Islam et Occident Racines culturelles des conflits et perspectives de dialogue

par Faouzi Skali: fondateur et directeur du Festival de Fèz des Musiques Sacrées du Monde et animateur du colloque "Une âme pour la mondialisation" en parallèle du Festival

Si, au seuil de ce XXIème siècle, les éléments conflictuels entre civilisations occidentales et musulmanes semblent s’être ravivés, c’est sans doute en raison du fait que ces deux civilisations prétendent d’une façon concurrentielle à une vision globale et universelle dans laquelle pourraient, ou devraient, s’intégrer différentes autres formes de visions possibles du monde.

Les prétentions universalistes des idéologies les plus diverses sont monnaie courante mais dans le cas présent, et, aprés notamment la chute du mur de Berlin, il est devenu patent que l’Islam - en tant que religion, culture et civilisation - constituait le plus grand élément de résistance, à l’échelle mondiale, à l’idéologie occidentale libérale qui s’est tout de suite affirmée comme un nouvel ordre planétaire.

Certaines expressions de cette résistance multiforme de l’Islam remontent sans doute à la disparition officielle de l’Empire ottoman en 1923. Elles sont le fruit d’une situation conflictuelle récurrente entre notamment Islam et Occident chrétien, au temps des croisades, entre Islam et Occident laïque, imprégné de la "philosophie des lumières", au temps des colonisations, puis finalement entre l’idéologie occidentale actuelle et ce qu’il a été convenu d’appeler, d’une façon sans doute un peu trop simpliste, le "réveil de l’Islam" et le renforcement de sa présence sur la scène internationale.

Les expressions de ce rapport atteignent des sommets de caricature par médias interposés, journalistes, chercheurs ou auteurs de tous bords qui n’hésitent pas à s’engager sous des formes multiples, et de la façon la plus passionnelle, dans ce que est souvent perçu comme une irréductible opposition de valeurs ou de leur contenu et de cultures.

Dans cette âpre polémique - qui ne s’avoue pas toujours en tant que telle - l’ "autre" est réduit à l’une ou l’autre de ses composantes ou de ses aspects, généralisant ainsi et renforçant donc toutes sortes de préjugés. Est-ce la forme contemporaine de ce conflit séculaire ?

En dépit de son entretien artificiel, le mythe du clash des civilisations et du péril vert semble bien avoir fait long feu. Force est de reconnaître que les réalités de l’Islam loin de se réduire à une expression monolithique sont à la fois multiformes et complexes et que les guerres et les tragédies de certaines formes aberrantes d’extrémisme religieux touchent tout d’abord, essentiellement, les musulmans eux-mêmes. L’erreur de réduire l’Islam à une simple idéologie qui pourrait entrer en conflit avec les valeurs étayées en Occident, comme celles des droits de l’homme (et de la femme) de démocratie, provient souvent à la fois, d’une façon convergente, de penseurs ou théoriciens occidentaux (Bernard Lewis, Judith Miller...) et musulmans (Sheikh Zandi, Mohammed Ghazzali...). Les uns, en général, se renforçant des arguments des autres.

Au lieu de tomber dans cette guerre idéologique, réductrice et dangereuse, ne vaut-il pas mieux chercher plutôt à ouvrir un vaste champ de recherche qui permettrait tout simplement de détecter les présupposés ou préjugés multiples qui obèrent toute possibilité d’échange véritable et qui pourrait en tout cas permettre, avant toute prise de position, de se baser sur une apréciation et une connaissance plus objective et plus réelle de l’autre ?

Selon l’Orientaliste Von Grünbaum, l’Islam est "indistinctement considéré comme une religion, un ordre social, un système politique et une civilisation" (L’identité culturelle de l’Islam, Gallimard 1973). Si cela peut être globalement vrai, et, imposer le constat d’une réalité différente de la séparation de l’église et de l’état sur laquelle se basent, depuis l’époque moderne, les sociétés occidentales, il n’en reste pas moins vrai qu’il s’agit là d’une généralité qui prend des formes spécifiques extrêmement différenciées selon les histories particulières - culturelles, politiques et sociales - des sociétés musulmanes actuelles.

L’idée selon laquelle tout développement économique est assujetti à une occidentalisation préalable (1), par exemple, est aujourd’hui remise en cause au coeur même du pays qui était censé en donner l’illustrtion la plus frappante : la Turquie. Le succès populaire et, parfois politique, du Refah indique qu’une évaluation vers une occidentalisation inéluctable - et une laïcisation non seulement politique mais aussi culturelle de la société - qui doivent accompagner tout processus d’industrialisation et d’urbanisation, sont aujurd’hui mise à mal plus de 70 ans après, ce qui était censé être l’état - nation moderne (et occidental) fondé par Mustapha Kemal Atatürk.

Le cas de la Turquie n’est pas exceptionnel. Des considérations similaires peuvent être développées par rapport à d’autres pays à forte dominance musulmane, comme la Malaisie, ou tout simplement de culture non occidentale, comme Singapour. Ces pays affichent des taux de croissance équivalents à ceux de la plupart des démocraties européennes sans pourtant en adopter les systèmes politiques ou sociaux. L’idée d’une occidentalisation - modernisation - laïcisation progressive et inéluctable de la planète, qui se trouve au coeur de la diplomatie et de la politique de la plupart des pays occidentaux, s’avère d’autant plus illusoire qu’elle n’émane que de l’histoire particulière de quelques pays d’Europe et qu’elle devient tout à fait inadéquate lorsque l’on veut l’appliqer à un pays commes les Etats-Unis où les industries et les technologies les plus modernes ont toujours coexisté avec les formes les plus ataviques d’une culture religieuse.

Sous une forme ou une autre, toute société ne fait que (ou est appelée à) répondre à la question des liens qu’il s’agit d’établir entre pouvoir politique et religion. Là aussi, l’émergence spectaculaire, en cette fin de siècle, du religieux dans le champ politique et les remous les plus divers que cela a pu susciter, a détourné l’attention d’une analyse sérieuse de cette relation fondamentale entre ces deux domaines du religieux et du politique.

Les différentes sociétés qu’elles soient musulmanes ou non, apportent selon leur histoire propre des résolutiions extrêmement différenciées à une telle question. Entre les sociétés musulmanes et occidentales, les positions peuvent varier entre les tenants d’un libéralisme laïque pour lequel doit être effacée de la sphère publique toute prise en compte des sensibilités religieuses, et ceux qui, à l’autre extême, rêvent d’un monolithisme théocratique. Entre ces deux modèles inconciliables, il y a bien d’autres résolutions possibles. Car s’il est possible de s’accorder sur les dangers et les illusions d’une politisation du religieux, la question reste entière de savoir, tant pour des sociétés musulmanes qu’occidentales, de quelle façon pourrait s’opérer par example une moralisation du secteur public.

La question des valeurs et même, plus loin, la recherche du "sens" se pose d’une façon fondamentale pour l’homme d’aujourd’hui et explique l’éveil d’intérêt au sein des sociétés les plus diverses pour des questions religieuses et spirituelles.

En occident même, le culte de l’individualisme lié à un libéralisme à toute épreuve finit par se briser contre les réalités incontournables de crises économiques et d’augmentation de taux de chômage. Comment concilier ce libéralisme avec des impératifs de plus en plus nécessaires des nouveaux modes de vie et de valeurs de solidarité ?

Pour les pays musulmans, la question fondamentale est bien celle de la place du religieux dans leurs sociétés.

Cette question pourrait prendre un éclairage intéressant si l’on considère qu’il a existé très tôt, dans les sociétés musulmanes une culture de comportement spirituel et de l’éthique sociale appelée "futuwwah" qui fut notamment à la base de tous les codes d’honneur des guildes ou corporations de métier et dont on a connu encore des formes récentes et très structurées avec les Akhi en Anatolie.

L’actualisation d’une telle réflexion est particulièrement pertinente de nos jours où l’on parle si souvent de la nécessité d’un "contrat éthique" au sein de l’entreprise. Cette question ne doit donc pas se réduire au seul rôle politique mais doit prendre en considération la façon dont une culture religieuse pourrait contribuer efficacement à promouvoir des valeurs qui permettent véritablement le développement et l’épanouissement de ces sociétés. Ce sont de telles questions, qui sont à l’ordre du jour de certains pays musulmans, qui connaissent un développement économique important comme l’Indonésie ou la Malaisie, et qui pourraient de plus en plus l’être dans un pays comme le Maroc qui a su établir depuis les siècles un certain rapport de stabilité entre la double dimension du temporel et du spirituel.

Pour ouvrir ces voies possibles, il semble tout à fait nécessaire que la société musulmane puisse entrer dans une phase constructive d’autocritique. Un glissement progressif devrait permettre de passer de l’étaiement "d’idéologies de combat" à l’émergence de valeurs intrinsèques réelles qui puissent contribuer à promouvoir une véritable évolution de ces sociétés.

Une autocritique implique également un certain regard sur ses propres présupposés (ou préjugés) historiques et culturels, une lecture épistémologique de sa propre histoire. Ce n’est que de cette manière que les sociétés musulmanes pourraient éviter deux écueils qui les menacent particulièrement.

Le premier consiste en l’appropriation personnelle et exclusive du sens même de la Révélation. Entraînant une confusion dans le fait que si, pour le Musulman, la Révélation est bien divine son interprétation ne peut, quant à elle, n’être qu’humaine. Ce n’est que dans la possibilité d’une pluralité de lectures et d’échanges de "points de vue" qu’une évolution peut réellement se produire. Même s’il s’agit ici du domaine proprement religieux, la culture (autour du Livre) peut se répercuter dans tous les autres domaines de la société.

L’autre écueil consiste aussi à confondre la réalité de la Révélation avec les différentes formes de ce qui a pu en être des hypostases historiques et de vouloir transférer (ou "revenir" à...) tels quels des "modèles" idéaux dans la société où l’on vit. Seule, précisément, une analyse épistémologique des contextes humains, historiques, de l’interprétation de la Révélation pourrait conduire à appréhender une société musulmane actuelle avec tout le réalisme et l’efficacité nécessaires pour y imprimer des changement positifs et constructifs.

Ce "principe de réalité", c’est-à-dire finalement d’adaptation du présent, devrait aussi amener les sociétés musulmanes ou occidentales à prendre véritablement en considération le contexte international actuel et son processus de globalisation où cultures les plus divergentes coexistent et s’influencent qu’elles le veuillent ou non, d’une manière permanente. Pour cela, la mise en place volontaire d’une stratégie culturelle, ou plus exactement interculturelle, s’avère indispensable. Fouad Zakariya, un philosophe égyptien contemporain, a écrit : "L’héritage culturel fonctionne comme l’héritage économique. On ne peut espérer de bénéfice qu si on investit. Malheureusement, les Arabes semblent traiter leur héritage culturel davantage comme un livret de caisse d’épargne que comme des investissements productifs. Le paradoxe veut que ce soient les Européens qui aient su tirer un bénéfice durable de notre héritage. Comment cela ? Eh bien, ils l’ont critiqué et amélioré, et ainsi ils lui ont donné une nouvelle vie".

Tirer les leçons de l’histoire ! Voilà sans doute un autre élément fondamental pour construire notre stratégie interculturelle nécessaire. A l’heure de l’apogée de la civilisation musulmane, la force de cette dernière tenait dans sa capacité à assimiler et intégrer les sciences et les cultures présentes, notamment tout l’héritage hellénistique. Les oeuvres de traduction étaient aussi celles d’une appropriation où celles-ci ne sont pas seulement rendues dans leur littéralité mais commentées, critiquées et nanties de compléments.

Un phénomène similaire s’était produit à la veille des "renaissances" espagnoles et italiennes où Tolède, Cordoue, Séville, Grenade et Palerme ont été ces centres de réappropriation de la culture léguée par la civilisation islamique et de l’essor d’une nouvelle culture. L’un des défis majeurs que nous lance donc notre époque est celui d’une intégration réciproque de cultures, voire de civilisations différentes. Cela pourrait sembler difficule en raison de l’histoire récente du colonialisme et de la complexité de ses répercussions ainsi que du changement de plus en plus rapide du monde qui nous entoure. Le problème est que l’accélération du changement technologique et de la "culture" mondiale ainsi induite rend de plus en plus difficile et incontrôlable une véritable assimilation et compréhension de la culture et des valeurs de l’autre. La vitesse même avec laquelle se répand cette forme post moderne de culture encore essentiellement occidentale peut être ressentie comme une agression permanente et susciter des réactions - et c’est là une tentation "fondamentaliste" récurrente - de refus, de rejet ou de fermeture.

La seule façon de sortir de cette impasse est sans doute de déterminer ce qui pourrait être pour aujourd’hui le véritable sens, et les conditions, d’une "communicationculturelle". Dans son rapport à l’U.N.E.S.C.O. Sean MacBrid disait déjà : "L’explosion technique dans le domaine de la communication offre de grandes possibilités, mais comporte de graves dangers. Tout dépend en fin de compte des décisions qui seront prises, de l’endroit où elles seront prises et de ceux qui les prendront. Il faut donc accorder la priorité de l’organisation du processus de prise de décision sur la prise de la participation et d’une pleine conscience de l’impact social des différents choix". (Voix Multiples, Un seul monde, U.N.E.S.C.O. Paris 1980). Or, jusqu’à aujourd’hui la disparité entre le Nord et le Sud dans la production des techniques de la formation et de la communication est effarante : le Nord contrôlant 85% des activités concernant ce secteur.

Le chercheur marocain, Mehdi Manjra, écrivait dès 1980 : "On peut poser le dilemme que crée la révolution de l’information dans les termes suivants : d’un côté, aucun processus de développement d’aucun type ne peut avoir lieu s’il ne prend fortement appui sur les techniques de l’information et de la communication ; de l’autre, ces technologies et l’information qu’elles véhiculent sont fortement porteuses de valeurs, elles bouleversent les modèles de développement et perturbent gravement l’environnement socio-culturel tant des pays industrialisés que des pays en développement". ("Informatics is there a choice...", Revue de la Societété Internationale pour le Développement, Revue 1985).

Pour beaucoup, l’Islam apparaît en occident comme une réalité exogène. Comme dans l’Espagne morisque d’autrefois, les flots des immigrés musulmans, particulièrement ceux des 2ème et 3ème générations, ressemblent à ceux que l’on appelait alors "Enaciendos", des personnes vivant dans une sorte de no man’s land entre différentes cultures. Cette situation peut être pour tout le monde à la fois dramatique et explosive.

Il est temps qu’une communication culturelle bien comprise soit possible, de rappeler à travers des "Andalousies réinventées" que l’Europe, et, par conséquent l’Occident, se sont construits sur un triple héritage Juif, Chrétien et Musulman.

INGMAR KARLSSON, Ambassadeur de Suède et inspirateur du 1o colloque Euro-Islam à Stocholm en juin 1995 a pu écrire : "Une union Européenne n’est plus concevable sans une touche du vert de l’Islam. Il s’ensuit que la question de savoir si la Maison Européenne peut ou non être construite sur le modèle de l’Alhambra, importe plus pour l’avenir de l’Europe que celle de la viabilité du marché intérieur ou de la création d’une banque centrale européenne".

Il est temps de développer des stratégies culturelles qui dépassent les refoulements et les peurs du passé et permettent, au sein de la société occidentale sécularisée, à la culture musulmane d’apporter sa richesse et son génie particuliers à côté des dimensions culturelles juives et chrétiennes et de bien d’autres traditions religieuses ou spirituelles que l’Occident découvre et reconnaît depuis décennies.

Ce n’est qu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale et au prix d’un traumatisme profond que l’Europe a commencé réellement à intégrer la culutre juive comme une donnée intrinsèque et constitutive de sa propre réalité. Il n’apparaît malheureusement pas, pour le moment, que la tragédie bosniaque ait pu provoquer le même effet, même si elle a pu amorcer un début de questionnement.

Le développement d’une stratégie interculturelle volontaire s’avère donc une nécessité incontournable pour tous ceux qui ne veulent pas que des intérêts partiaux renforcent dans le monde l’émergence de cultures autistiques. Pour ceux qui prônent l’ "irréconciliabilité" des cultures, les faits historiques de l’Espagne et de la Sicile sont là pour prouver que ce qui a été possible une fois reste posisble pour toujours.

De la même manière que ces dernières décennies ont connu une sensibilisation paticulière à l’environnement mondial et que la conscience des problèmes écologiques est devenue partie intégrante d’une culture, la question de la communication interculturelle restera sans doute, en cette fin de siècle, un enjeu vital et essentiel.

L’un des vecteurs de cette communication, et non des moindres, est celui des Arts en général et des Arts Sacrés en particulier. Plus que les simples discours, les Arts témoignent d’une façon directe et totale de la sensibilité profonde d’une culture, un témoignage qui pourrait créer un effet de miroir pour les autres cultures avec lesquelles s’établit une rencontre ou une communication.

Le dialogue inter-religieux lui-même peut prendre avec bonheur cette voie qui nous fait découvrir l’autre à travers les manifestations multiples, et si subtiles, de sa culture.

De telles incursions d’intelligence de l’univers de l’autre portés et amplifiés par les moyens en développement exponentiel des technologies de la communication pourraient peut-être aider à recréer aujourd’hui ce qui fut, en d’autres temps, cette fameuse "convivencia" !

(1) : Un rapport publié en 1985 par la NIRA (Nippon Institute for Research Advancement) évoquait ce problème : "Il faut désormais voir le monde différemment, mettre de côté le vieux préjugé d’un ordre mondial stratifié sous l’Empire Américan. Le nouvel ordre mondial, qu’on pourrait appeler l’âge de la diversité des civilisations, repose sur la coexistence de multiples civilisations. Si l’occidentalisation a fait progresser le monde sur le plan matériel, la modernisation du Japon témoigne de la destruction entre modernisation et occidentalisation."


Mis en ligne le 20/10/2007 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://paysdefayence.blogspot.com et http://pierreratcliffe.blogspot.com