L'express: l'éditorial de Claude Imbert
L'énigme perse

Dans l'Iran des mollahs, le pire n'est pas toujours sûr. Pas toujours, mais souvent ! Depuis vingt-six ans, la glorieuse Perse demeure une colonie islamiste régentée par le plus noir des clergés. Elle déjoue régulièrement les pronostics bénins de la galaxie démocratique. Une fois encore, en désignant le plus cagot des candidats à la présidence, l'Iran dépite ses modernistes, ses femmes et l'Occident tout entier.

Ce qui advient là-bas nous affectera de plus en plus. Car l'Iran constitue, par sa démographie (71 millions), son pétrole de deuxième producteur mondial, la qualité de son peuple, sa capacité militaire et ses ambitions nucléaires, la puissance hors pair de l'univers coranique. Sur le destin politique de l'islam, sur le terrorisme international, sur l'avenir d'un Moyen-Orient convulsif, l'Iran dresse encore, contre le modèle démocratique occidental, la première théocratie coranique.

Parce que l'aspiration au progrès à l'occidentale et la résistance à la bigoterie chiite font toujours frémir les beaux quartiers de Téhéran, parce que sa jeunesse tend les yeux et les oreilles, via télés et Internet, vers les autres jeunesses du monde, parce que jusque sous le béton idéologique des mollahs l'Iran maintient une élite industrieuse et subtile, parce que sa diplomatie, son commerce international, sa science, son université conservent dans leurs rangs de grands esprits qui cheminent, bon gré mal gré, dans le ralliement patriotique, la résignation silencieuse ou la tartuferie de haut vol, parce qu'au sommet la vertu coranique des mollahs cède à la plus benoîte des corruptions d'Etat, pour toutes ces raisons, l'Occident se rassure et attend que le régime de Téhéran tombe de lui-même comme une poire blette.

C'est oublier l'enracinement du pouvoir religieux dans les profondeurs du peuple, oublier les dix millions de bassidji, milices populaires islamiques qu'endoctrinent et excitent 250 000 « gardiens de la révolution » autour des 180 000 mollahs, en leurs mosquées. C'est oublier la surveillance maniaque des femmes, de leurs voiles et de leurs libertés. Avec, pour les possédés d'Allah, ces défilés d'autoflagellants hystériques tenaillés par le mauvais sort fait au gendre de Mahomet (en 660). C'est oublier que le guide suprême Khamenei tire encore les ficelles de cet immense appareil. Et qu'ainsi l'Iran a inventé une sorte de fascisme clérical, avec inquisition et million de gardes-chiourmes.

Ce réseau de bigoterie féodale aura, bien sûr, servi l'élection du nouveau président. Mais il aura fallu que le « peuple d'en bas », celui des exclus et des miséreux de la paysannerie iranienne, déverse au profit du modeste, pieux et fanatique Ahmadinejad la nostalgie des premiers jours de la révolution khomeyniste. Alors, et comme Allah est grand, le voici élu !

Cet avatar contrarie bien sûr la croisade démocratique américaine dans les terres d'islam, une croisade déjà bien penaude. Avec ses GI enlisés en Irak, Bush voit vaciller, chez lui, le soutien de l'opinion et, peu à peu, celui même de ses amis républicains. Il découvre que sur les collines inspirées de l'Orient des prophètes le vote démocratique n'apporte guère les bienfaits progressistes que l'Occident en attend. Le succès appréciable de l'élection irakienne a surtout conforté les directions religieuses et le pouvoir chiite. Le Hezbollah, également chiite, a, pour l'élection libanaise, triomphé dans tout le Sud. Les Palestiniens d'Abbas mesurent que le Hamas conserve toujours les armes et le goût de la rébellion. Demandez-vous enfin ce que serait le pouvoir en Arabie saoudite, en Egypte avec ses Frères musulmans, si le peuple avait la parole ? Combien de fanatiques sortiraient des urnes ?

Cela dit, il faut se rappeler que l'islam chiite entretient avec les sunnites d'antiques disputes. Et que le monde perse nourrit contre l'univers arabe une historique querelle. Il n'y a guère qu'Israël pour allier les uns et les autres dans une vindicte de guerre sainte.

Pour l'heure, on attendra de savoir, à Téhéran, si le message conservateur des urnes mettra fin au marchandage complexe de l'Iran avec Washington. Car, en Afghanistan comme en Irak, le chiisme de Téhéran a profité des interventions américaines pour contrer l'influence sunnite de l'Arabie saoudite. Et, en échange, Téhéran a bel et bien soutenu les chiites irakiens modérés du nouveau pouvoir de Bagdad. Est-ce que ce jeu de balance délicat entre l'ambition américaine d'un certain ordre occidental et l'ambition iranienne d'un empire chiite, de Beyrouth à Bagdad et Téhéran, va perdurer ? Enigme !

Plus explosif encore, le contentieux nucléaire avec un Iran suspect de vouloir « sa » bombe ! La négociation menée par le trio français, britannique et allemand n'a toujours pas accouché d'un accord rassurant.

Donc Washington s'impatiente, et Israël plus encore. Téhéran devient, pour un Occident crispé, la capitale de tous les soucis.