi, comme nous l’avons vu, exister indépendantes, sans former un véritable abri. Pour cela une enceinte de murs latéraux ne suffit pas ; il faut y ajouter un toit. Maintenant ce toit a besoin lui-même d’être supporté. Le moyen le plus simple, ce sont des colonnes, dont la destination essentielle et en même temps rigoureuse, sous ce rapport, consiste à servir de support. Aussi, là où il s’agit simplement de supporter, les murs sont, rigoureusement parlant, superflus ; car le fait de supporter est un rapport mécanique et appartient au domaine de la pesanteur et de ses lois. Ici, maintenant, la pesanteur d’un corps, son poids se réunit dans son centre de gravité. Il doit s’appuyer sur ce centre, afin de reposer à plomb et sans crainte d’être exposé à tomber. C’est ce que permet la colonne. Chez elle, la force du support apparaît à l’œil réduite à son minimum de moyens matériels. Ce que fait un mur avec beaucoup de frais, quelques colonnes le font tout aussi bien ; et c’est une grande beauté dans l’architecture classique de ne pas élever plus de colonnes qu’il n’en est besoin en réalité pour soutenir le poids des poutres ou de l’édifice qui s’appuie sur elles. Dans l’architecture proprement dite, les colonnes sont un simple ornement ; elles ne servent pas à la véritable beauté. Aussi la colonne, lorsqu’elle s’élève seule pour elle-même, ne remplit pas sa destination. On a, il est vrai, élevé aussi des colonnes triomphales, telles que la fameuse colonne Trajane et celle de Napoléon ; mais c’est seulement un piédestal pour une statue. Et d’ailleurs elles sont revêtues de bas-reliefs à la mémoire et en l’honneur du héros dont elles supportent l’image.

Au sujet de la colonne, il est à remarquer combien, dans le progrès de l’architecture, elle doit se dérober à la forme naturelle et concrète pour atteindre à la forme abstraite, à la fois appropriée à son but et à la beauté.

Puisque l’architecture indépendante a son point de départ dans les formes organiques, elle peut s’emparer des formes humaines. Ainsi, en Égypte, ce sont encore, en partie, des figures humaines, des Memnons, par exemple, qui servent de colonnes. Mais elles sont ici une simple superfluité, leur destination n’étant pas, à proprement parler, de servir de support. Chez les Grecs, on trouve un autre genre. Là où les colonnes sont uniquement destinées à supporter, on trouve des cariatides. Mais celles-ci ne peuvent être employées que dans de petites dimensions. D’ailleurs on considère comme un mauvais emploi de la forme humaine de l’accabler sous le poids de ces masses. Or les cariatides offrent ce caractère d’oppression, et leur costume indique l’esclavage condamné à porter de pareils fardeaux.

Dès lors la forme organique naturelle pour les poteaux et les soutiens, pour ce qui est destiné à supporter, c’est l’arbre ; ce sont les plantes en général, un tronc, une tige flexible, qui monte verticalement. Le tronc de l’arbre porte déjà naturellement sa couronne ; le chaume, les épis ; la tige, les fleurs. L’architecture égyptienne emprunte aussi ces formes. Cependant elles ne se sont pas encore affranchies de la nature pour prendre le caractère simple qui convient à leur destination. Sous ce rapport, le grandiose dans le style des palais et des temples des Égyptiens, le caractère colossal des colonnades, leur nombre infini, les proportions gigantesques de l’ensemble, ont déjà jeté le spectateur dans la surprise et l’admiration. On voit ici les colonnes, dans leur plus grande variété, sortir des formes du règne végétal. Ce sont des tiges de lotus et d’autres arbres qui se dressent en colonnes et se détachent les unes des autres. Dans les colonnades, par exemple, les colonnes n’ont pas toutes la même configuration ; elles varient de l’une à l’autre ou de deux à deux, de deux à trois. Denon, dans son ouvrage sur l’expédition d’Égypte, a recueilli un grand nombre de pareilles formes. Le tout n’est pas encore une forme mathématiquement régulière. La base ressemble à un oignon ; la feuille s’échappe de la racine comme celle du roseau. Tantôt c’est un faisceau de feuilles qui partent de la racine, comme dans diverses plantes : de cette base s’élève ensuite la tige, frêle et flexible, verticalement et en ligne droite ; tantôt elle monte en colonne entortillée et contournée. Le chapiteau lui-même est formé d’un entrelacement de rameaux et de feuillages qui présentent l’aspect d’une fleur. L’imitation de la nature n’est cependant pas fidèle. Les formes des plantes sont disposées d’une manière architectonique ; elles se rapprochent des lignes circulaires, géométriques, même de la droite ligne. De sorte que ces colonnes, dans leur ensemble, offrent à l’œil quelque chose de semblable à ce qu’on appelle des arabesques.

C’est ici le lieu, en effet, de parler des arabesques ; car, par leur idée même, elles appartiennent à la transition des formes de la nature organique employées par l’architecture aux formes sévèrement régulières de l’architecture proprement dite. Mais lorsque celle-ci s’est affranchie de son origine et se développe selon sa vraie destination, elle réduit les arabesques à n’être plus qu’un ornement et un agrément. Ce sont, alors, des plantes entrelacées, des figures d’animaux ou d’hommes sortant de ces plantes ou entremêlées avec elles, ou des animaux qui marchent dessus. Si ces arabesques conservent un sens symbolique, elles n’en doivent pas moins marquer la transition d’un règne à un autre ; sans quoi elles ne sont que des jeux de l’imagination qui s’amuse à rapprocher, à combiner et entremêler les différentes formes de la nature. Dans de pareils ornements architectoniques, où l’imagination peut se permettre des fantaisies de toute espèce, comme cela se voit aussi dans les meubles en bois, en pierre, dans les vêtements, etc., le caractère principal et la règle fondamentale, c’est que les plantes, les feuilles, les fleurs, les animaux, se rapprochent, le plus possible, de la forme inorganique et géométrique. C’est pourquoi on a souvent trouvé de la raideur dans les arabesques, et une imitation infidèle des formes organiques. Aussi n’est-il pas rare qu’on les ait blâmées, que l’on ait fait à l’art un reproche de leur emploi. C’est principalement dans la peinture que cet emploi a été critiqué, bien que Raphaël lui-même ait entrepris de peindre des arabesques sur une grande étendue, et qu’il l’ait fait avec un esprit, une variété, une grâce qui ne peuvent être surpassés. – Sans doute les arabesques, aussi bien sous le rapport des formes organiques que sous celui des lois de la mécanique, sont contraires à la nature. Cependant cette infidélité est non seulement un droit de l’art, en général, mais un devoir de l’architecture ; car c’est par là seulement que les formes vivantes, impropres d’ailleurs à l’architecture, s’accommodent au véritable style architectonique, et se mettent en harmonie avec lui. C’est surtout la nature végétale qui se prête le plus facilement à cet accord. Aussi, en Orient, est-elle employée avec profusion dans les arabesques. Les plantes ne sont pas encore des êtres sensibles. Elles se laissent naturellement adapter aux usages architectoniques, puisqu’elles forment d’elles-mêmes des abris, des ombrages contre la pluie, le vent ou le soleil, et qu’en général elles n’ont pas encore ces ondulations libres qui, dans le règne supérieur, se dérobent à la régularité des lignes mathématiques. Employées architectoniquement, leurs feuilles, déjà régulières par elles-mêmes, sont régularisées de manière à offrir des lignes circulaires ou droites plus rigoureuses ; et, par là, tout ce qui pourrait être considéré comme forcé, peu naturel ou raide, dans les formes végétales, doit être regardé comme des modifications qu’elles ont subies pour s’accommoder au but architectonique.

En résumé, avec la colonne, l’architecture proprement dite abandonne les formes purement organiques pour adopter la régularité mathématique ; et toutefois elle conserve quelque chose qui rappelle le règne organique. Ce double point de départ, savoir : le besoin proprement dit et la liberté affranchie de tout but d’utilité, a dû être signalé ici ; car la vraie architecture est la réunion des deux principes. La belle colonne procède d’une forme empruntée à la nature, qui fut ensuite façonnée en poteau et prit une configuration régulière et géométrique.


CHAPITRE II

ARCHITECTURE CLASSIQUE

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L’architecture, lorsqu’elle occupe sa véritable place, celle qui répond à son idée, doit avoir un sens, servir à un but qui ne soient pas en elle-même. Elle devient alors un simple appareil inorganique, un tout ordonné et construit selon les lois de la pesanteur. En même temps ses formes affectent la sévère régularité des lignes droites, des angles, du cercle, des rapports numériques et géométriques ; elles sont soumises à une mesure limitée en soi et à des règles fixes. Sa beauté consiste dans cette régularité même, affranchie de tout mélange immédiat avec les formes organiques, humaines et symboliques. Bien qu’elle serve à une fin étrangère, elle constitue un tout parfait en soi ; elle laisse entrevoir dans toutes les parties son but essentiel, et, dans l’harmonie de ses rapports, transforme l’utile en beau. L’architecture, à ce degré, répond à son idée propre, précisément parce qu’elle n’est pas capable de représenter l’esprit et la pensée dans leur véritable réalité, qu’elle ne peut ainsi façonner la matière et les formes de la nature inanimée que de manière à en offrir un simple reflet.

Dans l’examen de cette architecture dont le caractère est d’unir la beauté à l’utilité, nous adoptons la marche suivante :

1° Nous avons à déterminer, d’une manière plus précise, son idée générale et son caractère essentiel ;

2° Nous décrirons les caractères particuliers des formes architectoniques qui résultent du but pour lequel l’œuvre d’architecture a été construite ;

3° Nous pourrons jeter enfin un coup d’œil sur les formes plus spéciales encore que l’architecture classique nous offre dans son développement.


I. Caractère général de l’architecture classique.

1° Subordination à un but déterminé. – 2° Appropriation de l’édifice à ce but. – 3° La maison comme type fondamental.

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i. Nous l’avons déjà dit à plusieurs reprises, le caractère fondamental de l’architecture proprement dite consiste en ce que l’idée qu’elle exprime ne réside pas exclusivement dans l’ouvrage d’architecture lui-même, ce qui en ferait un symbole indépendant de l’idée, mais en ce que celle-ci, au contraire, a déjà trouvé son existence indépendante en dehors de l’architecture. Elle peut s’être réalisée de deux manières soit qu’un autre art d’une portée plus grande (dans l’art classique, la sculpture) ait façonné une image ou représentation de cette idée, soit que l’homme la personnifie en lui-même d’une manière vivante dans sa vie et ses actions. Eu outre, ces deux modes peuvent se trouver réunis. Ainsi l’architecture de Babyloniens, des Indiens, des Égyptiens, représente symboliquement, dans des images qui ont une signification et une valeur propres, ce que ces peuples regardaient comme l’absolu et le vrai. D’un autre côté elle sert à protéger l’homme, le conserve, malgré la mort, dans sa forme naturelle. On voit, dès lors, que l’objet spirituel est déjà séparé de l’œuvre d’architecture ; il a une existence indépendante, et l’architecture se met à son service. C’est lui qui donne au monument un sens propre et constitue son véritable but. Ce but devient aussi déjà le principe régulateur qui s’impose à l’ensemble de l’ouvrage, détermine sa forme fondamentale, son squelette en quelque sorte, et ne permet ni aux matériaux, ni à la fantaisie ou à l’arbitraire de se montrer indépendamment de lui pour leur propre compte, ainsi que cela a lieu dans les architectures symbolique ou romantique. Celles-ci déploient en effet, en dehors de ce qui est conforme au but, un luxe d’accessoires et de formes aussi nombreuses que variées.

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ii. La première question qui s’élève au sujet d’une œuvre d’architecture de ce genre est précisément celle de son but et de sa destination, ainsi que des circonstances qui président à son élévation. Faire que la construction soit en harmonie avec le climat, l’emplacement, le paysage environnant, et, dans l’observation de toutes ces conditions, se conformer au but principal, produire un ensemble dont toutes les parties concourent à une libre unité, tel est le problème général dont la solution parfaite doit révéler le goût et le talent de l’architecte. Chez les Grecs, des constructions ouvertes, des temples, des colonnades et des portiques où l’on pouvait s’arrêter ou se promener pendant le jour, des avenues, comme le fameux escalier qui conduisait à l’Acropolis, à Athènes, étaient devenus le principal objet de l’architecture. Les habitations privées étaient d’ailleurs très simples. Chez les Romains, au contraire, apparaît le luxe des maisons particulières, des villas surtout, de même que la magnificence des palais des empereurs, des bains publics, des théâtres, des cirques, des amphithéâtres, des aqueducs, des fontaines, etc. Mais de tels édifices, chez lesquels l’utilité reste le caractère dominant, ne peuvent toujours, plus ou moins, donner lieu à la beauté que comme ornement. Ce qui offre le plus de liberté, dans cette sphère, est donc le but religieux ; c’est le temple, comme servant d’abri à un objet divin, qui appartient déjà aux beaux-arts et a été façonné par la sculpture, à la statue du dieu.

Malgré ces fins qui lui sont imposées, l’architecture proprement dite paraît maintenant plus libre que l’architecture symbolique du degré antérieur, qui empruntait à la nature ses formes organiques. Elle est plus libre même que la sculpture, qui est forcée d’adopter la forme humaine telle qu’elle lui est offerte, de s’attacher à ses proportions essentielles ; tandis que l’architecture classique invente elle-même son plan et sa configuration générale, d’après un but tout intellectuel. – Quant à la forme extérieure, elle ne consulte que le bon goût, sans avoir de modèle direct. Cette plus grande liberté doit en effet lui être accordée, sous un rapport. Cependant son domaine reste limité, et un traité sur l’architecture classique, à cause de la rigueur mathématique des formes, est en général quelque chose d’abstrait, où la sécheresse est inévitable. Friedrich von Schlegel a appelé l’architecture une musique glacée. Et en effet ces deux arts (l’architecture et la musique) s’appuient sur une harmonie de rapports qui se laissent ramener aux nombres et, par là, sont facilement saisissables à l’entendement dans leurs traits essentiels.

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iii. Le type qui sert de base au plan général et à ses rapports simples, sérieux, grandioses, ou agréables et gracieux, est, ainsi que nous l’avons dit, donné par la maison. Ce sont des murs, des colonnes, des poutres, disposés selon des formes aussi géométriques que celles du cristal. Quant à la nature de ces rapports, ils ne se laissent pas ramener à des caractères et à des proportions numériques d’une parfaite précision. Mais un carré long, par exemple, avec des angles droits, est plus agréable à l’œil qu’un simple carré, parce que, dans une figure oblongue, il y a dans l’égalité une inégalité. Par cela seul que l’une des dimensions, la largeur, est la moitié de l’autre, la longueur, elle offre déjà un rapport agréable. Une figure étroite et longue, au contraire, est peu gracieuse. Là, en même temps, doivent être conservés les rapports mécaniques. entre ce qui supporte et ce qui est supporté, selon leur vraie mesure et leur exacte proportion. Ainsi une lourde poutre ne doit pas reposer sur une élégante, mais frêle colonne ; et, réciproquement, on ne doit pas faire de grands frais de supports pour soutenir, en définitive, un poids léger. Dans tous ces rapports, dans celui de la largeur à la longueur et à la hauteur de l’édifice, de la hauteur des colonnes à leur épaisseur, dans les intervalles, le nombre des colonnes, le mode, la multiplicité ou la simplicité des ornements, la grandeur des filets et des bordures, etc., domine chez les anciens une eurythmie naturelle, qu’a su trouver principalement le sens plein de justesse des Grecs. Ils s’en écartent bien, çà et là, dans les détails ; mais, dans l’ensemble, les rapports essentiels sont observés et ne sortent jamais des conditions de la beauté.

II. Caractères particuliers des formes architectoniques.

1° De la construction en bois et en pierre. – 2° Des diverses parties du temple grec. –

3° Son ensemble.

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i. On a longtemps disputé sur la question de savoir si le point de départ de l’architecture est la construction en bois ou en pierre, et si c’est de cette différence que dérivent les formes architectoniques. Pour l’architecture proprement dite, en tant qu’elle fait dominer l’utile et développe le type fondamental de la maison, la construction en bois peut être en effet regardée comme primitive. Je donnerai brièvement mon opinion sur ce point litigieux.

La manière commune d’envisager les choses est d’imaginer une loi abstraite et simple pour expliquer une production complexe, telle qu’elle s’offre à nous, et qui s’est antérieurement développée. C’est dans ce sens que Hirt cherche aux édifices d’architecture chez les Grecs un modèle fondamental, une sorte de théorie primitive, un squelette anatomique. Et il le trouve, quant à la forme et aux matériaux qui s’y rattachent, dans la maison et la construction en bois. Une maison, comme telle, est bâtie pour servir d’habitation, pour protéger contre la neige, la pluie, les injures de l’air, les animaux, les hommes mêmes. Elle exige une enceinte fermée de toutes parts, afin qu’une famille ou une plus grande réunion d’individus puisse s’y renfermer, habiter ensemble, vaquer à leurs besoins et à leurs occupations. Toutes les parties sont combinées de manière à servir à des usages humains. Aussi l’homme, en se bâtissant une demeure, se montre-t-il préoccupé de pourvoir à plusieurs choses à la fois, et de la faire servir à une multitude de fins. L’ouvrage se subdivise, forme un ensemble de compartiments qui s’adaptent et s’agencent mécaniquement dans l’intérêt de la durée et de la solidité, d’après les lois de la pesanteur, la nécessité de donner de la consistance à l’édifice, de le fermer, de soutenir les parties supérieures, de maintenir les horizontales dans la même position, de lier fortement celles qui se rencontrent aux angles et aux encoignures, etc. Maintenant, il est vrai, la maison exige aussi une enceinte totale, et ici les murs sont ce qu’il y a de plus convenable et de plus sûr. Sous ce rapport, la construction en pierre paraît le mieux répondre au but. Mais on peut aussi bien former une muraille avec des poteaux placés à côté les uns des autres et sur lesquels reposent des poutres, celles-ci servant en même temps à réunir et à affermir les poteaux qui les supportent à angle droit. Le tout est terminé par un toit ou une couverture. D’ailleurs, dans la maison du dieu, dans le temple, le but principal est moins de former une enceinte fermée et un abri, que d’élever un édifice dont les parties se soutiennent mutuellement par le rapport de la masse et des soutiens. Sous ce rapport mécanique, la construction en bois semble la première et la plus naturelle. En effet des poteaux servant de supports, des poutres transversales s’appuyant sur eux et servant à les réunir, constituent ici la disposition fondamentale. Or cette séparation et cette réunion, aussi bien que le mode d’agencement, qui répond au but, appartiennent essentiellement à la construction en bois, qui trouve immédiatement dans l’arbre les matériaux propres à ce dessein. Un arbre, sans exiger un travail bien long et bien difficile, s’offre de lui-même comme propre à faire à la fois des poteaux et des poutres. Le bois a déjà par lui-même une forme façonnée par la nature ; il présente des parties distinctes, des lignes plus ou moins droites, qui peuvent être immédiatement réunies à angles droits, aigus ou obtus, et ainsi fournissent des poteaux angulaires, des soutiens, des traverses et un toit. – La pierre, au contraire, n’a par elle-même aucune forme bien déterminée. Comparée à l’arbre, elle est une masse informe qui, pour être brisée et appropriée à un but, a besoin d’être travaillée, afin que les fragments puissent se juxtaposer, se superposer et se combiner ensemble. Plusieurs opérations diverses sont nécessaires pour lui donner la forme et l’utilité que le bois a déjà par lui-même. En outre les pierres, quand elles offrent de grandes masses, invitent plutôt à creuser. N’ayant en général aucune forme bien déterminée par elles-mêmes, elles n’en sont que plus propres à les recevoir toutes. Aussi fournissent-elles des matériaux très convenables à l’art symbolique et aussi à l’art romantique, Elles se prêtent à leurs formes fantastiques ; tandis que le bois, par la direction naturelle du tronc en ligne droite, paraît plus immédiatement propre à être employé, en vue de cette étroite conformité à un but, de cette régularité qui est le principe de l’architecture classique. Sous ce rapport, la construction en pierre domine principalement dans l’architecture symbolique, quoique aussi, chez les Égyptiens, par exemple, dans leurs allées de colonnes recouvertes d’entablements, se fassent sentir des besoins que la construction en bois est en état de satisfaire plus facilement, plus primitivement. Mais, à son tour, l’architecture classique ne s’arrête pas à la construction en bois. Au contraire, lorsqu’elle s’est perfectionnée au point de produire la beauté, elle exécute ses édifices en pierres ; toutefois de telle sorte que, d’un côté, dans les formes architectoniques se fait toujours reconnaître le type primitif et originel de la construction en bois, tandis que, d’un autre côté, s’ajoutent des caractères qui n’appartiennent plus exclusivement à celle-ci.

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ii. Si maintenant nous étudions, sous leurs principaux aspects, la maison comme type fondamental et le temple qui en dérive, l’essentiel peut se résumer dans les indications suivantes.

Considérons d’abord la maison sous le point de vue mécanique. Ainsi qu’il a été dit plus haut, nous avons, d’un côté, la partie qui supporte (des masses disposées architectoniquement pour ce but) ; de l’autre, la partie supportée, toutes deux liées entre elles pour leur maintien et solidité. A cela s’ajoute, en troisième lieu, la détermination de l’enceinte totale, de l’espace circonscrit selon les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur. Maintenant, une construction qui résulte de l’agencement de diverses parties formant un tout complexe doit montrer ce caractère dans son aspect extérieur. De là naissent des différences essentielles, qui doivent apparaître aussi bien dans la forme distinctive et le développement spécial de chacune des parties que dans leur assemblage harmonique.

1° Ce qui doit d’abord fixer notre attention, ce sont les supports. Dès qu’il s’agit de masses destinées à supporter, la muraille s’offre à notre esprit comme ce qu’il y a de plus solide et de plus sûr. C’est un effet de nos besoins actuels. Mais la muraille n’a pas, on l’a vu, pour but unique de servir de support ; elle sert essentiellement à former une enceinte et à lier les parties de l’édifice. Aussi elle constitue dans l’architecture romantique un élément essentiel et dominant. Le caractère distinctif de l’architecture classique consiste en ce qu’elle dispose ses supports comme tels. Elle emploie pour cela les colonnes, comme élément fondamental le plus propre à ce but et le plus favorable à la beauté architectonique.

La colonne n’a d’autre destination que celle de supporter ; et quoiqu’une rangée de colonnes marque une limitation, elles n’enferment pas comme un mur ou une solide muraille. Elles se projettent en avant du mur proprement dit, librement posées pour elles-mêmes. Cette unique destination d’être un support a pour conséquence nécessaire que la colonne, avant tout, soit en rapport avec le poids qui repose sur elle, qu’elle conserve l’aspect de sa conformité au but, et, par conséquent, ne soit ni trop forte ni trop faible ; qu’elle ne paraisse pas écrasée, qu’elle ne monte pas trop haut ni trop facilement, comme si elle se jouait de son fardeau.

Si les colonnes se distinguent des murs qui forment une enceinte, elles ne diffèrent pas moins des simples poteaux. Le poteau est immédiatement fiché en terre et se termine là où le fardeau est posé sur lui. Sa longueur dé-. terminée, le point où il commence et celui où il finit, apparaissent ainsi comme une dimension négativement limitée par quelque chose d’extérieur, comme une mesure accidentelle qui ne lui est point inhérente. Mais les deux points de départ et de terminaison sont compris dans l’idée même de la colonne comme support. Par conséquent ils doivent apparaître en elle comme en faisant partie essentielle. Tel est le motif pour lequel la belle architecture accorde à la colonne une base et un chapiteau. Dans l’ordre toscan, il est vrai, on ne trouve point de base ; la colonne semble sortir immédiatement de terre ; mais alors sa longueur pour l’œil est quelque chose d’accidentel ; on ne sait si la colonne n’est pas plus ou moins profondément enfoncée dans le sol par le poids de la masse qu’elle supporte. Afin que son commencement n’apparaisse pas comme indéterminé et arbitraire, elle doit avoir un pied qui lui soit donné à dessein, sur lequel elle s’appuie, et qui fasse reconnaître expressément le point où elle commence. L’art indique par là deux choses. Il dit : ici commence la colonne ; il fait remarquer ensuite à l’œil la solidité, la fermeté du soutien, et veut que le regard se pose sur lui avec confiance. En vertu du même principe, la colonne doit se terminer par un chapiteau qui montre aussi la destination propre de supporter, et dise en même temps : ici finit la colonne. Cette nécessité d’appeler l’attention sur le commencement et la terminaison du support, façonné à dessein, donne la véritable raison de la base et du chapiteau. Il en est ici comme en musique de la cadence, qui a besoin d’être fortement marquée. Dans un livre, la phrase finit par un point et commence par une majuscule. Au moyen âge, de grandes lettres ornées marquaient le commencement du livre, qui se terminait par d’autres ornements. – Ainsi donc, bien que la base et le chapiteau dépassent les limites du strict nécessaire, on ne doit pas les considérer comme un simple ornement ou vouloir les faire uniquement dériver du modèle des colonnes égyptiennes, qui rappellent encore le type du règne végétal. Les formes organiques, telles que la sculpture les représente chez les animaux et l’homme, ont leur commencement et leur fin en elles-mêmes, dans leurs libres contours, puisque c’est l’organisme vivant et animé qui détermine du dedans au dehors les limites de la forme extérieure. L’architecture, au contraire, n’a pour la colonne et sa configuration extérieure d’autre moyen que de montrer le caractère mécanique du support et celui de la distance de la base au point où le poids supporté termine la colonne. Mais les éléments particuliers qui entrent dans cette détermination, appartenant aussi à la colonne, doivent être également mis en relief et façonnés par l’art. Sa longueur précise, les différentes proportions qu’elle affecte en bas et en haut, son port, etc., ne doivent pas paraître seulement accidentels et se trouver là par l’effet d’une cause étrangère ils doivent être représentés comme sortant de sa nature même.

Quant aux formes de la colonne, autres que la base et le chapiteau, la colonne d’abord est ronde, d’une forme circulaire ; car elle doit apparaître libre et fermée sur elle-même. Or la ligne la plus simple, qui délimite avec une précision mathématique, en un mot la plus régulière, est le cercle. Par là, la colonne montre déjà, dans sa forme, qu’elle n’est pas destinée à présenter une surface unie, massive et continue, comme les poteaux taillés à angle droit et placés à la suite les uns des autres forment des murs et des murailles, mais qu’elle a pour unique but de servir de support, libre qu’elle est d’ailleurs. De plus, en s’élevant verticalement, d’ordinaire, la colonne, à partir du tiers de la hauteur, est légèrement amincie. Son contour et son épaisseur diminuent, parce que les parties inférieures ont à supporter, en plus, les supérieures, et doivent aussi faire remarquer à l’œil ce rapport mécanique de la colonne considérée en elle-même. Enfin les colonnes sont souvent cannelées dans le sens vertical, d’abord pour multiplier la forme simple en soi, ensuite pour faire paraître, par cette division, les colonnes plus épaisses, quand cela est nécessaire.

Quoique la colonne soit posée isolément, et pour elle-même, elle doit cependant montrer que ce n’est pas à cause d’elle, mais de la masse qu’elle supporte. Or, la maison ayant besoin d’être enfermée de toutes parts, la colonne isolée ne suffit pas ; il faut qu’elle se multiplie, que plusieurs colonnes s’alignent et forment une rangée. Celles-ci doivent supporter le même fardeau. Or le fardeau commun, qui en même temps détermine leur égale hauteur et les lie entre elles, est celui des poutres. Ceci nous conduit du support à son opposé, à ce qui est supporté.

2° Ce que supporte la colonne, c’est la poutre posée sur elle. Le premier rapport qui se fait remarquer à cet égard, c’est la disposition à angle droit ; car un sol de niveau est, suivant la loi de la pesanteur, le seul qui soit solide et convenable, et l’angle droit, le seul qui garantisse la solidité. Les angles aigus ou obliques, au contraire, sont indéterminés, et, dans leurs mesures, changeants et accidentels.

Les éléments essentiels de la poutre se combinent de la manière suivante :

Sur les colonnes égales en hauteur, rangées en ligne droite, s’appuie immédiatement l’architrave, la poutre principale qui lie les colonnes entre elles et pèse sur elles également. Comme simple poutre, elle n’a besoin que d’une forme présentant quatre surfaces planes, rectangulaires dans toutes les dimensions, et convenablement agencées. Leur parfaite régularité suffit. Mais comme l’architrave, supportée par les colonnes, supporte les autres poutres, qui lui donnent à son tour la fonction de support, l’architecture, en se perfectionnant, fait ressortir aussi cette double destination dans la poutre principale en indiquant le support, dans la partie supérieure, par des filets faisant saillie. Ainsi, par là, la poutre principale n’est pas seulement en rapport avec les colonnes qui la supportent, mais aussi avec le fardeau qui s’appuie sur elle.

C’est là ce qui forme la frise. La frise se compose, d’une part, de la tête des poutres du toit qui reposent sur la poutre principale ; de l’autre, de leurs espaces intermédiaires. Par là, la frise a déjà essentiellement une existence distincte, comme l’architrave, et elle doit la marquer, plus tard, d’une manière plus saillante, surtout lorsque l’architecture, tout en exécutant des ouvrages en pierre, suit, avec plus d’exactitude encore, le type fondamental de la maison en bois. Ceci fournit la distinction des triglyphes et des métopes. Les triglyphes, en effet, sont des têtes de poutres qui offrent trois divisions. Les métopes sont les espaces triangulaires entre les triglyphes. Dans les premiers temps ils étaient probablement laissés vides ; plus tard ils furent remplis et même recouverts et ornés de bas-reliefs.

La frise, qui repose sur l’architrave, supporte, à son tour, la couronne ou corniche. Celle-ci a pour destination de soutenir le toit qui termine l’édifice dans sa hauteur. Mais de quelle manière doit s’opérer cette terminaison ? Car un double mode peut exister : l’un horizontal et à angle droit, l’autre oblique ou en pointe, s’abaissant en angle obtus. Si nous ne considérons que le nécessaire, il semble que, dans les contrées du midi, qui ont peu à souffrir de la pluie et des orages, il n’est besoin d’abri que contre le soleil. Un toit horizontal, à angle droit, peut suffire pour les maisons. Dans les pays du nord, au contraire, où il faut se préserver de la pluie qui doit s’écouler, et de la neige qui ne doit pas trop s’accumuler, des toits mieux appropriés à ce but sont indispensables. Néanmoins, dans la belle architecture, le besoin ne doit pas seul décider. Comme art, elle a aussi à satisfaire les exigences plus hautes de la beauté et de la grâce. Ce qui s’élève de terre verticalement doit être représenté avec une base, ou un pied sur lequel il s’appuie et qui lui serve de soutien. D’ailleurs les colonnes et les murailles, dans l’architecture proprement dite, nous offrent l’aspect matériel d’un support. La partie supérieure, au contraire, le toit, ne doit plus supporter, mais seulement être supportée, et montrer dans sa forme cette distinction. Elle doit donc être construite de telle sorte qu’elle ne puisse plus supporter, et, par conséquent, se terminer en un angle soit aigu, soit obtus. Aussi les anciens temples n’ont encore aucune toiture horizontale ; la couverture est formée par des plans qui se réunissent en angles obtus. Et c’est pour la beauté que l’édifice se termine ainsi ; car le toit horizontal ne conserve pas l’aspect d’un tout achevé, puisqu’une surface horizontale peut toujours supporter encore ; ce qui n’est plus possible à la ligne où se réunissent les deux plans d’un toit incliné. C’est ainsi que, dans la peinture elle-même, la forme pyramidale, pour le groupement des figures, nous satisfait aussi davantage.

3° Reste à considérer l’enceinte fermée de toutes parts, les murs et les murailles. Les colonnes supportent ; elles forment, il est vrai, une enceinte, mais elles n’abritent pas. C’est le contraire d’un intérieur fermé par des murailles. Si donc une enceinte parfaite est nécessaire, on doit aussi employer des murailles épaisses et solides ; c’est ce qui a lieu en effet dans la construction des temples.

Quant à ce qui concerne ces murailles, il n’y a rien de plus à en dire, si ce n’est qu’elles doivent s’élever en droite ligne, former des plans perpendiculaire au sol, parce que des murs qui montent à angles aigus ou obtus donnent à l’œil l’aspect d’un édifice qui menace ruine ; leur direction n’est pas fermement établie. S’ils s’élèvent ainsi suivant tel ou tel angle, cela peut paraître purement accidentel. La régularité géométrique et la conformité des moyens au but exigent donc de nouveau l’angle droit.

Puisque les murailles peuvent servir d’abri aussi bien que de support, tandis que les colonnes se bornent à cette dernière fonction, il en résulte que là où les deux besoins différents, de supporter et d’abriter, doivent être satisfaits, les colonnes peuvent être abaissées et réunies par des murs épais ou des murailles. De là naissent les demi-colonnes. Ainsi Hirt, d’après Vitruve, donne pour base à sa construction primitive quatre poteaux angulaires. Mais s’il s’agit de pourvoir au besoin d’un abri et que l’on veuille des demi-colonnes, il faudra, dit-il, que celles-ci soient scellées dans des murs. On voit, dès lors, que les demi-colonnes sont de la plus haute antiquité. – Cette origine peut être vraie ; cependant les demi-colonnes sont, absolument parlant, de mauvais goût, parce qu’ainsi deux buts opposés de deux manières sont juxtaposés et se mêlent sans nécessité intime. On peut sans doute défendre les demi-colonnes ; c’est lorsque, dans l’explication de la colonne, on part si rigoureusement de la construction en bois, qu’on la regarde comme principe fondamental, même au point de vue de l’abri. Toutefois, dans les murs massifs, la colonne n’a plus aucun sens ; elle est réduite à n’être qu’un poteau ; car la colonne proprement dite est essentiellement ronde, fermée sur elle-même. Elle exprime à l’œil, précisément par cette délimitation parfaite, qu’elle répugne à toute modification dans le sens des surfaces planes, et, par conséquent, à tout revêtissement de murs. Si donc l’on veut avoir, dans les murs, des appuis, ce ne doit pas être des colonnes, mais des surfaces planes, qui peuvent s’étendre précisément de manière à former une muraille.

Ainsi Goethe, dans un écrit de sa jeunesse sur l’architecture allemande (1773), fait une violente sortie contre ce système. Selon lui, des colonnes scellées dans les murs, dans des constructions qui ont pour but essentiel d’abriter, sont une absurdité. Ce n’est pas qu’il ne veuille reconnaître la beauté des colonnes ; au contraire, il les vante beaucoup. Seulement : « Gardez-vous bien, ajoute-t-il, de les employer mal à propos. Leur nature est d’être libres. Malheur aux misérables qui ont scellé leur taille déliée dans de massives murailles ! » De là il passe à l’architecture proprement dite du moyen âge et à celle des temps modernes, et il dit : « La colonne n’est nullement une partie intégrante de nos habitations ; elle répugne plutôt à l’essence de toutes nos constructions. Nos maisons ne naissent pas de quatre colonnes aux quatre angles ; elles procèdent de quatre murs sur les quatre côtés, lesquels remplacent toutes les colonnes ou plutôt les excluent ; et là où vous les rajustez maladroitement, elles sont une incommode superfluité. Il en est de même de nos palais, de nos églises, un petit nombre de cas exceptés, dont je n’ai pas besoin de tenir compte. » – Dans cette sortie, occasionnée par un sentiment libre et juste de la réalité, est exprimé le vrai principe de la colonne. Dans l’architecture moderne, nous trouvons en effet souvent l’emploi des pilastres ; mais on les a considérés comme l’ombre répétée des colonnes antérieures. D’ailleurs ils ne sont pas ronds, mais offrent des surfaces planes.

Il est évident, d’après cela, que les murailles peuvent aussi supporter ; cependant, puisque déjà la fonction de support est remplie pas les colonnes, elles doivent avoir essentiellement pour but, dans l’architecture classique perfectionnée, de servir d’abri. Si elles supportent comme les colonnes, celles-ci n’ont plus de destination propre elles cessent d’être des parties distinctes de l’édifice. Les murailles, à leur tour, ne présentent plus à l’esprit une idée nette, mais confuse. C’est pourquoi, dans la. construction des temples, la salle du milieu, où se trouve l’image du dieu, est souvent ouverte par en haut. Si une couverture est nécessaire, il est plus conforme aux règles du beau que celle-ci soit supportée pour elle-même ; car la superposition immédiate de l’architrave et du toit sur la muraille environnante est purement l’effet de la nécessité et du besoin, non de la libre beauté architecturale. Dans l’architecture classique, il n’est besoin, pour supporter, ni de murs ni de murailles, qui seraient bien plutôt contraires au but ; car, ainsi que nous l’avons vu plus haut, ils offrent plus d’apprêts, font plus de frais qu’il n’en faut pour remplir l’office de supports.

Tels sont les éléments essentiels qui, dans l’architecture classique, doivent se développer et revêtir des formes particulières.

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iii. Ces diverses parties doivent conserver à l’œil leur caractère distinct. Elles n’en doivent pas moins se réunir pour former un tout harmonieux. Nous allons, en terminant, jeter un coup d’œil sur cet ensemble qui, dans l’architecture, ne peut être qu’une convenance réciproque des parties, une parfaite eurythmie de proportions.

En général, les temples grecs offrent un aspect qui satisfait la vue et la rassasie, pour ainsi dire.

Rien ne s’élève bien haut ; le tout s’étend régulièrement en long et en large et se développe sans monter. Pour voir le fronton, l’œil, à peine, a besoin de diriger à dessein le regard en haut. Il se trouve, au contraire, attiré dans le sens de la longueur ; tandis que l’architecture gothique du moyen âge s’élève d’une manière presque démesurée et s’élance vers le ciel. Chez les anciens, la largeur, comme offrant une assise solide et commode, reste la chose principale. La hauteur est plutôt empruntée à la taille humaine. Elle augmente seulement en proportion de la largeur et de la grandeur de l’édifice.

De plus, les ornements sont ménagés de manière qu’ils ne nuisent pas à l’expression générale de simplicité ; car le mode d’ornementation est ici une chose très importante. Les anciens, particulièrement les Grecs, observaient en cela la plus belle mesure. C’est ainsi que cette simplicité non interrompue des grandes surfaces et des grandes lignes fait paraître celles-ci moins grandes que si quelque diversité venait la briser et donner à l’œil une mesure déterminée. Mais si cette distribution et cette ornementation sont remplies de petits détails, au point que l’on n’ait devant soi que cette multiplicité d’objets et de détails, alors l’effet des grandes proportions et des dimensions grandioses est détruit. Les anciens, en général, ne travaillaient ni dans le but de faire paraître, par de tels moyens, leurs édifices plus grands qu’ils n’étaient réellement, ni de manière à produire l’effet opposé en brisant l’ensemble par des interruptions et des ornements ; ce qui fait qu’alors les parties étant petites et manquant d’unité, d’un lien qui les réunisse, le tout paraît, en quelque sorte, plus petit. De même leurs beaux monuments ne sont pas davantage d’une forme simplement massive et écrasée. Ils ne s’élèvent pas non plus à une hauteur démesurée en comparaison de leur étendue. Ils tiennent encore, sous ce rapport, un milieu parfait, et permettent, en même temps, malgré leur simplicité, une variété pleine de mesure et de sobriété. Mais, avant tout, le caractère fondamental de l’ensemble et de ses parties simples apparaît, de la manière la plus claire, à travers l’ensemble et les détails. Il maintient l’individualité de la forme totale ; de même que, dans l’idéal classique, l’être universel se manifeste dans l’accidentel et le particulier d’où il tire sa vitalité, mais ne s’y disperse pas, les maîtrise au contraire et les harmonise avec lui-même.

Quant à la disposition et à la distribution du temple, on doit, sous ce rapport, remarquer, d’un côté, des progrès successifs et des perfectionnements considérables, et, en même temps, beaucoup de choses traditionnelles. Les parties principales, qui peuvent nous intéresser ici, se bornent aux suivantes : l’intérieur, la cella (naos) fermée de murs, avec l’image du dieu, l’avant-temple (pronaos), l’arrière-temple (opistodomos) et enfin la colonnade qui entourait tout l’édifice. Le genre que Vitruve appelle amphiprostylos avait, à l’origine, un avant et un arrière-temple, avec une rangée de colonnes en avant ; à quoi, ensuite, dans le peripteros s’ajoute encore un rang de colonnes de chaque côté ; jusqu’à ce qu’enfin, au plus haut degré de perfectionnement, dans le dipteros, ces rangées de colonnes soient doublées autour du temple tout entier, et que dans l’hypætros s’introduise, à l’intérieur du naos, des allées de colonnes à double rang et superposées, assez distantes des murailles pour laisser circuler comme dans les galeries extérieures. Vitruve donne comme modèle de ce genre le temple à huit colonnes de Minerve, à Athènes, et celui, à dix colonnes, de Jupiter, à Olympie (Hirt, Histoire de l’archit., iii, p. 14-18 ; et p. 151).

Nous omettons les différences qui s’offrent ensuite, sous le rapport du nombre des colonnes, aussi bien que de leur distance respective et des murailles, pour nous borner à faire remarquer la signification particulière que les colonnades et les portiques, etc., ont, en général, dans l’architecture des temples grecs.

Dans ces prostyles et amphiprostyles, dans ces colonnades simples ou doubles qui conduisent immédiatement à l’air libre, nous voyons les hommes circuler librement, à découvert, disséminés ou formant çà et là des groupes ; car les colonnes ne forment pas une enceinte fermée, mais des limites que l’on peut traverser en tout sens ; de sorte que vous êtes à moitié dedans et à moitié dehors, ou du moins l’on peut partout passer immédiatement à l’air libre. De cette façon aussi les longues murailles derrière la colonnade ne permettent pas à la foule de se presser autour d’un lieu central, où le regard puisse se diriger quand les allées sont remplies. Au contraire, l’œil est bien plutôt détourné d’un pareil centre vers tous les côtés. Au lieu du spectacle d’une assemblée réunie dans un seul but, tout paraît être dirigé vers l’extérieur, et nous offre l’aspect d’une promenade animée. Là des hommes qui ont du loisir se livrent à des conversations sans fin, où règnent la gaieté, la sérénité. L’intérieur du temple, il est vrai, laisse pressentir quelque chose de plus sérieux et de plus grave. Toutefois nous trouvons encore ici, quelquefois au moins, et en particulier dans les édifices du genre le plus perfectionné, une enceinte entièrement ouverte vers l’extérieur ; ce qui indique qu’il ne faut pas prendre le sérieux lui-même trop à la rigueur. Et ainsi l’expression totale de ce temple reste bien, en elle-même, simple et grande. Mais il y a, en même temps, un air de sérénité, quelque chose d’ouvert et de gracieux. Cela doit être, puisque l’édifice entier a été construit plutôt pour être un lieu commode où l’on pût s’arrêter çà et là, aller et venir, circuler librement, que pour servir à une assemblée d’hommes pressés autour d’un point central ou d’un sanctuaire, séparés du dehors et enfermés de toutes parts.

III. Des différents styles dans l’architecture classique.

1° Du style ionique, dorique, corinthien. – 2° De la construction romaine. – 3° De l’arcade[20] .

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Si nous jetons, en terminant, un coup d’œil sur les formes qui, dans l’architecture classique, fournissent le type général de chaque ordre, nous pouvons signaler les différences suivantes comme les plus importantes.

Ce qu’il est facile de remarquer, au premier coup d’œil, c’est cette diversité de styles qui se manifeste, de la manière la plus frappante, dans les colonnes. Aussi, ce sont les diverses espèces de colonnes dont je me bornerai à donner les principaux signes caractéristiques.

i. Les ordres d’architecture les plus connus sont : le dorique, l’ionique, le corinthien, qui, pour la beauté architectonique et la régularité, n’ont pas été surpassés ; car l’architecture toscane, et, selon Hirt, l’ancienne architecture grecque, dans leur pauvreté dénuée d’ornements, appartiennent à l’architecture en bois primitive et simple, non à la belle architecture. Quant à l’ordre que l’on appelle romain, qui n’est que le style corinthien plus orné, il ne fait pas un genre à part,

Les points principaux à considérer ici sont : 1° le rapport de la hauteur des colonnes à leur épaisseur ; 2° les différentes espèces de bases et de chapiteaux, et, enfin, 3° la distance des colonnes entre elles.

La colonne paraît lourde et écrasée lorsqu’elle n’atteint pas quatre fois la longueur de son diamètre. Si elle dépasse dix fois cette hauteur, elle apparaît alors à l’œil trop mince et trop déliée, relativement à sa destination comme support. La distance des colonnes est dans un rapport étroit avec le caractère précédent ; car, si l’on veut que les colonnes paraissent plus épaisses, elles doivent être placées à une distance plus petite. Elles paraîtront, au contraire, plus faibles et plus minces, si vous augmentez la distance.

Il n’est pas non plus sans importance que les colonnes aient ou n’aient pas de piédestal, que le chapiteau soit plus haut ou plus bas, sans ornements ou orné. Par là, le caractère total est changé. Quant au fût, la règle est qu’il doit être laissé uni et sans ornements, quoiqu’il ne présente pas absolument la même épaisseur dans toute sa longueur. Vers le haut, il devient un peu plus mince qu’au bas et au milieu ; ce qui produit un renflement qui, à peine sensible, doit cependant être visible à l’œil. Plus tard, il est vrai, à la fin du moyen âge, lorsqu’on appliqua de nouveau les anciennes formes de colonnes à l’architecture chrétienne, on trouva ce style trop nu, et l’on entoura le fût de couronnes de fleurs ; on le fit serpenter en spirales. Mais cela est déplacé et contre le bon goût, parce que la colonne ne doit pas remplir une autre fonction que celle de support, et qu’en vertu de cette destination, elle doit monter librement selon la verticale. La seule modification que les anciens apportèrent ici à la forme des colonnes, ce sont les cannelures ; ce qui, comme l’observe déjà Vitruve, la fait paraître plus large que si elle, était simplement unie. De pareilles cannelures se rencontrent dans les édifices des plus grandes dimensions.

Pour ce qui est des autres caractères qui distinguent les ordres dorique, ionique et corinthien, je me bornerai à indiquer les principaux, qui sont les suivants.

1° Dans les premières constructions, la solidité de l’édifice est le caractère fondamental auquel s’arrête l’architecture ; elle n’ose encore essayer des proportions plus élégantes, plus légères et plus hardies ; elle se contente des formes massives. C’est ce qui a lieu dans l’architecture dorique. Chez elle se fait sentir encore la prédominance de l’élément matériel, du poids et de la masse ; et cela apparaît principalement dans le rapport de la largeur et de la hauteur. Un édifice s’élève-t-il facilement et librement, le poids des lourdes masses paraît vaincu ; s’étend-il, au contraire, plus large et plus bas ; alors, comme dans le style dorique, le poids domine tout. La fermeté et la solidité se font remarquer comme la chose principale.

D’après ce caractère, les colonnes doriques, comparées à celles des autres ordres, sont les plus larges et les plus basses. Les anciens ne les élèvent pas au-dessus de six fois la hauteur de leur diamètre inférieur, et elles n’ont souvent que quatre fois ce diamètre ; ce qui fait qu’elles conservent, malgré leur forme massive, l’apparence d’une force virile, sérieuse, simple, sans ornements ; comme on le voit dans les temples de Paestum et de Corinthe. Néanmoins les colonnes doriques postérieures vont jusqu’à la hauteur de sept fois leur diamètre ; et, pour d’autres constructions que des temples, Vitruve ajoute encore un demi-diamètre. Mais, en général, l’architecture dorique se distingue par ce caractère, qu’elle se rapproche encore de la simplicité primitive de la construction en bois, quoiqu’elle soit plus susceptible de recevoir des décorations et des ornements que l’architecture toscane. Cependant les colonnes n’ont presque pas de base ; elles reposent immédiatement sur le soubassement. Le chapiteau est d’une forme simple, comprimé sous le bourrelet et le tailloir. Le fût était tantôt laissé uni, tantôt creusé de vingt cannelures, qui souvent, dans le tiers inférieur, étaient superficielles, et en haut plus profondes. Quant à ce qui concerne la distance des colonnes, celle-ci, dans les anciens monuments, comporte la largeur de deux diamètres. Quelques-uns seulement présentent un intervalle de deux diamètres et demi.

Un autre caractère particulier à l’architecture dorique, et par où elle se rapproche du type de la construction en bois, consiste dans les triglyphes et les métopes. Les triglyphes, en effet, indiquent dans la frise, par des divisions prismatiques, les têtes des poutres du toit placées sur l’architrave ; tandis que les métopes remplissent l’intervalle d’une poutre à une autre. Dans l’architecture dorique, ils conservent encore la forme d’un carré. Pour l’ornement, ils sont recouverts de bas-reliefs. Sous les triglyphes, et au haut de l’architrave, sur la face lisse du milieu, six petits corps de forme conique, les gouttes, leur servent d’ornement.

2° Si le style dorique se borne à plaire par son caractère de solidité, l’architecture ionique s’élève au type de la légèreté, de la grâce et de l’élégance, tout en restant encore simple. La hauteur des colonnes varie entre sept et dix fois la mesure de leur diamètre inférieur ; elle est déterminée, selon Vitruve, principalement par l’étendue des espaces intermédiaires, parce que, quand ces intervalles sont grands, les colonnes paraissent plus minces et par là plus élancées. Lorsqu’ils sont plus étroits, elles semblent plus épaisses et plus basses. Par conséquent l’architecture, pour éviter une trop grande maigreur comme une apparence trop massive, est forcée, dans le premier cas, de réduire, dans le second, d’augmenter la hauteur. Si donc les intervalles dépassent trois diamètres, la hauteur des colonnes ne doit on comporter que huit. Elle est de huit et demi, au contraire, dans le cas d’une distance de deux et un quart à trois diamètres. Mais si les colonnes sont seulement à deux diamètres de distance, alors la hauteur de la colonne s’élève jusqu’à neuf diamètres et demi, et jusqu’à dix dans le cas de la distance la plus courte, celle d’un diamètre et demi. Toutefois ces derniers cas s’offrent très rarement ; et, à en juger par les monuments qui nous restent de l’architecture ionienne, les anciens se sont peu servi des colonnes des plus hautes proportions.

On peut trouver d’autres différences entre le style ionique et le style dorique. Ainsi les colonnes ioniques ne s’élèvent pas immédiatement, comme les colonnes doriques, de manière que leur fût sorte du soubassement même ; elles reposent sur une base qui offre plusieurs moulures. Creusées d’ailleurs de cannelures plus larges et plus profondes, au nombre de vingt-quatre, elles montent en amincissant sensiblement leur taille déliée jusqu’au chapiteau. C’est par là que se distingue particulièrement le temple ionien d’Éphèse du temple dorien de Paestum. Le chapiteau ionien arrive, de la même façon, à la richesse et la grâce. Il n’a pas seulement un bourrelet divisé en diverses moulures et recouvert d’une table ou tailloir ; il offre, à droite et à gauche, des volutes, et sur les côtés un ornement semblable à un coussin, ce qui lui a fait donner le nom de chapiteau à coussin. Les volutes, sur les coussins, indiquent la terminaison de la colonne qui pourrait encore s’élever davantage, mais, malgré cette possibilité, se recourbe sur elle-même.

Avec cette forme élégante, gracieuse et ornée des colonnes, l’architecture ionienne exige aussi une architrave moins pesante. Elle cherche encore, sous ce rapport, à augmenter la grâce. De cette manière, elle ne montre plus, comme l’architecture dorienne, des traces du type primitif de la construction en bois. Aussi, dans la frise unie, elle supprime les triglyphes et les métopes. Au contraire, comme principaux ornements, s’offrent des têtes d’animaux destinés aux sacrifices, entrelacées de guirlandes de, fleurs. Les têtes de poutres, faisant saillie, sont remplacées par des denticules (Hirth. I, p. 24).

3° Quant à l’ordre corinthien, il conserve le principe de l’ordre ionien. Avec une égale élégance, il s’élève à une magnificence pleine de goût et déploie la plus grande richesse d’ornements et de décorations. De même, tout en conservant les divisions déterminées par la construction en bois, il les ennoblit par des ornements. Dans les divers filets et petites moulures de la corniche et des travées, dans les diverses parties de l’entablement ou des bases arrangées de différentes façons, dans ses superbes chapiteaux, il montre une richesse et une variété qui charment les yeux.

La colonne corinthienne ne dépasse pas, il est vrai, la hauteur de la colonne ionienne, puisque ordinairement, avec de semblables cannelures, elle ne s’élève que huit ou neuf fois le diamètre inférieur. Cependant, à cause de son chapiteau, elle paraît plus élancée, surtout plus riche ; car le chapiteau comporte un diamètre inférieur, plus un huitième. Il a aussi, sur les quatre angles, des volutes plus élancées, sans coussins, tandis que la partie inférieure est ornée de feuilles d’acanthe. – Les Grecs ont, là-dessus, une charmante histoire. On raconte qu’une dame d’une grande beauté étant morte, sa nourrice avait rassemblé tous ses jouets d’enfance dans une petite corbeille, et avait placé celle-ci sur le tombeau, à l’endroit où poussait une tige d’acanthe. Les feuilles avaient bientôt entouré la corbeille, ce qui donna l’idée du chapiteau corinthien.

Quant aux autres caractères qui distinguent le style corinthien du style ionien et du dorien, je me bornerai à mentionner encore les têtes de chevrons, gracieusement échancrées sous la partie supérieure de la corniche, ainsi que la saillie des gouttes figurées par les denticules et les modillons, à la partie supérieure de l’entablement.

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ii. On peut considérer comme forme intermédiaire, entre l’architecture grecque et l’architecture chrétienne, l’architecture romaine, en tant que, chez elle, commence l’emploi de l’arcade et de la voûte.

L’époque à laquelle commence la construction en arcades ne peut se déterminer avec précision. Cependant il paraît certain que ni les Égyptiens, quelque loin qu’ils aient été dans l’art de bâtir, ni les Babyloniens, ni les Israélites, ni les Phéniciens, ne connaissaient l’arcade et la voûte. Du moins les monuments de l’architecture égyptienne montrent seulement que, lorsqu’il s’agissait de faire supporter les toits dans l’intérieur de l’édifice, les Égyptiens ne savaient employer que des colonnes massives, sur lesquelles, ensuite, sont placées, à angle droit, des pierres plates en guise de poutres. Lorsque de larges entrées ou des arches de pont devaient être voûtées, ils ne savaient employer d’autre moyen que de laisser dépasser, des deux côtés, une pierre qui, à son tour, en portait une autre qui s’avançait davantage, et ainsi de suite ; de sorte qu’ainsi les murs latéraux allaient toujours en se rétrécissant vers le haut, jusqu’à ce qu’enfin il ne fût nécessaire que d’une seule pierre pour fermer la dernière ouverture. Quand ils n’avaient pas recours à cet expédient, ils couvraient l’intervalle avec de grandes pierres qu’ils dirigeaient les unes contre les autres, comme des chevrons.

Chez les Grecs, nous trouvons bien des monuments où la construction en cintre est employée, rarement toutefois. Hirt, qui a écrit l’ouvrage le plus remarquable sur l’architecture et son histoire dans l’antiquité, prétend que, parmi ces monuments, il n’y en a aucun que l’on puisse admettre avec certitude avoir été bâti avant l’époque de Périclès. Dans l’architecture grecque, en effet, la colonne et la poutre placée à angle droit sur elle sont l’élément caractéristique diversement perfectionné. De sorte qu’ici la colonne, en dehors de sa destination propre de supporter les poutres, est peu employée. Mais l’arcade, qui se recourbe, sur deux piliers ou colonnes, et la voûte en forme de calotte, renferment quelque chose de plus, puisque la colonne commence déjà ici à abandonner sa destination de simple support. En effet l’arcade, dans son ascension, sa courbure et son inclinaison, n’a rien de commun avec la colonne et sa manière de supporter. Les différentes parties du demi-cercle se supportent réciproquement, se soutiennent et se continuent ; de sorte qu’elles se passent bien mieux qu’une simple travée du soutien de la colonne.

Dans l’architecture romaine, ainsi que nous l’avons dit, la construction cintrée et la voûte sont très ordinaires. Il y a plus : il existe d’anciens débris qui, si l’on doit ajouter foi aux témoignages postérieurs, remonteraient presque aux temps des rois de Rome. De ce genre sont les catacombes, égouts qui avaient des voûtes. Et cependant celles-ci devraient plutôt être regardées comme des ouvrages d’une restauration postérieure. L’opinion la plus vraisemblable (Sénèque, ép. 90) attribue la découverte de la voûte à Démocrite, qui s’occupait beaucoup de diverses applications mathématiques, et qui inventa aussi, dit-on, l’art de tailler les pierres.

Parmi les principaux édifices de l’architecture romaine où apparaît la forme cintrée comme type fondamental, on doit citer le Panthéon d’Agrippa consacré à Jupiter Ultor. Outre la statue de Jupiter, il devait encore renfermer six autres niches, avec des images colossales de divinités : Mars, Vénus et Jules César divinisé, ainsi que trois autres qu’il n’est pas facile de désigner exactement. De chaque côté de ces niches étaient deux colonnes corinthiennes, et sur l’ensemble le toit majestueux formait une voûte, dans la forme d’un hémisphère, comme imitation de la voûte céleste. Sous le rapport de la partie technique, il est à remarquer que ce toit n’était pas voûté en pierre. Les Romains, en effet, faisaient, dans la plupart de leurs voûtes, d’abord une construction en bois de la forme de la voûte qu’ils voulaient bâtir ; puis ils coulaient dessus un mélange de chaux et de mortier de pouzzolane, composé de fragments d’une espèce de tuf léger et de tuiles écrasées. Ce mélange une fois sec, le tout formait une seule masse ; de sorte que la charpente pouvait être portée plus loin, et la voûte, à cause de la légèreté des matériaux et de la solidité de la liaison, n’exerçait sur la muraille qu’une faible pression.

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iii. L’architecture des Romains, sans parler de cette nouvelle construction cintrée, avait, en général, une autre étendue et un autre caractère que l’architecture grecque. Les Grecs, malgré la parfaite conformité au but, se distinguaient par la perfection artistique, par la noblesse, la simplicité, aussi bien que par la légèreté et l’élégance de leurs ornements. Les Romains, au contraire, sont, il est vrai, plus ingénieux dans la partie mécanique ; mais s’ils affectent aussi plus de richesse et de faste, c’est avec moins de noblesse et de grâce. De plus, on voit apparaître dans leur architecture une multiplicité de fins que les Grecs ne connaissaient pas ; car, comme je l’ai déjà dit en commençant, les Grecs déployaient la magnificence et la beauté de leur art seulement pour les édifices publics ; les maisons des particuliers restaient insignifiantes. Chez les Romains, au contraire, on voit, d’un côté, s’étendre le cercle des monuments publics, dans la construction desquels l’appropriation au but se combinait avec une magnificence grandiose, tels que les théâtres, les amphithéâtres pour les combats d’hommes et les amusements du peuple. Mais, en outre, l’architecture prit aussi un grand développement dans la sphère de la vie privée, principalement après les guerres civiles. On construisit des villas, des bains, des galeries, des escaliers avec tout le luxe d’une prodigalité grandiose. Par là, un nouveau domaine fut ouvert à l’architecture, que l’art des jardins appela aussi à son aide. Elle fut perfectionnée dans ce sens avec beaucoup d’esprit et de goût. La villa de Lucullus en fournit un brillant échantillon.


CHAPITRE III

ARCHITECTURE ROMANTIQUE

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L’architecture gothique du moyen âge, qui forme ici le centre et le type de l’art romantique proprement dit, fut regardée pendant longtemps comme quelque chose de grossier et de barbare. Ce fut surtout Goethe qui, à l’époque de sa jeunesse, la remit en honneur pour la première fois. Depuis, on a étudié avec une ardeur toujours croissante ces grands monuments ; on les a appréciés dans leur rapport avec le culte chrétien et l’on a saisi l’harmonie de ces formes architectoniques avec l’esprit le plus intime du christianisme.

I. Son caractère général.

Quant au caractère général de ces monuments, où l’architecture religieuse frappe nos premiers regards, nous avons déjà vu qu’ici l’architecture indépendante et l’architecture dépendante, soumise à un but, se réunissent. Toutefois cette réunion ne consiste pas dans la fusion des formes architectoniques de l’Orient et de la Grèce. Mais là, plus encore que dans la construction du temple grec, la maison, l’abri, fournit le type fondamental ; tandis que, d’un autre côté, s’effacent d’autant mieux la simple utilité, l’appropriation au but. La maison s’élève indépendante de ce but, libre pour elle-même. Ainsi cette maison de Dieu, cet édifice architectural se montre conforme à sa destination, parfaitement approprié au culte et à d’autres usages ; mais son caractère propre consiste en ce qu’il s’élève au-dessus de toute fin particulière, parfait qu’il est en soi, indépendant et absolu. Le monument est là pour lui-même, inébranlable et éternel. Aucun rapport purement positif ne donne plus à l’ensemble son caractère. A l’intérieur, rien qui ressemble à cette forme de boîte de nos églises protestantes, qui ne sont construites que pour être remplies d’hommes et ne renferment que des stalles. A l’extérieur, l’édifice monte, s’élance librement dans les airs. De sorte que la conformité au but, quoique s’offrant aux yeux, s’efface néanmoins et laisse à l’ensemble l’apparence d’une existence indépendante. Rien ne le limite et ne l’achève parfaitement ; tout se perd dans la grandeur de l’ensemble. Il a un but déterminé et le montre ; mais, dans son aspect grandiose et son calme sublime, il s’élève, au-dessus de la simple destination utile, à quelque chose d’infini en soi.

Cet affranchissement de l’utile et de la simple solidité constitue un premier caractère. D’un autre côté, c’est ici que pour la première fois la plus haute particularisation, la plus grande diversité et multiplicité trouvent le champ le plus libre, sans que, toutefois, l’ensemble se dissémine en simples particularités et en détails accidentels. Au contraire, la grandeur de l’œuvre d’art ramène cette multiplicité à la plus belle simplicité. La substance du tout se partage, se dissémine dans les divisions infinies d’un monde de formes individuelles. Mais en même temps cette immense diversité se classe avec simplicité, se coordonne avec régularité, se distribue avec symétrie. L’idée totale s’affermit, en même temps qu’elle se meut et se déploie avec l’eurythmie la plus satisfaisante pour les yeux ; elle maintient dans cette infinité de détails la plus ferme unité, y introduit la plus haute clarté sans leur faire violence.

II. Ses formes particulières.

1° La maison entièrement fermée comme forme fondamentale. – 2° Disposition de l’intérieur et de l’extérieur. – 3° Modes d’ornementation.

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Si nous passons à l’examen des formes particulières dans lesquelles l’architecture romantique développe son caractère spécifique, nous avons ici, comme il été dit plus haut, à nous occuper seulement de l’architecture gothique, et principalement de la structure des églises chrétiennes, en opposition avec celle du temple grec.

I. La forme fondamentale est, ici, la maison entièrement fermée.

Eu effet, de même que l’esprit chrétien se retire dans l’intérieur de la conscience, de même l’église est l’enceinte fermée de toutes parts où les fidèles se réunissent et viennent se recueillir intérieurement. C’est le lieu de recueillement de l’âme en elle-même, qui s’enferme aussi matériellement dans l’espace. Mais si, dans la méditation intérieure, l’âme chrétienne se retire en elle-même, elle s’élève, en même temps, au-dessus du fini ; et ceci détermine également le caractère de la maison de Dieu. L’architecture prend, dès lors, pour sa signification indépendante de la conformité au but, l’élévation vers l’infini, caractère qu’elle tend à exprimer par les proportions de ses formes architectoniques. L’impression que l’art doit par conséquent chercher à produire est, en opposition à cet aspect ouvert et serein du temple grec, d’abord celle du calme de l’âme qui, détachée de la nature extérieure et du monde, se recueille en elle-même ensuite celle d’une majesté sublime qui s’élève et s’élance au delà des limites des sens. Si donc les édifices de l’architecture classique, en général, s’étendent horizontalement, le caractère opposé des églises chrétiennes consiste à s’élever du sol et à s’élancer dans les airs.

Cet oubli du monde extérieur, des agitations et des intérêts de la vie, il doit être produit aussi par cet édifice fermé de toutes parts. Adieu donc les portiques ouverts, les galeries qui mettent en communication avec le monde et la vie extérieure. Une place leur est réservée, mais avec une toute autre signification, dans l’intérieur même de l’édifice. De même, la lumière du soleil est interceptée, ou ses rayons ne pénètrent qu’obscurcis par les peintures des vitraux nécessaires pour compléter le parfait isolement du dehors. Ce dont l’homme a besoin, ce n’est pas de ce qui lui est donné par la nature extérieure, mais d’un monde fait par lui et pour lui seul, approprié à sa méditation intérieure, à l’entretien de l’âme avec Dieu et avec elle-même.

Mais le caractère le plus général et le plus frappant que présente la maison de Dieu dans son ensemble et ses parties, c’est le libre essor, l’élancement en pointes, formées soit par des arcs brisés, soit par des lignes droites. L’architecture classique, dans laquelle les colonnes ou les poteaux, avec des poutres posées dessus, fournissent la forme fondamentale, fait de la disposition à angle droit et du support la chose principale ; car le poids qui repose à angle droit indique, d’une manière précise, qu’il est supporté ; et si les poutres, à leur tour, supportent elles-mêmes le toit, leurs surfaces se rapprochent à angles obtus. Il n’y a pas lieu de parler ici d’une direction en pointe et d’une tendance à monter verticalement ; il ne s’agit que de reposer et de supporter. De même un plein-cintre, qui, dans une légère courbure, se prolonge également d’une colonne à une autre et est décrit d’un même point central, repose aussi sur des supports inférieurs. Dans l’architecture romantique, au contraire, l’action de supporter en elle-même, et en même temps la disposition à angle droit ne constituent plus la forme fondamentale. Loin de là, elles s’effacent, par cela même que les murs qui nous environnent de toutes parts, à l’extérieur et à l’intérieur, s’élancent librement, sans différence bien marquée entre ce qui supporte et ce qui est supporté, et se rencontrent en un angle aigu. Ce libre élancement qui domine tout et le rapprochement au sommet constituent ici le caractère essentiel d’où naissent, d’un côté, le triangle aigu, avec une base plus ou moins large ou étroite, d’autre part, l’ogive, qui fournissent les traits les plus frappants de l’architecture gothique.

Maintenant, le recueillement intérieur et l’élévation de l’âme vers Dieu offrent, comme culte, une multiplicité de moments et d’actes qui ne peuvent plus être accomplis à l’extérieur, dans des salles ouvertes ou devant les temples. Leur place est marquée dans l’intérieur de la maison de Dieu. Si donc, dans le temple classique, la forme extérieure est la chose principale et reste, par les galeries, indépendante de la partie intérieure ; dans l’architecture romantique, au contraire, l’intérieur de l’édifice non seulement a une importance capitale, puisque le tout n’est autre chose qu’une enceinte fermée, mais encore se manifeste partout dans l’extérieur, dont il détermine la forme et l’ordonnance particulières.

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II. Si nous voulons poursuivre notre étude plus en détail, nous devons commencer par l’intérieur ; il nous sera plus facile de nous rendre compte ensuite de l’extérieur.

i. Nous avons déjà dit que la principale destination de l’église, en ce qui concerne l’intérieur, c’est qu’elle doit enfermer de toutes parts le lieu consacré à l’assemblée des fidèles et au recueillement, les protéger à la fois contre les injures de l’air et les bruits du monde extérieur. L’espace intérieur doit donc être une enceinte complètement fermée ; tandis que le temples grecs, outre les galeries ouvertes et les portiques, avaient encore souvent leur cella ouverte.

Mais, de plus, comme la méditation chrétienne est une élévation de l’âme au-dessus des bornes du monde réel et une aspiration vers Dieu, avec qui elle cherche à s’unir, le temple chrétien manifeste, dans ses diverses parties, la tendance à s’harmoniser dans une seule et même unité. En même temps, l’architecture romantique se fait un devoir de laisser entrevoir, dans la forme et l’ordonnance de son édifice, la pensée intime et profonde du culte qu’elle abrite dans ses murs, autant du moins que cela est possible d’après les règles de cet art. Elle lui laisse le soin de déterminer la forme de l’intérieur et de l’extérieur. De ce principe découlent les conséquences suivantes.

1° L’espace intérieur ne doit pas être un espace vide, d’une abstraite régularité, qui ne comporte presque aucune diversité dans les parties, et ne réclame pas une harmonie supérieure pour maintenir leur accord. Il a besoin d’une forme différente sous le rapport de la longueur, de la largeur, de la hauteur, et du mode de ces dimensions. Les formes circulaires, carrées, rectangulaires, avec leur parfaite égalité, ne conviendraient pas aux murailles qui déterminent l’enceinte, ni aux toitures. Les élans, les agitations intérieures de l’âme, l’harmonie qui y succède, lorsqu’elle s’élève au-dessus des choses terrestres, vers l’infini, vers le monde invisible, ne seraient pas exprimées architectoniquement dans cette égalité insignifiante d’un cercle ou d’un carré.

2° Une autre conséquence, qui se rattache à celle-ci, c’est que, dans l’architecture gothique, la conformité au but, caractère essentiel de la maison, soit sous le rapport de l’abri formé par les murailles et la toiture, soit sous celui des colonnes et des poutres, est une chose accessoire pour l’aspect de l’ensemble. Par là s’efface, comme il a déjà été indiqué, plus haut, l’exacte proportion entre le poids et le support. D’un autre côté, la forme à angle droit disparaît comme n’étant plus, dès lors, la mieux appropriée au but. Elle fait place aux formes analogues à celles que nous offre la nature, celles d’une magnifique et puissante végétation, s’élevant librement vers le ciel.

Quand on entre dans l’intérieur d’une cathédrale du moyen âge, cette vue fait moins songer à la solidité des piliers qui supportent l’édifice, à leur rapport mécanique avec la voûte qui repose sur eux, qu’aux sombres arcades d’une forêt dont les arbres rapprochés entrelacent leurs rameaux. Une traverse a besoin d’un point d’appui solide et d’une direction à angle droit. Mais, dans l’architecture gothique, les murs s’élèvent d’eux-mêmes librement ; il en est de même des piliers, qui se déploient dans divers sens, et se rencontrent comme accidentellement. En d’autres termes, leur destination, de supporter la voûte qui, en effet, s’appuie sur eux, n’est pas expressément manifestée et représentée en soi. On dirait qu’ils ne supportent rien, de même que, dans l’arbre, les branches ne paraissent pas supportées par le tronc, mais, dans leur forme de légère courbure, semblent une continuation de la tige, et forment, avec les rameaux d’un autre arbre, un toit de feuillage. Une pareille voûte jette l’âme dans la rêverie. Cette mystérieuse horreur des bois qui porte à la méditation, la cathédrale la produit par ses sombres murailles, et, au-dessous, par la forêt de piliers et de colonnettes qui déploient librement leurs chapiteaux et se rejoignent au sommet. Cependant on ne doit pas pour cela dire que l’architecture gothique a pris les arbres et les forêts pour premier modèle de ses formes.

3° Maintenant, si la direction en pointe est, en général, la forme fondamentale dans l’architecture gothique, à l’intérieur des églises elle prend la forme spéciale de l’ogive. Par là, les colonnes, en particulier, reçoivent une tout autre destination et une forme toute nouvelle.

Les églises gothiques ont besoin, pour que leur vaste enceinte soit fermée de toutes parts, d’une toiture qui, en raison de la grandeur de l’édifice, exerce un poids considérable et rend des supports nécessaires. Ici, par conséquent, les colonnes paraissent tout à fait à leur place. Mais le caractère ascensionnel changeant précisément l’action de supporter en l’apparence de monter librement, nous ne pouvons trouver ici la colonne dans le sens propre de l’architecture classique. Elle fait place à des piliers qui, au lieu de poutres transversales, soutiennent des arcades, de telle sorte que celles-ci paraissent une simple continuation des piliers, qui semblent se rencontrer également d’une manière accidentelle à la pointe. On peut, à la vérité, se représenter cette terminaison nécessaire de deux piliers distants l’un de l’autre et se réunissant en pointe, comme, analogue au toit d’un pignon qui repose sur deux poteaux d’encoignure. Mais, quand on considère les faces latérales, lors même qu’elles reposent, à angle tout à fait obtus, sur les piliers, et se rapprochent ensuite à angle aigu, cette disposition éveille l’idée de support et de poids supporté. L’ogive, au contraire, dont les arcs semblent d’abord s’élever des piliers en ligne droite, puis se courbent lentement et insensiblement, pour se réunir en se rapprochant du poids de la voûte placée au-dessus, offre parfaitement l’aspect d’une continuation véritable des piliers eux-mêmes, se recourbant en arcades. Les piliers et la voûte paraissent, par opposition avec les colonnes, former une seule et même chose, quoique les arcades s’appuient aussi sur les chapiteaux d’où elles s’élèvent. Cependant les chapiteaux disparaissent quelquefois, comme dans plusieurs églises des Pays-Bas, ce qui rend cette unité plus frappante encore pour les yeux.

La tendance à s’élever devant se manifester comme caractère principal, la hauteur des piliers dépasse la largeur de leur base dans une mesure que l’œil ne peut plus calculer. Les piliers amincis deviennent sveltes, minces, élancés, et montent à une hauteur telle, que l’œil ne peut saisir immédiatement la dimension totale. Il erre çà et là, et s’élance lui-même en haut, jusqu’à ce qu’il atteigne la courbure doucement oblique des arcs qui finissent par se rejoindre, et là se repose ; de même que l’âme, dans sa méditation, d’abord inquiète et troublée, s’élève graduellement de la terre vers le ciel et ne trouve son repos que dans Dieu.

La dernière différence entre les piliers et les colonnes, c’est que le pilier gothique proprement dit est façonné dans sa partie essentielle et caractéristique. Il ne reste pas, comme la colonne, rond, solide, un seul et même cylindre. Déjà, à sa base, il présente une tige découpée en forme de roseaux, un faisceau de filets qui, en haut, se dispersent en divers sens, et rayonnent, de tous côtés, en nombreuses ramifications. Et si déjà, dans l’architecture classique, se montre un progrès qui remplace la masse, la solidité, la simplicité, par la légèreté, l’élégance, la richesse des ornements, le même caractère se fait remarquer de nouveau dans le pilier qui, dans son svelte élancement, se dérobe de plus en plus à la fonction de support, et libre, quoique arrêté au sommet, semble planer dans les airs.

La même forme de piliers et d’ogives se reproduit dans les fenêtres et les portes. Les fenêtres, surtout celles des bas côtés, comme celles de la nef et du chœur, mais celles-ci plus encore, sont d’une grandeur colossale, afin que le regard qui repose sur leur partie inférieure ne puisse embrasser leur partie supérieure, et alors, comme dans les arcades, soit dirigé en haut. De là naît le même sentiment d’inquiétude et d’aspiration qui doit être communiqué au spectateur. En outre les carreaux des fenêtres ne sont, comme il a été dit, qu’à moitié transparents par l’effet des peinture sur verre. Ces vitraux, d’abord, représentent de saintes histoires ; ensuite ils sont coloriés pour étendre une ombre mystérieuse et laisser briller la lumière des cierges ; car, ici, c’est un autre jour que celui de la nature extérieure qui doit donner la lumière.

Quant à l’ordonnance totale de l’intérieur de l’église gothique, nous avons déjà vu que ses diverses parties devaient différer en hauteur, largeur et longueur. Une première division nous fait distinguer le chœur, les transepts et la nef, des bas côtés qui les entourent.

bas-côtés. – Ces derniers sont fermés, du côté extérieur, par les murs qui forment l’enceinte de l’édifice, et devant lesquels s’élèvent des piliers et des arcades ; du côté intérieur, par les piliers et les ogives, qui sont ouverts sur le vaisseau, parce qu’il n’y a pas de murs entre eux. Les bas-côtés occupent donc une position qui est l’inverse de celle des galeries dans les temples grecs, lesquels s’ouvrent à l’extérieur et sont fermés à l’intérieur, tandis que les allées latérales, dans les églises gothiques, laissent un libre accès dans le vaisseau central par l’intervalle des piliers. Quelquefois ces allées latérales sont doubles, triples même, comme dans la cathédrale d’Anvers.

la nef.– La nef principale, elle-même, fermée en haut par des murs, tantôt d’une hauteur double, tantôt plus basse et dans des rapports variables, s’élève au-dessus des bas côtés. De sorte que les murs deviennent ainsi, en quelque sorte, des piliers élancés, qui partout montent en ogives et forment des voûtes. Cependant il existe aussi des églises où les bas-côtés atteignent la même hauteur que la nef, comme, par exemple, dans le chœur de Saint-Sébald à Nuremberg : ce qui donne à l’ensemble un aspect de légèreté et d’élégance grandiose, quelque chose de libre et d’ouvert. De cette manière le tout est divisé et ordonné par les rangées de piliers qui circulent et poussent comme une forêt d’arbres dont les rameaux recourbés s’échappent dans les airs. – On a voulu souvent trouver un grand sens mystique dans le nombre de ces piliers, et, en général, dans les rapports mathématiques. Sans doute, au temps de la plus belle fleur de l’architecture gothique, à l’époque, par exemple, où fut bâtie la cathédrale de Cologne, on accordait une grande importance à ces nombres symboliques, parce que la conception encore confuse des idées rationnelles se contente facilement de ces signes extérieurs. Cependant ces jeux plus ou moins arbitraires d’une symbolique inférieure ne donnent aux œuvres de l’architecture ni un sens plus profond ni une beauté d’un ordre plus élevé. Leur sens et leur esprit s’expriment dans des formes et des représentations d’un tout autre caractère que la signification mystique des nombres. On doit donc bien se garder d’aller trop loin dans la recherche de pareilles allégories ; car vouloir ici trouver toujours et en toute chose un sens profond ne rend pas moins puéril et superficiel que l’aveugle érudition qui passe sur la profondeur clairement exprimée sans la comprendre.

le chœur. – Quant aux caractères distinctifs du chœur et de la nef, je me bornerai à ce qui suit. Le grand autel, ce centre proprement dit du culte, s’élève dans le chœur et le consacre comme lieu destiné au clergé, en opposition avec l’assemblée des fidèles, qui a sa place marquée dans la nef, où est aussi la chaire à prêcher. Des degrés plus ou moins nombreux conduisent au chœur ; de sorte que toute cette partie et ce qu’elle nous offre sont visibles de tous les points du temple. De même le chœur, sous le rapport des décorations, est plus orné ; et cependant, comparé à la nef, même la hauteur des voûtes étant égale, il est plus sérieux, plus solennel, plus sublime. Mais, avant tout, c’est ici que l’édifice, avec des piliers plus rapprochés et plus épais, par lesquels la largeur s’efface de plus en plus, se ferme totalement. Le tout, paraissant s’élever d’une manière plus calme et plus haute, aboutit à une enceinte parfaitement fermée ; tandis que les transepts laissent encore, par les portes d’allée et venue, une libre communication avec le monde extérieur.

Quant à l’orientation, le chœur est tourné du côté de l’est ; la nef à l’ouest ; les transepts au nord et au sud. Cependant il existe aussi des églises avec un double chœur, l’un au levant, l’autre au couchant, et où les portails principaux sont aux transepts. – La pierre pour le baptême, cette consécration de l’entrée de l’homme dans le sein de l’Église, est élevée dans une espèce de portique, auprès de l’entrée principale. Pour que les fidèles puissent se recueillir plus en particulier, se distribuent autour de l’édifice, principalement autour du chœur et de la nef, de petites chapelles, qui forment chacune, en quelque sorte, une nouvelle église. – Telle est l’ordonnance générale de l’édifice.

Dans une pareille cathédrale, il y a place pour tout un peuple ; car, ici, la foule des fidèles d’une ville et de toute la contrée environnante ne doit pas se réunir autour de l’édifice, mais dans son intérieur. De même aussi, tous les intérêts si variés de la vie qui touchent à la religion trouvent place à côté les uns des autres. Aucune division bien fixe de bancs régulièrement rangés ne partage et ne resserre le vaste espace. Chacun va et vient tranquillement, s’arrête, prend une chaise, s’agenouille, fait sa prière et s’éloigne de nouveau. Si ce n’est à l’heure de la grand messe, les choses les plus diverses se font dans le même temps. Ici on prêche ; là on porte un malade ; une procession passe lentement ; plus loin on baptise ; ou c’est un mort que l’on apporte à l’église. Dans un autre lieu, un prêtre dit la messe et bénit des époux ; et partout le peuple est répandu au pied des autels et des images des saints. Un seul et même édifice renferme à la fois toutes ces actions si diverses. Mais cette multiplicité et cette variété d’actions isolées disparaît dans son perpétuel changement devant la vaste étendue et la grandeur de l’édifice. Rien n’en remplit l’ensemble ; tout passe et s’écoule rapidement ; les individus, leurs mouvements et leurs actes déterminés se perdent, se disséminent comme une vivante poussière dans cette immensité. Le fait momentané n’est visible que dans son instabilité rapide ; et au-dessus s’élèvent ces espaces infinis, ces constructions gigantesques, avec leur ferme structure et leurs immuables formes.

Tels sont les principaux caractères qui distinguent l’intérieur de l’église gothique. Il ne faut chercher ici, à proprement parler, aucune conformité à un but positif ; mais tout est approprié au recueillement intérieur de l’âme, retirée dans les profondeurs de sa nature intime, et à son élévation au-dessus de tout ce qui est particulier et fini. Ainsi ces édifices, sombres dans leur intérieur, sont séparés de la nature par un espace entièrement fermé de toutes parts ; en même temps, ils ne sont pas moins achevés dans leurs plus petits détails que sublimes par leur grandeur et leur élévation prodigieuse.

ii. Si nous considérons maintenant l’extérieur, il a été déjà dit plus haut qu’à la différence du temple grec, dans l’architecture gothique la forme extérieure, la décoration et la disposition des murailles, etc., étaient déterminées par l’intérieur, parce que l’extérieur doit apparaître seulement comme une enveloppe de l’intérieur.

1° La forme totale en croix laisse reconnaître dans son plan la disposition semblable de l’intérieur, puisque, ainsi, le chœur et la nef se détachent des transepts ; elle fait aussi distinguer à l’œil la hauteur inégale des bas côtés de celle de la nef et du chœur.

2° La façade principale, comme l’extérieur de la nef et des bas côtés, correspond aussi à la structure de l’intérieur dans les portails. Une porte principale, qui conduit dans la nef, est placée entre les entrées plus petites des bas côtés, et indique, par le rétrécissement ménagé pour la perspective, que l’extérieur doit se rapetisser, se rétrécir, disparaître, pour donner accès dans l’intérieur. Celui-ci s’annonce déjà aux yeux. Pour conduire à ce mystérieux asile, l’extérieur se creuse lui-même ; de même que l’âme, lorsqu’elle rentre en elle-même, s’enfonce peu à peu dans ses profondeurs. Ensuite, au-dessus des portails latéraux, s’élèvent également, en rapport immédiat avec l’intérieur, des fenêtres colossales ; de même que les portails s’élèvent en forme ogivale comme celle qui est employée spécialement pour les arcades de l’intérieur. Sur le grand portail s’ouvre un grand cercle, la rosace, qui appartient également en propre à ce genre d’architecture, et ne convient qu’à elle. Quand elle manque, elle est remplacée par une fenêtre en ogive encore plus colossale. Les façades des transepts offrent une semblable ordonnance. Les murailles de la nef, du chœur, des bas-côtés, quant à la forme des fenêtres et à celle des murs solides intermédiaires, se modèlent extérieurement sur l’intérieur et le manifestent au dehors.

Mais, d’un autre côté, l’extérieur, malgré le lien étroit qui l’unit avec la forme et le plan de l’intérieur, qu’il a pour destination d’enfermer, n’en commence pas moins à prendre un aspect indépendant. Sous ce point de vue, nous pouvons mentionner les contreforts. Ceux-ci prennent la place des nombreux piliers de l’intérieur et. sont comme, les points d’appui nécessaires à l’élévation et à la solidité de l’ensemble. En même temps, ils manifestent à l’extérieur, dans leur distance, leur nombre, etc., la division des rangs de piliers intérieurs, quoiqu’ils ne reproduisent pas leur forme propre ; au contraire, plus ceux-ci s’élèvent, plus ils se ramassent en talons, pour présenter plus de force.

3° Néanmoins, comme l’intérieur ne doit être en lui-même qu’une enceinte fermée de toutes parts, ce caractère doit s’effacer dans la forme extérieure et faire entièrement place au type ascensionnel. Par là, l’extérieur obtient une forme indépendante de l’intérieur, forme qui se manifeste principalement par la tendance à s’élever de tous côtés en aiguilles, comme un forêt montante de pyramides superposées.

A cette tendance se rattachent déjà les triangles très élancés, qui s’élèvent indépendamment des ogives au-dessus des portails, particulièrement ceux de la façade principale, et aussi au-dessus des fenêtres colossales de la nef et du chœur. Le toit, dont le pignon apparaît surtout dans la façade principale des transepts, affecte également la forme en pointe. De même les contreforts, qui de toutes parts se terminent en tourelles, offrent à l’œil, comme les piliers de l’intérieur, une forêt de troncs, de rameaux et d’arcades, qui dresse dans les airs ses cimes pointues.

Mais ce sont les tours qui élèvent, de la manière la plus libre, leur tête sublime dans les airs. En elles, en effet, se concentre, en quelque sorte, la masse totale de l’édifice pour s’élancer librement à une hauteur que l’œil ne peut calculer, sans toutefois perdre son caractère de calme et de solidité. De pareilles tours sont situées soit à la façade principale, au-dessus des deux bas côtés, tandis qu’une troisième tour plus massive s’élève du point où se rencontrent les voûtes des transepts, de la nef et du chœur, ou bien une seule tour fait la façade principale et occupe la largeur entière de la nef. Telle est, du moins, la disposition qui s’offre le plus ordinairement. Sous le rapport du culte, les tours servent à loger les cloches ; et le son des cloches appartient en propre au culte chrétien. Cette voix, à la fois simple et vague, est éminemment propre, par son caractère solennel, à porter au recueillement. Cependant elle n’est qu’une première préparation qui vient encore du dehors. Le son articulé, au contraire, par lequel s’exprime un ensemble déterminé de sentiments et d’idées, est le chant, qui ne se fait entendre que dans l’intérieur de l’église. La voix inarticulée ne peut trouver sa place que dans l’extérieur de l’édifice ; elle retentit du haut des tours, et de ces hautes et pures régions se répand au loin sur la terre.

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III. En ce qui regarde l’ornementation, j’ai déjà indiqué les caractères principaux.

Le premier point qui serait à développer concerne l’importance des ornements, en général, dans l’architecture gothique. L’architecture classique conserve une sage mesure dans la décoration de ses édifices. Mais comme, dans l’architecture gothique, il s’agit principalement de faire paraître plus grandes et surtout plus hautes qu’elles ne le sont réellement les masses qu’elle superpose, elle ne se contente plus des simples surfaces. Elle les divise, les découpe partout dans des formes qui, elles-mêmes, expriment la tendance ascensionnelle. Des piliers, des ogives et, au-dessus, des triangles qui se dressent en pointes, reparaissent dans les ornements. De cette façon, l’unité simple des grandes masses est divisée et façonnée jusque dans les plus petits détails et les dernières particularités : ce qui fait que l’ensemble offre, en lui-même, un prodigieux contraste. D’un côté, l’œil saisit les lignes fondamentales qui se dessinent dans des dimensions gigantesques, mais d’une ordonnance facile ; il se perd, d’un autre côté, dans une multiplicité et une variété infinies d’ornements. De sorte qu’à la plus haute généralité et simplicité s’opposent la plus grande particularité et variété de détails ; de même que, dans la méditation chrétienne, par une opposition semblable, l’âme, à mesure qu’elle s’enfonce dans un monde infini, le repeuple de choses finies, et se perd dans les détails et les particularités de ses minutieuses analyses. Ce contraste, d’ailleurs, doit inviter à la méditation, comme cette élévation éveille le sentiment du sublime. Du reste, la chose principale, dans ce mode de décoration, consiste à ne pas briser les lignes principales par la multiplicité et la variété des ornements, mais à les faire dominer et apparaître nettement à travers cette multiplicité, comme l’essentiel à qui tout se rapporte. C’est dans ce cas seulement que les édifices gothiques conservent la solennité de leur sérieux grandiose. De même que la méditation religieuse, tout en se promenant à travers les particularités du sentiment et tous les rapports de la vie individuelle, doit graver dans le cœur, en traits ineffaçables, les principes généraux et fixes, de même aussi les types fondamentaux de l’architecture doivent toujours tout ramener à ces lignes principales, devant lesquelles s’effacent les divisions, les interruptions et les ornements les plus divers.

Un second côté à considérer, dans l’ornementation de ces édifices, est également en harmonie avec le caractère de l’art romantique. Le romantique, en général, a, d’abord, pour principe, la concentration intérieure, le retour de l’âme sur elle-même. D’un autre côté, l’intérieur doit se refléter dans l’extérieur, et, de là, revenir sur lui-même. Or, dans l’architecture, c’est la masse visible et matérielle, étendue, dans laquelle est manifesté, autant que cela est possible, ce qu’il y a de plus spirituel. Avec de pareils matériaux, il ne reste plus autre chose à faire à la représentation artistique que de ne pas laisser la matière, la masse, régner dans sa matérialité même, mais de la percer, de la briser, de la morceler en tous sens, de lui enlever l’apparence de sa consistance naturelle et son indépendance propre. Sous ce rapport, les ornements, surtout à l’extérieur, qui montre moins la destination du temple, celle d’être une enceinte fermée, offrent l’aspect de la pierre partout sculptée et ciselée, d’un réseau jeté sur la surface entière. Et il n’existe aucune architecture qui, avec des masses aussi gigantesques, aussi pesantes, d’une aussi solide structure, offre, à un pareil degré de perfection, le type de la légèreté et de l’élégance.

3° Quant au mode et à la disposition des ornements, il est à remarquer qu’en dehors des ogives, des piliers, des cercles, etc., les formes rappellent le règne organique proprement dit. C’est ce qu’indique déjà cette masse percée à jour, façonnée et travaillée en tout sens. Viennent ensuite, expressément, les feuilles, les fleurons, les rosettes, et dans les entrelacements, à la manière des arabesques, des figures d’hommes et d’animaux, en partie réelles, en partie fantastiques. L’imagination romantique montre aussi, par là, dans l’architecture, sa richesse par des inventions et des combinaisons singulières d’éléments hétérogènes ; quoique, d’un autre côté, à l’époque du style gothique le plus pur, une répétition constante des mêmes formes simples ait été observée même dans les ornements, comme, par exemple, dans les ogives des fenêtres.

III. Des différents genres d’architecture romantique.

1° L’architecture antérieure à l’art gothique. – 2° L’architecture gothique proprement dite. – 3° L’architecture civile au moyen âge.

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Le dernier point, sur lequel j’ajouterai encore quelques mots, regarde les principales formes dans lesquelles s’est développée l’architecture romantique, quoiqu’il ne s’agisse ici, en aucune façon, de donner une histoire de cette branche de l’art.

i. Il faut bien distinguer de l’architecture gothique, telle que je l’ai décrite plus haut, ce qu’on appelle l’architecture romane, qui a son origine dans l’architecture romaine. La plus ancienne forme des églises chrétiennes rappelle celle des basiliques, puisque primitivement elles n’étaient autres que ces édifices publics de l’époque impériale, de grandes salles oblongues avec un comble en bois, telles que Constantin les abandonna aux chrétiens. Dans ces salles se trouvait une tribune. Lorsque les fidèles se réunissaient pour le service divin, le prêtre s’y plaçait pour chanter, pour parler ou pour lire ; ce qui peut avoir donné l’idée du chœur. L’architecture chrétienne emprunta, de la même manière, à l’architecture classique, les autres formes, comme, par exemple, l’usage des colonnes avec des pleins cintres, les rotondes et tout le mode d’ornementation, particulièrement dans l’empire romain d’Occident. Dans celui d’Orient, on paraît aussi être resté fidèle au même genre d’architecture jusqu’au temps de Justinien. Et, en même temps, ce qui fut bâti en Italie par les Ostrogoths et les Lombards conserva, dans les parties essentielles, le caractère fondamental du style romain. – Dans l’architecture postérieure de l’empire byzantin s’introduisirent plusieurs changements. Le centre est marqué par une rotonde supportée par quatre piliers et à laquelle s’adaptent ensuite différentes constructions pour les usages particuliers du rite grec, différent du romain. Mais il ne faut pas confondre avec cette architecture, particulière à l’empire byzantin, celle que l’on désigna par la dénomination générale d’architecture byzantine, et qui fut employée en Italie, en France, en Angleterre et en Allemagne jusqu’à la fin du douzième siècle.

ii. C’est au treizième siècle que se développa l’architecture gothique sous sa véritable forme, celle dont nous avons indiqué plus haut les principaux caractères. De nos jours, on a nié qu’elle nous vînt des Goths, et on l’a appelée allemande ou germanique[21]. Nous pouvons néanmoins conserver l’ancienne dénomination, qui est plus usitée. En Espagne, en effet, se trouvent des traces très anciennes de cette architecture, et qui indiquent un rapport avec les événements historiques, puisque les rois goths, refoulés dans les montagnes de l’Asturie et de la Galice, s’y maintinrent indépendants. Par là, sans doute, une affinité intime entre l’architecture gothique et l’architecture arabe paraît vraisemblable. Cependant elles sont essentiellement distinctes ; car le trait caractéristique de l’architecture arabe du moyen âge n’est pas l’ogive, mais ce qu’on appelle le fer à cheval. Et, d’ailleurs, des édifices qui sont destinés à tout un autre culte nous offrent une richesse et une magnificence orientales, des ornements semblables à des plantes, et d’autres décorations où se mêlent extérieurement le style romain et celui du moyen âge.

iii. Parallèlement à ce développement de l’architecture religieuse apparaît aussi l’architecture civile, qui reproduit, en le modifiant de son point de vue, le caractère des monuments religieux. Mais, dans l’architecture civile, l’art a encore une carrière peu étendue, parce qu’ici des fins bornées, ainsi qu’une multitude de besoins, réclament une satisfaction plus précise et ne laissent le champ libre à la beauté que dans les décorations. Outre l’eurythmie générale des formes et des proportions, l’art ne pourra bien se montrer que dans la décoration des façades, des escaliers, des fenêtres, des portes, des pignons, des tours, etc. ; de telle sorte, toutefois, que le but d’utilité reste le principe déterminant et dominant. Au moyen âge, c’est principalement l’habitation fortifiée, le château fort, qui apparaît comme le type principal, non seulement sur des hauteurs isolées et des collines escarpées, mais aussi dans les villes, où chaque palais, chaque habitation principale d’une famille, en Italie, par exemple, prenait la forme d’une petite forteresse ou d’un château. Les murs, les portes, les tours, les ponts-levis sont ici déterminés par le besoin, et sont seulement ornés et embellis par l’art. La solidité, la sûreté de défense, jointes à la magnificence grandiose, à l’individualité vivante des formes particulières et à leur harmonie, constituent ici le caractère principal de ce genre, dont la description nous mènerait trop loin.

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art des jardins.– Comme complément, enfin, nous pouvons encore mentionner brièvement l’art des jardins.

Cet art non seulement crée autour de l’homme une seconde nature destinée à son agrément ; il attire aussi dans son cercle, en les façonnant toutefois, les paysage de la nature, et les traite selon les règles de l’architecture, comme servant d’entourage à des édifices.

En ce qui touche l’art des jardins proprement dit, nous pouvons parfaitement distinguer en lui l’élément pittoresque de l’élément architectural. Le genre du parc, en effet, n’est pas, à proprement parler, architectonique. Il n’y a dans ces objets libres de la nature rien qui offre l’aspect d’une construction ; c’est un tableau qui laisse à ces objets leur caractère propre et s’efforce de reproduire la grande et libre nature. En effet, ce qui nous plaît dans ce paysage, dont la mobile variété met sous nos yeux des rochers, avec leurs grandes et rudes masses, des vallées, des bois, des prairies, des gazons, des ruisseaux qui serpentent, de larges fleuves, avec leurs rives animées, des lacs tranquilles, couronnés d’arbres, de bruyantes cascades, c’est que tout cela est réuni, resserré dans un même espace pour former un seul et même ensemble. C’est de cette façon que déjà l’art des jardins des Chinois présente des paysages entiers, avec des lacs et des îles, des rivières, des quartiers de rocher, etc. Dans de semblables parcs, surtout ceux de ces derniers temps, d’abord tout doit conserver la liberté de la nature elle-même ; tandis que, d’un autre côté, celle-ci est travaillée et façonnée avec art, sous les conditions du terrain donné ; ce qui constitue un désaccord qui ne peut être complètement levé. Il n’y a, sous ce rapport, rien qui soit de plus mauvais goût que l’affectation, partout visible, de l’absence de but, qu’une pareille violence qui vient de l’arbitraire. Sans compter que le caractère propre de régularité qui doit être dans les jardins a disparu. Un jardin, en effet, a pour destination de servir à l’agrément de la promenade, à la conversation dans un lieu qui n’est plus la nature proprement dite, mais la nature façonnée par l’homme pour son propre usage, pour lui servir d’entourage, en un mot, dans un lieu arrangé par lui et pour lui. Un grand parc, au contraire, surtout lorsqu’il est parsemé de petits temples chinois, de mosquées turques, de châtelets, de ponts, d’ermitages, que sais-je ? de toutes sortes de curiosités étrangères, prend déjà ainsi la prétention de fixer sur soi les regards ; on veut qu’il soit quelque chose, qu’il ait un sens par lui-même. Mais alors ce plaisir, qui est, en effet, bientôt satisfait, s’efface si vite que l’on ne peut, sans dégoût, regarder deux fois le même objet ; car cet ingrédient ne présente aux regards rien d’infini, rien qui exprime l’âme vivante de la nature ; et d’ailleurs, relativement à l’entretien, à la conversation dans la promenade, il n’est qu’une distraction ennuyeuse et importune.

Un jardin, comme tel, ne doit être qu’un agréable entourage, et rien de plus ; il ne doit point se faire valoir lui-même, ni distraire l’homme de l’homme, le faire sortir de son intérieur. L’architecture, avec ses lignes géométriques, avec l’ordre, la régularité, la symétrie, a ici sa place ; elle arrange et dispose les objets de la nature eux-mêmes architectoniquement. L’art des jardins des Mongols, de l’autre côté de la grande muraille, dans le Tibet, les paradis de la Perse, se conforment davantage à ce type. Ce ne sont nullement des parcs anglais, mais des salles, avec des fleurs, des fontaines, des jets d’eau, des cours, des palais, où l’homme séjourne au sein d’une nature magnifique, grandiose, où tout est disposé avec prodigalité pour les besoins et la commodité de l’homme. Mais c’est surtout dans l’art français des jardins que le principe architectonique a été appliqué. Il est le complément ordinaire de la construction des grands palais ; il plante les arbres en grandes allées, dans une parfaite régularité, les taille, élève des murs et des haies, et transforme ainsi la nature elle-même en une vaste habitation sous un ciel libre.


DEUXIÈME SECTION

SCULPTURE

INTRODUCTION

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A la nature inorganique, première manifestation de l’esprit, telle qu’elle apparaît artistiquement façonnée dans l’architecture, s’oppose l’esprit lui-même. C’est lui qui doit désormais faire le fond véritable des œuvres de l’art et de ses représentations. L’architecture, en effet, ne peut en offrir aux regards qu’un vague et imparfait symbole.

Assujettie aux lois de la pesanteur ou de la matière inerte, elle s’est vainement efforcée de créer de la pensée une expression plus claire et adéquate. L’art, donc, abandonne le règne inorganique pour passer dans un autre règne, où apparaît, avec la vie et l’esprit, une plus haute vérité. C’est sur ce chemin que parcourt l’esprit, en se détachant de l’existence matérielle, pour revenir sur lui-même, que nous rencontrons la sculpture.

Mais le premier pas que fait l’art dans cette région nouvelle n’est pas encore le véritable retour de l’esprit sur lui-même, la conscience réfléchie qu’il prend de sa nature intime, ce qui rendrait nécessaire un mode de manifestation purement immatériel. C’est ce qui arrive aux degrés supérieurs pour la poésie, la musique, et, quoiqu’à un degré moindre, pour la peinture elle-même. Mais l’esprit ne se saisit d’abord qu’autant qu’il s’exprime encore par l’existence corporelle. L’art qui prend pour objet ce moment du développement de l’esprit sera dès lors appelé à représenter l’individualité spirituelle sous la forme de la matière telle qu’elle apparaît immédiatement à nos sens.

Le corps proprement dit, c’est la matière étendue ; c’est la pierre, le métal, l’argile, en un mot, le solide avec ses trois dimensions. La forme qui convient ici à l’esprit, c’est le corps réel par lequel la sculpture représente l’esprit sous l’aspect de l’étendue complète.

1° Sous ce rapport, la sculpture se trouve encore au même degré que l’architecture. Elle s’en distingue, cependant, en ce qu’elle ne travaille pas la matière inorganique comme quelque chose d’étranger à l’esprit, de manière à en faire un simple appareil approprié à son usage. Elle représente, au contraire, l’être spirituel lui-même, ayant en soi sa propre fin, libre et indépendant, et cela, dans une forme corporelle qui convient essentiellement à son individualité. En même temps, elle offre aux yeux les deux termes, le corps et l’esprit, comme formant un seul et même tout, inséparables. L’œuvre de sculpture s’affranchit, dès lors, de la destination imposée à l’architecture, celle de servir à l’esprit de simple enveloppe matérielle. Elle existe par elle-même et pour elle-même. Malgré cette différence, l’image façonnée par la sculpture reste dans un rapport essentiel avec les objets qui l’environnent. On ne peut faire une statue, un groupe, encore moins un bas-relief, sans prendre en considération le lieu où ils doivent être placés. Et déjà cette appropriation à la nature extérieure, à la disposition de l’espace ou du local, doit exister dans la conception première. Par là, la sculpture conserve un rapport durable, principalement avec l’enceinte architecturale. La première destination des statues fut d’être faites pour les temples, d’être placées dans la cella, de même que la peinture fournit des tableaux d’autel aux églises chrétiennes. Or les statues ne sont pas seulement destinées aux temples et aux églises : les salles, les escaliers, les jardins, les places publiques, les portes, les colonnes isolées, les arcs de triomphe, sont animés et, en quelque sorte, peuplés par les images de la sculpture. Il y a plus : indépendamment du local, chaque statue exige, comme sa place, son terrain propre, un. piédestal. – Mais c’en est assez sur les rapports de la sculpture et de l’architecture.

2° Si nous comparons la sculpture avec les autres arts, avec la poésie et la peinture en particulier, il semble que la sculpture qui offre la forme humaine animée par l’esprit, paraît posséder la manière la plus conforme à la nature de. représenter le principe spirituel. La peinture et la poésie seraient, au contraire, moins naturelles. La première, en effet, au lieu des trois dimensions de l’étendue, n’emploie que la surface. Quant au discours, il exprime encore moins le corporel, dont il ne transmet l’idée que par les sons, signes artificiels et inétendus. – Mais si l’image créée par la sculpture paraît offrir quelque chose de plus naturel, précisément cette forme corporelle ne répond pas à la vraie nature de l’esprit. Celui-ci, au contraire, ne s’exprime bien que par la parole, par les actions qui révèlent et développent sa pensée intime, et le montrent tel qu’il est. Sous ce rapport, la sculpture est inférieure surtout à la poésie. Les arts du dessin, il est vrai, l’emportent par la clarté plastique, qui nous met sous les yeux la forme corporelle. La poésie ne peut décrire la figure de l’homme, sa chevelure, son front, ses jolies, sa taille, son vêtement, son maintien. Elle ne le fait pas avec la même précision et la même exactitude ; mais, ce qui lui manque sous ce rapport, l’imagination y supplée. Celle-ci, d’ailleurs, n’a pas besoin, pour se les représenter, d’une détermination aussi exacte et aussi détaillée. La poésie montre, avant tout, l’homme en action, l’homme agissant en vertu de ses idées et de ses passions, accomplissant sa destinée dans les diverses circonstances de la vie ; elle reproduit ses impressions, ses discours, les révélations de son âme, les événements extérieurs.

C’est ce que ne peut faire la sculpture, ou du moins ce qu’elle fait très imparfaitement. Elle n’est capable de représenter ni les sentiments internes de l’âme, ni les passions déterminées qui l’agitent, ni une suite d’actions, comme le fait la poésie. Elle n’offre le caractère général de l’individu qu’autant que le corps l’exprime dans un moment déterminé, et cela sans mouvement, sans action vivante, sans développement.

3° Elle le cède aussi, sous ce rapport, à la peinture. Dans la peinture, en effet, par la couleur du visage, la lumière et les ombres, l’expression de l’esprit non seulement acquiert, dans le sens du naturel, une plus grande exactitude matérielle, mais elle y gagne, surtout du côté du caractère physiognomique et pathognomique, une vérité et une vitalité supérieures.

Dès lors, ou pourrait croire qu’il manque quelque chose à la sculpture, et qu’elle ferait bien d’ajouter à sa prérogative de reproduire les trois dimensions les avantages de la peinture. N’est-ce pas, en effet, arbitrairement qu’elle abandonne à celle-ci la couleur ? N’est-ce pas une pauvreté, une maladresse d’exécution que de se borner à un seul côté de la réalité, à la forme matérielle, et de s’abstraire à un tel point ? – La réponse est facile. La forme que représente la sculpture n’est, il est vrai, qu’un côté abstrait du corps humain, réel et vivant ; elle n’offre aucune diversité de couleurs et de mouvements. Mais cela n’est pas pour elle une imperfection ; ce sont les bornes que l’art s’est posées à lui-même, en vertu de son essence, dans l’emploi de ses matériaux et dans son mode de représentation. Chaque art a un fond déterminé et un mode de représentation artistique distincts de tous les autres. Il en est de l’art comme des diverses sciences. La géométrie ne s’occupe que de l’espace ; la jurisprudence du droit, etc. L’art, comme toute création de l’esprit, procède par degrés. Ce qui est séparé dans la pensée, quoique non dans la réalité, il le sépare également. Il maintient par conséquent ces degrés fortement distincts, pour les développer selon leurs caractères déterminés. Ainsi, dans les matériaux étendus sur lesquels s’exercent les arts du dessin, on doit distinguer par la pensée, et séparer l’un de l’autre, le corps proprement dit, avec la totalité de ses dimensions et sa forme abstraite, l’apparence visible en soi, plus particularisée, plus vivante sous le rapport de la diversité des couleurs. La sculpture s’arrête au premier degré, à la forme humaine proprement dite, qu’elle façonne comme un corps stéréométrique, d’après sa simple configuration déterminée par les dimensions de l’espace.

En un mot, l’art qui, le premier, a pour objet la forme du corps humain comme expression de l’esprit, ne va, dans cette représentation, que jusqu’au premier mode de l’existence naturelle, jusqu’à la simple manifestation dans la lumière, sans admettre la couleur. C’est à ce degré que s’arrête la sculpture ; car les arts du dessin, qui ne peuvent, comme la poésie, embrasser la totalité des apparences visibles en s’adressant à l’imagination, doivent les développer séparément.

Nous nous trouvons donc placés ici entre les deux points extrêmes : 1° la nature inorganique, telle que l’architecture la transforme en un symbole purement indicatif de l’esprit ; et 2° l’expression de l’âme repliée sur elle-même, personnelle et libre, dans la particularisation complète de toutes ses tendances, passions, actions, etc. Ici domine encore la généralité substantielle de l’esprit, de ses fins, de ses traits caractéristiques, etc. A ce point intermédiaire, et dans cette généralité, l’âme participe du corps ; elle implique même l’existence corporelle, dont elle est inséparable. L’esprit est comme fondu avec la forme extérieure et visible.

Ici se précisent deux points déjà plus haut indiqués : 1° La sculpture, avons-nous dit, au lieu de se servir, pour son mode d’expression, de représentations symboliques qui se bornent à indiquer l’esprit, emploie la forme humaine qui le manifeste réellement. Dès lors, comme représentation de l’âme privée de passion et de sentiment déterminé, elle peut d’autant mieux se contenter de l’extérieur de la forme humaine en elle-même, dans laquelle l’âme est comme répandue sur tous les points. Telle est aussi la raison pour laquelle la sculpture ne représente pas l’esprit en action, dans une succession de mouvements ayant un but déterminé, ni engagé dans des entreprises et des actions qui manifestent un caractère. Elle le présente, en quelque sorte, restant objectif, et par conséquent, de préférence, dans une attitude calme, ou lorsque le mouvement et le groupement n’indiquent qu’un premier commencement d’action. Mais elle se garde bien de représenter l’âme entraînée dans toutes les collisions, les luttes intérieures ou extérieures, ou se développant dans une multiplicité d’actions extérieures. Aussi, par cela même que la sculpture offre à nos yeux l’esprit absorbé dans la forme corporelle destinée à le manifester par son ensemble, il lui manque le point essentiel où se concentre l’expression de l’âme comme âme, le regard de l’œil, ainsi que nous le ferons voir avec plus de développement par la suite. – 2° D’un autre côté, comme la sculpture n’a pas pour objet l’individualité qui se particularise, qui se déploie dans une multiplicité d’actions, elle n’a pas non plus besoin, pour son mode de représentation, comme la peinture, de la magie des couleurs qui, par la finesse et la variété de leurs nuances, sont propres à exprimer toute la richesse des traits particuliers du caractère et à manifester l’âme tout entière, avec tous les sentiments qui l’agitent. Encore moins lui est-il nécessaire d’exprimer ce qui se passe dans ses intimes profondeurs par le regard de l’œil. La sculpture ne doit pas admettre les matériaux dont elle n’a pas encore besoin au degré particulier où elle s’arrête. Elle n’emploie, par conséquent, que la forme et les dimensions totales du corps, non les couleurs de la peinture. L’image façonnée par la sculpture est, dans sa totalité, d’une seule couleur, de marbre blanc, par exemple ; elle n’offre aucune variété de couleurs. Les métaux sont aussi à son service, cette matière première, uniforme, identique à elle-même, qui offre comme l’aspect d’une lumière ruisselante, sans opposition ni harmonie de couleurs.

C’est une chose qui montre le grand sens et le génie des Grecs, que d’avoir saisi ce point et d’avoir su le maintenir. A la vérité, la sculpture grecque, à laquelle nous devons surtout nous arrêter, nous offre des exemples de statues de diverses couleurs ; mais d’abord il faut distinguer le commencement et la fin de l’art de ce qu’il a produit à l’époque de sa plus haute perfection. Pareillement, nous devons écarter ce qui a été introduit dans l’art par l’élément traditionnel ou religieux. La sculpture a, dû parcourir plusieurs degrés antérieurs avant d’atteindre à sa forme définitive, et ses commencements sont très différents du haut point de perfection où elle est parvenue plus tard. Les ouvrages de l’ancienne sculpture sont de bois peint : telles sont les idoles égyptiennes ; on en trouve aussi de pareilles chez les Grecs. Mais on doit exclure de semblables objets de la sculpture proprement dite, lorsqu’il s’agit de déterminer son idée fondamentale. On ne peut donc nier qu’il ne se présente plusieurs exemples de statues peintes ; mais plus le goût artistique se développe, plus la sculpture « se débarrasse du luxe clos couleurs, qui ne lui convient pas. Vêtue de blanc, elle ne se servit au contraire de la lumière et des ombres qu’afin de donner à ses œuvres plus de douceur et de calme, et de répandre sur elles une clarté bienfaisante pour les yeux du spectateur. » (Meyer.) – Contre l’uniformité de couleur du marbre, on peut objecter, sans doute, non seulement les nombreuses statues d’airain, mais bien plus encore les grands et les plus beaux ouvrages qui, comme le Jupiter de Phidias, étaient de diverses couleurs. Mais il n’est pas question de l’absence de couleur considérée d’une manière aussi abstraite et aussi absolue. D’abord l’ivoire et l’or ne sont encore nullement l’emploi des couleurs de la peinture. Ensuite les divers ouvrages d’un art particulier ne maintiennent pas toujours, dans la réalité, l’idée fondamentale dans une aussi stricte invariabilité ; ils sont obligés de se prêter d’une manière plus vivante à des fins diverses ; ils ont un local différent, et par là s’harmonisent avec des circonstances extérieures qui, dès lors, modifient leur type propre. Ainsi les images de la sculpture étaient souvent faites d’une matière riche comme l’or et l’ivoire ; elles étaient assises sur des sièges magnifiques, ou reposaient sur un piédestal lui-même façonné avec art et où le luxe avait déployé ses prodigalités. Elles avaient des ornements précieux, afin que le peuple, en contemplant des ouvrages d’une telle magnificence, pût, en même temps, jouir du spectacle de sa puissance et de sa richesse. La sculpture, en particulier, par cela même qu’elle est un art plus simple, ne se renferme pas dans cette simplicité abstraite ; elle apporte avec elle beaucoup d’accessoires qui tiennent à l’élément traditionnel et stationnaire, au local, aux origines. Elle fait aussi beaucoup de concessions au besoin d’originalité qui caractérise l’esprit populaire ; car l’homme de la vie active demande une variété qui réjouisse l’œil ; il veut qu’on occupe ses sens et son imagination sous plusieurs aspects. Il en est ici comme de la lecture des tragédies grecques, qui ne nous donne aussi l’œuvre d’art que dans la forme abstraite. Dans la réalité, à la pièce s’ajoutent la représentation par des acteurs vivants, le costume, les décorations scéniques, la danse et la musique. De même aussi, l’image de la sculpture, dans sa réalité extérieure, ne manque pas d’accessoires variés. Mais nous avons ici seulement à nous occuper de l’œuvre de la sculpture en elle-même ; ces côtés extérieurs ne doivent pas nous empêcher de comprendre l’idée la plus intime de la chose, dans son caractère de simplicité et d’abstraction.

division. – La sculpture forme le centre de l’idéal classique. Le point central de notre étude sera donc la manière dont la sculpture atteint à l’idéal classique et le réalise.

 L’étude plus spéciale et la théorie de cet art doivent nous le faire considérer :

1° dans son principe ;

dans son idéal ;

3° dans les matériaux qu’il emploie, ainsi que dans ses divers modes de représentation et les principales époques de son développement historique.


 

CHAPITRE PREMIER

DU PRINCIPE DE LA VÉRITABLE SCULPTURE.

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La sculpture, considérée en général, réalise ce prodige, que l’esprit s’incarne tout à fait dans la matière, et la façonne de telle sorte, qu’il devient présent en elle et y reconnaît sa parfaite image. Ce que nous avons à considérer, sous ce rapport, se rattache aux points suivants :

Quelles sont les manières d’être de l’esprit, susceptibles d’être représentées dans cet élément de la simple forme ou de l’étendue visible ?

Comment les formes de l’étendue doivent-elles être façonnées pour manifester l’esprit dans la belle forme corporelle ?

Ce que nous avons à considérer ici, en général, c’est l’unité de l’ordo rerum extensarum et de l’ordo rerum idearum[22], la première belle union de l’âme et du corps, en tant que l’esprit, l’élément. intérieur, dans la sculpture, ne s’exprime que dans la forme corporelle.

En troisième lieu, cette union répond à ce que nous avons à connaître comme constituant l’idéal classique. De sorte que la plastique ou la sculpture sera donnée comme l’art proprement dit de l’idéal classique. Nous avons donc à traiter dans ce chapitre :

1° Du fond essentiel de la sculpture ;

2° De la belle forme dans la sculpture ;

3° De la sculpture comme idéal de l’art classique.


I. Du fond essentiel de la sculpture.

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Nous ne pouvons que répéter ici ce qui a été dit plus haut : l’objet des représentations de la sculpture, c’est l’esprit substantiel, non encore replié sur lui-même et incarné dans une forme corporelle. C’est l’individualité spirituelle dans son essence, avec son caractère général, universel, éternel, l’esprit élevé au-dessus des inclinations, des caprices, des impressions passagères. Aussi toute cette face du principe personnel doit être exclue des représentations de la sculpture.

1° Le spirituel, dans cette indépendance parfaite et absolue, cette existence de l’esprit non particularisée, inaltérable, c’est ce que nous nommons le divin, en opposition avec l’existence finie, qui se développe au milieu des accidents et des hasards dans le monde de la diversité, de la contradiction, de la variété et du mouvement. La sculpture, sous ce rapport, doit représenter le divin en soi, dans son calme infini et sa sublimité, éternel, immobile, sans personnalité tout à fait subjective, sans désaccord d’action ou de situation. Et si maintenant elle passe à une détermination plus précise, à quelque chose d’humain dans la forme et le caractère, elle doit encore ici n’admettre que l’invariable et le fixe, cette détermination dans sa substance, choisir celle-ci pour former le fond de la représentation, non l’accidentel et le passager ; car la spiritualité objective ne descend pas jusqu’à la particularité changeante et fugitive, qui est le propre de la subjectivité envisagée comme simple individualité. Dans un récit biographique, par exemple, où l’on raconte les accidents variés et les actions d’un individu, cette complication d’événements divers, d’actions et de particularités, se termine ordinairement par une description du caractère de l’individu, description qui résume tous ces détails dans des qualités générales, comme bon, juste, brave, esprit élevé, etc. De pareilles qualités sont la nature fixe d’un individu, tandis que les autres particularités n’appartiennent qu’à sa manifestation accidentelle. Or cet élément fixe, c’est aussi ce que la sculpture doit représenter comme constituant uniquement la vraie individualité. Cependant elle ne fait pas, en quelque sorte, de ces qualités générales de simples allégories ; elle crée de véritables individus, les conçoit et les représente dans leur spiritualité objective, comme des êtres complets et parfaits en soi, dans un repos absolu, affranchis de toute influence étrangère. Pour chaque personnage de la sculpture, le substantiel est toujours le principe essentiel, et ni la réflexion et le sentiment personnel, ni les particularités superficielles et changeantes ne peuvent jamais dominer. L’éternel, dans les dieux et dans les hommes, dépouillé de l’arbitraire et de la personnalité accidentelle, doit être représenté dans sa parfaite et inaltérable clarté.

2° Un autre point à considérer est celui-ci : le fond de la sculpture, par cela même que l’élément matériel exige une représentation extérieure suivant les trois dimensions du solide, ne peut être le spirituel comme tel, c’est-à-dire l’âme repliée sur elle-même et absorbée en soi, mais le spirituel qui commence à prendre conscience de soi dans un autre lui-même, le corps. La sculpture ne doit admettre pour objet de ses représentations que ce qui, dans la nature même et l’essence objective de l’esprit, se laisse parfaitement exprimer dans la forme extérieure ou corporelle. Autrement elle choisit un fond que son élément matériel n’est plus capable de recevoir et de représenter convenablement.

II. De la belle forme dans la sculpture.

1° Exclusion des particularités de la forme. – 2° Exclusion des airs du visage. – 3° L’individualité substantielle.

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Le fond de la sculpture étant déterminé, quelles sont les formes corporelles appelées à l’exprimer ? Dans l’architecture classique, la maison est, en quelque sorte, le squelette anatomique trouvé d’avance, à qui l’art doit ensuite donner la forme. De même, la sculpture trouve le type fondamental de ses représentations dans la forme humaine. Mais si la maison est déjà une invention de l’homme, quoique non encore une création artistique, la structure du corps humain apparaît comme un produit de la nature indépendant de l’homme. Par conséquent le type fondamental de la sculpture est donné et non inventé par lui. Néanmoins, que la forme humaine appartienne à la nature, c’est une expression très vague sur laquelle nous devons d’abord nous entendre.

Dans la nature, en particulier dans le règne animal, la série ascendante des formes répond à la série parallèle des moments ou développements de l’idée. C’est ce qui a été indiqué plus haut, à l’article du beau dans la nature (première partie, chap. II). Le prouver n’est pas ici de notre sujet. C’est à la philosophie de la nature à expliquer cette correspondance mutuelle de l’idée et de la forme corporelle, de l’âme et du corps ; à elle de faire voir jusqu’à quel point ce sont les côtés particuliers de l’âme elle-même qui partout sont réalisés dans la forme du corps et la structure des divers organes. Or la forme humaine n’est pas, comme la forme animale, seulement le corps de l’âme, mais celui de l’esprit. Il ne faut pas confondre l’esprit et l’âme. L’âme n’est que le principe de vie qui anime le corps ; l’esprit, c’est l’être qui a conscience de lui-même, qui possède la conscience réfléchie de sa nature intime, de ses sentiments, de ses pensées, des fins auxquelles il aspire. – Avec cette énorme différence de la vie animale et de la vie spirituelle, il peut paraître étrange que le corps humain montre une telle analogie avec la forme animale. C’est que l’esprit est à la fois esprit et âme, puisqu’il est vivant. Comme tel, il doit revêtir une forme qui répond à l’organisme animal ; mais aussi, à cause de sa supériorité, il se façonne un corps à lui, où apparaissent les idées et les sentiments qui lui sont propres. Ainsi le corps humain n’est pas un être simplement physique. Dans sa forme et dans sa structure, il manifeste en quelque sorte l’existence sensible et naturelle de l’esprit. Ensuite, comme objet plus élevé, il doit se distinguer d’autant plus de la forme animale, exprimer des idées et des sentiments d’un ordre supérieur.

C’est de ce principe que nous devons partir ici. La forme humaine, comme expression de l’esprit, est donnée à l’artiste. Il ne la trouve pas seulement en général, mais en particulier ; individuellement dans tel ou tel type, comme servant à refléter les sentiments intérieurs de l’esprit, dans la forme, les traits, le maintien et les habitudes du corps.

Quant à un accord plus déterminé de l’âme et du corps, il est difficile ici d’établir des caractères précis. Nous remarquerons seulement qu’il ne faut pas confondre cette manière d’envisager, dans les œuvres de la sculpture, la correspondance parfaite de l’âme et des formes du corps avec la pathognomonique ou physiognomonique, l’étude des traits de la physionomie, etc. La science de Gall ou de Lavater, qui étudie la correspondance des caractères avec certains traits du visage ou les formes de la tête, n’a rien de commun avec l’étude artistique des ouvrages de la statuaire. Ceux-ci semblent, il est vrai, nous inviter à cette étude ; mais le point de vue est tout autre, c’est celui de l’accord harmonieux et nécessaire des formes d’où résulte la beauté. Le fond de la sculpture exclut précisément toutes les particularités du caractère individuel, auxquelles s’attache le physionomiste.

On peut dès lors établir les principes suivants :

1° En raison même du fond que la sculpture est appelée à représenter, l’œuvre de la sculpture ne doit représenter que l’élément fixe, général, régulier, invariable dans la forme humaine, quoiqu’il soit nécessaire de l’individualiser, de telle sorte que ce ne soit pas seulement l’idée abstraite qui soit mise sous nos yeux, mais une forme individuelle fondue de la manière la plus intime avec elle.

D’un autre côté, la sculpture, comme nous l’avons vu, doit s’affranchir de la personnalité accidentelle et de son expression, dans ce qui constitue son élément essentiel et interne. Par là il est interdit à l’artiste de vouloir, en ce qui regarde la physionomie, aller jusqu’à la représentation des airs de visage. Car les airs que l’on se donne ne sont autre chose que la manifestation de ce qu’il y a de plus personnel, de plus particulier dans le caractère individuel et dans les sentiments, les pensées, la volonté. L’homme, dans son air et ses gestes, exprime seulement la manière dont il se sent précisément comme individu, soit qu’il s’occupe simplement de lui-même, soit qu’en outre il se réfléchisse dans ses rapports avec les objets extérieurs ou avec ses semblables. Que l’on examine, par exemple, surtout dans les petites villes, les hommes qui passent dans la rue. Chez la plupart on voit, dans leurs gestes et leurs airs, qu’ils ne sont occupés que d’eux-mêmes, de leur parure et de leurs vêtements, en général de leur personne, ou bien qu’ils sont occupés des autres passants, ou de quelques raretés et bagatelles. Les airs de fierté, d’envie, de suffisance, etc., sont de ce genre. Mais l’air de la personne peut aussi avoir son principe dans un autre sentiment, dans la comparaison de l’existence absolue avec sa propre existence particulière. L’humilité, la fierté, l’air menaçant ou craintif, sont de cette espèce. Dans une telle comparaison apparaît déjà la séparation du sujet, comme tel, et de l’universel. Le sentiment du substantiel finit toujours par un retour sur soi-même ; de sorte que c’est le moi, et non la substance, qui en est le fond dominant. Or ni cette séparation ni cette prépondérance du sujet individuel ne peut caractériser la forme, qui reste sévèrement fidèle au principe de la sculpture.

2° Enfin, outre les airs proprement dits, l’expression de la physionomie renferme beaucoup de choses qui se reflètent passagèrement sur le visage et dans la contenance de l’homme : un sourire fugitif, un regard où l’œil irrité lance une flamme soudaine, un air de dédain rapidement effacé, etc. La bouche, l’œil, surtout, offrent, sous ce rapport, la plus grande mobilité et la capacité de recevoir et d’exprimer chaque nuance de la passion, chaque mouvement déterminé de l’âme. La sculpture doit s’interdire des choses aussi passagères, qui sont un objet convenable pour la peinture. Elle doit, au contraire, se renfermer dans les traits permanents de l’expression de l’esprit, les fixer et les reproduire sur le visage, et aussi dans le maintien et les formes du corps.

3° Ainsi le problème de la représentation sculpturale consiste en ceci : incarner dans la forme humaine le principe spirituel dans sa nature, à la fois générale et individuelle, mais non encore particularisée et subjectivement repliée sur elle-même ; mettre ces deux termes dans une parfaite harmonie, en n’offrant que les traits généraux et invariables des formes qui correspondent à l’élément spirituel, et en écartant ce qui est accidentel et passager, bien que la figure ne doive pas manquer d’individualité. Un aussi parfait accord entre l’extérieur et l’intérieur, tel que la sculpture doit le réaliser, nous conduit au troisième point que nous avons à examiner.


III. La sculpture comme idéal de l’art classique.

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La première conséquence à tirer des considérations précédentes, c’est que la sculpture est, plus que tous les autres arts, affectée à l’idéal. En effet, à cause, à la fois, de la clarté de son objet qui se conçoit comme esprit, et de la parfaite appropriation de la forme à cette idée, elle est en dehors de l’art symbolique. D’un autre côté, elle ne va pas encore jusqu’à ce degré de subjectivité intérieure où l’âme étant tout absorbée en elle-même, la forme extérieure devient indifférente. Elle constitue, par conséquent, le centre de l’art classique. A la vérité, l’idéalité classique ne se montre pas tout à fait étrangère à l’architecture symbolique et romantique ; néanmoins, l’idéal, dans sa sphère propre, n’est pas la plus haute loi de ces formes générales de l’art ni de ces arts, parce qu’ils n’ont pas, comme la sculpture, pour objet la représentation de l’individualité libre, du caractère rendu visible, de la belle et libre nécessité. La figure et la forme des personnages de la sculpture doivent sortir de l’imagination de l’artiste, pures de tout alliage, dégagée de toute accidentalité morale ou physique. Aucune prédilection particulière pour les particularités de passion, de plaisir, de désirs, pour les caprices, les saillies et les fantaisies, ne doit s’y trahir. Ce qui est ordonné à l’artiste, au moins dans ses plus hautes représentations, c’est, on l’a vu, de représenter uniquement l’esprit sous une forme corporelle, avec les traits simplement généraux de la structure et de l’organisme du corps humain. Son invention se borne en partie à savoir établir un accord entre l’intérieur et l’extérieur, en partie à donner au personnage le degré juste d’individualité où celle-ci incline encore à l’universel, et par là se marie avec lui. La sculpture doit faire comme font les dieux dans leur propre domaine, qui créent d’après des idées éternelles, et laissent à la créature le soin d’achever sa liberté et sa personnalité dans le monde réel. Les théologiens établissent également une différence entre ce que Dieu fait et ce que l’homme accomplit dans sa présomption et sa volonté arbitraire. L’idéal plastique est au-dessus de pareilles questions. Il occupe ce milieu de la félicité divine et de la libre nécessité, où ni l’abstraction de la généralité ni l’arbitraire de la particularité n’ont plus de valeur et de signification.

Ce sens du vrai caractère plastique, de l’union de l’humain et du divin, fut principalement propre à la Grèce. Soit qu’on l’envisage dans ses poètes ou ses orateurs, soit qu’on l’étudie dans ses historiens ou ses philosophes, on ne l’a pas encore saisie à son point central, si l’on n’apporte, comme la clef qui en donne l’explication, le point de vue de la sculpture. C’est de ce point de vue de la plastique, qu’il faut considérer, je ne dis pas seulement les héros épiques et dramatiques, mais aussi les hommes d’État et les philosophes qui appartiennent à l’histoire. Les hommes d’action eux-mêmes, aussi bien que les poètes et les penseurs, ont, dans les beaux jours de la Grèce, ce même caractère plastique, général à la fois et individuel, et cela à l’extérieur comme à l’intérieur. Ils se lèvent grands et libres sur la base de leur forte et substantielle individualité, se créant d’eux-mêmes, se formant ce qu’ils furent et voulurent être. Le siècle de Périclès fut particulièrement riche en pareils caractères : Périclès lui-même, Phidias, Platon et surtout Sophocle ; de même aussi, Thucydide, Xénophon, Socrate, chacun dans son genre, sans que l’un fût moindre par la comparaison avec les autres. Tous en soi sont ces hautes natures d’artistes, ces artistes idéaux d’eux-mêmes, des individus d’un seul jet, des œuvres d’art qui sont là comme des images des dieux immortels, chez lesquels rien n’est passager et sujet à la mort. Le même caractère plastique se retrouve dans les œuvres d’art qui représentent la force ou la beauté du corps, chez les vainqueurs des jeux Olympiens, jusque dans l’apparition de Phryné, qui, comme la plus belle des femmes, sortait nue des eaux devant la Grèce entière.


CHAPITRE Il

L’IDÉAL DE LA SCULPTURE

I. Caractère général de la forme idéale dans la sculpture.

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Nous avons déjà vu précédemment quel est le principe général de l’idéal classique ; par conséquent il ne s’agit ici que de la manière dont ce principe se réalise par la sculpture sous la forme humaine. Un point élevé de comparaison est fourni par la différence entre le maintien et la physionomie, qui chez l’homme manifestent l’esprit, et l’extérieur des animaux, qui ne s’élève pas au-dessus de la simple expression de la vie physique, et reste en harmonie avec les besoins naturels, ainsi qu’avec la structure de l’organisme animal approprié à ces besoins. Cependant cette mesure est encore indéterminée, parce que la forme humaine, soit quant à l’extérieur du corps, soit quant à l’expression, n’offre nullement par elle-même un caractère idéal. Loin de là, nous pouvons, d’après les beaux modèles de la sculpture grecque, nous faire une idée du chemin que l’idéal avait à faire pour arriver à l’expression spirituellement belle de ses figures.

Sous ce rapport, comme en ce qui touche à l’amour vrai et à la vive intelligence de l’art, c’est surtout Winckelmann qui, par le talent avec lequel il sait reproduire dans son style les chefs-d’œuvre qu’il décrit, par la justesse de ses jugements et de ses réflexions, a banni les vagues discours sur l’idéal de la beauté grecque, en caractérisant les formes des parties en détail et avec précision, travail seul vraiment instructif. On peut, sans doute, ajouter de nouvelles remarques de détail, et montrer en cela de l’esprit et de la sagacité, faire ses réserves, etc. Mais on doit se garder, en s’abandonnant à de pareils détails, ou à cause de quelques erreurs, d’oublier le point principal par lui établi. Quelques développements que prennent les connaissances positives, ce point doit toujours être présupposé comme l’essentiel. Néanmoins, on ne peut le nier, depuis la mort de Winckelmann, non seulement la connaissance des ouvrages de la sculpture antique s’est étendue sous le rapport de leur quantité, mais aussi, en ce qui concerne le style de ces ouvrages et l’appréciation de leur beauté, elle repose sur un principe plus solide. Winckelmann avait, à la vérité, sous les yeux un grand nombre de statues égyptiennes et grecques ; mais, à une époque plus récente, il faut ajouter l’étude plus immédiate des sculptures éginétiques aussi bien que des chefs-d’œuvre attribués à Phidias, et que l’on doit regarder comme appartenant à son temps, ou exécutés sous sa direction. En un mot, nous sommes plus familiarisés avec un grand nombre de sculptures, de statues et de bas-reliefs qui, sous le rapport de la sévérité du style idéal, doivent être attribués à l’époque la plus florissante de l’art grec. Nous devons, comme on sait, ces monuments admirables de la sculpture grecque aux efforts de lord Elgin, qui, étant ambassadeur en Turquie, enleva du Parthénon, à Athènes, et aussi dans les autres villes grecques, des statues et des bas-reliefs d’une grande beauté, et les transporta en Angleterre. L’intérêt de tous les connaisseurs et de tous les amis des arts a été appelé sur l’époque et le mode de la sculpture grecque, qui, dans la sévérité encore pure de son style, constitue la grandeur propre et l’élévation de l’idéal. Ce que l’opinion publique a prisé dans les ouvrages de cette époque, ce n’est pas la grâce des formes et des poses, ni le charme de l’expression, qui, déjà, comme au temps qui suivit Phidias, affecte de se produire au dehors et qui a pour but l’agrément du spectateur ; ce n’est pas non plus l’élégance et la hardiesse de l’exécution ; mais ce qui a excité d’universels éloges, c’est l’expression de force, de liberté, d’indépendance empreinte dans ces figures. L’admiration surtout a été à son comble en ce qui regarde la libre vitalité qui partout pénètre et s’assujettit la matière. L’artiste a su, en effet, amollir et animer le marbre, lui communiquer la vie et lui donner une âme. En particulier, lorsque la louange est épuisée, elle revient toujours à la représentation du fleuve couché, qui appartient à ce qu’il y a de plus beau parmi les ouvrages conservés de l’antiquité.

La vitalité de ces œuvres consiste en ce qu’elles sortent libres de l’esprit de l’artiste. A ce degré, l’artiste ne se contente pas de donner une idée, en quelque sorte générale, de ce qu’il veut représenter, par certains contours, certaines indications, et par une expression générale. Il n’adopte pas non plus, quant à la forme individuelle et aux détails, les formes telles qu’il les trouve accidentellement dans le monde extérieur. Il ne s’attache pas à reproduire ces accidents avec une minutieuse fidélité ; mais il sait, dans une création originale et libre, mettre les particularités, les détails individuels qui appartiennent à la nature réelle, en harmonie avec les traits généraux de la forme humaine, accord d’où résulte une figure individuelle qui se montre parfaitement pénétrée du fond spirituel qu’elle est appelée à représenter, et où se manifestent en même temps la vitalité propre, la conception et l’inspiration de l’artiste. Le fond général n’est pas inventé par lui ; il lui est fourni tout entier par la mythologie et par la tradition. De même, il trouve aussi d’avance la forme humaine avec ses proportions générales et même ses caractères particuliers ; mais l’individualisation libre et vivante qu’il répand dans toutes les parties est sa conception propre, son œuvre, le produit de son talent.

L’effet, la magie de cette vitalité et de cette liberté sont uniquement produits par l’exactitude, le soin scrupuleux avec lesquels sont travaillées toutes les parties ; ce qui suppose la connaissance la plus précise de l’organisation de ces parties et l’habitude de les saisir en mouvement comme au repos. La manière et le mode selon lesquels les divers membres, dans chaque état de repos et de mouvement, se placent, s’étendent, s’arrondissent, s’effacent, etc., doivent être exprimés avec la dernière fidélité. Nous trouvons cette exécution et cette disposition parfaites dans tous les ouvrages antiques, et l’animation est atteinte uniquement par un soin et une vérité infinis. L’œil, lorsqu’il considère de pareils ouvrages, ne peut d’abord, sans doute, clairement reconnaître une foule de détails qui n’apparaissent que quand ils sont éclairés d’une certaine manière par une forte opposition de la lumière et des ombres, ou qui ne sont reconnaissables qu’au toucher. Mais, quoique ces nuances délicates ne se laissent pas remarquer au premier coup d’œil, l’expression générale qu’elles produisent n’est cependant pas perdue. Elles ressortent, en partie, dans une autre position du spectateur. C’est essentiellement là ce qui produit l’impression de fluidité organique de tous les membres et de leurs formes. Ce souffle de l’animation, cette âme des formes matérielles, provient de ce que chaque partie, d’ailleurs parfaitement représentée en soi, grâce à la richesse et à la facilité des transitions, reste dans une dépendance permanente non seulement avec la plus voisine, mais avec le tout. La statue, ainsi, est animée sur chaque point ; en même temps, les plus petits détails sont conformes au but ; tout a sa différence, son caractère propre et sa signification, et néanmoins se fond avec l’ensemble. De sorte que le tout se laisse lui-même reconnaître dans les parties, et que chaque partie séparée conserve l’intérêt d’un tout non divisé. La peau, quoique la plupart des statues soient endommagées et rongées par l’air à la surface, paraît molle, élastique, et à travers le marbre même bouillonne encore la force pleine du feu de la vie, dans cette tête de cheval, par exemple, qui est un morceau inimitable. Cette fusion réciproque des contours organiques, qui se combine avec l’exactitude la plus scrupuleuse dans les détails, sans former des surfaces trop régulières ou quelque chose de circulaire et de convexe, est ce qui produit avant tout cette atmosphère de vie, cette mollesse, cette idéalité de toutes les parties, cette harmonie qui répand comme un souffle spirituel sur l’ensemble.

Quelle que soit, toutefois, la fidélité avec laquelle les formes sont exprimées dans les détails et dans l’ensemble, elle ne va pas jusqu’à copier la nature en elle-même ; car la sculpture n’a toujours affaire qu’à la forme abstraite. Elle doit, par conséquent, d’une part, abandonner ce qui, dans le corps est purement physique, c’est-à-dire ce qui est simplement affecté aux fonctions naturelles. D’un autre côté, elle ne peut aller jusqu’à particulariser les accessoires extérieurs. Pour la chevelure, par exemple, elle se contente de saisir et représenter ce qu’il y a de plus général dans les formes. De cette façon seulement la forme humaine se montre telle qu’elle doit se montrer dans la sculpture, non comme simple forme physique, mais comme image et expression de l’esprit. A cela se rattache une considération plus étroite : c’est que si, dans la sculpture, l’esprit s’exprime, en effet, sous la forme corporelle, celle-ci, néanmoins, dans le véritable idéal, ne le manifeste pas de telle façon qu’en elle-même elle puisse, par le charme et la grâce qui lui sont propres, ou par ses harmonieuses proportions, s’attribuer à elle seule le plaisir du spectateur.

Au contraire, le vrai, le sévère idéal, doit, sans doute, incarner l’esprit, le rendre visible sous la forme corporelle et dans son expression, mais cependant ne montrer toujours celle-ci que simplement maintenue, supportée, et parfaitement pénétrée par l’esprit. Les ondulations de la vie, la douceur et la grâce, la richesse sensible et la beauté de l’organisme corporel ne doivent pas plus être en soi le but de la représentation que le côté individuel de la spiritualité ne peut aller jusqu’à l’expression des particularités du caractère dans le personnage, qui, dès lors, se tourne vers le spectateur et se rapproche de lui.

II. Côtés particuliers de la forme idéale dans la sculpture.

1° Le profil grec et les diverses parties de la forme humaine. – 2° Le maintien et les mouvements du corps. – 3° L’habillement.

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Si nous venons maintenant à considérer plus en détail les points principaux qui concernent la forme idéale de la sculpture, nous suivrons, quant à l’essentiel, Winckelmann, qui a décrit ces formes particulières avec un grand sens et un rare bonheur, ainsi que la manière dont elles ont été traitées par les artistes grecs, pour mériter d’être regardées comme l’idéal de la sculpture. La vitalité, cette chose fluide, échappe, il est vrai, aux règles précises de la raison, qui, ici, ne peut pas caractériser les particularités aussi facilement que dans l’architecture. Dans l’ensemble, néanmoins, ainsi que nous l’avons déjà vu, se laisse saisir une harmonie réelle entre la libre spiritualité et les formes du corps.

Avant tout, il faut se rappeler ce principe, que dans l’œuvre de sculpture en général, la forme humaine doit exprimer l’esprit. Or, quoique l’expression spirituelle doive être répandue dans tout l’extérieur du corps, elle se manifeste principalement dans les traits du visage ; les autres membres ne sont capables de la refléter que par leur maintien, en tant que celui-ci dérive de l’esprit libre en soi.

Dans la considération des formes idéales, nous commencerons d’abord par la tête ; nous parlerons ensuite du maintien du corps ; nous terminerons par ce qui regarde le vêtement.


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i. Dans la forme idéale de la tête humaine, nous rencontrons, avant tout, ce qu’on appelle le profil grec.

Ce profil consiste dans le rapport particulier du front avec le nez, dans la ligne presque droite ou doucement recourbée selon laquelle le front se continue par le nez sans interruption, ensuite dans la direction à angle droit de cette ligne, qui, si on la tire de la racine du nez jusqu’au canal de l’oreille, fait un angle droit avec la première ligne du front ou du nez. Avec une pareille ligne, le nez et le front se correspondent partout dans la belle sculpture idéale. – On peut se demander si c’est un simple accident national et artistique, ou une nécessité physiologique. Camper[23], l’illustre physiologiste hollandais, a déterminé le vrai caractère de cette ligne comme étant la ligne de la beauté du visage. Il y voit la principale différence qui distingue la figure humaine du profil animal ; il suit également les différentes modifications de cette ligne dans les différentes races d’hommes. Sur quoi Blumenbach, il est vrai (de Variet. nation., 760), le contredit. Mais, en général, la ligne dont il s’agit est, en effet, une différence très caractéristique entre la figure humaine et celle des animaux. Chez les animaux, la gueule et les os du nez forment bien aussi une ligne plus ou moins droite ; mais la saillie particulière du museau animal, qui se projette en avant pour se rapprocher des objets, se détermine essentiellement par le rapport avec le crâne, dans lequel l’oreille est plus ou moins déprimée ; de sorte que la ligne tirée de la racine du nez à la base du crâne forme avec celle du front, non plus, comme chez l’homme, un angle droit, mais un angle aigu. Il n’est personne qui ne sente cette différence, qui, d’ailleurs, peut se préciser mathématiquement.

Dans la conformation de la tête chez les animaux, le mufle, destiné à saisir et à broyer avec la mâchoire supérieure et inférieure, les dents et les muscles qui servent à la mastication, forment la partie proéminente. A cet organe principal, les autres organes ne sont ajoutés que comme auxiliaires et accessoires. Ainsi le nez pour flairer la nourriture, l’œil pour épier, lui sont subordonnés. L’aspect frappant de cette conformation, exclusivement consacrée aux besoins naturels et à leur satisfaction, donne à la tête animale l’expression d’une simple appropriation aux fonctions physiques, sans aucune idéalité spirituelle. De même, on peut ensuite comprendre, d’après l’organe de la mastication, tout l’organisme animal. En effet, le mode déterminé de nourriture exige une structure déterminée du mufle, une espèce particulière de dents avec laquelle se lient, de la manière la plus étroite, la structure des mâchoires et de leurs muscles, les os de la face, et plus loin les vertèbres cervicales, les os des cuisses et des jambes, les ongles, etc.

Si la face humaine doit déjà, d’après sa conformation physique, avoir une empreinte spirituelle, ces organes, qui chez l’animal apparaissent comme les plus importants, se retirent chez l’homme et font place à ceux qui expriment non un rapport pratique et matériel, mais contemplatif et intellectuel.

Le visage humain a, par conséquent, un second centre où se manifeste le rapport de l’âme, de l’esprit, avec les choses. C’est ce qui a lieu dans la partie supérieure, dans le front, siège de la réflexion, et dans les yeux, situés au-dessous, et où se reflète l’âme entière, enfin dans les traits environnants. Au front, en effet, sont attachées la pensée, la réflexion, la méditation, tandis que l’intérieur se reflète plus clairement et se concentre dans les yeux. Lors donc que le front s’avance, tandis que la bouche et les mâchoires se retirent, la figure humaine prend le caractère spirituel. Dès lors cette disposition du front est, nécessairement, le principe déterminant pour toute la structure du crâne. Celui-ci, maintenant, ne se retire plus en arrière, il ne forme plus l’un des côtés d’un angle aigu, dont la pointe, le mufle, était dirigée en avant ; mais du front, par le nez, jusqu’au bout du menton, on peut tirer une ligne qui, avec une seconde tirée au-dessus de la partie postérieure de la tête et opposée au sommet du front, offre un angle droit, ou qui s’en rapproche.

En troisième lieu, la transition et la liaison entre la partie supérieure du visage et la partie inférieure, entre le front purement contemplatif et spirituel et l’organe pratique de la mastication, se forme au moyen du nez. Par ses fonctions, comme organe de l’odorat, le nez tient le milieu entre la relation toute pratique et la relation théorétique avec le monde extérieur. Dans ce milieu, il est encore, il est vrai, affecté à un besoin animal. Car l’odorat est essentiellement associé au goût ; ce qui fait que chez l’animal le nez est au service de la bouche et de la nutrition. Mais odorer, flairer, ce n’est pas agir positivement sur les objets, les détruire, comme manger et goûter. Le nez ne reçoit que le résultat de la transformation chimique des corps, qui se mêlent avec l’air dans leur dissolution invisible et permanente. Si on effectue la transition du front au nez, de telle sorte que le front se recourbe sur lui-même et se retire en arrivant au nez, tandis que celui-ci, de son côté, par opposition au front, reste déprimé pour se relever ensuite, les deux parties du visage, la contemplative ou celle du front, et celle du nez et de la bouche qui indique une fonction physique, forment une opposition marquée, dans laquelle le nez, qui appartient également aux deux systèmes, descend du front au système de la bouche. Ensuite le front, dans sa position isolée, conserve en soi une expression de dureté et de concentration intellectuelle égoïste, qui contraste avec le caractère expressif et communicatif de la bouche. Dans ce cas, celle-ci, qui sert d’organe à la nutrition, prend le nez à son service, comme instrument par où commencent à se satisfaire ses désirs dans l’action de flairer. Celui-ci se montre ainsi dirigé dans le sens d’un besoin physique. Joignez à ce qui précède les accidents de la forme, les modifications qui échappent à une détermination précise et qui peuvent s’offrir dans le nez et dans le front. Le mode selon lequel le front est voûté, plus ou moins proéminent ou fuyant, tout cela ne peut se déterminer avec exactitude. Le nez peut aussi être plus ou moins épaté, ou pointu, pendant, recourbé, profondément déprimé ou retroussé. – Au contraire, dans l’heureuse et facile fusion, dans la belle harmonie que présente le profil grec entre la partie supérieure et la partie inférieure du visage, par la transition douce et non interrompue du front, siège de l’intelligence, au nez, celui-ci apparaît précisément, grâce à cette dépendance, plus approprié au front, et obtient ainsi lui-même, comme attiré au système de l’esprit, une expression et un caractère spirituels. – L’odorat devient, en même temps, un organe intellectuel, un nez qui a de la finesse pour les choses spirituelles. Et de fait, le nez, par le rechignement et d’autres mouvements, quelque insignifiants qu’ils puissent paraître, se montre cependant hautement susceptible d’exprimer les jugements et les sentiments de l’esprit. Ainsi nous disons d’un homme fier : « Il porte le nez haut » ; et nous attribuons à une jeune femme qui a un petit nez retroussé un air piquant.

Il en est de même de la bouche. Elle a d’abord, il est vrai, pour destination d’être l’organe affecté à la satisfaction de la faim et de la soif. Mais elle exprime aussi des sentiments et des passions de l’âme. Déjà, chez l’animal, elle sert, sous ce rapport, à crier ; chez l’homme, à parler, à rire, à soupirer. Aussi les traits de la bouche elle-même ont déjà un rapport avec l’acte tout spirituel de communiquer la pensée par la parole, ou avec la joie, la douleur, etc.

On dit, je le sais, qu’une telle conformation du visage ne fut préférée que par les Grecs comme la seule véritablement belle ; que les Chinois, les Juifs, les Égyptiens regardaient d’autres formes, et même entièrement opposées, comme non moins belles, sinon même supérieures ; de sorte que, les autorités se balançant, il n’est pas prouvé que le profil grec soit le type de la vraie beauté. Mais ce n’est là qu’un propos superficiel. Le profil grec ne peut être regardé nullement comme une forme extérieure ou accidentelle ; il appartient à l’idéal de la beauté absolue, parce que c’est seulement dans cette conformation de la figure que l’expression de l’esprit refoule entièrement l’élément purement physique sur un plan inférieur, et, en second lieu, se dérobe le plus aux accidents de la forme, sans cependant montrer une simple régularité et bannir toute individualité.

Nous nous arrêterons moins aux autres parties de la tête humaine. Nous parlerons brièvement : 1° du front, de l’œil et de l’oreille, comme de la partie du visage qui se rapporte spécialement au point de vue théorétique et à l’esprit ; 2° du nez, de la bouche et du menton, comme de celle qui se rattache davantage au côté pratique. 3° Nous aurons aussi à dire quelques mots de la chevelure comme accompagnement extérieur, qui permet à la tête de s’arrondir en un bel ovale.

1° Le front, dans la forme idéale de la sculpture classique, n’est ni bombé ni en général élevé ; car, bien que l’intelligence doive se manifester dans la conformation de la figure, ce n’est cependant pas le spirituel comme tel que la sculpture est appelée à représenter, mais l’individualité qui s’exprime encore entièrement dans le corporel. Aussi, dans les têtes d’Hercule, le front est particulièrement bas, parce qu’Hercule a plutôt la force corporelle musculaire dirigée au dehors que celle de l’esprit repliée en dedans. Dans les autres personnages, le front est diversement modifié, plus abaissé dans les têtes de femmes que caractérisent la grâce et la jeunesse, plus haut dans les figures pleines de dignité où se peignent l’intelligence et le génie. Vers les tempes, il ne tombe pas en angle aigu et ne descend pas sur elles ; il s’arrondit uniformément en une voûte douce, et il est garni de cheveux ; car les angles aigus dégarnis de cheveux et les enfoncements sur les tempes appartiennent seulement à un âge avancé, mais non à la jeunesse éternellement florissante des divinités idéales et des héros.

2° En ce qui regarde l’œil, nous devons également poser en principe que, outre sa couleur qui appartient en propre à la peinture, le regard de l’œil manque encore à la forme idéale de la sculpture. Les anciens, il est vrai, ont peint les yeux dans quelques statues de Minerve et d’autres divinités faites pour des temples. Dans plusieurs on trouve encore des traces de couleur ; dans ces images sacrées, les artistes ont souvent cru devoir, contre les règles du bon goût, se maintenir autant que possible dans le traditionnel. Ailleurs, on voit que ces statues ont dû avoir des yeux d’ivoire adaptés. Mais cela provient du plaisir d’orner richement et pompeusement les statues des dieux. En général, ce sont ou des commencements de l’art, ou des traditions religieuses, ou des exceptions. D’ailleurs, la couleur ne donne pas toujours à l’œil le regard concentré qui seul lui prête une parfaite expression. Nous pouvons donc regarder ici comme un point décidé que, dans les statues et les bustes vraiment classiques et libres qui nous sont parvenus de l’antiquité, la pupille de l’œil manque, et, avec elle, l’expression spirituelle du regard ; car, bien que souvent, dans le globe de l’œil, la pupille soit marquée ou indiquée par un enfoncement conique qui exprime le point brillant de la pupille, et par là une sorte de regard, ce n’est là qu’une forme de l’œil qui reste tout extérieure ; ce n’est nullement le vrai regard, le regard de l’âme.

On peut s’imaginer qu’il doit en coûter beaucoup à artiste de sacrifier ainsi l’œil, cette vive et simple expression de l’esprit. Voulez-vous trouver le fond de la pensée d’un homme, avoir le sens, le principe d’explication de toutes ses manifestations extérieures, regardez-le dans l’œil. C’est surtout le regard qui est plein d’âme ; en lui se concentre le sentiment intime avec ce qu’il a de plus profond. Une main pressée met en contact l’âme de l’homme avec celle de son semblable ; combien plus rapidement le regard de l’œil ! Or cette chose si expressive, la sculpture doit s’en priver. Dans la peinture, au contraire, grâce à la couleur et à ses nuances, cette expression de la pensée intime apparaît soit en elle-même, soit dans les nombreux rapports du personnage avec les choses extérieures. C’est que d’abord la sphère de l’artiste, dans la sculpture, n’est ni la profondeur de l’âme en soi, l’absorption de l’homme tout entier en lui-même, qui apparaît dans le regard, ce point lumineux par excellence, ni la personnalité engagée, dispersée dans le monde extérieur. La sculpture a pour but la forme du corps dans sa totalité, où l’âme doit se répandre et se manifester sur tous les points. De sorte qu’il ne lui est pas permis de ramener ainsi tout à un point unique exprimant la simplicité de l’âme, et à l’instantanéité du regard. L’œuvre de sculpture ne possède pas de sentiment intime et profond, qui ait besoin de se manifester à part, dans cette spiritualité du regard, en opposition avec les autres parties du corps, d’entrer dans cette opposition de l’œil et du corps. Ce qu’est le personnage à l’intérieur, comme âme et comme esprit, reste entièrement fondu dans la totalité de son extérieur, et l’esprit qui le contemple, le spectateur seul en saisit l’ensemble. – D’un autre côté, l’œil est dirigé vers le monde extérieur ; il regarde essentiellement quelque chose et montre par là l’homme dans son rapport avec une multiplicité d’objets extérieurs, aussi bien que recevant des impressions de ce qui l’entoure ou passe sous ses yeux. Or, le véritable personnage de la sculpture est précisément dérobé à cette relation avec les choses extérieures ; il est absorbé en lui-même, dans ce qui fait le fond de son sentiment ou de sa situation ; il est indépendant en soi. Il ne disperse point son âme, ne se mêle point aux choses extérieures. – En troisième lieu, le regard de l’œil acquiert sa signification développée par l’expression du reste du corps, dans les gestes et les discours, quoiqu’il se distingue de ce développement comme étant seulement le point physique où l’âme se rend visible et où se concentre la multiplicité des formes du corps et de ses accessoires. Or une pareille extension, une telle particularisation sont étrangères à la plastique, et ainsi une expression plus déterminée dans l’œil, qui ne trouverait pas également dans la totalité du corps un développement correspondant, ne serait qu’une particularité accidentelle que l’œuvre de la sculpture doit écarter loin d’elle. D’après ces principes, la sculpture n’est privée de rien par l’absence du regard dans ses personnages ; et de plus elle doit, conformément à son point de vue tout entier, renoncer à tout ce mode d’expression de l’âme. Aussi tel fut le grand sens des anciens, qu’ils surent maintenir fermement les limites et la circonscription de la sculpture et restèrent sévèrement fidèles à cette abstraction. C’est la preuve d’une haute raison jointe à la richesse de leur imagination idéale, d’un coup d’œil aussi vaste que sûr. Il se rencontre bien dans l’ancienne sculpture des cas où l’œil paraît regarder un point déterminé, comme par exemple dans la statue du Faune qui contemple le jeune Bacchus. Le sourire est d’une expression pleine d’âme. Cependant l’œil, ici, ne regarde pas. Les statues proprement dites des dieux, dans leurs situations simples, ne sont pas représentées dans un rapport aussi spécial, en ce qui concerne la direction de l’œil et du regard.

Pour ce qui est maintenant de la forme de l’œil, dans les œuvres de la sculpture idéale il est gros, ouvert, ovale. Quant à sa direction, il forme avec la ligne du front et le nez un angle droit. Il est situé profondément. Déjà Winckelmann. (iv, 1. v, ch. 5, § 198) met la grandeur de l’œil parmi les caractères de la beauté, de même qu’une lumière plus grande est plus belle qu’une petite. Mais la grandeur de l’œil, ajoute-t-il, est proportionnée à la cavité de l’os où il est enchâssé. Elle se montre aussi dans la coupe et l’ouverture des paupières, dont la supérieure décrit un arc plus recourbé que l’inférieure dans les beaux yeux. Dans les têtes de profil du genre sublime, le globe de l’œil forme lui-même un profil et obtient, précisément par cette ouverture coupée, une grandeur et un regard ouvert, dont la lumière est indiquée sur les monnaies par un point élevé sur la prunelle. Cependant tous les grands yeux ne sont pas beaux. Ils ne le deviennent que par la coupe des paupières et par leur situation profonde. En effet l’œil a besoin de n’être pas trop proéminent, de ne pas se projeter en quelque sorte dans le monde extérieur ; car, d’abord, ce rapport avec le monde extérieur s’éloigne de l’idéal et se trouve en opposition avec le caractère de concentration que la sculpture donne à ses personnages. La proéminence de l’œil indique, en même temps, que son globe est tiré tantôt en dehors, tantôt en arrière ; et, en particulier dans l’écarquillement, il montre que l’homme est sorti de lui-même, ou, dans l’absence de pensée, ressemble à l’animal, ou enfin qu’il est absorbé dans la contemplation stupide de quelque objet sensible. Dans les têtes idéales de la sculpture ancienne, l’œil est même plus enfoncé que de nature.

Selon Winckelmann, dans les grandes statues placées loin du regard du spectateur, l’œil, sans cette position profonde, aurait été sans expression et en quelque sorte mort, si, par la profondeur des orbites, le jeu de la lumière et des ombres ne lui avait donné plus de vivacité. Mais cet enfoncement de l’œil a encore une autre signification. Par là, le front s’avance plus que de nature ; la partie intelligente du visage domine, et l’expression spirituelle domine plus aussi, elle ressort plus vivement ; tandis que, de leur côté, les ombres renforcées dans les orbites font aussi pressentir la profondeur, la concentration de l’esprit comme aveuglé sur le dehors, un retour sur soi, dont l’effet se répand sur la figure entière. Sur les médailles des meilleurs temps, les yeux sont aussi placés profondément et les os de l’œil sont saillants. Au contraire, les sourcils sont exprimés, non par un arc large de petits poils, mais seulement par la saillie fortement prononcée des os de l’œil. Ceux-ci, sans interrompre le front dans leur forme continue, comme le font les sourcils par leur couleur et leur élévation relative, se dessinent en couronne elliptique autour des yeux. C’est pour cela que l’arc des sourcils, lorsqu’il est élevé et par là indépendant, n’a pas été regardé comme une chose belle.

3° Winckelmann dit de l’oreille que les anciens la travaillaient avec le plus grand soin ; de sorte que, dans les pierres gravées, l’oreille exécutée avec moins de soin était un signe non équivoque de l’inauthenticité de l’ouvrage. Les statues, les portraits, en particulier, reproduisaient souvent l’oreille de l’individu avec sa forme propre. Souvent on pouvait, à cause de cela, par la forme de l’oreille, reconnaître la personne représentée elle-même, si cette particularité était connue, et, par exemple, d’une oreille avec une ouverture extraordinairement grande, conclure un Marc-Aurèle. Les anciens allaient même ici jusqu’à représenter les difformités. – Sur plusieurs têtes idéales, quelques-unes d’Hercule, par exemple, Winckelmann remarque des oreilles d’une espèce particulière : elles sont aplaties, et leurs ourlets cartilagineux gonflés. Elles désignaient les athlètes et les pancratiastes. Or, Hercule, dans les jeux qu’il institua lui-même à Élis en l’honneur de Pélops, remporta le prix comme pancratiaste.

Quant à la partie du visage spécialement affectée à des fonctions physiques, nous avons encore à parler de la forme déterminée du nez, de la bouche et du menton.

Les différences dans la forme du nez donnent au visage la configuration la plus variée et une très grande diversité d’expression. Ainsi nous sommes habitués à associer à un nez fort avec des ailes minces un esprit pénétrant, tandis qu’un nez large, ou pendant, ou retroussé d’une manière animale, indique en général la sensualité, la bêtise et la brutalité. Mais la sculpture doit s’affranchir de tels extrêmes, et, il y a plus, de leurs degrés intermédiaires, dans la forme et l’expression. Elle évite par conséquent, précisément comme nous le voyons dans le profil grec non seulement que le nez se détache du front, mais qu’il se recourbe en bas ou en haut, se termine en pointe ou s’arrondisse et se renfle à l’extrémité, qu’il s’élève au milieu, se déprime sur le front et vers la bouche, en général qu’il soit fort et épais. Elle met à la place de ces modifications variées une forme en quelque sorte indifférente, vivante toutefois, et où se fait sentir encore l’individualité.

Après l’œil, la bouche appartient à la plus belle partie de la figure, lorsqu’elle n’est pas façonnée d’après sa fonction physique, comme organe pour l’action de manger et de boire, mais d’après sa signification intellectuelle. Elle ne le cède qu’à l’œil pour la variété et la richesse d’expression, puisqu’elle peut représenter d’une manière vivante les plus fines nuances de la plaisanterie, du mépris, de l’envie, tous les degrés de la douleur et de la joie, par les mouvements les plus délicats et le jeu le plus animé, ainsi que, dans sa forme immobile, la grâce, le sérieux, la sensibilité, le dédain, l’abandon, etc. Quant aux nuances particulières de l’expression spirituelle, la sculpture l’emploie peu ; et elle doit principalement écarter de la forme et de la coupe des lèvres le purement sensible, ce qui désigne les besoins physiques. Elle ne fait par conséquent la bouche, en général, ni trop développée ni trop mesquine ; car des lèvres trop minces expriment aussi peu de sensibilité. La lèvre inférieure doit être plus pleine que la supérieure ; ce qui avait lieu pour Schiller : dans la conformation de sa bouche, on pouvait lire cette expression et cette richesse du sentiment. Cette forme idéale des lèvres comparée à celle de la gueule des animaux donne à la bouche l’apparence d’une certaine absence de besoins, tandis que dans l’animal, quand la partie supérieure s’avance, elle indique le désir de se jeter sur la nourriture et de la saisir. Chez l’homme, la bouche est, sous le rapport intellectuel, principalement le siège de la parole, l’organe pour la libre communication de la pensée réfléchie, comme l’œil est l’expression de l’âme sensible. Les œuvres idéales de la sculpture n’ont pas fermé fortement les lèvres. Dans celles de l’époque florissante de l’art, la bouche est, au contraire, un peu entr’ouverte, sans cependant laisser voir les dents, qui n’ont rien à voir avec l’expression du spirituel. On peut expliquer cela en disant que dans l’activité des sens, particulièrement dans l’action de regarder fortement et fixement les objets déterminés, la bouche se ferme, tandis qu’au contraire, dans l’état de libre concentration, elle s’ouvre légèrement : les angles de la bouche s’inclinent seulement un peu.

Le menton, enfin, achève, dans sa forme idéale, l’expression spirituelle de la bouche, lorsqu’il ne manque pas tout à fait, comme chez l’animal, ou ne se retire pas et ne reste pas tout à fait maigre, comme dans les ouvrages de la sculpture égyptienne, lorsqu’il descend même plus bas que d’ordinaire. Alors, dans la plénitude de sa forme arrondie, principalement si la lèvre inférieure est plus courte, il offre encore plus de grandeur. En effet un menton plein présente l’expression d’une certaine satiété et du calme. On voit, au contraire, de vieilles femmes, à l’humeur remuante et querelleuse, dont le menton branle, maigre et tiré par des muscles décharnés. Goethe compare leurs mâchoires à des pinces qui veulent saisir. Toute cette agitation disparaît dans un menton plein. Cependant la fossette, que l’on regarde maintenant comme quelque chose de beau, est un agrément accidentel et n’appartient pas essentiellement à la beauté. Mais, à la place, un grand menton rond passe pour un signe non trompeur des têtes antiques. Dans la Vénus de Médicis, par exemple, il est plus petit ; mais on a découvert qu’il avait souffert.

Pour achever, il ne nous reste plus à parler que de la chevelure. Les cheveux, en général, ont le caractère d’une végétation plutôt que d’une forme animale : ils prouvent moins la force de l’organisme qu’ils ne sont un indice de faiblesse. Les Barbares laissent leurs cheveux tomber plats, ou les portent coupés tout autour, non ondoyants ou bouclés. Les anciens, au contraire, consacraient beaucoup de soin à la chevelure dans les œuvres idéales de la sculpture. Les modernes en mettent moins et montrent en ceci moins d’habileté. Sans doute les anciens aussi ne laissaient pas, lorsqu’ils travaillaient sur une pierre très dure, la chevelure principale flotter en boucles qui retombent librement ; ils la représentaient coupée courte, et, à cause de cela, finement peignée. Mais, sur les statues de marbre de la bonne époque, les cheveux furent conservés bouclés et grands dans les têtes d’hommes et de femmes. Dans celles-ci, les cheveux furent représentés relevés et rassemblés en haut. On les voit, au moins (Winckelmann) former des ondulations et des enfoncements profonds, afin de paraître plus abondants par l’effet de la lumière et des ombres ; ce qui ne peut avoir lieu que par des sillons plus fortement creusés. En outre, chez les diverses divinités, le jet et la disposition des cheveux sont différents. C’est de la même manière que la peinture chrétienne fait reconnaître le Christ par une espèce particulière de raie de cheveux et de boucles, à l’imitation desquels, aujourd’hui, plusieurs individus se donnent un air de notre Seigneur Jésus-Christ.

Ces différentes parties s’harmonisent ensemble selon la forme de la tête. La belle forme est ici déterminée par une ligne qui se rapproche, le plus possible, de l’ovale. Ce qui est rude, anguleux, pointu, aigu, est effacé, pour faire place à une harmonie continue de formes douces et gracieuses, sans cependant offrir une régularité simplement symétrique, ou s’égarer dans la diversité, la multiplicité des lignes, des directions et des contours, comme dans les autres parties du corps. A la formation de cet ovale fermé sur lui-même appartient, particulièrement pour l’aspect antérieur de la figure, le gracieux et libre contour de la ligne qui remonte du menton à l’oreille, aussi bien que la ligne, déjà mentionnée, que décrit le front dans le voisinage de l’œil ; de même l’arc tiré au-dessus du profil, à partir du front sur la pointe du nez jusqu’au menton, et la belle voûte formée par l’arrière de la tête jusqu’à la nuque.

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ii. Quant à ce qui concerne le corps et les membres, le cou, la poitrine, le dos, le ventre, les bras, les mains, les cuisses et les pieds, nous entrons ici dans un autre ordre. Ils peuvent bien être beaux dans leur forme, mais seulement d’une beauté physique et vivante, sans exprimer déjà l’esprit par leur simple configuration, comme le fait le visage. Les anciens ont aussi, pour la forme de ces membres et son exécution, montré le sens le plus élevé de la beauté. Cependant ces formes, dans la vraie sculpture, ne se font pas valoir simplement comme beauté de la vie ; elles doivent, comme membres du corps humain, offrir en même temps l’image de l’esprit, autant que le corporel en est capable ; car, autrement, l’expression de l’âme se concentrerait exclusivement sur la face. Or, dans le plasticisme de la sculpture, l’esprit, précisément, doit paraître répandu sur toute la surface du corps, se fondre avec lui, et non pas s’isoler, se retirer en soi, en opposition avec le principe corporel.

Si nous nous demandons maintenant par quels moyens la poitrine, le ventre, le dos et les extrémités concourent à l’expression de l’esprit et, par là, peuvent recevoir eux-mêmes, outre la belle vitalité, le souffle d’une vie spirituelle, ce sont les suivants :

1° La position respective dans laquelle les membres sont placés, en tant que celle-ci part de l’intérieur de l’esprit et est déterminée librement par le dedans ;

2° Le mouvement ou le repos dans leur pleine beauté et dans la liberté de la forme.

3° Ce mode de position et de mouvement constitue, dans son aspect déterminé par son expression, la situation particulière dans laquelle est saisi l’idéal, qui ne peut jamais être une généralité purement abstraite. – J’ajouterai sur chacun de ces points quelques observations générales :

1° En ce qui concerne le maintien du corps, ce qui s’offre au premier coup d’œil, c’est la station droite de l’homme. Le corps animal court parallèlement au sol. La gueule et l’œil suivent la même direction que l’échine. L’animal ne peut de lui-même faire cesser ce rapport avec la pesanteur, qui le distingue. L’opposé a lieu chez l’homme, puisque l’œil regardant en avant, dans sa direction naturelle, fait un angle droit avec la ligne de la pesanteur et du corps. L’homme peut aussi, à la vérité, marcher à quatre pattes, et c’est ce que font les enfants. Mais, aussitôt que la conscience commence à s’éveiller, il rompt le lien animal qui l’attache au sol, il se tient droit et libre. Ce mode de station est un effet de la volonté ; car si nous cessons de vouloir, notre corps se laissera aller et retombera sur le sol. Par cela seul, la station droite a déjà une expression spirituelle. Le fait de se lever sur le sol, étant lié à la volonté, dépend de l’esprit et indique la liberté. Aussi a-t-on coutume de dire d’un homme qui a un caractère indépendant, qui ne soumet pas ses sentiments, ses projets et ses desseins à ceux d’autrui, qu’il se tient ferme sur ses pieds.

Cependant la station droite n’est pas encore belle par elle-même ; mais elle le devient par la liberté de la forme. En effet, que l’homme se tienne simplement droit ; qu’il laisse pendre ses bras semblablement le long du corps, sans les détacher, tandis que les jambes restent de même serrées l’une contre l’autre, cela donne une expression désagréable de raideur, quand même on n’y verrait aucune contrainte. La raideur produit ici, d’un côté, la simple régularité en quelque sorte architectonique ; les membres sont symétriquement juxtaposés. D’un autre côté, aucune détermination spirituelle venant de l’intérieur ne se manifeste au dehors. Les bras, les jambes, la poitrine, le ventre, tous les membres sont là tels qu’ils semblent être poussés à l’homme naturellement, sans être mis par l’esprit et la volonté dans des rapports nouveaux. Il en est de même quand le corps est assis. Le fait de ramasser ses membres et de s’accroupir sur le sol indique une absence de liberté, quelque chose de subordonné, de servile et d’ignoble. Le maintien libre, au contraire, évite, d’une part, la régularité abstraite et l’angularité ; il dirige la position du corps suivant des lignes qui se rapprochent des formes propres au règne organique. D’un autre côté, il laisse entrevoir des déterminations spirituelles, de sorte que l’on peut reconnaître par la position du corps les situations morales et les passions de l’âme, C’est dans ce cas seulement que la contenance est un indice de l’état de l’esprit. On doit cependant se conduire avec beaucoup de réserve dans l’application de ce principe à la sculpture, qui, au sujet du maintien, a plusieurs difficultés à surmonter. 1° En effet le rapport qui doit varier entre les membres est bien déterminé par l’intérieur et la disposition de l’âme ; mais pour cela il ne faut pas placer les parties du corps dans un rapport qui soit contraire à sa structure et à ses lois. 2° Il faut éviter de ne donner ainsi que l’apparence d’une contrainte exercée sur les membres, de se mettre par là en opposition avec l’élément matériel et massif, avec lequel il est donné à la sculpture d’exécuter les conceptions de l’artiste. 3° En troisième lieu, le maintien ne doit paraître nullement forcé et contraint. L’impression produite sur nous doit être la même que si le corps avait pris cette position de lui-même. Sans cela, le corps et l’esprit se montrent comme différents, étrangers l’un à l’autre. L’un donne des ordres, l’autre se contente d’obéir ; tandis que tous deux, au moins dans la sculpture, doivent former un seul et même tout, offrir une harmonie parfaite. L’absence de contrainte est, sous ce rapport, une condition capitale. Elle résulte de la complète fusion de l’esprit et des membres qu’il anime et pénètre, et qui se plient naturellement à ses déterminations. En ce qui touche de plus près le mode de contenance que la position des membres, dans la sculpture idéale, est chargée d’exprimer, ce mode résulte de ce qui a été dit précédemment ; ce ne doit pas être ce qu’il y a de variable et de momentané. La sculpture ne représente pas ses personnages comme s’ils étaient pétrifiés et glacés tout à coup au milieu de l’action par le cor de Huon. Au contraire, la contenance, quoiqu’elle puisse toujours indiquer une action caractérisée, ne doit exprimer qu’un commencement et une préparation, une intention on une cessation et un retour au repos. Le repos et l’indépendance de l’esprit, qui renferment en soi la possibilité de tout un monde, sont ce qu’il y a de plus conforme au but de la sculpture.

2° Il en est du mouvement comme du maintien. Il trouve moins sa place dans la sculpture proprement dite, parce que celle-ci ne va pas volontiers jusqu’au mode de représentation qui se rapproche d’un art plus développé. Offrir aux regards l’image de la nature divine dans le calme de la félicité, se suffisant à elle-même, exempte de combats, telle est sa principale tâche. Par là même est donc exclue la multiplicité des mouvements. Elle représente plutôt son personnage debout, absorbé en lui-même, appuyé ou couché, dans une situation complète ; elle s’abstient de toute action déterminée, ne concentre pas toute la force dans un seul moment et ne fait pas de ce moment la chose principale. Elle exprime la durée également calme. La situation du personnage divin doit rappeler que rien n’est passager dans cette nature immortelle. Le fait de sortir de soi, de se jeter au milieu d’une action déterminée pleine de conflits, l’effort momentané, qui ne peut ni ne veut se maintenir, sont contraires à la paisible idéalité de la sculpture, et ne se montrent que là où, dans les groupes et les bas-reliefs, les moments particuliers d’une action sont représentés conformément au principe de la peinture, qui commence à paraître. Le spectacle des fortes passions et de leur éruption progressive cause, il est vrai, une impression durable et continue ; mais, cette impression une fois produite, on n’y revient pas volontiers. Ensuite le point saillant de la représentation est aussi l’affaire d’un moment, et il est également vu et saisi en un coup d’œil, tandis que précisément la richesse intérieure et la liberté, l’infini et l’éternel, où l’attention peut s’absorber longtemps, sont refoulés en arrière.

3° Toutefois, ce n’est pas à dire que la sculpture, lorsqu’elle maintient la sévérité de son principe, et à son plus haut degré de perfection, exclue tout à fait les attitudes du mouvement. Elle ne représenterait alors que le divin dans son indétermination et son indifférence. Si, au contraire, elle doit offrir à nos yeux, sous une forme individuelle et corporelle, le principe qui est l’essence des choses, la situation qui porte l’empreinte de cette idée doit aussi être individuelle. Or, cette individualité d’une situation déterminée, c’est ce qui s’exprime principalement par l’attitude du corps et parle mouvement. Cependant, comme l’élément général et substantiel dans la sculpture est la chose principale, et que l’individualité se concentre dans l’indépendance personnelle, la situation particulière ne doit pas être déterminée au point de troubler on de détruire la plénitude de cette force substantielle qui est le fond de la représentation, soit en entraînant le personnage dans la lutte et les collisions, soit en l’engageant complètement dans les détails d’une circonstance particulière où un fait domine et affecte une importance exclusive. Elle doit plutôt se borner aune détermination simple, isolée, non essentielle et trop sérieuse, ou encore à un mode d’activité insouciante et sereine, qui se joue à la surface de l’individualité et qui n’altère en rien la profondeur et le calme de cette nature.

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iii. de l’habillement. – Le dernier point important qui nous reste à considérer est celui de l’habillement.

 Au premier coup d’œil, on peut s’imaginer que la forme nue, que la beauté du corps, pénétrée par l’esprit, dans son maintien, ses mouvements, est ce qui convient le mieux à l’idéal de la sculpture, et que le vêtement n’est pour elle qu’un obstacle. C’est dans ce sens que l’on entend encore aujourd’hui des plaintes sur ce que la sculpture moderne est si souvent forcée de vêtir ses personnages. A cela se joignent des regrets sur le manque d’occasion, pour nos artistes, d’étudier le nu que les anciens avaient sans cesse sous les yeux. En général, on se contente de répondre que, sous le rapport de la beauté sensible, sans doute, la préférence devrait être accordée au nu, mais que la beauté physique en soi n’est pas la beauté suprême de la sculpture ; qu’ainsi les Grecs ne commettaient aucune erreur lorsqu’ils représentaient la plupart des statues d’hommes sans vêtement et, au contraire, le plus grand nombre des femmes habillées.

Le vêtement, en général, abstraction faite du but artistique, trouve son principe d’abord dans le besoin de se préserver des influences de la température, la nature n’ayant pas épargné ce soin à l’homme comme à l’animal qu’elle a couvert de peau, de plumes, de poils, d’écailles, etc. ; ensuite dans le sentiment de la pudeur qui pousse l’homme à se vêtir. La pudeur, philosophiquement parlant, c’est un commencement de courroux intérieur contre quelque chose qui ne doit pas être. L’homme qui a conscience de sa haute destination morale doit considérer la simple animalité comme quelque chose d’indigne de lui ; il doit chercher à cacher les parties du corps telles que le bas-ventre, la poitrine, le dos, les jambes, qui servent simplement aux fonctions animales. Chez tous les peuples où se fait remarquer un commencement de réflexion, nous trouvons, à un degré plus fort ou plus faible, le sentiment de la pudeur et le besoin de se vêtir. Déjà, dans le récit de la Genèse, cette transition est racontée d’une manière hautement significative. Adam et Ève, avant d’avoir mangé le fruit de l’arbre de la science, se promenaient dans le Paradis dans une nudité innocente ; mais, à peine la conscience spirituelle fut-elle éveillée en eux, qu’ils virent qu’ils étaient nus et rougirent de leur nudité. Le même sentiment domine chez les nations asiatiques. On connaît l’histoire de la femme du roi Candaule et de la manière dont Gygès monta sur le trône (Hérod. i, c. x). – Les Égyptiens, au contraire, représentaient le plus ordinairement leurs personnages nus. Les statues d’hommes n’avaient qu’une espèce de tablier. Pour celle d’Isis, le vêtement n’était indiqué que par une lisière fine à peine visible autour des jambes. Néanmoins il ne faut pas en chercher la cause dans le manque de pudeur, ni l’expliquer dans le sens de la beauté des formes organiques. Mais pour eux l’essentiel était la signification symbolique et l’idée que l’emblème devait révéler à l’intelligence. Ils laissaient ainsi le corps humain sous la forme naturelle, sans songer si elle s’accorde en tout avec l’esprit ou s’en éloigne, et ils la reproduisaient avec beaucoup de fidélité.

Chez les Grecs, enfin, nous trouvons l’un et l’autre : des personnages nus et d’autres vêtus. Dans la vie réelle, ils s’habillaient tout aussi bien qu’ils se faisaient honneur de combattre nus. Cela venait moins chez eux du sens de la beauté que d’une rude indifférence vis-à-vis de cette délicatesse de l’âme qui produit la pudeur. Dans le caractère national grec, chez lequel le sentiment de l’individualité personnelle, telle qu’elle s’offre immédiatement et se trahit spirituellement dans le corps, était poussé à un aussi haut degré que le sens des belles et libres formes, on devait aussi arriver à représenter le corps humain dans sa forme naturelle telle qu’elle était animée par l’esprit, honorer celle-ci par-dessus tout, parce qu’elle est la plus libre et la plus belle. C’est dans ce sens qu’ils rejetaient cette pudeur qui ne veut pas laisser voir ce qui est simplement corporel dans l’homme ; ce n’était pas par oubli du sentiment moral, mais par indifférence pour les désirs purement sensibles et par intérêt pour la beauté. C’est pour cela qu’une foule de sujets sont représentés nus, tout à fait à dessein.

Mais cette absence de tout vêtement ne pouvait être admise d’une manière absolue. On ne peut nier que l’expression spirituelle ne se borne au visage, au maintien, aux mouvements du corps dans leur ensemble, aux gestes et aux attitudes qui parlent principalement par les bras, les mains, la position des jambes. Les autres membres, au contraire, sont et restent seulement capables d’une beauté simplement physique, et les caractères différents qui sont visibles en eux ne peuvent être que ceux de la forme corporelle, du développement des muscles, de la mollesse on de la douceur, aussi bien que les signes distinctifs du sexe, de l’âge, de la jeunesse, de l’enfance, etc. Par conséquent, pour l’expression du spirituel dans le corps, la nudité de ces membres est, aussi, indifférente dans le sens de la beauté, et il est conforme à la moralité de cacher ces parties du corps, lorsqu’on a principalement pour but de représenter le principe spirituel dans l’homme. Ce que fait l’art idéal en général, pour chacune de ces parties isolées en dissimulant les besoins de la vie animale et ses formes trop saillantes, en effaçant les petites veines, les rides, les petits poils, les aspérités de la peau, etc., et en faisant ressortir seulement l’aspect spirituel de la forme, le vêtement le fait aussi de son côté. Il recouvre le superflu des organes qui, sans doute, sont nécessaires pour la conservation u corps, pour la digestion, etc., mais superflus pour l’expression de l’esprit. On ne peut donc pas dire, sans faire une distinction, que la nudité, dans les représentations de la sculpture, manifeste un sentiment plus élevé du beau, une plus grande liberté morale et la pureté ou l’innocence des mœurs. Les Grecs montrèrent encore en cela un sens plus juste, plus spirituel.

Des enfants, comme l’Amour, chez lesquels la forme corporelle est entièrement naïve et où la beauté spirituelle consiste précisément dans cette innocence et cette naïveté parfaites ; il y a plus, les jeunes gens, les dieux adolescents, les divinités héroïques et les héros, comme Persée, Hercule, Thésée, Jason, chez lesquels le courage héroïque, l’emploi et l’exercice du corps, dans des exploits qui exigent la force physique et les fatigues, sont la chose principale, étaient représentés nus par les anciens. De même, les athlètes, dans les jeux nationaux où l’intérêt n’était pas dans le but de l’action en soi, dans la manifestation de l’esprit et du caractère individuel, mais dans le spectacle physique de la force, de l’agilité, de la beauté, du libre jeu des muscles et des membres ; de même les faunes et les satyres, les bacchantes, dans les fureurs de la danse ; Vénus, également comme personnifiant les charmes sensibles de la femme. Là, au contraire, où une plus haute signification morale, le sérieux plus profond de l’esprit excluent la prédominance du côté physique, apparaît le vêtement. Winckelmann dit que sur dix statues de femmes, il n’y en a qu’une qui ne soit pas vêtue. Parmi les déesses, en particulier, Pallas, Junon, Vesta, Diane, Cérès et les Muses sont couvertes de draperies. Parmi les dieux, ce sont surtout Jupiter, le Bacchus indien, barbu, et d’autres.

Quant au principe de l’habillement, c’est un objet de prédilection dont on a beaucoup parlé et qui, par là même, est devenu en quelque sorte banal. Je me bornerai à quelques courtes observations.

Nous ne devons pas, en général, regretter que notre sentiment des convenances s’effarouche d’exposer des personnages entièrement nus ; car, si l’habillement, au lieu de cacher le maintien du corps, le laisse parfaitement entrevoir, il n’y a en réalité rien de perdu. Le vêtement fait ressortir le maintien, au contraire ; et, sous ce rapport, il faut le regarder comme un avantage, en tant qu’il nous enlève la vue immédiate de ce qui, comme purement physique, est insignifiant, et qu’il ne nous montre que ce qui est en rapport avec le mouvement.

D’après ce principe, on pourrait croire que le genre d’habillement le plus avantageux pour l’exécution artistique serait celui qui cache aussi peu que possible la forme des membres et par là aussi le maintien ; ce qui a lieu pour notre habillement moderne, qui serre exactement le corps. Nos manches étroites et nos pantalons suivent, par devant et par derrière, les contours du corps, rendent visibles toute la forme des membres, la démarche et les attitudes, dans les plus petits détails. Les longs et larges vêtements, les chausses bouffantes des Orientaux, au contraire, seraient entièrement incompatibles avec notre vivacité et notre activité si variée, et ne conviennent qu’à des gens qui, comme les Turcs, restent assis, tout le jour, sur leurs jambes croisées, ou se promènent lentement et gravement. Mais nous savons aussi, et le premier coup d’œil jeté sur les statues ou les tableaux modernes peut nous en convaincre, que notre habillement actuel est entièrement contraire à l’art. En effet, ce que nous voyons à proprement parler, comme je l’ai déjà indiqué dans un autre endroit[24], ce ne sont pas les contours faciles, libres et vivants du corps, dans sa structure délicate et ondoyante, mais des sacs étriqués, avec des plis fixes. Lors même que la partie la plus générale de la forme est conservée, les belles ondulations organiques sont complètement perdues. Nous ne voyons immédiatement que quelque chose de confectionné d’après une régularité toute extérieure, des morceaux d’étoffe taillés, ici cousus ensemble, là relevés, ailleurs fixés et assujettis : en général une forme qui manque absolument de liberté ; des plis et des surfaces adaptés çà et là à l’aide de coutures, de boutonnières et de boutons.

En réalité, un pareil habillement est une simple couverture, une enveloppe qui d’une part est tout à fait privée de forme propre, et ensuite, dans la disposition organique des membres qu’elle suit en général, cache précisément la beauté physique des contours vivants et les ondulations, pour offrir, à la place, l’aspect extérieur d’une étoffe mécaniquement façonnée. C’est là ce qui fait le caractère complètement inartistique de l’habillement moderne.

Le principe en vertu duquel l’habillement est conforme aux règles de l’art, c’est qu’il doit être traité, en quelque sorte, comme une œuvre d’architecture. L’ouvrage architectonique est seulement une enveloppe dans laquelle l’homme peut, toutefois, se mouvoir librement. De son côté, comme séparé de ce qu’il abrite, il doit avoir et montrer en soi sa destination propre par son mode d’arrangement et de disposition. Bien plus, ce qu’il y a d’architectonique dans le support et dans ce qui est supporté est façonné pour soi-même, d’après la nature mécanique qui lui est propre. Le mode d’habillement que nous trouvons adopté dans la sculpture idéale des anciens suit un pareil principe. Le manteau, en particulier, est comme une maison dans laquelle on se meut librement. D’une part, à la vérité, il est porté, mais seulement en un point ; il est attaché, par exemple, sur l’épaule ; mais dans tout le reste il développe sa forme particulière d’après les déterminations de son propre poids ; il est suspendu, il tombe, jette librement ses plis et ne reçoit que du maintien les modifications de cette libre disposition. La même liberté est aussi plus ou moins dans les autres parties de l’habillement antique, non essentiellement arrêtées, et constitue précisément leur conformité avec l’art. Non seulement nous n’y voyons rien de serré et d’artificiel, dont la forme montre partout la contrainte et une gêne extérieure, mais quelque chose qui a une forme indépendante et qui cependant reçoit l’initiative de l’esprit par la pose du personnage. Aussi les vêtements des anciens ne. sont supportés par le corps et modifiés par sa pose qu’autant que cela leur est nécessaire pour ne pas tomber. Autrement ils sont suspendus librement tout autour du corps, et même, tout en s’associant à ses mouvements, ils restent fidèles à ce principe. Car autre chose est le corps, autre chose l’habillement qui, par conséquent, doit conserver ses droits et apparaître dans sa liberté. L’habillement moderne, au contraire, est entièrement supporté par le corps et lui est assujetti, de sorte que, tout en exprimant, de la manière la plus saillante, la position du corps, il ne fait que contrefaire les formes des membres ; ou bien, là où il peut obtenir, dans le jet des plis, etc., une configuration indépendante, il est abandonné uniquement au tailleur, qui le façonne suivant le caprice de la mode. L’étoffe est tiraillée en tout sens, d’abord par les différents membres et leurs mouvements, ensuite par ses propres coutures. – Par ces motifs, l’habillement antique est la règle idéale pour les œuvres de la sculpture, et il est bien à préférer à l’habillement moderne.

Le sujet se présente sous un tout autre aspect, lorsqu’on se demande si l’habillement moderne et, en général, si tout autre que l’habillement antique doit être rejeté absolument. Cette question acquiert de l’importance particulièrement dans les statues-portraits ; et comme elle nous intéresse surtout parce qu’elle touche à un principe de l’art actuel, nous lui donnerons ici quelques développements.

Si, de nos jours, on veut faire le portrait d’un homme de notre temps, il est nécessaire que le vêtement et les accessoires extérieurs soient empruntés à la personne elle-même, pour reproduire fidèlement la réalité. Cette condition doit être surtout remplie, s’il s’agit de représenter, dans leur individualité, des caractères déterminés qui ont été grands et ont exercé leur activité dans une sphère particulière. Dans un tableau ou dans un marbre, le personnage apparaît aux regards dans la dépendance des choses extérieures. Vouloir mettre le portrait au-dessus de cette dépendance serait d’autant plus contradictoire que le mérite, l’originalité et le caractère distinctif du personnage consistent dans le cercle particulier où il était appelé à se distinguer. Si ce rôle particulier doit être mis sous nos yeux, les accessoires ne doivent pas être hétérogènes et choquants. Un célèbre général a vécu au milieu des canons, des fusils, de la fumée, de la poudre ; quand nous voulons nous le représenter dans sa sphère d’activité, nous l’imaginons donnant des ordres à ses adjudants, rangeant ses troupes en bataille, attaquant l’ennemi, etc. De plus, il n’est pas seulement général, il s’est distingué dans une arme particulière, comme général d’infanterie ou de cavalerie. A tout cela se rattache un costume particulier qui convient à ces circonstances.

C’est donc une exigence superficielle de vouloir que les héros du jour ou du passé le plus rapproché de nous soient représentés dans un habillement idéal, lorsque leur héroïsme est d’une nature déterminée. Cela dénote, à la vérité, du zèle pour le beau dans l’art, mais un zèle mal entendu. Par amour pour l’antique, on oublie que la grandeur des anciens consiste, en même temps, dans la haute intelligence de tout ce qu’ils faisaient. Ce qui avait réellement en soi le caractère idéal, ils l’ont représenté comme tel ; ce qui ne l’avait pas, ils n’ont pas voulu l’empreindre d’une pareille forme. Quand la personne tout entière des individus n’est pas idéale, l’habillement ne doit pas l’être non plus. Et de même qu’un général remarquable par son énergie, sa décision et sa résolution, n’a pas pour cela un visage qui comporte les traits d’un Mars ; de même l’habillement des divinités grecques serait ici une mascarade analogue au déguisement d’un homme dissimulant sa barbe sous des habits de femme.

L’habillement moderne présente néanmoins de grandes difficultés, parce qu’il est soumis à la mode et qu’il est essentiellement variable ; car le sens philosophique de la mode, c’est le droit qu’elle exerce, sur ce qui est passager, de le renouveler sans cesse. La coupe d’une robe passe bientôt, et pour qu’elle plaise, il faut qu’elle soit de mode ; mais si la mode est passée, l’habitude cesse également, et ce qui, quelques années auparavant, nous plaisait, devient ridicule. Aussi ne doit-on conserver, pour les statues, que celles de ces particularités de l’habillement qui expriment le caractère spécifique d’une époque et offrent l’empreinte d’un type plus durable ; mais, en général, il est sage de trouver une voie moyenne, comme font aujourd’hui nos artistes. Cependant il est toujours d’un mauvais effet de donner aux statues-portraits l’habillement moderne, à moins qu’elles ne soient dans de petites proportions, ou que l’on n’ait en vue seulement une représentation familière. Ce qui convient le mieux, par conséquent, ce sont les simples bustes, qui conservent plus facilement l’idéal, avec le cou et la poitrine seuls, parce que la tête et la physionomie sont la chose principale, et que le reste est seulement, en quelque sorte, un accessoire insignifiant. Dans les grandes statues, au contraire, particulièrement si elles sont en repos, et précisément parce qu’elles sont en repos, notre attention est à la fois portée sur l’habillement et la figure. Et il est des figures tout entières, même dans les portraits peints, qui, avec leur habillement moderne, ne s’élèvent que difficilement au-dessus de l’insignifiant. Tels sont les portraits de Herder et de Wieland, par Tischbein, peints en pied et assis, portraits gravés en cuivre par de bons artistes. On sent bien que c’est quelque chose de fade, d’insignifiant et de superflu de voir leurs chausses, leurs bas et leurs souliers, et surtout leur air nonchalant et satisfait, sur un siège où ils ramènent complaisamment leurs mains sur l’estomac.

Mais il en est autrement des statues iconiques des hommes qui sont très éloignés de nous par l’époque où ils ont vécu, ou qui sont en soi d’une grandeur idéale ; car ce qui est ancien n’appartient plus, en quelque sorte, au temps, et est retombé dans l’indéterminé, le général, pour l’imagination. Aussi ces figures, affranchies des particularités de leur existence, sont également susceptibles d’une représentation idéale dans leur habillement. Cela s’applique encore mieux aux personnages qui, par leur indépendance et la richesse de leurs talents, échappent aux simples limites d’une vocation particulière, et qui dépassent le cercle d’activité d’un temps donné. Comme ils constituent en eux-mêmes une libre totalité, un monde de relations et d’actions, ils peuvent aussi, sous le rapport du vêtement, apparaître élevés au-dessus de la familiarité des choses journalières, même dans leur extérieur habituel, qui rappelle leur époque,

Déjà, chez les Grecs, se trouvent des statues d’Achille et d’Alexandre, où les traits individuels de la ressemblance historique sont si peu prononcés, que l’on croit reconnaître plutôt dans ces figures de jeunes héros demi-dieux que des hommes. Cela s’appliquait parfaitement à Alexandre, ce jeune homme de génie à l’âme héroïque. De même aussi, aujourd’hui, la figure de Napoléon est placée si haut, c’est un génie si universel, que rien n’empêche de le représenter dans un costume idéal, qui ne serait même pas déplacé dans Frédéric le Grand, s’il s’agissait de le célébrer dans toute sa grandeur. Il faut, il est vrai, tenir compte ici de la dimension des statues. Dans les petites figures qui ont quelque chose de familier le petit chapeau à trois cornes de Napoléon, l’uniforme bien connu, les bras croisés sur la poitrine, ne choquent nullement ; et si nous voulons qu’on nous montre dans le grand Frédéric le vieux Fritz, on peut le représenter avec son chapeau et son habit, comme on le fait sur les tabatières.

III. De l’individualité des personnages de la sculpture idéale.

1° Attributs, armes, parure, etc. – 2° Différence d’âge, de sexe, des dieux, des héros, des hommes, des animaux. – 3° Représentation des divinités particulières.

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Nous avons considéré l’idéal de la sculpture dans son caractère général et sous les principaux aspects que présente la forme idéale. Il reste à l’examiner dans les particularités distinctives qu’offrent ses personnages et qui marquent leur individualité. La beauté de l’idéal, en effet, n’est nullement une règle abstraite ; essentiellement déterminée, elle se prête aux particularités de toute espèce. Par là seulement les personnages de la sculpture ont une réalité vivante et une physionomie propre. Ils doivent se distinguer les uns des autres, quoiqu’ils ne se séparent pas toujours par des traits caractéristiques rigoureusement marqués, qu’ils conservent beaucoup de choses communes sous le rapport de leur idéalité et de leur divinité.

Ayant à indiquer quelques-unes de ces particularités, nous devons considérer : 1° les simples signes extérieurs, tels que les attributs, le mode d’habillement, les armes, la parure, etc. ; – 2° des signes moins extérieurs, tels que la conformation individuelle et l’habitus du personnage, les différences qui marquent le sexe, l’âge, les traits propres des divinités ; nous jetterons aussi un coup d’œil sur les personnages eux-mêmes pour lesquels la sculpture observe des différences générales. Il ne nous sera permis de traiter cette face du sujet, où se pressent les détails, qu’en choisissant quelques exemples.

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i. En ce qui concerne d’abord les attributs, le mode de parure, les armes, les ustensiles, les vases, en général ces accessoires qui entourent le personnage, dans les œuvres élevées de la sculpture, sont restés très simples ; ils ont été employés sobrement et restreints, de telle sorte qu’il n’en est présenté que ce qui est nécessaire pour l’indication et l’intelligence du sujet ; car c’est la forme en elle-même du personnage, son expression, et non les accessoires extérieurs qui doivent donner la signification spirituelle et l’offrir aux regards. Mais, à cause de cela même, de pareils signes deviennent, à leur tour, nécessaires pour faire reconnaître les dieux déterminés ; il ne reste plus, souvent, que ces indications.

1° J’ai déjà parlé des attributs à propos de l’art classique et de ses personnages[25]. Dans la sculpture, ils perdent leur caractère indépendant et symbolique ; ils conservent seulement le droit d’apparaître soit sur le personnage, soit à côté de lui comme simple indication extérieure de quelque trait particulier relatif à cette divinité. Plusieurs sont empruntés aux animaux. Ainsi Jupiter est représenté avec l’aigle, Junon avec le paon, Bacchus avec un tigre et une panthère attelés à son char, Vénus avec le lièvre ou la colombe. – D’autres attributs sont des ustensiles ou des instruments qui ont rapport aux habitudes et aux actions attribuées à chaque dieu conformément à son individualité propre. Bacchus, par exemple, est représenté avec le thyrse, autour duquel sont entrelacées des feuilles de lierre et des bandelettes ; ou il a une couronne de feuilles de laurier, pour le désigner comme vainqueur dans son expédition des Indes, ou encore un flambeau avec lequel il éclairait Cérès.

Ce sont de pareilles particularités, dont je me borne ici à mentionner les plus connues, qui provoquent surtout la sagacité et l’érudition des antiquaires et qui les engagent dans la recherche minutieuse des plus petits détails. Ce zèle souvent va trop loin, et leur fait donner de l’importance à des choses qui n’en ont aucune. Ce mode de recherches et cette critique sont cependant nécessaires, parce que souvent la détermination d’un personnage ne peut être donnée que par cette voie. A ce qui précède s’ajoute une nouvelle difficulté c’est que, de même que la forme extérieure, souvent aussi les attributs sont communs à plusieurs divinités. Ainsi on voit la coupe non seulement à côté de Jupiter, d’Apollon, de Mercure, mais auprès de Cérès et d’Hygie. Plusieurs divinités femelles ont également des épis de blé. Les lys se trouvent dans la main de Junon, de Vénus et de l’Espérance ; Jupiter lui-même n’est pas le seul qui porte la foudre, mais aussi Pallas, qui à son tour ne porte pas seule l’égide, mais en commun avec Jupiter, Junon et Apollon. L’origine des dieux individuels qui, primitivement, avaient une signification commune, entraîne avec elle d’anciens symboles qui appartenaient à cette nature générale des dieux.

2° D’autres accessoires, des armes, des vases, des chevaux, trouvent plus ou moins place dans de tels ouvrages qui déjà sortent du repos simple des dieux, pour représenter des actions, des groupes, des séries de figures, comme cela peut avoir lieu dans les bas-reliefs ; et dès lors on peut aussi faire un usage plus étendu des divers signes et indications extérieurs. Les offrandes sacrées qui consistaient en ouvrages d’art de tout genre et particulièrement en statues ; les statues des vainqueurs aux jeux olympiques, et principalement les médailles et les pierres taillées, fournissaient à l’imagination riche et à l’esprit inventif des Grecs une ample carrière pour introduire des indications symboliques et autres, par exemple, des allusions à la localité, à la ville, etc.

3° Des signes moins extérieurs, pris plus avant dans l’individualité des dieux, sont ceux qui appartiennent à l’extérieur même du personnage et en sont une partie intégrante. Il faut placer ici le mode particulier d’habillement, d’armure, de parure, l’arrangement des cheveux, etc. Winckelmann a montré beaucoup de sagacité à saisir toutes ces différences. Parmi les dieux, Jupiter surtout se fait reconnaître par sa chevelure, et Winckelmann prétend que les cheveux du front ou la barbe suffiraient seuls pour faire reconnaître une tête comme étant celle de Jupiter. Les cheveux sont relevés sur le haut du front, et leurs diverses divisions retombent en arrière, recourbées en arc étroit. Cette manière de représenter la chevelure était si caractéristique, qu’elle fut conservée même dans les fils et les oncles de Jupiter. Ainsi, sous ce rapport, la tête de Jupiter est difficile à distinguer de celle d’Esculape ; mais, pour ce motif, celui-ci avait une autre barbe ; sur la lèvre supérieure, elle était disposée plus en arc, tandis que chez Jupiter elle se dresse autour de l’angle de la bouche et se mêle avec la barbe du menton. Winckelmann a su également distinguer une belle tête d’une statue de Neptune à la villa Médicis (plus tard, à Florence), des têtes de Jupiter, par la barbe plus frisée (aussi plus épaisse sur la lèvre supérieure), et par la chevelure. Pallas se distingue de Diane en ce qu’elle porte la chevelure liée fort bas derrière la tête, et tombant en boucles au-dessous du lien qui les noue. Diane, au contraire, les porte relevés de tous les côtés et liés en peloton sur le sommet de la tête. La tête de Cérès est couverte de son vêtement jusque sur la partie postérieure. Elle porte, en outre, avec les épis, comme Junon, un diadème devant lequel les cheveux s’élèvent dispersés dans une gracieuse confusion ; ce qui doit peut-être signifier son égarement au sujet de l’enlèvement de sa fille Proserpine. Une semblable individualité est marquée par d’autres signes extérieurs. C’est ainsi, par exemple, que Pallas se reconnaît à son casque, à sa contenance et à son vêtement, etc.

Mais l’individualité vraiment vivante, s’il est vrai que la sculpture doive savoir la marquer par la forme belle et libre du corps, ne doit pas se manifester seulement par de tels accessoires, par des attributs, par la chevelure, les armes, et d’autres instruments, par la massue, le trident, le boisseau ; elle doit percer dans la figure ainsi que dans son expression. Dans une pareille individualisation, les artistes grecs montraient d’autant plus de finesse et d’invention qu’ils considéraient la forme des dieux comme ayant en quelque sorte la valeur d’un dogme, auquel ils restaient fidèles tout en développant l’individualité caractéristique de chaque divinité, de sorte que l’idée fondamentale restât en quelque sorte toujours absolument vivante et présente. C’est surtout dans les meilleurs ouvrages de la sculpture ancienne qu’il faut admirer l’attention scrupuleuse et pleine de sagacité avec laquelle les artistes grecs ont su mettre les plus petits traits de la figure et de l’expression en harmonie avec le tout, attention par laquelle seule se révèle cette harmonie elle-même.

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ii. Quelles sont maintenant les principales différences qui peuvent être regardées comme servant de base à la détermination plus précise des formes du corps et de son expression ? Les voici en peu de mots :

1° La première est celle qui distingue les figures enfantines et juvéniles de celles d’un âge plus avancé. Dans l’idéal pur, on l’a vu, chaque trait, chaque partie du corps étaient exprimés ; mais tout ce qui affecte la ligne droite trop régulière, les surfaces unies, les formes géométriques circulaires sont évitées pour faire place à la multiplicité vivante des lignes, des formes et des nuances habilement fondues. Dans l’enfance et la jeunesse, les limites des formes se fondent insensiblement les unes dans les autres ; elles ondoient si doucement, que, selon l’expression de Winckelmann, on peut les comparer à la surface non agitée par le vent d’une mer dont on peut dire qu’elle est calme quoiqu’elle soit dans un mouvement continuel. Dans un âge plus avancé, les différences sont plus marquées, les caractères plus déterminés. Aussi d’excellentes figures d’hommes plaisent davantage, au premier coup d’œil, parce que tout y est plein d’expression. La science et l’habileté de l’artiste s’y font plus vite admirer ; car, à cause de leur mollesse et du peu de traits distinctifs, les formes de la jeunesse paraissent d’une exécution plus facile. En réalité, c’est le contraire. Comme la configuration des membres reste indécise entre la croissance et l’achèvement, les articulations, les os, les tendons, les muscles, doivent avoir quelque chose de plus mou, de plus délicat, et cependant être exprimés. C’est le triomphe de l’art antique d’avoir fait que, même dans les figures les plus délicates, toutes les parties et leur organisation déterminée se remarquent à des nuances de saillies et d’enfoncements presque insensibles. Aussi la science et la virtuosité d’un artiste ne se révèlent qu’à un observateur sévèrement attentif. Si, par exemple, dans une figure où s’allient la douceur et la sévérité, comme celle du jeune Apollon, toute la structure du corps humain n’était pas réellement et parfaitement accusée, d’une manière à la fois apparente et à demi cachée, les membres sembleraient, il est vrai, ronds et pleins, mais, en même temps, mous et sans expression ni variété, de sorte que l’ensemble pourrait difficilement plaire. – On peut citer, comme un exemple des plus frappants de la différence du corps juvénile et du corps viril, dans un âge assez avancé, les enfants et le père, dans le groupe du Laocoon.

Mais, en général, les Grecs, dans la représentation de leurs divinités idéales, préféraient, pour les ouvrages de la sculpture, l’âge encore jeune ; ils ne montraient même, dans les têtes et les statues de Jupiter ou de Neptune, aucun signe de vieillesse.

2° Une différence plus importante concerne le sexe, qui doit être représenté dans la conformation du corps, ou la différence des formes de l’homme et de la femme. Ce qui vient d’être dit des âges s’applique également ici. Les formes de la femme sont plus délicates et plus molles ; les tendons et les muscles, quoique ne devant pas faire défaut, sont moins marqués ; les transitions sont plus insensibles, plus douces. Et cependant, quant à la variété d’expression, les traits sont hautement nuancés et diversifiés, depuis le sérieux calme, la force sévère et la noblesse, jusqu’à la grâce la plus molle et aux charmes qui inspirent l’amour. – Une égale richesse dans les formes trouve sa place dans la configuration du corps de l’homme, chez lequel s’ajoute encore l’expression de la force augmentée par l’exercice, et celle du courage. Mais la sérénité du bonheur reste commune à toutes ces figures, c’est-à-dire une joie intime, une bienheureuse indifférence, qui s’élève au-dessus de toute situation particulière et qui s’accorde également avec un trait de silencieuse tristesse, comme le rire dans les larmes, qui s’arrête entre le rire et les pleurs. Mais, entre le caractère de l’homme et de la femme, il ne faut pas tirer une ligne de démarcation trop précise ; car les formes de Bacchus et d’Apollon vont jusqu’à la délicatesse et à la mollesse des formes féminines, même jusqu’à certains traits de l’organisation de la femme. Il existe des représentations d’Hercule où il apparaît sous un aspect qui rappelle à tel point les formes de la jeune femme, qu’on l’a confondu avec son amante Iole. Les anciens ont représenté non seulement cette transition, mais aussi, expressément, le mélange des formes de l’homme et de la femme dans les hermaphrodites.

3° Il reste à examiner les principales différences qui s’offrent dans la forme des objets, selon qu’ils appartiennent à un des cercles determinés du monde idéal approprié à la sculpture.

Les formes organiques dont la sculpture peut se servir dans ses œuvres plastiques sont d’abord les formes humaines, ensuite celles des animaux. En ce qui concerne la forme animale, nous avons déjà vu que, dans l’art élevé et sévère, elle ne peut plus apparaître que comme un attribut qui accompagne la figure des dieux, une biche, par exemple, à côté de Diane, et l’aigle à côté de Jupiter. Il en est de même des panthères, des griffons et des emblèmes semblables. Mais, outre qu’elles sont des attributs particuliers, les formes animales conservent encore, par elles-mêmes, une valeur propre, tantôt mêlées à la forme humaine, tantôt isolées. Cependant le cercle de ces représentations est limité. Sans parler des formes de bouc, c’est principalement le cheval dont la beauté et la vivacité pleine de feu se fraient l’entrée dans l’art plastique, soit qu’il se combine avec la figure humaine, soit qu’il conserve sa forme indépendante et libre. En effet le cheval s’associe au courage, à la bravoure, à l’agilité de l’homme, et participe de la beauté héroïque ; tandis que d’autres animaux, comme, par exemple, le lion tué par Hercule, le sanglier par Méléagre, sont l’objet même de ces exploits héroïques, et, par conséquent, ont le droit d’entrer aussi dans le cercle de la représentation, lorsque celle-ci, dans les groupes et les bas-reliefs, admet des situations et des actions qui offrent du mouvement.

L’homme, de son côté, dans sa configuration et son expression proprement idéales, offre la forme qui convient à la représentation du principe divin, lorsque celui-ci, encore lié au sensible, n’est pas capable de se prêter à l’idée de l’unité simple d’un seul Dieu et ne peut se manifester que dans un cercle de personnages divins. Mais, par là même, d’abord la forme humaine reste en soi, comme par son expression, renfermée dans le domaine de l’individualité humaine proprement dite, quoique, d’un autre côté, elle soit représentée comme ayant de l’affinité et étant unie tantôt avec le divin, tantôt avec l’animalité.

Par là, la sculpture s’exerce dans les domaines suivants, auxquels elle peut emprunter des sujets de représentation. Le point central, comme je l’ai déjà plusieurs fois nommé, c’est le cercle les dieux particuliers. La différence principale qui les sépare des hommes, c’est que, sous le rapport de leur expression, ils apparaissent concentrés en eux-mêmes, élevés au-dessus de l’existence finie, des soins et des passions de la nature mortelle, jouissant d’un calme heureux et d’une jeunesse éternelle. De même, ici, les formes du corps non seulement sont purifiées des particularités finies de la nature humaine, mais encore, sans rien perdre de leur vitalité, elles écartent d’elles tout ce qui indique les nécessités et les besoins de la vie physique. Ainsi, un objet intéressant, c’est une mère qui allaite son enfant. Les déesses grecques sont toujours représentées sans enfant. Junon, selon la fable, rejette le jeune Hercule loin d’elle, ce qui donne naissance à la voie lactée. Selon la croyance antique, il n’était pas digne de la majestueuse épouse de Jupiter d’attacher un fils à sa personne. Vénus elle-même, dans la sculpture, n’apparaît pas comme mère ; l’Amour l’accompagne, il est vrai, mais peu dans les rapports de l’enfant. Une chèvre est donnée pour nourrice à Jupiter. Rémus et Romulus sont allaités par une louve. Parmi les représentations égyptiennes et indiennes, au contraire, il en est beaucoup dans lesquelles les dieux reçoivent le lait maternel de divinités. Chez les déesses grecques dominent les formes virginales, qui laissent le moins apparaître la destination de la femme.

Ceci constitue une opposition importante entre l’art classique et l’art romantique, où l’amour maternel offre un des sujets principaux.

Des dieux proprement dits, la sculpture passe ensuite aux personnages qui, comme les centaures, les faunes et les satyres, sont un mélange d’hommes et d’animaux.

Les héros ne sont séparés des dieux que par des différences très peu sensibles, et, par là même, ils s’élèvent au-dessus de la simple nature humaine. Winckelmann dit, par exemple, d’un Battus qui est sur les monnaies de Cyrène, « qu’à certain air voluptueux, on pourrait le prendre pour un Bacchus, et, à un trait de grandeur divine, pour un Apollon. » S’agit-il de représenter l’énergie de la volonté et la force physique, les formes humaines prennent des proportions plus grandes. Les artistes mettaient dans les muscles une action plus rapide et une tension plus forte, et dans les actions violentes toute l’impétuosité de la nature en mouvement. Toutefois, comme, dans le même héros, il se présente toute une série d’états divers et opposés, les formes viriles se rapprochent encore ici souvent des formes féminines : c’est le cas, par exemple, pour Achille, dans sa première apparition au milieu des femmes de Lycomède. Ici, il n’apparaît pas dans la force héroïque qu’il déploie devant Troie, mais sous des habits de femme et avec une grâce de formes qui fait presque douter de son sexe. Hercule aussi n’est pas toujours représenté dans le sérieux de la force que supposent ses pénibles travaux, mais tel qu’on l’imagine servant Omphale, ainsi que dans le repos de l’apothéose, et en général dans les situations les plus élevées.

Sous d’autres rapports, les héros ont souvent la plus grande ressemblance avec les dieux mêmes, Achille, par exemple, avec Mars. Aussi, c’est le résultat de l’étude la plus approfondie que de reconnaître le sens déterminé d’une statue d’après son seul caractère, sans le secours de quelque attribut. Cependant les connaisseurs exercés savent, même d’après quelques débris, conclure le caractère et la forme de la figure entière, et compléter ce qui lui manque ; ce qui doit nous faire admirer de nouveau le sens plein de finesse et la parfaite conséquence d’individualisation dans les maîtres de l’art grec, qui savaient conserver et développer la plus petite partie conformément au caractère de l’ensemble.

En ce qui regarde les satyres et les faunes, c’est dans leur cercle qu’est refoulé ce qui reste exclu du haut idéal des dieux, les besoins humains, la joyeuse gaieté de la vie, la jouissance sensible, la satisfaction des désirs, etc. Cependant les jeunes satyres, en particulier, et les jeunes faunes, sont représentés par les anciens, le plus souvent avec une telle beauté que, comme le prétend Winckelmann (iv, 78), chacune de leurs figures, si on fait abstraction de la tête, pourrait être confondue avec celle d’un Apollon, principalement celui qui est appelé Sauroktonos et qui a la position des jambes semblable à celle des faunes. Les faunes et les satyres se reconnaissent à la tête, par les oreilles pointues, les cheveux crépus et de petites cornes.

Un second cercle renferme ce qui est, à proprement parler, humain. Ici se place particulièrement la beauté de la forme humaine, telle qu’elle se manifeste dans la force développée par l’exercice, par l’habileté dans les jeux athlétiques chez les combattants, les Discoboles, etc. Dans de telles productions, la sculpture se rapproche déjà plus du portrait, genre dans lequel les anciens, cependant, même lorsqu’ils représentaient des personnages réels, savaient toujours maintenir le principe de la sculpture, tel que nous avons appris à le connaître.

Enfin le dernier domaine que comprend la sculpture est la représentation des animaux en eux-mêmes, particulièrement des lions, des chiens, etc. Dans ce champ, les anciens savaient également faire régner le principe de la sculpture, saisir l’essence de la forme et l’animer, l’individualiser. Ils parvenaient ainsi à une telle perfection que, par exemple la vache de Myron est plus célèbre que ses autres ouvrages. Goethe (dans l’Art et l’Antiquité, ii, 1er cahier) l’a décrite avec beaucoup de grâce, et il a fait particulièrement remarquer ce point que nous avons vu plus haut, savoir que les fonctions animales, telles que l’allaitement, ne se trouvent que dans le domaine des animaux. Il écarte tous les jeux d’esprit des poètes dans d’anciennes épigrammes, et, avec un grand sens de l’art, il ne considère que la naïveté de la conception d’où naît l’image la plus fidèle.

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iii. Pour terminer ce chapitre, nous n’avons plus qu’à ajouter quelques observations sur les personnages individuels dont le caractère et la vitalité ont été indiqués par les différences précédentes. Elles porteront principalement sur la représentation des dieux. Au sujet des divinités idéales de la sculpture, on pourrait soutenir que la spiritualité est, à proprement parler, l’affranchissement de l’individualité, et qu’alors, plus les figures sont idéales et élevées, moins elles se distinguent les unes des autres. Mais le problème de la sculpture, admirablement résolu par les Grecs, consistait précisément à savoir conserver, malgré la généralité et l’idéalité des dieux, leur individualité et leur caractère distinctif, bien que, sans doute, dans les sphères déterminées de leur activité, se manifeste la tendance à enlever les limites précises et à représenter les formes particulières dans les transitions. Si l’on va plus loin et que l’on prenne l’individualité dans ce sens, que certaines divinités avaient des traits déterminés qui leur étaient propres, comme les figures de portraits, dès lors apparaît un type fixe à la place d’une libre production ; ce qui porte préjudice à l’art. Mais cela n’a pas lieu davantage. Au contraire, l’artiste montrait d’autant plus de finesse d’invention, dans l’individualisation des traits, et d’autant plus de vitalité, que le type essentiel était plus invariablement tracé.

Pour ce qui est ensuite des dieux particuliers eux-mêmes, la première idée qui se présente, c’est qu’au-dessus de ces existences idéales se place un personnage qui est leur souverain. Phidias a donné surtout cette majesté et cette grandeur à la figure et aux traits de Jupiter. Cependant le père des dieux et des hommes est représenté avec un regard serein et gracieux, à la fois doux et imposant. Il est dans l’âge viril ; ses joues, qui n’ont point l’efflorescence de la jeunesse, ne rappellent pas non plus la rudesse des formes ou les signes de débilité de la vieillesse. – Les figures qui, pour la forme et l’expression, se rapprochent le plus de celle de Jupiter, sont celles de ses frères, Neptune et Pluton, dont les statues intéressantes, à Dresde, par exemple, conservent cependant leur caractère propre. Jupiter a la douceur de la majesté, Neptune est d’une physionomie plus rude, Pluton, qui a beaucoup de rapport avec le Sérapis des Égyptiens, paraît plus sombre et plus ténébreux. Bacchus et Apollon, Mars et Mercure restent essentiellement distincts de Jupiter ; les deux premiers, dans la beauté plus juvénile et la délicatesse de leurs formes ; ceux-ci d’une beauté plus virile, quoique sans barbe ; Mercure, plus agile, plus délié, avec une finesse particulière dans les traits du visage ; Mars, non tout à fait, comme Hercule, remarquable par la force des muscles et des autres parties du corps, mais comme un héros jeune et beau dans des formes idéales.

Parmi les Déesses, je ne mentionnerai que Junon, Pallas, Diane et Vénus.

Comme Jupiter parmi les dieux, Junon, parmi les déesses, a la plus grande majesté dans la figure et son expression. Ses grands yeux, voûtés en ovale, sont fiers et impérieux, de même que la bouche qui la fait reconnaître, même de profil. En général, elle offre l’aspect d’une reine qui veut dominer et doit inspirer le respect et l’amour. – Pallas, au contraire, a l’expression de la virginité sévère et de la chasteté. Les tendres grâces, l’amour et toute la mollesse féminine sont éloignés de sa personne. L’œil est moins ouvert que celui de Junon et modérément incliné, ainsi que la tête qui ne se relève pas fièrement comme dans l’épouse de Jupiter, quoiqu’elle soit armée d’un casque. – Diane est représentée avec la même forme virginale, et cependant douée d’un plus grand attrait ; elle a plus d’aisance ; elle est plus svelte, toutefois sans avoir conscience ni jouir de ses charmes. Elle n’est pas dans l’attitude du repos, mais ordinairement représentée dans celle d’une personne qui s’avance, regardant en arrière, les yeux fixés vers le lointain. – Vénus, enfin, la reine de la beauté, est seule avec les grâces et les heures, représentée nue, quoique non par tous les artistes. Chez elle, la nudité est motivée par cette raison, qu’elle exprime principalement la beauté physique et son triomphe, en général la grâce, l’attrait de l’amour, la délicatesse des traits tempérés et ennoblis par l’esprit. Son œil, même lorsqu’il doit être plus sérieux et plus noble, est plus petit que celui de Pallas et de Junon, non en longueur mais plus étroit à la partie inférieure, et la paupière est un peu relevée ; ce qui exprime, de la manière la plus belle, la langueur amoureuse. Cependant, pour l’expression comme pour la forme, elle est différente, tantôt plus sérieuse et plus sûre de son empire, tantôt plus gracieuse et plus délicate, tantôt dans un âge plus mûr, tantôt dans la fleur de la jeunesse. Winckelmann compare la Vénus de Médicis à une rose qui s’épanouit après une belle aurore, aux premiers rayons du soleil. La Vénus céleste, au contraire, fut désignée par un diadème qui ressemble à celui de Junon et que porte aussi la Vénus Victrix.

L’invention de cette individualité plastique, dont l’expression tout entière est parfaitement produite par la forme seule, sans le secours de la couleur, ne fut innée à ce degré de perfection, qui ne peut être surpassé, que chez les Grecs, et elle avait son principe dans la religion elle-même. Une religion spiritualiste eût pu se contenter de la contemplation intérieure et de la méditation. Les ouvrages de la sculpture n’auraient alors été regardés que comme un luxe et une superfluité ; tandis qu’une religion qui s’adresse aux sens, comme la religion grecque, doit produire incessamment des images. Pour elle, cette création et cette invention artistiques sont un véritable culte, un moyen par lequel se satisfait le sentiment religieux. Et, pour le peuple, la vue de pareilles œuvres n’était pas un simple spectacle ; elle faisait partie de la religion elle-même et de la vie. En général, les Grecs faisaient tout pour la vie publique, dans laquelle chacun trouvait sa satisfaction, son orgueil et sa gloire. Avec ce caractère national, l’art grec n’était pas un simple ornement, mais un besoin vivant, qui demandait à être satisfait ; de même que la peinture, pour les Vénitiens, à l’époque de leur splendeur. C’est par là seulement que nous pouvons expliquer, malgré les difficultés de la statuaire, cette incroyable quantité de sculptures, ces forêts de statues, qui se trouvaient jusqu’à mille, deux mille dans une seule ville, à Élis, à Athènes, à Corinthe, et même dans chaque localité. Elles n’étaient pas en moins grand nombre dans la grande Grèce et dans les îles.


 

CHAPITRE III

DES ESPÈCES DE REPRÉSENTATION ; DES MATÉRIAUX DE LA SCULPTURE ET DE SON DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE.

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Dans notre étude précédente, nous avons examiné d’abord ce qui fait le fond de la sculpture ainsi que la forme qui lui correspond. Nous avons trouvé l’un et l’autre dans l’idéal classique. Nous avions à déterminer ensuite comment, parmi les arts particuliers, la sculpture est le plus propre à représenter cet idéal. Or, maintenant, s’il est vrai que l’idéal ne doive être conçu que sous la forme de l’individualité, la pensée artistique ne se développe pas seulement dans un cercle de figures idéales ; le mode de représentation et d’exécution extérieures, pour les œuvres d’art déterminées, donne lieu aussi aux différents genres de sculpture.

Sous ce rapport, il nous reste à parler : 1° du mode de représentation, qui produit soit des statues isolées, soit des groupes, soit des reliefs ; – 2° des matériaux qu’emploie la sculpture dans les différents genres de représentation ; 3° des degrés de son développement historique.

I. Des différentes espèces de représentation.

1° Des statues. – 2° Des groupes. – 3° Des reliefs.

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Nous avons établi plus haut une différence essentielle entre l’architecture indépendante et l’architecture subordonnée à l’utile ; nous pouvons admettre une distinction semblable entre les ouvrages de sculpture pareillement indépendants et ceux qui servent plutôt d’ornementation à des espaces architectoniques. Pour les premiers, ce qui les entoure n’est autre chose qu’un local préparé par l’art, tandis que, chez les autres, le rapport à l’œuvre d’architecture, dont ils sont l’ornement, reste le caractère essentiel ; il détermine non seulement la forme, mais le fond même de l’œuvre exécutée par la sculpture. En envisageant les choses dans leur ensemble, nous pouvons dire, sous ce rapport, que les statues proprement dites existent pour elles-mêmes, tandis que les groupes et surtout les reliefs commencent à abandonner cette indépendance, et sont employés par l’architecture pour les fins propres de cet art.

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i. En ce qui concerne la statue proprement dite, son but primitif, comme la vraie destination de la sculpture en général, est l’exécution d’une image sacrée qui doit être érigée dans l’intérieur du temple, où tout l’appareil environnant se rapporte à elle.

Ici la sculpture reste dans sa pureté la plus parfaite, puisqu’elle représente l’image des dieux sans situation déterminée, dans une beauté simple et un repos majestueux, ou encore dans des situations simples et libres, sans action déterminée, inaccessibles au trouble et à l’agitation, tels que nous les avons plusieurs fois décrits.

Le premier moment où le personnage abandonne cette grandeur sévère et cette félicité concentrée, consiste en ce que, dans tout le maintien, soit indiqué le commencement ou la fin d’une action, sans que, par là, soit détruit le repos divin et que le personnage soit représenté dans un conflit ou dans une lutte. De ce genre sont la Vénus de Médicis et l’Apollon du Belvédère.

Du temps de Lessing et de Winckelmann, on paya une admiration sans bornes à ces statues, comme représentant le plus haut idéal de l’art. Aujourd’hui, depuis qu’on a appris à connaître des œuvres d’une expression plus profonde, plus vivante et plus ferme dans leurs formes, elles ont perdu quelque chose de leur estime, et on les attribue à une époque plus tardive, où le poli de l’exécution vise déjà au gracieux et à l’agréable, et qui ne se maintient plus dans le style sévère et pur. Un voyageur anglais (Morn. Chron., 26 juillet 1825) va même jusqu’à appeler l’Apollon un muscadin de théâtre (a theatrical coxcomb). Quant à la Vénus, il lui accorde, il est vrai, une grande douceur, une symétrie parfaite et une grâce timide, mais seulement une niaiserie sans défaut, une perfection négative et « a good deal of insipidity ».  On conçoit d’ailleurs l’abandon de ce calme sévère et de cette sainteté. La sculpture, sans doute, est l’art du haut sérieux ; mais, comme les dieux ne sont nullement des abstractions, qu’ils sont des personnages individuels, ce sérieux profond admet, en même temps que la sérénité, un reflet de la vie réelle ou de l’existence finie.

La sérénité des dieux n’exprime pas le sentiment de l’absorption dans une pareille situation finie, mais celui de l’harmonie, de la liberté spirituelle et de l’indépendance.

Aussi l’art grec s’est-il pénétré de toute la sérénité de l’esprit grec, et a-t-il trouvé son bonheur, sa joie, son amusement, dans une multitude infinie de situations hautement intéressantes ; car, lorsqu’il se fut élevé de la raideur abstraite du premier mode de représentation au culte de l’individualité vivante qui réunit tout en soi, la vie jointe à la sérénité fut son objet de prédilection. Les artistes se plurent dans la variété des sujets capables de les représenter, sujets, d’ailleurs, qui ne dégénéraient pas en scènes pénibles, en spectacles de tortures et de souffrances, qui restaient dans les limites de l’humanité privée de soucis. Les anciens ont, sous ce rapport, produit un grand nombre d’ouvrages de sculpture de la plus haute perfection. Je me contenterai de citer ici, parmi une foule de sujets mythologiques qui n’offrent qu’un badinage, mais d’une parfaite sérénité, les jeux de l’Amour, qui déjà se rapprochent davantage des scènes communes de la vie humaine. Il en est d’autres où la vitalité de la représentation est le principal intérêt, et où le seul fait de comprendre le sujet et de s’en amuser constitue la sérénité et l’absence même de souci. Dans ce genre, par exemple, le Joueur de dés et le Garde de Polyclète étaient aussi estimés que la Junon d’Argos. Le Discobole, le Coureur de Myron, jouissaient d’une égale célébrité. Combien est charmant et combien n’a-t-on pas loué le jeune garçon qui se tire une épine du talon ? On connaît, au moins de nom, une foule de représentations du même genre. Ce sont de ces moments surpris à la nature, qui passent rapidement et qui apparaissent fixés par le sculpteur.

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ii. De ce commencement de direction vers l’extérieur, la sculpture passe ensuite à la représentation de situations animées, de conflits et d’actions. De là naissent les groupes ; car, avec l’action déterminée, se manifeste la vitalité concrète, qui se développe en oppositions et réactions et, en même temps aussi, en rapports essentiels de plusieurs figures qui affectent diverses combinaisons.

Cependant, encore ici, les premiers sujets sont de simples associations calmes, comme par exemple les deux statues colossales des dompteurs de chevaux qui sont à Rome sur le mont Cavallo, et qui indiquent Castor et Pollux. On attribue l’une d’elles à Phidias, l’autre à Praxitèle, sans preuve solide, quoique l’excellence de la conception et la forme pleine d’agrément de l’exécution justifient de pareils noms. Ce sont seulement des groupes libres, qui n’expriment encore aucune action proprement dite, ou aucune suite d’actions ; ils sont d’ailleurs parfaitement propres à la représentation sculpturale et à une érection publique devant le Parthénon, où ils ont dû être originairement placés.

La sculpture, dans le groupe, passe ensuite à la représentation des situations qui ont pour sujet des conflits, des combats, la souffrance, etc. Ici nous pouvons louer encore le sens vraiment artistique des Grecs, qui n’érigeaient pas de pareils groupes comme indépendants en soi, parce que ceux-ci commencent à sortir du domaine propre à la sculpture. Ils les plaçaient dans un rapport étroit avec l’architecture, afin qu’ils servissent à la décoration des espaces architectoniques. L’image du dieu dans le temple, comme statue indépendante, s’élevait calme, majestueuse, pleine de sérénité, dans l’intérieur de la cella uniquement destinée à renfermer cette œuvre de la sculpture. Le fronton extérieur, au contraire, était orné de groupes qui représentaient les actions déterminées du dieu et, dès lors, devaient être exécutés dans le sens d’une vitalité plus animée. De ce genre était le fameux groupe des Niobides. Le mode général de disposition est ici donné par l’espace auquel il était destiné. La principale figure était placée au milieu ; elle pouvait être la plus grande et s’élever au-dessus des autres. Celles-ci, placées contre les angles aigus du fronton, demandaient d’autres positions ; quelques-unes mêmes étaient étendues.

Parmi les autres ouvrages connus, nous nous bornerons à mentionner encore le Laocoon. Depuis quarante ou cinquante ans, il a été l’objet d’une foule de recherches et de dissertations. On a en particulier regardé comme une question importante de savoir si Virgile avait fait une description de cette scène d’après le groupe du sculpteur, ou si l’artiste avait fait son ouvrage d’après la description de Virgile ; si ensuite Laocoon pousse des cris, et si, en général, il convient, dans la sculpture, de vouloir exprimer un cri, et d’autres questions du même genre. On s’est exercé sur de pareilles bagatelles psychologiques avant que le mouvement imprimé par Winckelmann et que le vrai sens de l’art eussent pénétré dans les esprits. Les savants de cabinet sont portés d’ailleurs à de pareilles recherches, parce que souvent l’occasion de voir les véritables objets d’art leur manque, aussi bien que la capacité de les saisir par l’imagination. L’essentiel à considérer, dans ce groupe, c’est que, malgré la haute souffrance exprimée avec une si grande vérité, malgré cette crispation convulsive des membres et la tension de tous les muscles, la noblesse, néanmoins, et la beauté sont conservées, et que rien ne rappelle, même de la manière la plus éloignée, la grimace, la contorsion et la dislocation. Toutefois l’ouvrage entier appartient, sans aucun doute, par l’idée du sujet, par l’habileté qui se révèle dans la disposition, par l’intelligence des poses et par le mode d’exécution, à une époque plus tardive, qui vise déjà à dépasser la simple beauté et la vitalité, en affectant de montrer ses connaissances dans la structure des membres et les formes musculaires du corps humain, et cherché à plaire par les agréments et les raffinements de l’exécution. De la naïveté, de la grandeur de l’art à la manière, le pas est déjà fait.

Les ouvrages de la sculpture se placent dans divers endroits, à l’entrée des galeries, sur les places publiques, dans la rampe d’un escalier, dans des niches, etc. Or cette diversité de lieux, ainsi que leur destination architectonique, qui de son côté offre des rapports différents avec les situations et les relations humaines, fait varier à l’infini le sujet et la signification de l’œuvre d’art, qui, dans les groupes, peuvent se rapprocher encore plus des scènes de la vie humaine. Cependant il est toujours d’un mauvais effet de placer sur le sommet d’un édifice, à l’air libre, sans fond, de pareils groupes animés, qui présentent plusieurs figures réunies, et cela, même lorsqu’aucun conflit n’en fait le sujet. Le ciel, en effet, est tantôt gris, tantôt bleu et d’une clarté éblouissante ; de sorte que les contours des figures ne peuvent être distingués assez exactement. Or, ce sont ces contours, c’est la silhouette, qui sont l’essentiel, puisque ce sont les seuls traits principaux que l’on reconnaisse, et qui font comprendre tout le reste. Ensuite, dans un groupe, plusieurs parties des figures sont placées les unes devant les autres, les bras, par exemple, en avant du corps, la jambe d’un personnage devant celle d’un autre personnage. A un certain éloignement, les contours de ces parties paraissent confus et insaisissables. Le même effet est produit par une statue et surtout par un groupe qui n’ont d’autre fond que l’air : on ne voit alors qu’une silhouette qui se dessine durement et dans laquelle, précisément, on ne peut distinguer qu’une faible expression.

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iii. Le dernier mode de représentation par lequel la sculpture fait déjà un pas significatif vers le principe de la peinture, est le relief, d’abord le haut et ensuite le bas-relief. Ici la condition est la surface ; les figures sont placées sur un seul et même plan, et la réunion des trois dimensions, qui est le principe de la sculpture, commence à s’effacer insensiblement. Mais l’ancien relief ne se rapproche pas encore assez de la peinture pour aller jusqu’aux différences de perspective qui marquent un premier et un second plan. Il s’en tient à la surface en soi, sans que l’art de rapetisser les objets permette de les ranger en avant ou en arrière, selon leur position dans l’espace. Par conséquent, il maintient de préférence les figures de profil et les place à côté les unes des autres sur la même surface. Mais, à cause de cette simplicité même, les actions complexes ne peuvent plus être prises pour sujet ; ce sont des actions qui déjà, dans la réalité, se présentent davantage sur une seule et même ligne, des marches militaires, des pompes de sacrifices, la marche des vainqueurs aux jeux olympiques, etc.

Cependant le relief offre la plus grande variété, parce qu’il sert non seulement à remplir et à décorer les frises et les murailles des temples, mais encore à orner les meubles, les vases de sacrifices, les présents sacrés, les coupes, les amphores, les urnes, les lampes, etc., de même aussi les sièges et les trépieds, et qu’il s’allie aux arts utiles voisins de la sculpture. Ici principalement, c’est l’esprit de saillie dans l’invention, qui, s’exerçant sous une multitude de formes et de combinaisons, n’est plus en état de maintenir le but propre de la sculpture véritable.

II. Des matériaux de la sculpture.

1° Du bois. – 2° De l’ivoire, de l’or, de l’airain, du marbre. – 3° Des pierres précieuses.

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Nous avons à chercher une égale variété de caractères particuliers dans la diversité des matériaux dont peut se servir l’artiste pour ses représentations ; car, à tel ou tel genre de sujets, à tel mode de conception est liée telle ou telle espèce de matériaux physiques. Il y a là un rapport secret et une correspondance cachée.

Si les anciens ne peuvent être surpassés dans l’invention, ils ne nous jettent pas moins dans l’admiration par l’étonnante perfection et l’habileté de l’exécution technique. Les deux choses sont également difficiles dans la sculpture, parce que les moyens de représentation manquent de la variété naturelle qui est à la disposition des autres arts. L’architecture, il est vrai, est pauvre encore ; mais elle n’a pas pour but de représenter l’esprit lui-même sous sa forme vivante, ou la vie des êtres de la nature. Cette habileté exercée, dans la manière de façonner parfaitement les matériaux, est liée à la conception même de l’idéal, puisque celui-ci a pour principe l’introduction de l’idée dans la forme physique et la fusion parfaite de l’une et de l’autre. Aussi le même principe conserve sa valeur là où l’idéal arrive à se développer et à se réaliser. – Sous ce rapport, nous ne devons pas nous étonner si l’on prétend que les artistes, aux époques de la grande habileté artistique, travaillent leurs marbres sans modèle d’argile, ou, lorsqu’ils s’en servent, procèdent à l’exécution avec beaucoup plus de liberté et de verve que cela n’a lieu de nos jours, où l’on ne fait, à vrai dire, que des copies en marbre de modèles auparavant composés en argile. Les anciens artistes conservaient ainsi l’inspiration vivante, qui, dans les reproductions et les copies, est toujours plus ou moins perdue. On ne peut nier que çà et là il ne se rencontre quelques défectuosités de détail dans des ouvrages célèbres, des yeux qui ne sont pas parfaitement de la même grandeur, des oreilles dont l’une est plus basse ou plus haute que l’autre, des pieds non tout à fait d’une égale longueur, etc. Ils n’attachaient pas une extrême importance à de pareilles choses, comme a coutume de faire la médiocrité vulgaire, qui n’a d’autre mérite de production et d’exécution, et qui se croit d’autant plus arrivée ainsi à la perfection.

i. Parmi les divers matériaux dont se servaient les sculpteurs pour les images des dieux, un des plus anciens est le bois. Un bâton, un pieu, à l’extrémité duquel ou mettait une tête, était l’origine. Plusieurs des plus anciennes statues des dieux, dans les temples, sont en bois. Même du temps de Phidias, cette matière resta encore en usage. La Minerve de Phidias, à Platée, était de bois doré. La tête, les mains et les pieds seuls étaient de marbre. Myron fit aussi une Hécate en bois (Pausan., ii, 30), avec une seule tête et un seul corps, pour Égine, où Hécate était principalement adorée et où l’on célébrait, tous les ans, en son honneur, une fête que le Thrace Orphée avait instituée. Mais, en général, le bois, à cause de ses fibres et de leur direction, lorsqu’il n’est pas recouvert d’or ou autrement, paraît trop contraire au genre grandiose, et plus propre aux petits ouvrages, auxquels on l’emploie encore aujourd’hui.

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ii. Les principales matières que l’on doit mentionner ensuite sont l’ivoire combiné avec l’or, l’airain fondu et le marbre.

1° Phidias employa, comme on sait, l’ivoire et l’or pour ses chefs-d’œuvre : ainsi, par exemple, pour le Jupiter olympien et aussi, dans l’Acropolis d’Athènes, pour la célèbre Pallas, statue colossale qui portait à la main une Victoire, elle-même au-dessus de la grandeur naturelle. Les parties nues du corps étaient faites de plaques d’ivoire, l’habillement et le manteau de lames d’or qui pouvaient s’enlever. Cette manière de travailler en ivoire jaunâtre et en or vient d’une époque où les statues étaient peintes. C’est une espèce de représentation qui s’élève de plus en plus à l’uniformité de l’airain et du marbre. L’ivoire est une matière très pure, polie, non granuleuse comme le marbre, et par conséquent précieuse. Ensuite les Athéniens tenaient à ce que les statues de leurs dieux fussent, même matériellement, d’un grand prix. La Pallas de Platée était seulement recouverte d’or ; celle d’Athènes était d’or massif. Les statues devaient être colossales et riches en même temps.

Au moyen âge, l’ivoire fut employé principalement pour les petits ouvrages de différentes sortes, pour des crucifix, des vierges, etc., sans parler des coupes à boire avec des représentations de chasses et d’autres scènes. Pour cet usage, l’ivoire, à cause de la finesse de son poli et par sa dureté, a encore beaucoup d’avantages sur le bois.

2° Mais la matière employée de prédilection et le plus généralement répandue chez les anciens était l’airain, qu’ils savaient couler dans la plus haute perfection. Il était employé principalement du temps de Myron et de Polyclète, ordinairement pour les statues des dieux et les autres ouvrages de sculpture. La couleur sombre et indéterminée de l’airain, son lustre, son poli, ne sont pas encore la simplicité du marbre blanc ; mais il est, en quelque sorte, plus chaud. L’airain dont se servaient les anciens était un composé d’or, d’argent et de cuivre dans diverses proportions. Ainsi ce qu’on appelait airain de Corinthe était un mélange particulier qui se forma, dans l’incendie de cette ville, des trésors inouïs qu’elle possédait en statues et en ustensiles d’airain. Mummius fit traîner plusieurs de ces statues sur ses vaisseaux, et on sait que le brave homme, qui tenait beaucoup à ce trésor, préoccupé du soin de les transporter sûrement à Rome, les recommanda aux matelots, avec menace, si elles étaient perdues, de les obliger à en faire de semblables.

Les anciens avaient acquis, dans l’art de fondre, une incroyable habileté, qui leur permettait d’unir la délicatesse et la solidité. On peut, il est vrai, regarder cela comme quelque chose de simplement technique, qui n’a rien à voir, à proprement parler, avec le talent de l’artiste. Mais chaque artiste travaille avec une espèce particulière de matériaux, et c’est le propre du génie de se rendre parfaitement maître de cette matière ; de sorte que l’habileté et l’adresse, dans la partie technique, constituent un côté du génie même. Avec cette virtuosité dans l’art de fondre, un pareil ouvrage de sculpture s’exécutait à moins de frais et beaucoup plus rapidement que par le lent procédé du ciseau pour les statues de marbre. Un second avantage que les anciens devaient à leur supériorité dans l’art de fondre, c’était la pureté du jet, et ils la poussaient si loin, que leurs statues d’airain n’avaient presque pas besoin d’être ciselées, et par conséquent ne perdaient rien de la finesse des traits, ce qu’il n’est guère possible d’éviter dans la ciselure.

Si maintenant nous songeons à l’immense quantité d’œuvres d’art qui sont sorties de cette facilité et de cette supériorité dans la technique, nous ne pouvons qu’être frappés d’étonnement, et il faut accorder que le sens de la sculpture est une disposition naturelle, un instinct de l’esprit, qui ne pouvait exister à ce degré, être aussi généralement répandu qu’à une seule époque et chez un seul peuple.

Le ton très varié de ce métal, la facilité avec laquelle il prend toutes les formes, et, en quelque sorte, sa fluidité, qui peut se prêter à tous les genres de représentation, permet à la sculpture de déployer la plus grande variété et la plus grande richesse dans ses productions, et de faire servir une matière aussi flexible à une foule de fantaisies, de jolis objets, de vases, d’ornements, de gracieuses bagatelles. L’usage du marbre, au contraire, trouve une limite dans la représentation des objets et dans leur dimension, quoiqu’il puisse encore, par exemple, fournir des urnes et des vases avec des bas-reliefs dans une certaine proportion. Mais il ne convient pas pour les petits objets. Au contraire, l’airain, qui non seulement peut être coulé, mais battu et gravé, n’exclut presque aucun genre de représentation et de grandeur.

Comme exemple naturel, on peut mentionner l’art des monnaies, qui rentre dans notre sujet. Encore ici les anciens ont produit des chefs-d’œuvre de beauté, quoique, dans la partie technique de l’empreinte, ils soient restés bien loin de la perfection mécanique d’aujourd’hui. Les monnaies n’étaient pas, à proprement parler, empreintes, mais frappées ; on frappait des morceaux de métal presque sphériques. Cette branche de l’art atteignit son plus haut degré de perfection du temps d’Alexandre. Les monnaies romaines de l’époque des empereurs sont déjà moins belles.

3° Enfin une matière qui convient principalement à la sculpture, c’est la pierre, qui a d’abord pour elle l’avantage de la consistance et de la durée. Les Égyptiens exécutaient déjà leurs colosses de sculpture en granit, en syénite et en basalte les plus durs, qu’ils taillaient avec des peines infinies. Mais ce qui convient le plus immédiatement au but de la sculpture, c’est le marbre, à cause de sa molle pureté, de sa blancheur, aussi bien que de son absence de couleur et de la douceur de son éclat. Par ses granulations, sa demi-transparence et son luisant, il a un grand avantage sur la blancheur morte et crayeuse du gypse, qui est trop clair et efface trop facilement les fines ombres. Nous trouvons l’emploi du marbre chez les anciens, surtout à une époque plus avancée, au temps de Praxitèle et de Scopas, qui atteignirent une supériorité universellement reconnue dans les statues de marbre. Phidias, il est vrai, travailla aussi en marbre, mais, la plupart du temps, seulement la tête, les pieds et les mains. Myron et Polyclète employaient principalement l’airain. Praxitèle et Scopas, au contraire, cherchaient à écarter la couleur, cet élément étranger à la sculpture simple. On ne peut nier, sans doute, que la beauté pure, l’idéal dans la sculpture, ne puissent se produire aussi parfaitement dans l’airain que dans le marbre. Mais si, comme c’était le cas pour Praxitèle et Scopas, l’art commence à passer à la douceur, à la grâce, à la mollesse des formes, le marbre se montre la matière la plus convenable ; car le marbre « favorise, par sa transparence, le moelleux des contours et leurs légères ondulations ; il adoucit les combinaisons heurtées. De même la perfection et la délicatesse du ciseau ressortent mieux sur la molle blancheur d’une pareille pierre que dans l’airain le plus noble. Celui-ci, à mesure qu’il prend, en se bronzant, sa belle couleur verte, produit des rayons éclatants et des reflets qui détruisent le calme.[26] » La grande attention que l’on faisait aussi, à cette époque, à la lumière et aux ombres, dont le marbre fait, mieux que l’airain, ressortir les nuances, était un nouveau motif de préférer l’usage de cette pierre à celui du métal.


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iii. A ces différentes espèces de matériaux nous devons ajouter encore, pour terminer, les pierres précieuses.

Les anciennes gemmes, les camées et les pâtes antiques sont d’un prix inestimable, parce que, bien que sous de petites dimensions, ils reproduisent, dans sa plus haute perfection, le cercle entier qu’a parcouru la sculpture, depuis la forme simple des dieux, à travers les modes les plus divers de grouper les figures, jusqu’à toutes les fantaisies possibles du plaisant et du joli. Cependant Winckelmann, à propos de la collection du cabinet de Stosch, fait la remarque suivante (iii, préf. xxvii) : « J’arrivai, dit-il, pour la première fois, à la trace d’une vérité qui me fut très utile ensuite pour l’explication des monuments les plus difficiles. Elle consiste dans ce principe, que sur les pierres ciselées, aussi bien que dans les grands ouvrages des sculpteurs, les sujets sont très rarement tirés des événements qui eurent lieu après la guerre de Troie ou après le retour d’Ulysse à Ithaque, si l’on en excepte peut-être ce qui concerne les Héraclides ou les descendants d’Hercule, parce que leur histoire confine encore à la fable, qui était le sujet propre des artistes. Et encore, une seule représentation des Héraclides est parvenue à ma connaissance. »

Pour ce qui concerne d’abord les gemmes, elles présentent les figures, qui d’ailleurs sont d’une vérité, d’une perfection, d’une beauté sans égale, comme des œuvres organisées de la nature, et elles peuvent être regardées à la loupe sans rien perdre de la pureté de leurs traits. Ici la technique de l’art devient presque un art du toucher, puisque l’artiste ne peut pas, comme le sculpteur, surveiller et diriger son travail avec l’œil. Il doit avoir, en quelque sorte, l’œil dans la main ; car il maintient la pierre collée sur la cire contre de petites roues tournées par un balancier et laisse ainsi les formes s’érafler. De cette manière, c’est le sens du toucher qui recèle à la fois la conception, l’intention du trait et du dessin, et les dirige si parfaitement, que, dans ces pierres, si on les voit à la lumière, on croit avoir sous les yeux un travail en relief.

2° Les camées représentent, au contraire, les figures taillées en relief et ressortant de la pierre. C’était particulièrement l’onyx qui était ici employé. Les anciens savaient faire ressortir avec beaucoup de sens, de goût et de finesse, les différents endroits colorés, particulièrement blanchâtres ou jaunâtres. Paul Émile[27] emporta à Rome une grande quantité de pareilles pierres et de petits vases.

Dans les représentations exécutées avec ces diverses espèces de matériaux, les artistes grecs n’ont pris pour base aucune situation imaginaire ; ils tiraient toujours leurs sujets, sauf les bacchanales et les danses, des fables mythologiques et des traditions. Et même, dans les urnes et les représentations de funérailles, ils avaient sous les yeux des circonstances déterminées, relatives à la personne en l’honneur de laquelle étaient faites les funérailles. L’allégorie proprement dite n’appartient pas au véritable idéal ; elle apparaît plutôt pour la première fois dans l’art moderne.


III. Développement historique de la sculpture.

1° Sculpture égyptienne. – 2° Sculpture des Grecs et des Romains. – 3° Sculpture chrétienne.

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Nous avons jusqu’ici considéré la sculpture comme l’expression la plus parfaite de l’idéal classique. Mais l’idéal n’a pas la vertu d’atteindre, d’un seul coup, à la perfection. Il a un antécédent, qu’il doit dépasser pour devenir l’idéal, de même qu’il existe un art postérieur, par lequel il doit être dépassé à son tour.

Nous avons donc, puisqu’il s’agit d’indiquer le développement historique de la sculpture, à parler de la sculpture non seulement grecque et romaine, mais aussi orientale et chrétienne.

i. Parmi les peuples chez lesquels le symbole constitue le caractère fondamental des productions artistiques, ce furent principalement les Égyptiens qui commencèrent à employer pour leurs dieux la forme humaine dégagée des formes empruntées à la nature physique. De sorte que c’est aussi chez eux surtout que nous rencontrons la sculpture, quoique en général ils aient réalisé leurs conceptions artistiques sous la forme architecturale. La sculpture chrétienne, au contraire, offre un développement plus étendu et plus riche, soit dans son caractère romantique proprement dit, au moyen âge, soit dans son développement ultérieur, où elle a cherché de nouveau à se rattacher étroitement au principe de l’idéal classique, et, en même temps, à rétablir le vrai caractère qui convient à la sculpture.

Ce que je dois signaler d’abord dans la sculpture égyptienne, c’est l’absence de liberté intérieure et créatrice, malgré toute la perfection technique. Les ouvrages de la sculpture grecque sortent de la vitalité et de la liberté de l’imagination, qui transforme les idées de la tradition religieuse en figures individuelles, et, dans l’individualité de ses productions, représente sa propre conception idéale avec la perfection classique. Les images des dieux égyptiens, au contraire, conservent un type stationnaire, comme le dit Platon (de Leg., lib. ii[28]) : « Les représentations avaient été déterminées anciennement par les prêtres, et il n’était permis ni aux prêtres ni aux artistes de rien changer à ces figures. Et, maintenant encore, inventer quelque autre chose que ce qui est indigène, national, n’est pas permis. Tu trouveras donc que ce qui a été fait ou représenté depuis une myriade d’années (myriade, façon de parler pour dire un grand nombre), n’est ni plus beau ni plus laid que ce qui se fait aujourd’hui. » – Les artistes, d’ailleurs, jouissaient d’une faible considération (Hérod. ii, c. 167). En outre l’art n’était pas cultivé en vertu d’une vocation libre. Suivant le régime des castes, le fils succède à son père, non seulement quant à son état, mais encore quant au mode d’exécution propre à son métier et à son art. Chacun met le pied dans la trace de son devancier. L’art se conserva ainsi dans cette servitude absolue de l’esprit qui exclut le mouvement libre du génie vraiment artistique. Celui-ci, en effet, est animé non du désir d’obtenir des honneurs extérieurs et un salaire, mais de la noble passion d’être artiste ; il ne travaille pas comme un ouvrier, d’une manière mécanique, suivant la routine commune, d’après les formes et les règles existantes ; il veut voir sa propre individualité dans ses œuvres, dans sa création propre et originale.

Quant aux ouvrages d’art eux-mêmes, en voici, d’après Winckelmann, (t. iii, ch. ii) les caractères principaux.

En général, le personnage tout entier et ses formes manquent de la grâce et de la vitalité qui se manifestent par les ondulations organiques des lignes. Les contours sont raides et affectent des lignes peu libres. La pose paraît contrainte et fixe. Les pieds sont serrés l’un contre l’autre, et lorsque, dans les figures debout, ils sont placés l’un devant l’autre, ils restent dans la même direction et ne sont pas tournés en dehors. De même, dans plusieurs statues, les bras sont pendants le long du corps, auquel ils adhèrent raides et fixes. La forme des mains est celle d’un homme qui ne les a pas naturellement mal faites, mais qui les a gâtées ou négligées. Les pieds sont plats et larges, les orteils presque d’égale longueur, et le petit doigt ni recourbé ni ramassé en dedans. Du reste les mains, les ongles, les doigts du pied ne sont pas mal exécutés, quoique, dans les doigts et les orteils, les articulations ne soient pas marquées. De même, dans toutes les autres parties nues, les os et les muscles ne sont que faiblement indiqués ; les nerfs et les veines ne le sont point du tout. De sorte que dans le détail, malgré la peine que s’est donnée l’artiste, et l’habileté d’exécution, on ne reconnaît pas ce mode de travail qui seul peut donner au personnage l’animation et la vie. Les genoux, au contraire, les chevilles des pieds et les coudes paraissent, avec leurs saillies, comme nature. Les figures d’homme se distinguent particulièrement par un corps extraordinairement maigre au-dessus des hanches. Le dos n’est pas visible, la statue étant appuyée sur une colonne faite du même bloc. A cette immobilité, qui ne doit pas être regardée comme un simple effet de l’inhabileté de l’artiste, mais comme imposée par le type primitif des images des dieux, dans leur repos profond et mystérieux, se joint l’absence de situation et de toute espèce d’action ; car celles-ci se manifestent dans la sculpture par la position et le mouvement des mains, par les gestes et l’expression de la physionomie. Si nous trouvons, sur les obélisques et les murailles, beaucoup de figures dans l’attitude du mouvement, c’est seulement comme reliefs, et la plupart sont peintes.

Pour donner quelque chose de plus caractéristique encore, les yeux, au lieu d’être enfoncés, comme dans l’idéal grec, sont situés presque sur la même ligne que le front ; ils sont plats et obliques. Les sourcils, les paupières, les bords des lèvres, sont ordinairement indiqués par des lignes creusées, ou les sourcils désignés par une raie au-dessus de l’œil, qui va jusqu’à la tempe, et là est coupée angulairement. Ce qui manque ici, par conséquent, avant tout, c’est la saillie du front, et par là, en même temps, malgré les oreilles placées singulièrement haut, et le nez recourbé, comme dans les natures vulgaires, le retrait des mâchoires. Celles-ci sont fortement indiquées et saillantes, tandis que le menton est toujours retiré en arrière, et petit. La bouche étroitement fermée tire ses angles plutôt en haut qu’en bas. Les lèvres semblent séparées l’une de l’autre par une simple incision. En général, non seulement les figures manquent de liberté et de vitalité, mais la tête, en particulier, est privée d’expression et de spiritualité ; l’animalité y domine. Il n’est pas encore donné à l’esprit de se faire jour, et d’apparaître sous une forme indépendante.

Les animaux, au contraire, au jugement de Winckelmann, sont exécutés avec beaucoup d’intelligence et une diversité agréable de contours doucement dessinés et de parties qui se détachent par des articulations flexibles. Au reste, si, dans la forme humaine, la vie de l’esprit ne s’affranchit pas encore du type animal et ne s’est pas encore fondue avec le sensible et le naturel, d’une manière nouvelle et libre, pour produire l’idéal, c’est que la signification est spécialement symbolique dans la forme humaine comme dans celle des animaux. Tel est expressément le caractère de ces images représentées par la sculpture et où les formes humaines et animales sont combinées dans un mélange énigmatique.

Les ouvrages d’art qui portent encore en soi ce caractère s’arrêtent par conséquent à un degré où l’intervalle qui sépare l’idée et la forme n’a pas encore été franchi. L’idée religieuse y est toujours la chose principale. Il s’agit plutôt de la faire concevoir, dans sa généralité, que de l’incorporer à une forme individuelle et de produire la jouissance attachée à la contemplation artistique.

Ainsi, quelque loin qu’aient été les Égyptiens dans le soin et la perfection de l’exécution technique, quant à la sculpture proprement dite, nous pouvons dire qu’ils sont restés dans l’enfance de l’art, parce qu’ils ne savent pas donner à leurs figures la vérité, la vitalité et la beauté qui caractérisent l’œuvre d’art libre. Sans doute les Égyptiens ne s’arrêtèrent pas à concevoir une idée variée des formes humaines et animales ; ils savaient réellement les saisir et les reproduire. Il y a plus, ils surent les saisir et les reproduire sans les défigurer, nettement et dans de justes proportions ; mais il ne leur communiquèrent pas la vie que la forme humaine a déjà dans la réalité, ni la vie plus haute par laquelle peut s’exprimer une action, une pensée de l’esprit, et cela, en façonnant des images qui leur fussent conformes. Leurs ouvrages, au contraire, montrent un sérieux privé de vie, un mystère impénétrable ; de sorte que le personnage représenté doit laisser voir, non pas seulement sa pensée intime, mais encore une autre signification étrangère à lui. Pour me borner à un exemple, une figure qui revient souvent est celle d’Isis tenant Horus sur ses genoux. Nous avons ici, extérieurement parlant, le même sujet que dans l’art chrétien, Marie et son fils ; mais, dans la position symétrique, raide, immobile, de la statue égyptienne, comme quelqu’un l’a dit, « on ne voit ni une mère ni un fils. Pas une trace d’amour, rien qui indique un sourire, un baiser ; en un mot, pas la moindre expression d’aucune espèce. Cette mère de Dieu, qui allaite son divin enfant, elle est calme, immobile, insensible, ou plutôt il n’y a ni déesse, ni mère, ni enfant ; c’est uniquement le signe sensible d’une idée qui n’est capable d’aucune affection et d’aucune passion ; ce n’est pas la véritable représentation d’une action réelle, encore moins l’expression vraie d’un sentiment naturel. » (Raoul Rochette, Cours d’archéol., 12e leçon.)

C’est là précisément ce qui fait la séparation de l’idée et de la réalité, et l’inhabileté à les fondre ensemble dans le mode de représentation des Égyptiens. Leur sens spirituel est encore trop peu vif pour avoir besoin de la précision d’une représentation à la fois vraie et vivante, conduite jusqu’à une si parfaite détermination, que le spectateur n’éprouve aucun besoin d’y rien ajouter, mais se borne à sentir et à contempler, parce que l’artiste n’a rien dérobé de sa pensée. Pour ne pas se contenter du vague d’une indication superficielle dans l’art, il faut que, chez l’homme, une plus haute conscience de sa propre individualité que celle qu’avaient les Égyptiens se soit éveillée, afin que l’on exige, dans les œuvres de l’art, à la fois du goût, une haute raison, le mouvement, l’expression et la beauté.

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ii. Cette conscience de soi-même, en ce qui regarde la sculpture, nous ne la voyons devenir parfaitement vivante que chez les Grecs, et nous trouvons, par là, effacés, tous les défauts de cette période antérieure de l’art égyptien. Toutefois, dans ce développement progressif, nous n’avons pas à faire, en quelque sorte, un saut brusque des imperfections d’une sculpture encore symbolique à la perfection de l’idéal classique. L’art doit auparavant se dépouiller des défauts qui l’empêchent encore d’y arriver.

Je mentionnerai ici, comme représentant de pareils commencements, dans le cercle même de la sculpture classique, les ouvrages de ce qu’on appelle l’école éginétique et de l’ancien art étrusque.

Ces deux degrés ou styles s’élèvent déjà au-dessus du point où l’artiste, comme chez les Égyptiens, se borne à reproduire, telles qu’elles lui sont transmises par d’autres mains, des formes à la vérité non contraires à la nature, mais encore inanimées, ou se contente, quant à la représentation, d’exposer aux regards une figure dont le spectateur peut abstraire sa propre pensée religieuse, un emblème fait pour la réveiller dans son souvenir, au lieu de travailler de telle sorte que l’œuvre apparaisse comme sa conception personnelle et sa création vivante.

Mais, par là même, cet antécédent de l’art classique n’atteint pas encore tout à fait jusqu’à son niveau ; d’abord parce qu’il se montre encore enfermé dans la forme typique et par conséquent dans l’absence de vitalité. Si, d’un autre côté, il rencontre la vie et le mouvement, ce n’est encore que la vitalité physique, au lieu de cette beauté supérieure où la vie de l’esprit est fondue avec celle du corps et où les formes individuelles sous lesquelles se montre cette harmonie sont dues à la fois à la connaissance du réel et à la libre création du génie.

1° On avait d’abord contesté que les œuvres de l’art éginétique appartinssent à l’art grec ; des travaux plus récents les ont mieux fait connaître. Sous le rapport de la représentation artistique, il y a une distinction essentielle à faire entre la tête et les membres. En effet tout le corps, à l’exception de la tête, témoigne de la plus fidèle exactitude à saisir et à reproduire les formes naturelles. Tout, jusqu’aux accidents de la peau, est imité et exécuté parfaitement, avec une habileté merveilleuse à travailler le marbre. Les muscles sont fortement accusés, la charpente osseuse du corps bien dessinée, les formes serrées à cause de la sévérité du dessin, et cependant reproduites avec une telle connaissance de l’organisme humain, que les figures paraissent ainsi vivantes jusqu’à l’illusion. Au rapport de Wagner, on est presque effrayé et on craint de les toucher.

Au contraire, dans l’exécution de la tête, la représentation fidèle de la nature est presque complètement abandonnée. La coupe uniforme du visage se reproduit dans toutes les têtes, malgré la diversité des actions, des caractères et des situations. Le nez est pointu ; le front, encore fuyant en arrière, ne s’élève pas libre et droit. Les yeux, longuement fendus, sont placés à fleur de tête et obliquement. La bouche, fermée, se termine en angles tirés en haut. Les joues restent molles, tandis que le menton est fort et anguleux. Le même mode revient toujours dans la forme des cheveux et les plis du vêtement, où domine un arrangement symétrique qui se remarque aussi dans la pose et le groupement. Il en est de même de la parure, qui affecte un caractère particulier. Cette uniformité a été attribuée, en partie, à une reproduction des traits nationaux peu favorable à la beauté. On l’a expliquée aussi en disant que le respect pour les anciennes importations d’un art encore imparfait avait lié les mains aux artistes. Mais l’artiste qui vit et produit en lui-même ne se laisse pas ainsi lier les mains. Cette reproduction d’un type primitif, malgré la grande habileté qui y est développée, dénote une servitude de l’esprit, qui ne sait pas encore être indépendant et libre dans sa création artistique.

Les poses sont également uniformes, non pas toutefois précisément raides, mais plutôt heurtées, froides et, en particulier chez les athlètes, presque semblables à celles avec lesquelles on a coutume de représenter les artisans dans le travail de leur profession, les menuisiers, par exemple, poussant le rabot, etc.

Pour tirer de cette description un résultat général, nous pouvons dire que ce qui manque à ces ouvrages de sculpture, d’un haut intérêt du reste pour l’histoire de l’art, c’est l’animation spirituelle. L’esprit ne se laisse exprimer que dans la figure et le maintien. Les membres désignent bien les différences naturelles de l’esprit, du sexe, de l’âge. Mais le côté spirituel proprement dit ne peut être reproduit que par le maintien du corps. Or, précisément, les traits du visage et la contenance chez les Eginètes sont, relativement encore, privés d’esprit.

2° Les ouvrages de l’art étrusque, dont les inscriptions démontrent l’authenticité, révèlent de même cette imitation de la nature dans une mesure plus haute. Cependant ils sont plus libres dans le maintien et dans les traits du visage ; quelques-uns se rapprochent de la fidélité du portrait. Winckelmann s’exprime dans ce sens (tome iii, chap. ii) en parlant d’une statue d’homme qui paraît être tout à fait iconique et qui cependant touche à une époque de l’art plus tardive. C’est un homme de grandeur naturelle, une espèce d’orateur, un personnage de haut rang. Il y a beaucoup de naturel et de sans-gêne, avec une grande détermination, dans son expression et son maintien. Ce serait une chose singulière et caractéristique que, sur le sol romain, l’idéal fût étranger, et que la nature commune et prosaïque se trouvât indigène.

3° La sculpture véritablement idéale, pour atteindre au sommet de l’art classique, devait, avant tout, s’affranchir du simple type primitif et du respect pour la forme traditionnelle, ouvrir ainsi la carrière à la liberté artistique. Cette liberté ne s’obtient qu’autant que l’artiste sait fondre complètement l’idée générale dans la forme individuelle, et, en même temps, élever les formes physiques à la hauteur de l’expression vraie du sens spirituel. Par là, nous voyons l’art abandonner à la fois cette raideur et cette contrainte qui l’enchaînaient à son début, ainsi que ce défaut de mesure qui fait que l’idée dépasse la forme individuelle destinée à l’exprimer. Il acquiert cette vitalité par laquelle les formes du corps perdent l’uniformité abstraite d’un type emprunté, aussi bien que l’exactitude naturelle jusqu’à l’illusion. Il atteint à l’individualité classique, qui, au contraire, en même temps qu’elle anime et individualise la forme générale, fait du réel et du sensible l’expression parfaite de l’esprit. Cette espèce de vitalité ne réside pas seulement dans la forme, mais dans le maintien, le mouvement, l’habillement, le groupement ; en général, dans toutes les parties que j’ai analysées plus haut en détail.

Ce qui présente ici une étroite unité, c’est la généralité et l’individualité, qui, à la fois sous le rapport de la forme sensible comme du fond spirituel, doivent être accordées ensemble, avant de former cette union indissoluble qui constitue le véritable classique. Mais cette identité offre des degrés dans son développement. – D’abord, en effet, l’idéal se rapproche encore de la grandeur et de la sévérité qui, sans se refuser à l’individualité, à la vitalité et au mouvement, les maintiennent sous la domination de l’élément général. – Plus tard, au contraire, le général se perdra de plus en plus dans l’individuel, et, lui sacrifiant la profondeur, ne saura compenser ce qu’il a perdu qu’en perfectionnant l’individuel et le sensible. Il tombe ainsi du sévère au gracieux, recherchant les ornements, l’enjouement et les charmes de la grâce, qui flattent les sens. Entre ces deux termes se trouve un second degré qui fait passer la sévérité du premier à une individualité plus prononcée, sans cependant, comme l’autre, croire avoir trouvé son principal but atteint dans la grâce.

Dans l’art romain se montre déjà le commencement de la destruction de la sculpture classique. Ici, en effet, l’idéal proprement dit n’est plus la base de la conception et de l’exécution tout entières. La poésie de l’inspiration spirituelle, le souffle intérieur et la noblesse d’une représentation parfaite en soi, ces traits caractéristiques de la sculpture grecque, disparaissent et font place, de plus en plus, à la prédilection pour le genre qui se rapproche du portrait. Cette vérité naturelle, qui se développe dans l’art, perce de toutes parts. Cependant la sculpture romaine, dans le cercle qui lui est propre, obtient encore un rang si élevé, qu’elle n’est inférieure à la sculpture grecque qu’en tant que ce qui fait l’excellence véritable de l’œuvre d’art, la poésie de l’idéal dans le vrai sens du mot, lui fait défaut.

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iii. Pour ce qui est de la sculpture chrétienne, elle porte en soi un principe de conception et un mode de représentation qui ne s’accordent pas aussi bien avec le fond et les formes de la sculpture que l’idéal classique conçu par l’imagination des anciens et réalisé par l’art grec. En effet, l’art romantique, ainsi que nous l’avons vu dans la seconde partie, s’adresse essentiellement à l’âme retirée du monde extérieur en elle-même, à la subjectivité spirituelle concentrée en soi-même. Celle-ci apparaît, il est vrai, dans l’extérieur ; mais elle le laisse se comporter selon sa manière d’être particulière, sans le forcer à se fondre avec l’intérieur et le spirituel, comme l’exige l’idéal classique. La souffrance, les tourments du corps et de l’esprit, le martyre et la pénitence, la mort et la résurrection, la personnalité spirituellement subjective, la profondeur mystique, l’amour, les élans du cœur et les mouvements de l’âme, voilà le fond propre sur lequel s’exerce l’imagination religieuse de l’art romantique. Or, ce n’est là nullement un objet auquel la simple forme physique en soi, avec les trois dimensions de l’étendue, en un mot, la matière dans sa réalité sensible, non idéalisée, puisse fournir un élément et des matériaux qui lui soient parfaitement appropriés. La sculpture, par conséquent, dans l’art romantique, n’offre pas le trait fondamental auquel se rattachent tous les autres arts et la vie tout entière. Elle le cède à la peinture et à la musique, comme étant des arts plus propres à exprimer les sentiments de l’âme, et en même temps à représenter les particularités de la forme extérieure libre, dégagée de sa dépendance de l’esprit. Nous trouvons, à la vérité aussi, à l’époque chrétienne, la sculpture s’exerçant d’une manière très variée, dans des ouvrages en bois, en marbre, en airain, en argent, en or, et souvent poussée jusqu’à une très grande habileté. Cependant elle n’est pas l’art qui, comme dans la sculpture grecque, érige la véritable image qui convient à la divinité. La sculpture chrétienne, au contraire, reste bien plutôt un ornement de l’architecture. Les saints sont, pour la plupart, placés dans des niches, des tourelles, sur des contreforts ou aux portails des églises ; tandis que la naissance, le baptême, l’histoire de la passion et de la résurrection et tant d’autres événements de la vie du Christ, les grandes scènes du Jugement dernier, etc., à cause de la multiplicité des actions et des personnages, sont représentés en relief sur les portes, sur les murailles des églises, sur les baptistères, les stalles du chœur, etc., et se rapprochent déjà beaucoup du genre des arabesques. En général, ici, à cause de la pensée spirituelle dont l’expression domine, la sculpture tout entière renferme un principe approprié à la peinture, à un degré plus élevé qu’il n’est donné à la plastique idéale. D’un autre côté, elle s’empare davantage des traits de la vie commune, et par là se rapproche du portrait, qu’à l’exemple de la peinture elle n’écarte pas des représentations religieuses. Ainsi, l’homme aux oies, sur le marché de Nuremberg, qui a été si estimé de Goethe et de Meyer, est un valet de ferme qui à chaque bras porte une oie. C’est une représentation hautement vivante, exécutée en bronze (car ici le marbre ne conviendrait pas). La plupart des sculptures qui se trouvent à Saint-Sébald et à beaucoup d’autres églises ou édifices, particulièrement de l’époque antérieure à Peter Vischer, et qui représentent des sujets religieux, tirés, par exemple, de l’histoire de la Passion, offrent très clairement cette espèce de particularité de la figure et de l’expression, des airs et des gestes, principalement dans les diverses gradations de la souffrance.

Aussi la sculpture romantique, qui d’ailleurs s’est laissée souvent aller aux plus grands écarts, reste-t-elle ordinairement fidèle au principe propre de la plastique, lorsqu’elle se rattache de nouveau à celle des Grecs. Alors, ou elle s’efforce de traiter les sujets antiques dans le sens des anciens eux-mêmes, ou elle exécute des statues de héros et de rois et des portraits, conformément aux lois de la sculpture, et ainsi elle cherche à se rapprocher de l’antique. C’est ce qui a lieu aujourd’hui. Cependant la sculpture a su aussi faire d’excellents ouvrages, même dans le domaine des sujets religieux. Il suffit de rappeler Michel-Ange. Toutefois, dans les sujets religieux, il fallait le génie, la puissance d’imagination, l’énergie, la profondeur, la hardiesse et l’habileté d’un tel maître pour pouvoir combiner, en déployant une aussi grande originalité créatrice, le principe classique des anciens avec l’animation qui caractérise le romantique ; car, je le répète, le développement du sentiment chrétien, où la pensée et l’imagination religieuses sont portées à leur plus haut degré, n’est pas favorable à la forme classique de l’idéal, qui constitue la première et la plus haute destination de la sculpture.

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Nous pouvons marquer ici la transition de la sculpture à un autre principe de conception et de représentation artistique qui, pour se réaliser, exige aussi d’autres matériaux sensibles.

Dans la sculpture classique, l’individualité substantielle, objective, telle qu’elle apparaît comme humaine, constituait le point central. Or la forme humaine y est placée si haut, que, comme simple beauté de la forme, elle est réservée pour le divin. Mais, par là même, l’homme tel qu’il entre ici, par le fond et par la forme, dans la représentation, n’est plus l’homme complet, total, l’homme concret. L’anthropomorphisme de l’art reste, dans l’ancienne sculpture, inachevé. Car, ce qui lui manque, c’est non seulement l’humanité dans sa généralité objective, identifiée en même temps avec le principe de son absolue personnalité, c’est aussi ce qu’on nomme ordinairement le côté humain, le moment de l’individualité subjective, de la faiblesse humaine, de la particularité, de l’accidentel, de l’arbitraire, de la nature physique immédiate, de la passion, etc., moment qui doit être admis dans cette généralité, afin que l’individualité totale, le sujet dans toute son étendue et dans le cercle infini de sa réalité, puisse apparaître comme principe du fond et du mode de représentation.

Dans la sculpture classique, l’un de ces moments, l’élément humain, n’apparaît par son côté immédiatement naturel qu’en partie dans les animaux ou les représentations à moitié animales, telles que les satyres, les faunes, etc., sans être refoulé dans la subjectivité et être posé en elle négativement[29]. D’autre part, la sculpture antique n’entre dans le moment de la particularité et de la tendance vers l’extérieur que dans le style gracieux ; et alors elle s’abandonne aux mille plaisanteries et aux caprices auxquels l’ancienne plastique elle-même se laisse aller. Mais le principe de la nature humaine dans sa profondeur intime et son infinité, de l’union mystérieuse et de la réconciliation de l’âme avec Dieu, de l’esprit divin présent dans l’homme et dans l’humanité, manque totalement. La sculpture chrétienne représente bien, il est vrai, des sujets conformes à ce principe ; mais précisément son mode de représentation artistique montre que la sculpture ne suffit pas pour exprimer ces idées. – D’autres arts doivent donc apparaître pour exécuter ce à quoi la sculpture est incapable d’atteindre. Pour cette raison, nous pouvons les désigner, dans leur ensemble, sous le nom d’arts romantiques.

FIN DU TOME PREMIER.



[1]    La table des matières a été conçue par H. G. Hotho, le premier éditeur allemand des cours d’esthétique de Hegel. Ch. Bénard la reprend comme le feront la plupart des éditeurs de l’Esthétique. Il introduit également les titres et subdivisions dans le corps du texte.

[2]    Dans cette dernière édition du Livre de poche, Benoît Timmermans et Paolo Zaccaria suivent toujours la traduction de Bénard ; ils la revoient et la complètent, notamment en traduisant intégralement l’introduction et la première partie de l’édition Hotho de 1835.

[3]    Hegel fait remarquer que le mot esthétique, qui signifie science de la sensation ou du sentiment, est mal fait. Il est dû à l’école de Wolf, à Bamgarten, qui, le premier, fit de cette science une branche à part de la philosophie. Il la désigna ainsi parce que l’opinion régnante alors était que le beau et les beaux-arts ne doivent être considérés que sous le rapport des sentiments qu’ils produisent ; tels que l’agrément, l’admiration, la terreur, la pitié, etc. On proposa ensuite le mot kallistique ; mais il ne satisfit pas davantage, parce que cette science considère moins le beau en général que le beau dans l’art. « Je me sers du mot esthétique, dit Hegel, parce qu’il est consacré ; mais l’expression propre est philosophie de l’art ou des beaux-arts. » Note de C. B.

[4]    Hegel reviendra plus loin sur cette pensée qui tient à tout son système. Voici comment il l’explique ici et cherche à justifier son assertion : « Dans la vie ordinaire, on a coutume, il est vrai, de parler des belles couleurs, d’un beau ciel, d’un beau fleuve, ou de belles fleurs, de beaux animaux et encore plus de beaux hommes. Nous ne voulons nullement contester que la qualité de beauté ne soit à bon droit attribuée à de tels objets, et qu’en général le beau dans la nature ne puisse être mis en parallèle avec le beau artistique ; mais il est déjà permis de soutenir que le beau dans l’art est plus élevé que le beau dans la nature. N’est-il pas en effet né, et deux fois né de l’esprit ? Or, autant l’esprit et ses créations sont plus élevés que la nature et ses productions, autant la beauté dans l’art est plus élevée que la beauté dans la nature. Même extérieurement parlant, une mauvaise fantaisie comme il en passe par la tête humaine est plus élevée que n’importe quelle production naturelle, car dans cette fantaisie sont toujours présentes l’esprit et la liberté. Si on va au fond des choses, sans doute le Soleil, par exemple, apparaît comme un moment absolu et nécessaire (dans le système de l’univers), tandis qu’une mauvaise conception de l’esprit disparaît, étant accidentelle et passagère ; mais pris en soi et considéré seul, un objet physique, le soleil lui-même, par exemple, est indifférent ; il n’est pas libre et n’a pas conscience de lui-même. Si nous le considérons dans la dépendance nécessaire qui le lie avec d’autres corps, il ne nous apparaît pas comme ayant une existence propre, et par conséquent comme beau par lui-même.

      « Si nous disons en général que l’esprit et la beauté artistique qu’il crée sont à un rang plus élevé que la beauté naturelle, nous n’avons sans doute encore par là rien établi ; car le mot élevé est une expression tout à fait vague qui désigne la beauté dans la nature et dans l’art comme placés pour l’imagination dans l’espace l’un à côté de l’autre. Mais l’élévation de l’esprit et de la beauté artistique opposée à la beauté physique n’est pas seulement, quelque chose de relatif ; l’esprit seul est le vrai, qui comprend tout en soi, de sorte que toute beauté n’est véritablement belle qu’autant qu’elle participe de l’esprit et est engendrée par lui. En ce sens, le beau dans la nature n’apparaît que comme un reflet de la beauté de l’esprit, que comme une beauté imparfaite qui, par sa substance même, est renfermée dans celle de l’esprit. – D’ailleurs, si nous nous bornons à l’étude du beau dans l’art, il n’y a là rien de bien étrange ; car si on parle beaucoup des beautés naturelles les anciens en parlaient moins que nous), il n’est encore venu à la pensée de personne de développer le point de vue du beau dans les objets de la nature, d’en faire une science et de donner une exposition systématique de ces sortes de beautés. On a bien fait cette description au point de vue de l’utile ; on a bien fait une science des substances de la nature qui servent, des produits chimiques, des plantes, des animaux qui sont utiles à la guérison des maladies ; mais, au point de vue du beau, on n’a ni classé ni apprécié les règnes de la nature. Nous nous sentons là sur un terrain trop indéterminé ; le criterium nous manque. Aussi une pareille classification nous offrirait trop peu d’intérêt pour qu’il soit nécessaire de l’entreprendre. »

[5]    Ceci ne peut être pris à la lettre ; ce qu’il y a d’excessif dans cette assertion est corrigé par l’ensemble du cours, quoiqu’on ait reproché avec raison à Hegel sa manière d’envisager l’art à ce point de vue (Note de C. B.).

[6]    Ainsi le cartésianisme roule sur cette opposition. Note de C Bénard.

[7]    Voici comment Hegel motive et justifie sa division, étroitement liée à son système : « Pour comprendre comment de l’idée de l’art sortent les divisions de la science dont il est l’objet, il faut se rappeler que l’art renferme deux éléments le fond et la forme, l’idée et la représentation sensible, deux termes qu’il est appelé à réunir dans une harmonieuse unité. De ce principe se déduisent les conditions suivantes : 1° l’idée doit être susceptible d’être représentée, autrement il n’y aurait entre les deux termes qu’une mauvaise liaison ; 2° l’idée ne doit pas être une pure abstraction, ce qui veut dire que l’esprit est d’une nature concrète. Ainsi le Dieu des Juifs et des Turcs est un dieu abstrait ; aussi ne se laisse-t-il pas représenter par l’art. Le Dieu des Chrétiens, au contraire, est un dieu concret, un véritable esprit dont la nature concrète est exprimée par la trinité des personnes dans l’unité. 3° Si l’idée doit être concrète, la forme doit l’être aussi : leur union est à ce prix. C’est par là qu’elles sont faites l’une pour l’autre comme le corps et l’âme dans l’organisation humaine. Il résulte de là que la forme est essentielle à l’idée, telle forme à telle idée, et que, dans leur rencontre, il n’y a rien d’accidentel. L’idée concrète renferme en elle-même le moment de sa détermination et de sa manifestation extérieure.

Maintenant, puisque l’art a pour but de représenter l’idée sous une forme sensible, et que cette représentation a sa valeur et sa dignité dans l’accord et l’unité de ses deux termes, l’excellence et la perfection de l’art devront dépendre du degré de pénétration intime et d’unité dans lequel l’idée et la forme apparaissent comme faites l’une pour l’autre.

La plus haute vérité dans l’art consiste en ce que l’esprit soit parvenu à la manière d’être qui convient le mieux à l’idée même de l’esprit : tel est le principe qui sert de base aux divisions de la science de l’art ; car l’esprit, avant d’atteindre à la véritable idée de son essence absolue, doit parcourir une série graduelle de développements internes qui ont leur principe dans cette idée même, et à ces changements qui s’opèrent dans la nature intime du fond correspond une succession de formes enchaînées entre elles par les mêmes lois, et par le moyen desquelles l’esprit, comme artiste, se donne la conscience de lui-même.

Ce développement de l’esprit dans la sphère de l’art se présente à son tour sous deux aspects différents : d’abord comme développement général, en tant que les phases successives de la pensée universelle se manifestent dans le monde de l’art ; en second lieu, ce développement interne de l’art doit se produire et se réaliser par des formes sensibles d’une nature différente. Ces modes particuliers de représentation introduisent dans l’art une totalité de différences essentielles qui constituent les arts particuliers.

D’après ces principes, la science de l’art renferme trois divisions fondamentales.

1° Une partie générale a pour objet l’idée générale du beau, ou l’idéal considéré successivement dans son rapport avec la nature et dans son rapport avec les productions propres de l’art.

2° Une première division particulière doit retracer les différences essentielles que renferme en elle-même l’idée de l’art, et la série progressive des formes sous lesquelles elle s’est développée dans l’histoire.

3° Une dernière partie embrasse l’ensemble des formes particulières que revêt le beau, lorsqu’il passe à la réalisation sensible, c’est-à-dire le système des arts considéré dans leurs genres et leurs espèces. »

[8]     Hegel, on l’a vu (Introd., III), renvoie à l’Encyclopédie des sciences philosophiques la question proprement dite du beau, ou ce qu’il appelle la déduction scientifique de son idée. L’insuffisance de ce chapitre n’en a pas moins été avec raison signalée par la critique. Après avoir combattu l’opinion de ceux qui bannissent toute idée de la considération des œuvres d’art et veulent qu’on se borne aux impressions qu’elles produisent sur l’âme du spectateur, Hegel expose brièvement sa théorie de l’idée, base de tout son système. Mais cet exposé de la théorie hegélienne, qui n’apprend rien à qui la connaît, reste ici à peu près inintelligible au lecteur qui n’y est pas initié. Aussi nous n’en donnons que le résultat. Quant à l’idée même du beau, à ses caractères, aux objets qui s’y rattachent, tels que le sublime, la grâce, etc., le laconisme on le silence de l’auteur laisse, dans son esthétique, une lacune que ses successeurs (Weisze, Vischer, etc.) ont cherché à combler. Nous rappellerons les endroits où ils sont incidemment traités : – 1° la distinction du beau et du bien, déjà marquée dans l’introduction (Introd., III, III), l’est plus nettement à l’article du beau dans la nature (infra). Avec Kant, Hegel exclut du beau la conception d’une fin (finalité interne ou externe) qui est la caractéristique de bien comme de l’utile ; – 2° sur le sublime, voyez symbolique du sublime, 2° partie ; — 3° sur le pathétique, 1e partie, détermination de l’idéal à propos des personnages et des caractères, et 3e partie, Poésie dramatique ; – 4° sur la grâce : les styles de l’art, 3e partie ; – 5° sur le ridicule et le comique de la Comédie, 3e partie ; 6° quant à l’humour, dont Hegel fut à plusieurs reprises un critique remarquable, outre ce qui dans l’introduction a trait à l’ironie (Introd., IV, 3°), voyez la fin de la 1e et de la 2e partie. Note de C. B.

[9]    Nous avons cru devoir résumer aussi la première partie de ce chapitre, dont la terminologie de l’auteur eût rendu l’intelligence trop difficile au lecteur peu familiarisé avec le système de Hegel et en particulier avec sa philosophie de la nature. Pour plus de développement, voyez notre 1re édition.

*    [Note de C. B.] La digression à laquelle se livre ici l’auteur est intéressante nous la reproduisons en abrégé.

« Tous deux (l’habillement ancien et l’habillement moderne) ont pour destination commune de couvrir le corps ; mais le vêtement que représente l’art antique est une surface sans forme déterminée, ou, s’il en a une, c’est seulement comme ayant besoin d’être attaché, aux épaules, par exemple. Dans tout le reste de son étendue, il tombe simple et libre, abandonné à son propre poids, ou bien il s’harmonise avec les poses, le maintien et les mouvements. Grâce à cette faculté de pouvoir prendre toutes les formes sans en avoir aucune, il devient éminemment propre à être l’expression mobile de l’esprit qui se manifeste et agit par le corps. C’est en cela que consiste l’idéal dans le vêtement.

« Dans notre habillement moderne, au contraire, l’étoffe tout entière est façonnée une fois pour toutes, mesurée, taillée et modelée sur les formes du corps, de sorte qu’elle n’offre plus rien, ou presque rien, qui flotte et tombe librement. Les plis eux-mêmes sont déterminés par les coutures ; tout est l’œuvre artificielle et technique du tailleur. La structure des membres assujettit bien, il est vrai, le vêtement à une certaine régularité ; mais ce n’est toujours qu’une mauvaise imitation du corps humain, sans compter qu’elle varie au gré des modes conventionnelles et suivant le caprice du jour. »

* C’est principalement ce qu’on appelle la peinture de genre qui n’a pas dédaigné de pareils objets. Elle a été portée à son plus haut degré de perfection par les Hollandais.

Qui a conduit les Hollandais à s’approprier cette forme de l’art ? Quel est le sujet de toutes ces petites peintures qui présentent cependant un grand attrait, et ne doivent pas être absolument rejetées sous le titre de nature commune ? car ce qui fait le fond de tous ces tableaux, examiné de prés, n’est pas si commun qu’on le pense.

Les Hollandais ont tiré le fond de leurs représentations d’eux-mêmes, du spectacle de leur propre vie et de leur histoire. Le Hollandais a créé lui-même en grande partie le sol sur lequel il habite, et il est forcé de le défendre contre les envahissements de la mer, qui menacent de le submerger. Les citoyens des villes, comme les paysans, ont, par leur courage, leur constance et leur bravoure, secoué le joug de la domination espagnole sous Philippe II. Ils ont conquis, avec la liberté politique, la liberté religieuse dans la religion de la liberté. Cet esprit de bourgeoisie cette passion pour les entreprises dans le petit comme dans le grand, dans leur propre pays comme sur la vaste mer ; cet amour du bien-être entretenu par les soins, la pureté et la propreté ; la jouissance intime, l’orgueil qui naissent du sentiment de ne devoir tout cela qu’à sa propre activité, voilà ce qui fait le fond de toutes ces peintures. Or ce n’est pas là une matière et un sujet vulgaires dont puisse s’offenser la susceptibilité dédaigneuse des beaux esprits de cour. C’est dans ce sens de bonne et forte nationalité que Rembrandt a peint sa fameuse Veille d’Amsterdam ; Van Dyck, un grand nombre de ses portraits ; Wouwerman, ses scènes de cavaliers. Il y a plus : ces festins champêtres, ces divertissements et tant de sujets comiques qui nous charment par leur originalité présentent le même caractère.

 Chez les Hollandais, dans les scènes de cabaret, au milieu des noces et des danses, dans les festins où on se livre à la bonne chère et où l’on s’enivre, les querelles mêmes et les coups donnés n’altèrent pas sérieusement la joie et la gaieté. Les femmes et les filles y assistent. Un sentiment de liberté et d’abandon pénètre et anime tout. Cette sérénité d’un plaisir mérité qui apparaît jusque dans les tableaux d’animaux et qui se révèle comme une satisfaction et une jouissance intérieure et profonde, cette liberté et cette vitalité animée, fraîche, éveillée qui laisse percer l’esprit dans la conception et la représentation, c’est là ce qui fait le caractère élevé et l’âme de ces sortes de peintures.

Mais de pareils tableaux de genre doivent être nécessairement de petite dimension, et apparaître, dans toute leur forme extérieure, comme quelque chose d’insignifiant qui, par le sujet et le fond de la représentation, nous est étranger. De pareilles scènes, représentées en grand, avec la prétention de nous satisfaire pleinement sous tous les rapports, seraient insupportables à voir.

[10] Les sujets traités sous ce titre devant se retrouver dans la troisième partie (Poésie épique et dramatique), nous avons cru pouvoir ici beaucoup abréger. [Note de C. B.]

[11] A cette formule répond ce qu’on appelle couleur locale.

[12] Ce point sera particulièrement développé dans la deuxième partie, à propos de l’idéal classique et de l’artiste grec. [Note de C. B.]

[13]   Note de l’édition électronique : nous reproduisons tel quelle cette erreur de numérotation de l’édition Bénard.

[14]   On peut s’étonner de ne pas voir, dans cette revue des principales formes de l’art oriental, au moins mentionné l’art chinois. C’est que, suivant Hegel, l’art, les beaux-arts, à proprement parler, n’existent pas pour les Chinois. L’esprit de ce peuple lui paraît antiartistique et prosaïque. Voici comment il caractérise l’art chinois dans sa Philosophie de l’histoire : « Ce peuple, en général, a un rare talent d’imitation, qui s’est exercé non seulement dans les choses de la vie journalière, mais aussi dans l’art. Il n’est pas encore parvenu à représenter le beau comme beau. Dans la peinture, il lui manque la perspective et les ombres ; il copie bien les images européennes comme tout le reste. Un peintre chinois sait exactement combien il y a d’écailles sur le dos d’une carpe, combien une feuille offre de découpures ; il connaît parfaitement la forme des arbres et la courbure de leurs rameaux ; mais le sublime, l’idéal et le beau ne sont pas du domaine de son art et de son habileté. (Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, p. 137) C. B.

*    Poésie des Arabes.– « Après le sublime, nous pouvons mentionner, d’une manière incidente, une autre conception qui s’est développée en Orient. En opposition avec l’idée d’un dieu unique et de sa toute-puissance se manifeste le sentiment de la liberté et de l’in dépendance personnelle, autant, du reste, que l’Orient peut permettre le développement d’une pareille tendance. Nous devons la chercher principalement chez les Arabes. L’Arabe, dans ses brûlants déserts, au milieu de cette immense mer de sable, le ciel pur au-dessus de sa tête, est forcé par la nature à ne rien attendre que de son propre courage et de la valeur de son bras, ainsi que de ses moyens de conservation, ses chameaux ; son cheval, sa lance et son épée. Ici se manifeste, par opposition à la mollesse indienne et à l’abandon de soi-même, aussi bien qu’au panthéisme mahométan plus moderne, la dédaigneuse indépendance du caractère personnel, avec un esprit qui laisse aux objets leur réalité limitée et leur caractère déterminé. A cette indépendance de l’individualité qui commence à se montrer, se joignent l’amitié fondée sur un choix libre, l’hospitalité, la noblesse d’âme et l’élévation des sentiments ; de même aussi le plaisir infini de la vengeance, le souvenir ineffaçable de la haine qui se satisfait avec une implacable passion et une cruauté parfaitement réfléchie. Tout ce qui se produit sur ce terrain porte une couleur toute naturelle et humaine. Ce sont des actes de vengeance, des traits d’amour, de grandeur d’âme et de dévouement, d’où le fantastique et le merveilleux sont bannis. Tout y est développé dans un ordre fixe et déterminé, selon l’enchaînement nécessaire des choses. Au reste, cette manière de considérer les objets réels, de les ramener à une mesure fixe, de les envisager dans leur force libre, et non par leur côté utile et prosaïque, nous la trouvons déjà chez les Hébreux. L’indépendance énergique du caractère, l’âpreté sauvage de la haine et la soif de la vengeance, se rencontrent dans la nationalité juive à son origine. Ici cependant se fait remarquer une différence : les phénomènes de la nature, auxquels sont empruntées les images les plus fortes, sont décrits moins pour eux-mêmes que pour manifester la puissance de Dieu, vis-à-vis duquel ils perdent toute valeur propre. De même aussi la haine et la vengeance ne paraissent pas personnelles ; elles se rapportent au service de Dieu, comme haine et vengeance nationales contre tous les peuples étrangers. Sans parler des derniers psaumes, c’est ainsi que les prophètes souhaitent et invoquent souvent le malheur et la ruine des autres nations ; et il n’est pas rare que l’énergie de leur langage soit empruntée à ce sentiment qui se répand en imprécations et en anathèmes. »

[15]   Il semble, d’après cela, que l’auteur aurait dû se borner à décrire brièvement ces espèces ou formes inférieures de l’art comme transition de l’art symbolique à l’art classique. Il faut avouer que, dans l’ouvrage, la transition est un peu longue. Aussi avons-nous cru devoir abréger et rejeter les développements dans des notes. Ce n’est pas que les détails et les réflexions sur la fable, l’allégorie, la métaphore manquent d’originalité ou d’intérêt ; mais il eût mieux valu qu’elles eussent figuré dans la troisième partie, à la suite de la poésie. Ici elles interrompent la marche de la pensée et font perdre de vue l’ensemble. [Note de C. B.]

*    Dans les Métamorphoses d’Ovide on trouve ; outre la manière moderne de traiter les mythes, des éléments hétérogènes mêlés ensemble. Ainsi, à côté des métamorphoses, qui peuvent être regardées comme un genre particulier de fables mythologiques, on voit disparaître le caractère spécifique de cette forme. C’est particulièrement dans les récits où les personnages, qui sont ordinairement considérés comme symboliques ou mythiques, subissent des métamorphoses, et où les éléments, qui ailleurs étaient réunis, sont séparés au point que l’idée et la forme s’opposent et passent l’une dans l’autre. Par exemple, le symbole égyptien et phrygien du loup est tellement détourné de son sens primitif, qu’au lieu de désigner le soleil, il représente un roi, et la métamorphose de Lycaon en loup est donnée comme une suite de son existence humaine. De même, dans le chant des Piérides, les dieux égyptiens, le bœuf, les chats, sont représentés comme de simples animaux, dans lesquels les dieux mythologiques de la Grèce, Jupiter, Vénus, etc., se sont cachés, saisis de peur. Les Piérides elles-mêmes, en punition de ce que, par leur chant, elles osèrent rivaliser avec les Muses, furent changées en pies.

      D’un autre côté, les métamorphoses, à cause du caractère spécial de la moralité qui en fait le fond, se distinguent à plus forte raison de la fable. Dans la fable, en effet, si une vérité morale est rapprochée d’une circonstance empruntée à la nature, ce rapport n’a rien de sérieux ; le domaine de la nature et celui de l’esprit restent séparés ; l’esprit n’est pas dégradé en passant à une existence inférieure. Il y a cependant quelques fables d’Ésope qui, avec un léger changement, deviendraient des métamorphoses, par exemple la quarante-deuxième, la chauve-souris, l’épine et le plongeon, dont les instincts sont expliqués par les infortunes d’une existence antérieure.

*    Fr. Schlegel a prétendu que tout ouvrage d’art devait être une allégorie. Cette proposition n’est vraie qu’autant qu’elle se réduit à dire que tout ouvrage d’art doit renfermer une idée générale et avoir un sens. Or ce qu’on appelle ici, au contraire, une allégorie est un genre de représentation inférieur pour le fond comme pour la forme, et qui ne répond qu’imparfaitement à l’idée de l’art. Toute circonstance, toute action, toute relation de la vie humaine renferme un élément général qui se laisse dégager par la réflexion ; mais si l’artiste a de pareilles abstractions présentes à l’esprit et qu’il veuille les représenter dans leur généralité prosaïque (ce qui a lieu à peu près dans l’allégorie), une pareille production est étrangère à l’art. – Winckelmann a écrit aussi sur l’allégorie un ouvrage superficiel où il a rassemblé beaucoup d’exemples. Presque toujours il confond le symbole et l’allégorie.

      Parmi les arts, la poésie a tort d’avoir recours à un pareil moyen, qui lui réussit peu ; la sculpture, au contraire, ne peut s’en passer, surtout la sculpture moderne qui, souvent consacrée à reproduire les traits des personnages réels, doit alors, pour désigner les circonstances remarquables de leur vie, employer des figures allégoriques. Ainsi, sur le monument de Blücher, à Berlin, on voit figurer le génie de la Victoire, bien que, pour le fait principal, la guerre de la délivrance, on ait évité l’allégorie par une suite de scènes particulières, comme la marche triomphale de l’armée. En général, on se contente plus ordinairement, pour les statues qui représentent des personnages historiques, d’orner le piédestal de bas-reliefs allégoriques. Les anciens employaient plutôt les représentations mythologiques, par exemple, sur les sarcophages, le sommeil, la mort, etc.

      L’allégorie appartient moins à l’art ancien qu’à l’art romantique et au moyen âge. Ce qui s’expliquerait ainsi : le moyen âge met en scène l’individualité humaine avec ses fins et ses passions personnelles, l’amour, l’honneur, etc. Les personnages et leurs actions fournissent un vaste champ pour l’invention et le développement d’un grand nombre de collisions accidentelles et de dénouements. Mais, en opposition avec cette multiplicité et cette variété d’exploits et d’aventures, se placent les principes généraux qui gouvernent l’ordre social, et ceux-ci ne sont pas, comme chez les anciens, personnifiés dans des dieux à forme humaine. Ces principes se manifestent donc avec leur caractère d’abstraction et de généralité à côté des personnages réels. Si l’artiste a présentes à sa pensée de pareilles abstractions et qu’il ne veuille pas les revêtir de la forme accidentelle et commune, il ne reste qu’à employer la représentation allégorique. Il en est de même dans la sphère religieuse la Vierge, le Christ, les actions des apôtres, les saints et leurs expiations, les martyrs, sont bien de vraies individualités ; mais le christianisme renferme aussi des idées générales, des essences spirituelles qui ne se laissent pas incarner dans des personnages vivants et réels, qui doivent précisément être représentées comme des conceptions générales, par exemple la Foi, l’Espérance et la Charité. En général, les vérités du christianisme sont, religieusement parlant, conçues dans leur nature spirituelle ; et la poésie elle-même trouve un haut intérêt à développer ces doctrines générales, à voir la vérité sentie et accueillie par la foi comme vérité universelle. Mais dès lors la représentation sensible doit être quelque chose de subordonné et même d’étranger à l’idée qu’elle manifeste. L’allégorie est la forme de l’art qui satisfait le plus facilement et le plus naturellement un semblable besoin. C’est dans ce sens que Dante a introduit beaucoup de conceptions allégoriques dans la Divine Comédie. Ainsi, par exemple, la Théologie apparaît confondue avec l’image de son amante Béatrix ; mais cette personnification (et c’est là ce qui en fait la beauté) plane entre l’allégorie et le portrait de celle que le poète avait aimée dans sa jeunesse. Il la vit pour la première lois dans la neuvième année de sa vie. Elle lui apparut comme la fille, non d’un mortel, mais d’une idée. Sa brûlante nature italienne conçut pour elle une passion qui ne s’éteignit plus ; et, lorsque le génie poétique s’éveilla en lui, à une époque où la mort lui avait ravi l’objet aimé dans la plus belle fleur de ses espérances, il éleva, dans l’œuvre principale de sa vie, à cette religion de son cœur, l’admirable monument que nous possédons.

*    On peut distinguer plusieurs degrés dans la métaphore : 1° présenter un être inanimé sous la forme d’un être vivant est déjà ennoblir l’expression, le règne organique étant plus élevé que le règne inorganique ; – 2° la métaphore passe à un degré supérieur encore, quand l’objet physique est représenté sous la forme d’un phénomène spirituel : des campagnes riantes, des fleuves en courroux ; – 3° par un rapport inverse, les objets de l’ordre spirituel peuvent être rendus par des images empruntées à la nature.

Les métaphores, dit-on, ont pour but de donner de la vivacité au style poétique. Sans doute elles produisent cet effet ; mais ce n’est pas là ce qui donne la vie réelle au discours. Elles peuvent lui communiquer une certaine clarté sensible et une plus haute détermination, si toutefois elles ne sont pas trop nombreuses. Le véritable sens de la diction métaphorique doit plutôt être cherché, comme pour la comparaison (infra), dans le besoin qu’éprouvent l’imagination et la sensibilité, l’une de déployer sa puissance, l’autre de révéler son intensité, et pour cela de ne pas se contenter de l’expression, simple, vulgaire ou commune. L’intelligence se place sur ce terrain pour s’élever plus haut, se jouer dans la diversité des idées et combiner plusieurs éléments en un seul. D’autre part, le sentiment et la passion manifestent leur énergie en grossissant les objets ; malgré son agitation et son trouble, l’âme montre qu’elle exerce un certain empire sur les idées en passant d’une sphère à une autre à l’aide des analogies et en déployant sa pensée dans des images de différentes espèces. Enfin l’esprit, absorbé par la contemplation des objets physiques qui ont de l’analogie avec ses propres sentiments, cherche à se délivrer du caractère extérieur de ses objets en les spiritualisant,

L’expression métaphorique peut provenir aussi du simple plaisir que l’imagination prend à ne pas représenter les idées sous leur forme propre, dans leur simplicité, mais par des objets analogues ; ou c’est un jeu d’esprit, le produit de la fantaisie, qui, pour échapper à l’expression ordinaire, cherche le piquant et le gracieux, et n’est satisfaite que quand elle a trouvé entre les objets les plus hétérogènes quelques traits de ressemblance, quand elle a combiné les choses les plus éloignées de manière à produire la surprise.

 On peut remarquer que le style prosaïque et le style poétique se distinguent, en général, moins peut-être que le style antique et le style moderne, par la prédominance de l’expression propre et de l’expression métaphorique. Non seulement les philosophes grecs comme Platon et Aristote, ou les grands historiens et les grands orateurs, comme Thucydide et Démosthène, mais encore les grands poètes, Homère, Sophocle, quoique la comparaison se rencontre chez eux, s’en tiennent, en général, presque toujours à l’expression propre. Leur diction, sévèrement plastique, est trop substantielle et trop pleine pour souffrir un alliage semblable à celui de la métaphore. Ils ne se permettent pas de s’écarter de cette manière simple, d’abandonner ce jet naturel et mesuré pour cueillir çà et là ce qu’on appelle les fleurs du beau langage. La métaphore est toujours une interruption de la marche régulière de la pensée ; elle la divise et la disperse, parce qu’elle évoque et rapproche des images qui ne sont pas essentielles à l’objet, qu’elle entraîne l’esprit à des analogies et à des idées étrangères. Dans la prose, la clarté infinie et l’admirable souplesse de leur langage dans la poésie, leur sens calme, qui cherche partout une forme précise et finie, éloignaient les anciens de l’emploi fréquent de la métaphore.

      C’est particulièrement en Orient, et surtout dans la poésie mahométane plus tardive, ensuite dans la poésie moderne, que l’expression propre est fréquemment abandonnée pour la métaphore. Shakespeare, par exemple, est très métaphorique dans sa diction. Les Espagnols, qui se sont égarés dans cette voie jusqu’à tomber dans l’exagération du mauvais goût par l’accumulation des images, aiment aussi un style pompeux et fleuri. L’abus de la métaphore se fait aussi remarquer dans Jean-Paul. Goethe, avec son imagination mesurée, si amoureuse de la clarté, s’en sert beaucoup moins. Mais Schiller, même dans sa prose, est très riche en images et en métaphores ; ce qui provient chez lui du besoin d’exprimer sous des formes sensibles des pensées profondes, au lieu d’employer l’expression abstraite et propre. Il trouve alors à l’idée rationnelle et spéculative une image analogue dans le monde réel et dans la vie commune.

*    Les amants, dont l’âme est remplie de désirs et d’espérances, dont l’imagination mobile et capricieuse se livre à toutes sortes de fantaisies, sont riches en comparaisons. Quelquefois c’est un objet particulier qui les captive, la bouche, l’œil, les cheveux de la bien-aimée. Dans le trouble et l’enivrement de la passion, l’esprit se porte çà et là sur les objets les plus divers, les rassemble autour d’un sentiment unique qui fait du cœur le centre du monde. Ici l’intérêt de la comparaison réside dans le sentiment. – Quand il ne s’agit que d’une simple particularité sensible mise en rapport avec un autre objet sensible qui leur ressemble, il faut craindre que la multiplicité des images ne nous paraisse bien pâle et peu intéressante. Ainsi, dans le Cantique des Cantiques : « Oh ! que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle… tes yeux sont comme ceux des colombes… ta chevelure comme un troupeau de chèvres… tes dents comme un troupeau de brebis... tes lèvres comme une bandelette d’écarlate, etc., etc. » – On trouve la même naïveté dans Ossian. – Ovide, d’une façon plus oratoire, fait parler ainsi Polyphème : « Tu es plus blanche, ô Galathée, que la feuille du saule que recouvre la neige... tu es plus fleurie que les prairies ; plus élancée que les ormeaux ; plus folâtre que les jeunes chevreaux. » Il continue ainsi pendant dix-neuf hexamètres.

      Il y aurait, du reste, à distinguer ici l’emploi des comparaisons selon les divers genres de poésie. La comparaison y joue aussi un rôle différent : ainsi aux comparaisons lyriques s’opposent les comparaisons épiques, comme on en trouve, par exemple, dans Homère. Ici l’objet principal est de distraire notre curiosité, de détourner l’attention de l’enchaînement des faits, de la fixer sur des images plus récentes, plus calmes, plus plastiques. Ce repos, cette diversion faite à l’action, ce tableau qui passe devant nos yeux, produisent d’autant mieux leur effet que les images sont empruntées à un ordre d’objets plus éloigné. Les comparaisons, en forçant l’esprit de s’arrêter, ont un autre but, celui de désigner comme important un objet particulier, de ne pas le laisser entraîner, sans qu’on s’en aperçoive, par le torrent du discours.

      Il semble que, comme la poésie dramatique exige le plus grand naturel dans l’expression des passions, dans la vivacité des sentiments de joie, de douleur, de crainte, elle ne peut admettre, par là même, les comparaisons que dans le tumulte des passions. Que les personnages, pressés d’agir, s’amusent à débiter des métaphores, des images et des comparaisons, c’est ce qui, dans le sens ordinaire du terme, n’est nullement naturel. En effet, ces comparaisons nous enlèvent à la situation présente, nous font perdre de vue les personnages, leurs actions et leurs sentiments. D’ailleurs ces interruptions oiseuses sont contraires au ton de la conversation. – Sans doute l’emploi de ces figures est quelquefois de mauvais goût et il ne faut pas les prodiguer.

      Néanmoins, dans le drame, la comparaison n’a pas moins un rôle important. Elle a pour but de montrer que l’homme ne se laisse pas absorber par la situation présente, par le sentiment ou la passion du moment ; mais comme une nature élevée et noble les domine et sait s’en affranchir. La passion enferme et enchaîne l’âme en elle-même, la resserre dans une concentration étroite qui la rend muette et ne lui permet de parler que par monosyllabes ; ou elle la laisse se déchaîner en paroles extravagantes et grossières. Mais la grandeur du sentiment, la puissance de l’esprit s’élèvent au-dessus de ces étroites barrières ; elles planent avec une sérénité pleine de beauté sur la passion déterminée qui nous émeut. Cette liberté de l’âme est ce que les comparaisons expriment sous une forme extérieure. En effet, il n’y a qu’une âme forte et habituée à se maîtriser profondément qui soit capable de regarder en face sa propre douleur et ses souffrances, de se comparer à des objets étrangers et d’y contempler son image, ou qui puisse, dans une terrible plaisanterie sur soi-même, se représenter sa propre destruction comme une chose indifférente, rester alors calme et garder son sang-froid.

      Dans l’épopée, c’est le poète qui, par des comparaisons descriptives et propres à retarder la marche du récit, s’attache à communiquer à l’auditeur le calme contemplatif que l’art exige. Dans le drame, au contraire, les personnages eux-mêmes apparaissent comme poètes et artistes car, en nous manifestant la noblesse de leurs sentiments et l’énergie de leur caractère, ils font de leurs passions intérieures un objet d’art qu’ils façonnent et revêtent d’une forme intéressante. La comparaison pour la comparaison elle-même, qui, à son premier degré, nous est apparue comme un jeu de l’imagination, est reproduite ici d’une manière plus profonde elle exprime la victoire remportée sur la nature sensible, sur son développement naïf et sur la violence de la passion.

*    Voici un autre exemple d’une apparition divine, dans l’Odyssée (viii, v. 159). Ulysse, jeté sur le rivage des Phéaciens, assiste à des jeux publics. Piqué des reproches que lui adresse Euryale, parce qu’il a refusé de prendre part au jeu du disque, il saisit un disque plus grand et plus lourd que les autres et le lance bien au delà du but. Un des Phéaciens marque la place et s’écrie : « Un aveugle même pourrait voir la pierre. Dans un combat, tu n’as pas à craindre qu’aucun Phéacien atteigne aussi loin que toi et te surpasse. » Ainsi parla le Phéacien, et Ulysse, l’infortuné, le divin Ulysse, se réjouit d’avoir trouvé un homme bienveillant pour lui. » Or, ce mot, Homère l’interprète comme une apparition de Minerve, la divinité amie et protectrice du héros.

[16]   Note de l’éd. électronique : voir première partie, chap. III, sect. I : peinture de genre.

[17]   L’édition de 1875 substitue Green à Steen (note de l’éd. électronique).

[18]   Voir plus haut : le Sphinx.

[19]   Les grands édifices de ce genre commencent par un chemin pavé, large de cent pieds, suivant le rapport de Strabon, et dont la longueur est triple ou quadruple. De chaque côté de cette avenue (dromos) sont des sphinx, rangés par files de 50 à 100, d’une hauteur de 20 à 30 pieds. Puis vient une magnifique entrée (propylon), plus étroite en haut qu’en bas, avec des piliers d’une masse extraordinaire, de 10 à 20 fois la taille d’un homme, en partie libres et isolés, en partie confondus avec les murs. Ceux-ci, à leur tour, sont des murailles grandioses, libres et indépendantes, plus larges en bas qu’en haut, s’élevant obliquement jusqu’à la hauteur de 50 à 60 pieds, sans se lier à des murailles transversales, sans supporter de travées, et former ainsi une habitation. Dans leur intervalle se montrent des murs verticaux, mais qui indiquent trop leur destination de supports pour appartenir à l’architecture indépendante. Çà et là des Memnons s’appuient sur de semblables murailles, qui forment aussi des rangées, et sont couvertes d’hiéroglyphes ou de peintures extraordinaires ; de sorte qu’elles faisaient aux Français, qui les voyaient pour la première fois, l’effet de toiles d’indienne imprimées. On peut les considérer comme les feuillets d’un livre mystérieux, dont les caractères, au milieu de ces masses imposantes, frappent l’âme d’étonnement et excitent en elle de vagues pensées, comme les sons mélancoliques d’une cloche. Les portes se succèdent ensuite, et alternent diversement avec des rangées de sphinx. Tantôt c’est une place découverte, entourée de murs ordinaires, qui s’ouvre devant vous avec des allées de colonnes conduisant à ces murs. Vient ensuite une place couverte, sans toutefois servir d’habitation ; c’est une forêt de colonnes qui ne supportent aucune voûte, mais simplement des tables de pierre. Après ces allées de sphinx, ces rangées de colonnes, ces murailles parsemées d’hiéroglyphes, après un portique avec des ailes, devant lesquelles s’élèvent des obélisques et sont accroupis des lions, ou encore après des cours d’entrée, environnées d’allées plus étroites, le tout se termine par le temple proprement dit, le sanctuaire (sekos), suivant Strabon, de moyenne grandeur. Aucune image du dieu. Quelquefois seulement une statue d’animal. Cette demeure de la divinité était quelquefois un monolithe, comme le temple de Buto, dont Hérodote fait la description suivante (ii, c. 155). « Il est, dit-il, d’une seule pierre en hauteur et en largeur ; ses côtés sont égaux ; chacune de ses dimensions est de 40 coudées. Une autre pierre, dont les rebords ont 4 coudées, lui sert de couverture. » Mais, en général, les sanctuaires sont si petits, qu’une assemblée de fidèles ne peut y trouver place. Or une réunion d’adorateurs est nécessaire à un temple. Autrement, ce n’est plus qu’une boîte, une chambre du trésor, un lieu où l’on conserve les images sacrées, etc.

[20]   Ici, l’édition Bénard n’indique pas exactement le plan des pages suivantes (qu’on retrouve dans d’autres éditions) : 1° Du style ionique, dorique, corinthien. – 2° De la construction romaine. – De l’arcade et de la voûte. – 3° Caractère général de l’architecture romaine [note de l’éd. électronique].

[21]   M. Vitet, dans ses Études sur l’histoire de l’art, a démontré combien cette dénomination est contraire à la vérité historique. C. B.

[22]   Ce sont des termes empruntés à Spinoza. Voici le texte : « Porro ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum. (Eth. ii, prop. 7.) – On sait que, dans le système de Spinoza, la substance universelle a deux attributs : l’étendue et la pensée ; que ces deux attributs se développent en une infinité de modes, ce qui constitue l’univers des corps et l’univers des âmes (V. ibid.). Or ces deux sortes de modes ne sont pas séparés, ils sont liés par une intime connexion. L’univers des corps et l’univers des âmes ne sont qu’un seul et même univers. L’âme humaine, en particulier, c’est l’idée du corps, qui est l’objet de l’âme. Tous deux ont leur unité dans celle de leur principe, dont ils ne sont que des modes. – On ne doit pas s’étonner de voir Hegel citer ici Spinoza. Comme lui, Schelling admet cette unité (système de l’identité). L’idée hégélienne, qui reparaît partout, doit s’accuser surtout dans la sculpture, où l’accord parfait de l’idée et de la forme se réalise dans l’idéal classique. (V. supra, Du classique en général). C. B.

[23]   Nous corrigeons l’édition Bénard qui indique « Campe » (note de l’éd. électronique).

[24]   Voir Note sur l'habillement moderne.

[25]   Voir l'art classique et ses personnages.

[26]   Note de l’éd. électronique : Ch. Bénard n’indique pas ici la source de la citation (ni ses guillemets) : Johann Heinrich Meyer, Histoire des beaux-arts chez les Grecs (Geschichte der bildenden Künsten in Griechenland), i, p. 279.


Created on ... juillet 20, 2003