Comment l'Occident a fabriqué l'Islamisme radical

Ce n'est pas la peine de se raconter des histoires. Si, aujourd'hui, des élections vraiment libres et pluralistes étaient organisées dans tous les pays musulmans, la plupart (sauf peut-être l'Algérie, parce qu'elle en a presque fait l'expérience) des partis islamistes l'emporteraient. Faut-il rappeler qu'aux dernières élections libanaises, la liste animée par le Hezbollah a obtenu la totalité des sièges dévolus à la communauté chiite ? Et que c'est un intégriste populiste et conservateur qui a triomphé aux élections présidentielles en Iran ?

Jamais, depuis près de quatre-vingts ans, les forces démocratiques, libérales ou progressistes, n'ont été, dans ces pays, à ce point marginalisées, déconnectées de l'opinion et, en conséquence, désespérées. Jamais, l'antioccidentalisme, l'antiaméricanisme et l'antisémitisme n'y avaient pris, d'Islamabad à Kuala Lumpur, de Khartoum à Djakarta, une telle ampleur. Jamais, au sein des communautés musulmanes, les mouvances radicales, intégristes, fondamentalistes et révolutionnaires n'avaient acquis une telle influence. Et jamais, au sein de ces mouvances, autant d'individus n'avaient été prêts à raturer leur propre vie pour parvenir à immoler le plus d'existences possible à leur propre rage.

Certes, l'invasion et l'occupation de l'Irak ont exacerbé ce phénomène, l'ont porté à l'incandescence. Cette inconcevable folie apparaît, à cet égard, avec l'invasion soviétique de l'Afghanistan, comme l'une des plus gigantesques et catastrophiques bévues qui aient été commises depuis l'après-guerre. Elle a offert aux djihadistes, outre des millions d'armes et des cibles, un supplément de motivation et un renfort de nouvelles recrues. Les centaines de milliards de dollars (plus que l'équivalent du budget de la France) et les 160 000 soldats d'élite engagés dans cette aventure représentent autant de moyens financiers, matériels et humains qui ne peuvent pas être affectés aux autres fronts du combat contre le fanatisme, l'extrémisme et le terrorisme. Cependant, la guerre d'Irak n'est pas « la » cause.

Elle ne constitue qu'un immense dérapage qui intervient au terme d'un long processus. Une formidable erreur, certes, la plus grave de conséquences peut-être, mais qui s'inscrit dans le sillage de beaucoup d'autres erreurs, également commises par l'Occident ou en son nom, et dont l'effarante accumulation a inexorablement débouché sur l'irruption des bombes humaines aux quatre coins de la planète et au sein de notre propre monde. Cela sur fond d'Oumma islamique dont la radicale spécificité a longtemps été sous-estimée ou mal analysée.

Tout commence avec l'effondrement de l'Empire ottoman. L'Europe, alors, héritière de l'esprit des Lumières, aurait pu et dû soutenir, dans tous les pays qui s'émancipaient du joug du sultan de Constantinople, les aspirations à une affirmation nationale plus ou moins démocratiques. Il n'en fut rien. C'est à un dépeçage cynique et brutal qu'on assista au contraire. A l'impérialisme de la « Sublime Porte » qui avait suscité, en Grèce, en Serbie, en Albanie, en Bulgarie, en Arabie Saoudite, des insurrections libératrices soutenues par l'Europe, on substitua, au-delà même de la zone d'influence ottomane, l'impérialisme colonial. La France s'était déjà emparée de l'Algérie. Elle s'installa, ensuite, au Maroc, en Tunisie, au Niger, au Mali, en Syrie, au Liban ; l'Angleterre en Égypte, au Soudan, en Irak, au Nigeria ; l'Italie en Libye ; la Hollande, elle, avalait l'Indonésie ; Russes et Anglais se partagèrent, de fait, l'Afghanistan et l'Iran. Il en résulta que, au moment où la Turquie, réduite à elle-même, découvrait le modernisme et la laïcité républicaine sous la férule de Mustafa Kemal Pacha, tous ces pays colonisés firent de l'islam à la fois le socle et le ciment de leur résistance à l'occupant. C'est ainsi que le « mandisme » qui, aujourd'hui, enflamme les partisans chiites de Moqtada al-Sadr en Irak, constitua, à la fin du xixe siècle, le fer de lance de la révolte contre les Anglais au Soudan. C'est dans ce climat que naquirent les premiers grands mouvements islamistes tels, en 1929, les Frères musulmans en Égypte, qui utilisèrent l'arme du terrorisme (deux Premiers ministres égyptiens assassinés en 1945 et 1948). Certains, dont les Frères musulmans eux-mêmes, profitèrent de l'appui des agents et de l'argent du IIIe Reich entre 1934 et 1944. C'est ainsi qu'un des plus vieux mentors du FIS algérien avait, très jeune, fait ses premières aines dans une légion musulmane recrutée par les Allemands en 1942. Par anticolonialisme, antisémitisme, le mufti de Jérusalem se rallia à Hitler. Reste qu'en 1945, comme en témoigne le massacre de Sétif, même les Algériens ou les Egyptiens qui s'étaient engagés aux côtés des Alliés furent rejetés, par totale insensibilité à leurs aspirations, dans le camp antioccidental.

C'est ce contexte colonial qui va enclencher le processus de transformation d'un islam de tradition et d'acceptation (celui des confréries mystiques ou des marabouts, par exemple) en un puissant vecteur de rébellion et de refus dirigé contre le colonisateur, c'est-à-dire contre l'Occident.

C'est ce sur quoi va se greffer un événement dont on ose à peine dire qu'il fut fondateur (et pourtant il le fut) tant ses effets en chaîne s'apparentèrent à une conflagration nucléaire : l'émergence et l'affirmation de l'État d'Israël. On a beaucoup prétendu, surtout dans le camp arabe, que l'Europe s'était défaussée sur le monde musulman de tous les crimes abominables dont elle s'était rendue coupable à l'égard des Juifs. Ce qui revient à faire fi du fait que, porté par ce « mouvement de libération nationale » qu'était le sionisme, Israël ne faisait que retourner à Israël !

Il n'en demeure pas moins qu'une catastrophique et nouvelle erreur fut commise qui n'était, au demeurant, que la conséquence quasi mécanique du fait colonial : on permit, certes, à un peuple de retrouver la patrie dont il avait été chassé, mais pas un instant on ne s'avisa que cela en inciterait un autre à en revendiquer une qui, du coup, lui échappait. À l'époque, on concoctait sans complexe des pays artificiels tels la Jordanie, l'Irak, le Koweït, que l'on confiait à des monarques parachutés, comme on le faisait au Moyen Âge, sans jamais prendre en compte la dimension des populations concernées. Plutôt, donc, que de conforter la nation israélienne par un soutien parallèle apporté à l'affirmation – contre ses propres oppresseurs arabes – d'une nation palestinienne, on occulta tout simplement l'existence de ce peuple-là. Et on laissa le tout jeune État israélien, alors acquis à des utopies socialisantes et armé par des pays communistes comme la Tchécoslovaquie, face à l'ensemble des régimes ultraconservateurs musulmans de la région. Les deux guerres qui s'ensuivirent consacrèrent l'échec et l'humiliation arabe et islamique.

C'est à ce moment-là que l'Occident commit sa troisième erreur majeure en ne saisissant pas l'occasion inespérée qui lui était offerte. La défaite arabe provoqua, en effet, la chute de la plupart des régimes féodaux de la région, sous la poussée de jeunes officiers modernistes qui incarnaient les aspirations émancipatrices des classes moyennes. Comme en Israël, finalement, on assista à la déferlante d'une idéologie de « libération nationale » qui se réalisa à travers un mélange de volontarisme nationaliste et de références socialisantes. Le nassérisme, en Égypte, en fut la plus parfaite expression. Le monde arabe découvrait, en quelque sorte, la phase de développement qui avait permis à l'Europe, au xixe siècle, de basculer dans la modernité : nationalisme, républicanisme, réformisme social, laïcité, jacobinisme mais aussi l'autoritarisme galonné.

L'ensemble du monde musulman fut touché. En Iran, cette dynamique révolutionnaire fut portée par les forces nationales-démocratiques du docteur Mossadegh soutenu par le parti « progressiste » Toudeh ; en Indonésie, par le parti nationaliste de Soekarnoappuyé par les communistes d'Aidit. En Irak, quand le général Kassem prit le pouvoir le 14 juillet 1958, il associa à son gouvernement les nationalistes, les nassériens, les démocrates kurdes, les réformistes et les communistes. Même évolution en Syrie et au Soudan où les syndicats jouèrent un rôle important. Il est évident que l'Occident aurait dû soutenir, alors, cette orientation qui n'était qu'une réplique de sa propre histoire. Or, sa réaction fut exactement inverse. Pourquoi ? Parce que l'Angleterre et surtout la France ne virent, dans ce courant nationaliste rénovateur, qu'un encouragement aux révoltes anticolonialistes, en particulier en Algérie. Parce que l'aide apportée par l'URSS à la mouvance nationale-réformiste dans les pays musulmans inquiéta les États-Unis. Tous ces pays prirent donc la décision de soutenir l'ensemble des forces qui s'opposaient au laïcisme nationaliste dans les pays musulmans et, en particulier, d'appuyer partout les courants islamiques et islamistes. C'est ainsi que Washington consacra l'Arabie Saoudite théocratique en championne du « monde libre » dans la région, c'est-à-dire en plate-forme avancée du combat contre le progressisme et le nationalisme en pays musulman. Par voie de conséquence, l'Amérique et ses alliés favorisèrent l'expansion de l'idéologie wahhabite qui deviendra la source de l'islamisme sunnite moderne.

Dès 1953, la CIA organisa en Iran un coup d'État qui permit au shah d'éradiquer les tendances nationalistes et progressistes et d'imposer son pouvoir absolu. Il en résulta que la seule opposition possible fut celle qui se réorganisa dans les mosquées sous l'impulsion du haut clergé chiite, ce qui déboucha sur la prise de pouvoir de l'ayatollah Khomeiny et des mollahs.

En 1956, en réaction à la nationalisation du canal de Suez et pour défendre les intérêts financiers de la société exploitante, la France et la Grande-Bretagne organisèrent, en coopération avec Israël, une intervention militaire (guerre du Sinaï, débarquement à Port-Saïd) qui exacerba les passions antioccidentales, poussa le nationalisme arabe dans les bras de Moscou, et contribua puissamment à faire apparaître, aux yeux des masses musulmanes, Israël comme une place forte avancée de l'« Occident croisé », thème que les islamistes exploiteront ensuite à satiété. En 1963, la CIA qui, entre-temps, avait recruté le jeune militant Saddam Hussein, favorisa l'exécution du putsch qui renversa le régime irakien du général Kassem, ferma les yeux sur les massacres anticommunistes et antikurdes qui s'ensuivirent, ce qui déboucha sur l'instauration de la dictature baasiste. Lorsque des républicains nassériens prirent le pouvoir au Yémen, la France, l'Angleterre et les Etats-Unis soutinrent l'insurrection armée des tribus monarchistes et des forces islamistes, et favorisèrent même l'afflux de mercenaires qui se battirent dans leurs rangs.

En 1965, en Indonésie, l'Amérique soutint la prise du pouvoir du général Suharto qui, profitant d'une initiative aventuriste d'éléments d'extrême gauche, instaura une dictature militaro-totalitaire, liquida les forces nationales-démocrates et déclencha, avec l'appui des mouvements conservateurs islamiques et islamistes, un massacre généralisé de tous les supposés suspects de sympathie marxiste, commerçants chinois compris. Même processus au Soudan, en 1971, où le putsch islamisto-conservateur du général Nemeiri qui renversa un gouvernement gauchisant et la sanglante répression antiprogressiste qui s'ensuivit furent très favorablement accueillis par l'Amérique.

La guerre des Six-Jours, en 1967, la défaite terrible de l'Égypte, la mort de Nasser précipitèrent la déconfiture du national-progressisme arabe, ce qui fut accueilli en Europe et aux États-Unis avec une intense satisfaction. Au-delà de l'échec géostratégique soviétique, et donc de la victoire de l'« Occident », on voulut y voir l'annonce d'un triomphe, à terme, de la démocratie libérale. Et, malgré le signal d'alarme que fit retentir l'assassinat d'Anouar al-Sadate par des fondamentalistes extrémistes, le danger d'une irruption de l'islamisme radical dans le vide créé par l'effondrement du rêve nassérien et la faillite de l'utopie marxiste fut totalement sous-estimé. Ainsi n'accorda-t-on aucune importance au fait que le courant « marxiste-léniniste » arabe, devenu orphelin après l'effondrement de l'URSS, commença à basculer du côté de l'islamisme - qui se donnait comme idéologie internationaliste et révolutionnaire de substitution. Illustration par le Maroc d'aujourd'hui où une partie de la base populaire de l'ex-UNFP socialisante s'est électoralement convertie au populisme islamiste. En outre, alors que le général Dayan conseilla d'évacuer rapidement la Cisjordanie occupée, il ne fut pas écouté, ce qui eut les conséquences que l'on sait.

Or, deux nouvelles initiatives désastreuses vont précipiter cette mutation du national-progressisme en internationalisme islamiste. D'abord, l'absurde coup d'État communiste à Kaboul qui provoque une guerre civile, puis l'intervention soviétique en Afghanistan. La résistance nationale des « moudjahidin » prend alors de plus en plus d'ampleur et bénéficie d'un soutien appuyé - et légitime - des puissances musulmanes (Pakistan et Arabie Saoudite en tête) ainsi que des pays occidentaux. Les États-Unis comprennent que cette incroyable faute commise par Moscou leur permet de porter un coup, qui s'avérera mortel, au régime soviétique. Mais, pour ce faire, ils décident de soutenir, de financer, d'armer les factions les plus « performantes » et les plus « activistes » de l'insurrection, qui se trouvent être constituées par les islamistes les plus radicaux et les plus réactionnaires. Pis : ils favorisent l'afflux de volontaires musulmans venus renforcer la rébellion et encouragent le recrutement par un certain Ben Laden, grâce à l'argent saoudien, d'une brigade internationale djihadiste dont les membres vont se professionnaliser à l'épreuve du feu.

Les États-Unis, véritable docteur Frankenstein, vont pousser l'aveuglement jusqu'à rester sans réaction (c'est-à-dire le tolérer) lorsque les membres endurcis et entraînés de cette légion islamiste vont se répandre dans les différents pays de la communauté musulmane (ce qui constituera le noyau organisationnel de la galaxie al-Qaïda) et, en particulier, en Algérie où ils déclencheront une épouvantable guerre civile. Manque de clairvoyance ou volonté cynique d'utiliser, jusqu'au bout, cette force ultraréactionnaire pour déstabiliser les régimes qui n'avaient pas totalement basculé dans leur camp. À l'époque, Washington parie d'ailleurs sur une victoire du FIS en Algérie et accepte l'envoi de djihadistes de la mouvance Ben Laden en Bosnie pour y combattre aux côtés des forces musulmanes antiserbes. Il n'est pas non plus exclu qu'ait été favorisée l'implantation du wahhabisme dans les républiques caucasiennes russes, y compris la Tchétchénie, pour affaiblir Moscou.

Comble de l'aveuglement : après que les Soviétiques se furent retirés d'Afghanistan, ce qui entraîna la chute du régime communisant de Kaboul, une nouvelle guerre, intestine celle-ci, mit aux prises les extrémistes et les « modérés » au sein de la communauté moudjahid. Or, apparemment, loin de soutenir les plus pragmatiques (en particulier les forces du commandant Massoud), les États-Unis restèrent neutres. Et ne réagirent même pas lorsque le mouvement taliban prit de l'ampleur, s'empara des principales villes du pays les unes après les autres, avant de submerger Kaboul. Or, issu des écoles coraniques pakistanaises, les medersa, le mouvement taliban était totalement instrumentalisé par les services secrets de l'armée du Pakistan, lesquels étaient organiquement liés à la CIA américaine. Le général dictateur Zia ul-Haq, qui présida à la dérive islamiste du régime d'Islamabad et apporta ouvertement son soutien aux actions terroristes au Cachemire, entretenait, au demeurant, les meilleurs rapports avec Washington.

Rappelons que lorsque l'effusion de sang atteignit son paroxysme en Algérie, les organisateurs et inspirateurs islamistes des plus épouvantables massacres de masse pouvaient les justifier impunément depuis les États-Unis et depuis Londres. C'est également à Londres que les mouvements islamistes les plus extrémistes, clandestins dans leur propre pays, auteurs d'attentats y compris en France, avaient installé leurs quartiers généraux ou leurs centres de propagande.

L'autre initiative catastrophique fut l'intervention militaire au Liban décidée par le ministre israélien de la Défense Ariel Sharon. A l'époque, si les nationalistes arabes de tendance nassérienne recrutaient dans la communauté sunnite et les progressistes socialisants dans la communauté druze ou même chrétienne, les courants modérés étaient majoritaires au sein de la communauté chiite libanaise. Or, l'intervention israélienne les fit basculer massivement dans la radicalité et permit aux islamistes ultras du Hezbollah d'incarner l'esprit de résistance. Les massacres de Palestiniens dans les camps libanais de Sabra et Chatila – dont le responsable direct n'était pas Sharon, mais il laissa faire –, surexploités ensuite par les mouvements islamistes, contribuèrent, en outre, à chauffer à blanc la fureur musulmane. C'était l'époque où le même Sharon, pour affaiblir l'OLP de Yasser Arafat, c'est-à-dire la future autorité palestinienne, favorisait l'émergence et le développement du mouvement islamiste palestinien Hamas.

À ces deux initiatives malheureuses - le soutien apporté aux ultra-islamistes d'Afghanistan et l'intervention israélienne au Liban - s'en ajouta une autre, plus désastreuse encore : ou plutôt une « non-initiative ». On sait que l'Occident, qui avait soutenu à bout de bras Saddam Hussein (et pour cause !), avait cautionné son attaque de l'Iran, l'avait financé et surarmé tout au long de cette guerre d'agression, découvrit soudain, quand le dictateur envahit le Koweït, qu'on avait enfanté un monstre. D'où la première guerre du Golfe, dont la configuration fut radicalement différente de la seconde puisque l'agresseur et l'occupant étaient incontestablement l'Irak, en fonction de quoi de nombreux pays arabes - Arabie Saoudite, Syrie, Maroc, Égypte - firent partie de la coalition. Dans tous les pays musulmans, les islamistes étaient alors divisés, certains s'alignant sur la position saoudienne de soutien à la coalition. Le rapide et spectaculaire effondrement de la résistance militaire irakienne ayant entraîné un immense soulèvement populaire chiite, il eût été alors facile, et sans conséquences négatives, de donner le coup de grâce au tyran de Bagdad. Or, non seulement on n'en fit rien - Bush père s'y opposant par peur de la révolution -, mais, en outre, on permit à Saddam Hussein d'écraser dans le sang la rébellion.

En revanche - ajoutant la bévue tactique à l'erreur stratégique -, on plaça l'Irak sous un implacable embargo, ce qui nourrit la propagande islamiste sur le « million d'enfants irakiens assassinés », et on le bombarda régulièrement, sans raisons sérieuses, ce qui offrit un exemple caricatural d'application de la loi du plus fort, incita Saddam Hussein à rompre avec ses propres principes laïcs et à tenter de mobiliser les sentiments religieux en sa faveur, et déboucha, après les attentats du 11 Septembre, sur le double mensonge des armes de destruction massive et des liens de Bagdad avec al-Qaïda, puis sur la cynique et immorale invasion et occupation de l'Irak. Et cela alors que l'armée américaine s'installait sur la « Terre sainte d'Arabie ». Une aubaine pour l'islamisme radical dans le monde entier, un cadeau inespéré offert à Ben Laden et à ses shires au moment où, par suite de la chute du régime taliban, l'organisation d'al-Qaïda traversait une passe très difficile. D'autant que, entre-temps, l'irruption provocatrice de Sharon, alors leader de l'opposition de droite en Israël, sur l'Esplanade des Mosquées, entouré d'une armada de policiers et de soldats, avait servi de prétexte au déclenchement de la seconde Intifada. Pourquoi, à cet égard, ne fait-on jamais remarquer que la période la plus basse du terrorisme islamiste correspondit à la phase d'application effective des accords d'Oslo ?

En revanche, l'intervention militaire américaine en Afghanistan, en réplique à l'agression du 11 Septembre, était a priori juste. Mais elle fut effroyablement mal conçue et mal menée. L'armée talibane, sous-équipée, n'était constituée que d'un ramassis de bandes. Il suffisait donc d'apporter une aide matérielle massive aux différentes troupes de l'Alliance du Nord opposée à un pouvoir taliban impopulaire, dont on se serait contenté de bombarder les premières lignes de défense, et d'organiser de simples opérations de commandos sur ses arrières et les camps d'al-Qaïda pour en venir à bout. Or, en multipliant les bombardements massifs et les bavures qui en découlent, en intervenant directement sur le terrain, au risque des victimes civiles qui se compteront bientôt par milliers, en prenant trop spectaculairement en charge le président Karzaï qui apparut, du coup, comme un harki, et, finalement, en s'installant comme puissance occupante, l'armée américaine suscita presque le même rejet nationaliste et religieux que celui qu'avait provoqué, au début, l'armée soviétique. Ainsi, l'intervention en Afghanistan, qui pouvait représenter une partie de la solution, est devenue, à son tour, un problème.

Certes, aucun de ces événements - seconde Intifada, guerre d'Afghanistan, guerre d'Irak ou même guerre de Tchétchénie - n'est directement la cause de l'offensive islamiste terroriste dont on a vu que ses racines plongent plus profondément dans le temps. Mais il faut bien prendre conscience que n'importe quel téléspectateur musulman aujourd'hui, surtout s'il regarde al-Jazira (chaîne quasi islamiste créée par l'un des pays du Golfe - le Qatar - le plus inféodé aux États-Unis), aura droit, chaque soir, en prélude au journal de 20 heures, à la liste des musulmans tués en Irak, en Afghanistan, en Palestine ou en Tchétchénie, c'est-à-dire sur des champs de bataille où l'Islam est confronté à l'Occident chrétien (ou juif). Quelle communauté, dans le monde, intérioriserait sans broncher le récit et le spectacle quotidiens d'une guerre multiforme dont les siens sont complaisamment présentés comme les seules et systématiques victimes, qu'ils soient l'objet d'un dommage collatéral, abattus lors d'un affrontement, maltraités à Guantanamo ou torturés à Abou Ghraib ? Même les innocents Irakiens frappés par un terrorisme aveugle sont mis au débit de l'occupant.

Conséquence, les islamistes radicaux gagnent sur tous les tableaux : quand ils commettent des ignominies en Algérie ou en Tchétchénie, mais aussi en Irak, en Israël, en Asie centrale ou au Cachemire, ils trouvent des gogos, y compris dans des journaux français, pour ne voir en eux que d'héroïques moudjahidin en rébellion contre le pouvoir établi. Quand ils sont réprimés, parfois aveuglément, les organisations des droits de l'homme se mobilisent en leur faveur (d'autant qu'ils en contrôlent eux-mêmes quelques-unes dans les pays musulmans), et les interventions militaires occidentales, forcément pourvoyeuses d'atrocités, rabattent vers eux des milliers de recrues tout en leur fournissant un statut de "résistants".

Pourquoi le dissimuler : jamais l'idée démocratique, surtout dans sa version « libérale », n'a été à ce point dévaluée dans l'ensemble du monde musulman, identifiée qu'elle est à l'invasion, l'occupation, l'oppression, la répression, les tueries et les sévices. Pour les islamistes, du pain bénit !

D'autant qu'il n'y a quasiment plus, sauf en Afrique noire, de communautés chrétienne, juive, bouddhiste... dans les pays majoritairement musulmans (même pas au Kosovo où les Serbes orthodoxes sont parqués dans des enclaves), alors que les communautés musulmanes, en revanche, sont de plus en plus nombreuses, et de plus en plus importantes, sur tous les continents. La charia est appliquée au nord du Nigeria, l'islamisme pousse à la sécession du Caucase russe, entretient une agitation séparatiste en Chine et aux Philippines, suscite une révolte au sud de la Thaïlande, prend du poids au Canada, en Argentine ou au Brésil, porte la contestation en Macédoine. L'islamisme radical prend ainsi, par définition, la forme d'un internationalisme révolutionnaire aux dimensions planétaires. En l'encourageant dans le monde oriental, on a, par voie de conséquence, favorisé son implantation dans le monde entier. En trahissant systématiquement les démocrates, les progressistes et les laïcs musulmans, qui sont pourtant des millions et dont le combat fut et reste héroïque, on a fait son jeu. C'est grâce à l'alliance avec les peuples des terres d'Islam que l'on aurait pu gagner la partie. On a tout fait pour nous faire haïr par eux et favoriser l'éradication de ceux qui étaient les plus proches de nos propres valeurs.

On peut difficilement, face à un danger aussi formidable, avoir eu à ce point tout faux !


Mis en ligne le 27/01/2008 par Pierre Ratcliffe. Contact: (pratclif@free.fr) sites web http://paysdefayence.blogspot.com et http://pierreratcliffe.blogspot.com