Londres, cible prioritaire pour les «fous d'Allah»

Tony Blair

Dans les semaines qui suivent les sanglants attentats du 11 septembre à New York, il est à Mascate, Islamabad, Damas, Riyad, Amman, Gaza: le précédent kosovar est utile pour argumenter que le combat qui vient de s'ouvrir n'est pas un «choc des civilisations» ni une guerre de religions, comme Ben Laden entend le populariser auprès de la rue arabe, mais un conflit entre le «monde civilisé» et des terroristes qui se masquent derrière le drapeau vert de l'islam, qu'ils souillent par leurs actions. A cet égard, Blair est le correctif nécessaire d'un George W. Bush pataud, qui se fourvoie en évoquant, à tout bout de champ, Dieu ou sa juste «croisade», au risque de réveiller les susceptibilités d'un monde arabe qui n'a gardé de l'aventure médiévale que la mémoire d'un déferlement barbare et sanglant. Blair ou le meilleur avocat de l'Occident. Blair ou l'anti-Ben Laden raisonné - le vrai rival du Saoudien.

«Notre mode de vie est bien plus fort et plus résistant que les actions d'un nombre réduit de fanatiques face à un monde uni contre eux, plaidait-il, le 3 octobre 2001, devant les délégués du New Labour. Ayez confiance! C'est une bataille qui n'a qu'une seule issue possible: notre victoire, pas la leur.» Derrière cet optimisme qui est le triomphe de la volonté commune aux grands Premiers ministres du royaume, de William Pitt (face à Napoléon) à Margaret Thatcher (contre la junte argentine), en passant par Winston Churchill, il y a le sentiment aigu de l'urgence. «Si nous n'agissons pas, ce n'est qu'une affaire de temps avant que les questions du terrorisme et des armes de destruction massive ne se rejoignent», prévenait Tony Blair, en janvier 2003. Ce constat a poussé le chef de gouvernement à faire adopter, en 2001, une législation controversée à l'encontre de suspects en relation avec des activités terroristes. Il doit encore faire voter l'introduction d'une carte d'identité obligatoire, une mesure perçue par nombre de parlementaires de tous les partis comme attentatoire à la liberté individuelle chère à tout Britannique… Le débat avait été reporté à l'après-élections. Reste à voir comment l'attentat de Londres en modifiera les données.

Pourtant, le Premier ministre britannique l'a maintes fois expliqué, à long terme, il n'y a pas de meilleure défense pour l'Occident que de voir essaimer les valeurs universelles qui sont aujourd'hui les siennes. Blair a souvent avancé une analogie entre une communauté de citoyens libres, éduqués, prospères, dont l'intérêt même est de veiller à la solidarité de cette communauté, et le système des nations qui sera d'autant plus stable que celles-ci seront démocratiques et en marche vers le progrès économique. C'est une des raisons qui expliquent sa détestation du système de protection de l'agriculture européenne au détriment de la production des paysans du Sud; c'est aussi pour cela qu'il a placé l'exception africaine, seul continent englué dans le sous-développement, au menu des discussions du sommet du G 8 à Gleneagles. Mettre fin à la misère, c'est contribuer à assécher le marais où s'alimente l'hydre terroriste: à cet égard, le continent noir, travaillé par l'islamisme et en proie à la désespérance, pourrait s'avérer une bombe à retardement.

Curieusement, Londres n'a pas subi d'attentats avant les élections générales du 5 mai dernier. Peut-être grâce à l'efficacité des services de sécurité de Sa Gracieuse Majesté. Ou parce que les terroristes croyaient que l'alignement de Tony Blair sur la politique de la Maison-Blanche lui ferait perdre à coup sûr le scrutin. Frapper Londres en pleine campagne, c'était, il est vrai, assurer la réélection d'un Premier ministre enveloppé dans l'Union Jack autour duquel le peuple se serait rallié. Londres n'est pas Madrid. La capitale britannique fait pourtant figure de cible évidente depuis longtemps. Pas seulement à cause du soutien de Downing Street à la Maison-Blanche dans l'affaire irakienne. Ni parce que la résolution de Tony Blair en fait un opposant de choix. Mais aussi parce que Londres présente aujourd'hui le visage de la mondialisation heureuse. C'est à la London School of Economics que viennent étudier les futures élites des cinq continents. A la City, poumon de l'économie britannique, banquiers et analystes de toutes origines et religions cohabitent en paix. Ici fleurit la presse arabe la plus libre au monde. Londres n'est pas seulement la capitale du royaume, ni même celle de l'Europe ou du Commonwealth, c'est, plus que New York, la vraie métropole d'un monde multiculturel et pacifique, qui croit au capitalisme et à la démocratie. A ce titre, elle ne peut être que la cible prioritaire des fous d'Allah. Car peu de Britanniques doutent que, s'ils sont visés, ce n'est pas tant pour ce qu'ils font - s'allier à l'Amérique en Irak - que pour ce qu'ils sont.

La fin du sanctuaire du Londonistan

C'est peut-être la raison pour laquelle, derrière Londres qui est frappée, c'est l'Europe et tout l'Occident qui tremblent. La France a fait passer son niveau de vigilance antiterroriste au rouge. Le président du gouvernement espagnol, Jose Luis Zapatero, a annoncé l' «activation de tous les systèmes d'alerte et de prévention» en Espagne. A Moscou, New York, Copenhague, Toronto, Budapest ou Varsovie, on a immédiatement renforcé la surveillance des métros et des gares. Même Monaco, qui se prépare à célébrer l'avènement d'Albert II, mardi, a vu sa sécurité relevée…

Manifestement, les terroristes refusent d'être dupes de ce qu'ils croient déceler comme des manœuvres de l'Occident destinées à les amadouer. Hearts and minds. Conquérir les cœurs et les esprits. Rallier les «indigènes» plutôt que de cogner sans retenue. Durant plus d'un an, les 9 000 soldats britanniques déployés en Irak se sont accrochés à ce dogme. Non sans raison: fort d'un savoir-faire affûté en Irlande du Nord ou dans les Balkans, le contingent de Sa Majesté a, jusqu'au printemps 2004, tenté d'éviter les conflits frontaux. Un temps, la British touch a tranché sur l'approche méfiante et brutale des troupes américaines. On a vu les hommes de la Couronne patrouiller à pied, canon baissé, coiffés d'un béret, et non d'un casque lourd, ou n'user qu'avec parcimonie des véhicules blindés. On les a vus aussi apprendre des rudiments d'arabe, financer des projets artisanaux ou, en tenue de footballeurs, défier les locaux balle au pied. Il faut dire que les Inglizi - les Anglais - ont opéré d'emblée dans le Sud irakien, en pays chiite. En clair, dans une région où abondent les charniers, meurtrie depuis des décennies par l'ostracisme meurtrier du clan de Saddam Hussein, issu de la minorité sunnite. En avril 2003, les Britanniques entrent en libérateurs dans Bassora, métropole phare bâtie au confluent du Tigre et de l'Euphrate. Un an plus tard, puis en août 2004, l'illusion se dissipe: l'Armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr, boutefeu chiite, assiège au mortier et à la roquette plusieurs fortins de l'occupant, tandis que des voitures piégées fauchent des dizaines de civils irakiens. «La fin du camp de vacances», soupire alors un officier. D'autres facteurs vont brouiller l'image des Inglizi: l'envoi, certes temporaire, d'un régiment écossais dans le secteur de Fallouja, fief de la guérilla islamo-baasiste; les révélations quant aux sévices abjects, et parfois fatals, infligés à des détenus par leurs gardes-chiourme; et la bienveillance affichée envers les miliciens chiites fraîchement rentrés de leur exil iranien. «La faute la plus grave, nous confiait en janvier un enseignant laïque. Pour avoir la paix, les Anglais ont livré Bassora à une mafia de caïds islamistes.»

Le 5 juillet, le Financial Times dévoilait un plan de redéploiement du contingent britannique. Il s'agirait de confier le maintien de l'ordre dans deux provinces méridionales aux forces de sécurité irakiennes, et d'affecter les personnels ainsi libérés - 3 000 hommes environ - en Afghanistan, là où l'on observe un regain d'activité des taliban et de leurs «frères» étrangers, affiliés pour certains à la mouvance Al-Qaeda. Nul doute que les tueurs de Londres ont aussi voulu châtier Tony Blair pour avoir envoyé un millier de soldats dans le bourbier afghan, défini dès 1998 par Oussama ben Laden comme le berceau du futur califat islamique. Une certitude: pas plus au pays de Hamid Karzaï qu'en Irak, les efforts engagés en faveur d'une posture moins belliqueuse n'auront valu aux Britanniques la moindre indulgence. Les islamistes dévoyés qui massacrent au nom du djihad relèguent ces «infidèles» -là dans le même sac que leurs mentors américains.

Et pourtant, au Royaume-Uni, il existait, jusqu'à l'envoi d'un contingent anglais en Afghanistan, en 2001, une sorte d'accord tacite entre les autorités et les islamistes de Londres ou de Birmingham. Les termes de ce gentleman's agreement étaient simples: les militants de l'islam radical sont libres de diffuser leurs idées à partir du territoire britannique; en échange, les intérêts anglais n'étaient jamais pris à partie. Pendant les années 1990, en particulier, ce compromis convient à merveille aux leaders de l'internationale islamiste. Pour ces derniers, Londres présente plusieurs atouts. D'abord, la législation applicable aux demandeurs d'asile y est plus souple que dans d'autres pays d'Europe et la liberté d'expression y est plus grande. Ensuite, la capitale britannique représente l'une des principales plates-formes de la finance islamique internationale. Enfin, la ville abrite de nombreux médias arabes: des grands quotidiens, tels qu'Al-Quds al-Arabi ou Al-Hayat, mais aussi des chaînes de télévision, telles que MBC, ANN et Al-Jazira.

C'est cet ensemble de facteurs qui fera de la Grande-Bretagne un pôle de communication islamiste sans équivalent. D'autant que le réseau Internet se développe pendant les années 1990 et que la Toile donne aux associations les plus marginales un écho sans précédent. A l'époque, alors, de nombreux chefs spirituels de l'islamisme international élisent domicile au Royaume-Uni, d'où ils apportent leur caution à différentes causes djihadistes, en Algérie, en Bosnie, en Tchétchénie ou au Cachemire. L'un d'entre eux, Abou Hamza al-Masri, est un religieux aveugle, amputé d'un bras, dont la mosquée de Finsbury Park accueille, dans les salles du sous-sol, des stages de maniement d'armes. Quant à Abou Qatada, un prédicateur palestinien d'origine syrienne, il aurait été, selon les services de sécurité britanniques, le père spirituel de Mohamed Atta, l'un des principaux auteurs des attentats du 11 septembre 2001 à New York.

Ces derniers vont précipiter la fin du Londonistan, selon l'expression apparue quelques années plus tôt dans la presse arabophone. Dès les derniers mois de 2001, dans une certaine précipitation, le gouvernement Blair modifie la législation et engage une vague d'arrestations. Le Royaume-Uni cesse d'être un sanctuaire. Plusieurs centaines de suspects sont arrêtés. Beaucoup échouent dans la prison de Belmarsh, à Londres, comparée régulièrement, dans les sites islamistes sur Internet, au camp de Guantanamo, à Cuba. De fait, les nouvelles lois anti-terroristes, adoptées à la hâte, permettent l'arrestation d'étrangers sans qu'aucune charge soit retenue contre eux. La plupart des militants emprisonnés sont accusés d'avoir voulu organiser des opérations sur le territoire britannique ou d'avoir entretenu des contacts à l'étranger avec des auteurs présumés d'attentats.

La décision britannique, le 8 juin, d'extrader vers la France l'Algérien Rachid Ramda, soupçonné d'avoir financé les attentats de 1995 à Paris, et le procès de Abou Hamza, entamé le 5 juillet, sont les deux derniers exemples de cette sévérité nouvelle. Reste que la politique répressive de Londres n'a pas toujours atteint les objectifs visés. En avril 2005, seul 1 des 9 suspects d'origine nord-africaine soupçonnés d'avoir fomenté un complot terroriste à la ricine a été condamné à la prison. Quatre autres ont été acquittés et les procédures engagées contre les trois restants ont été abandonnées…

Une nouvelle guerre mondiale

A l'heure où il convient de serrer les rangs entre partenaires européens face au nouveau défi lancé par Al-Qaeda, il faut se féliciter que le temps ne soit plus à la suspicion réciproque entre les services anti-terroristes français et britanniques. Ces divergences entre Paris et Londres ont longtemps porté autant sur le niveau de la menace que sur les moyens à mettre en œuvre pour l'éradiquer.

Lassée de ce qu'elle considérait comme de la passivité de la part de Londres, la DGSE (services secrets français) a monté, en 1998 et 1999, des opérations d'infiltration dans la capitale anglaise pour surveiller les chefs radicaux Abou Hamza et Abou Qatada. Dans son livre "Un agent sort de l'ombre, DGSE service action (éd. Privé)", Pierre Martinet détaille longuement ces opérations, baptisées RFA dans le jargon. A leur arrivée, les agents français déposent une pastille sur le combiné d'un téléphone public pour se signaler à leur officier traitant, filent et photographient leurs cibles devant la mosquée de brique rouge de Finsbury Park et échangent leurs informations, glissées dans des paquets de cigarettes, dans des bars de Soho. Cette rivalité entre espions n'est pas nouvelle. «Régulièrement, un inconnu cassait le feu arrière de la voiture utilisée par le chef de poste de la DGSE sur place, rappelle un ancien des services français. Cela permettait aux Anglais de le suivre plus facilement lors de ses déplacements…»

La tragédie du 11 septembre 2001 a changé la nature des relations entre les deux frères ennemis. Les échanges d'informations se sont, depuis, multipliés. «La principale difficulté n'est plus la rivalité entre nos deux pays, mais les différences inconciliables entre nos deux systèmes judiciaires, latin d'une part, anglo-saxon d'autre part, analyse un magistrat spécialisé. Un renseignement anonyme nous permet d'enclencher une enquête, là où le juge britannique exigera de connaître l'informateur.» Entre eux, les services de renseignement ont les coudées plus franches. Les Britanniques ont ainsi livré à la DGSE de précieuses informations, lors de la prise en otages des journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot, en Irak. Ils ont même facilité l'identification du chef de l'Armée islamique en Irak, Abou Abdallah, un islamiste irakien qui s'était fait remarquer par ses prêches dans les mosquées anglaises. Et, quelques heures après les attentats de Londres, le 7 juillet, Madrid et Paris (où 99 islamistes sont détenus) dépêchaient des équipes de spécialistes sur place.

De part et d'autre de la Manche comme des deux côtés de l'Atlantique, au sein de l'Otan engagée derrière les Etats-Unis dans la global war on terrorism, l'heure est donc à la mobilisation générale, comme au temps du péril nazi. Car il s'agit bien d'une nouvelle guerre mondiale. Demain, n'en doutons pas, après New York, Madrid, et Londres, Al-Qaeda frappera encore. Avec pour objectif de déstabiliser l'Occident et de le faire renoncer, pour se protéger, à ses valeurs. «Chaque génération a ses propres guerres. Celle de mon père a lutté contre le nazisme, et c'est terminé. Ma génération a grandi pendant la guerre froide, et, maintenant, c'est fini. Le terrorisme est la nouvelle menace de notre époque.» Ainsi parlait Tony Blair, le 12 mars 2004. Au lendemain de la tragédie de Madrid.