LE CHOC DE DEUX CIVILISATIONS UNIVERSALISTES
de Alexandre Del Valle : le totalitarisme Islamique éditions des Syrtes 2002

L'Occident moderne et hégémonique est une entite géocivilisationnelle composite réunissant des sociétés d'origine européenne et judeochrétienne autour des mêmes valeurs fondamentales, qui proviennent principalement de deux matrices : la matrice antique, gréco-hellénique et latine, fondatrice de la démocratie, de la philosophie et du droit, et la matrice judéo-chrétienne, à l'origine de la place unique de l'individu et du principe de laïcité. Or, s'il est une spécificité de la culture eurooccidentale, même laïcisée, qui la différencie irréductiblement de toutes les autres civilisations, c'est bien la place accordée à l'individu dans ces aspects les plus louables - respect de la liberté individuelle, liberté de conscience, sauvegarde des droits inaliénables, comme dans ses dérives, individualisme anarchisant, déclin des valeurs civiques et familiales. Avec la laïcité, l'universalisme est également une spécificité occidentale que l'on retrouve à la fois dans la pensée grecque, les expériences impériales gréco-romaines et le christianisme. Dans les temps modernes, cette prétention universaliste de l'Occident, loin de s'estomper avec la déchristianisation et la régression des humanités gréco-latines, s'est même exacerbée à travers la colonisation, le messianisme internationaliste marxiste puis, enfin, leur avatar du 20ème siècle : l'idéologie des Droits de l'homme, encouragée par la « globalisation » des sciences et des technologies et en laquelle certains voient l'avènement d'une « citoyenneté du monde ». L'aboutissement le plus récent de ce processus est l'apparition d'une sorte de gouvernement mondial et d'une ébauche de juridiction planétaire, incarnée par des tribunaux internationaux comme celui de La Haye, celui d'Aroucha, au Rwanda, ou encore la Cour criminelle internationale (CCI) créée à Rome en juin 1998.

Certains se réfèrent à l'émergence d'une communauté internationale pour avancer l'idée que l'universalisme moderne d'origine occidentale serait désormais susceptible d'emporter l'adhésion de tous les peuples dans l'optique ultime de supprimer les différences entre les nations et les civilisations, donc les guerres qui les opposent depuis toujours. Comme dans toutes les pensées utopistes, on retrouve ici le thème du paradis terrestre caractérisé par la paix et l'harmonie universelle, puis la suppression des frontières et barrières sociales, religieuses ou ethniques qui divisent l'humanité. Forts de ces certitudes, les défenseurs de ce cosmopolitisme utopique regardent d'un mauvais oeil les thèses désabusées de Samuel Huntington qui a annoncé a contrario un choc des civilisations entre l'Occident sécularisé et l'islam théocratique, deux universalismes concurrents voués a s'affronter irréductiblement. Ils affirment que le choc des civilisations est improbable dans la mesure où les moyens de communication modernes créent une nouvelle forme d'appartenance planétaire, une fraternité universelle. Les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, puis ceux de Bali en 2003, Madrid en 2004 et Londres en 2005, sans oublier le million de morts civils de la guerre en Iraq, ont apporté un démenti sanglant et dramatique à ce postulat. Après tous ces attentats terroristes on ne peut plus raisonner comme Francis Fukuyama - défenseur de l'idée de la « fin de l'histoire » - avec les schémas de pensée de la guerre froide ou du monde unipolaire caracterisé par la victoire de la super-puissance américaine qui unifie la planète autour du libéralisme triomphant et de la « communauté internationale ». Huntington a parfaitement démontré que, si la mondialisation, au sens technologique et commercial du terme, est bien un phénomène universel, les valeurs universalistes que sont le relativisme, la tolérance, l'individualisme, la démocratie libérale ou la laïcité, sont en revanche le fait d'une minorité de nantis occidentaux, Japon inclus, qu'il évalue à 10 % de l'humanité et classe dans le « club de Davos ».

D'après le professeur d'Harvard, la télématique et les satellites n'ont aucunement fait disparaître les civilisations et les identités des peuples. Ils ont au contraire permis aux cultures nationales de se libérer du cadre restreint et souvent historiquement artificiel de l'État national pour accéder à une conscience civilisationnelle plus large. Les conflits culturels, après avoir été momentanément éclipsés par les affrontements idéologiques Est/Ouest, sont soudainement réapparus de façon exacerbée. Cette fois-ci avec, comme meilleure alliée, la mondialisation qui fait d'autant plus exploser les passions identitaires qu'elle provoque leur crispation tout en élargissant un champ d'action désormais non limité par des frontières étatiques, comme l'explique le sociologue américain Benjamin Barber.

Les revendications d'Oussama Ben Laden relatives à l'établissement d'un califat mondial transcendant les barrières ethrionationales illustre parfaitement cette paradoxale réalité. Loin de constituer une garantie contre les débordements particularistes ou identitaires, la mondialisation a plutôt tendance à renforcer les frustrations dans les sociétés où le niveau de vie ne permet pas aux masses de consommer les alléchants produits du très hédoniste système McWorld, particulièrement au sein des peuples anciennement colonisés, dont une partie du monde musulman, et qui assimilent tout ce qui vient des Occidentaux à de nouvelles formes de domination de «l'Ouest croisé» (al-Gharb al-salibi). Pour les islamistes en particulier, l'universalisme occidental démocratique et libéral est la pure réincarnation du prosélytisme chrétien et de l'esprit des croisades. Tel est le principe légitimatoire et mobilisateur central du totalitarisme vert. En dépit du fait que l'universalisme occidental, largement déchristianisé, a renoncé au thème de la conquête chrétienne du monde, il n'en demeure pas moins dynamique et présomptueux dans sa métamorphose laïcisée et libérale. Seul l'islam lui oppose une autre forme d'universalisme, au moins aussi conquérant. Nous avons donc affaire à un conflit de civilisations doublé d'un conflit idéologico-messianique opposant radicalement deux idéologies internationalistes, dont la prétention respective au leadership mondial garantit la pérennité de l'antagonisme, tant que l'un des deux prétendants à la magistrature de la planète n'aura pas capitulé devant l'autre. À la mondialisation marchande, allogène et infidèle de McWorld, les islamistes opposent l'universalisme holiste et théocratique de la oumma, la communauté planétaire des croyants rebaptisée « djihad » par Benjamin Barber, McWorld et djihad étant complémentaires autant que rivaux, des concurrents ennemis sur le même marché de la mondialisation.

Tous ceux qui voient dans l'islamisme une ideologie nationaliste et antimoderne, une solution radicale face à la mondialisation McWorld, n'ont point saisi l'essence de cette idéologie mutante et subversive qui combat la modernité avec les armes de la modernité islamisée, et le mondialisme occidental par la mondialisation du djihad. Car le but ultime du totalitarisme islamiste est à terme de conquérir et d'unifier le genre humain sous la bannière d'Allah. Bien plus encore que dans le christianisme - qui différencie la patrie spirituelle et universelle (royaume des Cieux) de la patrie temporelle concrète (nation), l'islamisme ne connaît qu'une unique appartenance : la oumma alislamiyya, patrie universelle et intemporelle. Théocratie conquérante, le message de la oumma transcende les frontières nationales, les barrières culturelles, les clivages de classe et les limites spatiotemporelles, et s'affirme dans l'unité islamique qui signifie unité des nobles idéaux et de la morale supérieure révélés par l'Islam. L'universalité du projet islamique confère à la oumma sa spécificité culturelle et en fait la meilleure communauté surgie pour les hommes, explique Boutaleb. L'islam étant l'ultime religion envoyée aux hommes, parachevant les révélations précédentes perverties à cause de la falsification des textes bibliques par les juifs et les chrétiens, la loi islamique devra coûte que coûte régner un jour sur l'humanité tout entière, enfin unifiée autour du Coran. À l'unité de Dieu et de la Loi révélée (tawhid), doit correspondre l'unité d'une communauté entièrement soumise à Dieu (2, 127). L'universalisme radical de l'islamisme est exprimé jusque dans les ceuvres diffusées en Europe par les Frères musulmans et les salafistes. L'illicite, en Islam, se caractérise par la généralité et la continuité écrit Youssef Qadharawi. Car Dieu est le Seigneur de tous et la loi coranique s'impose à tous. Tout ce que Dieu a permis dans sa législation est permis à tout le monde et tout ce qu'il a interdit est interdit à tous jusqu'au jour de la Résurrection. L'islamisme est une forme théocratique de totalitarisme particulièrement redoutable dans la mesure où son dessein de conquête planétaire s'appuie sur un patrimoine historique et théologique: Coran, califat, geste du prophète, etc. ce qui a façonné le monde islamique de 632 jusqu'à la colonisation et qui suscite toujours l'adhésion morale de millions de croyants dans le monde. Développant certes une lecture littérale et réductrice de l'islam, les islamistes s'appuient sur le Coran et la scolastique islamique lorsqu'ils affirment que l'Islam doit soumettre les infidèles, ordonner partout le bien et prohiber le mal. Avant d'avoir les moyens de soumettre le monde entier, leur but est de déclencher ou de réveiller le conflit de civilisation séculaire qui a opposé presque sans interruption l'Occident au monde islamique entre l'année 632 et le 20ème siècle, et qui avait paru s'estomper avec la victoire militaire, politique, technologique et économique écrasante de l'Occident initiée avec la colonisation.


Mis à jour le 05/12/2014 pratclif.com