Antoine Sfeir, Directeur de la rédaction des Cahiers de
l'Orient. Va publier en septembre avec Nicole Bacharan, Américains-Arabes :
l'affrontement (Seuil), et en octobre, Vers l'Orient compliqué (Grasset)..
(AP).
Peut-on encore, à la 4
e semaine
de guerre entre Israël et le Hezbollah, garder une position distanciée par
rapport au conflit ? Au-delà de la tragédie des civils, victimes innocentes
d'une guerre qui n'est pas la leur, peut-on essayer d'avoir une approche
«froidement cynique» de cet affrontement, porteur d'une telle charge
passionnelle ?
Certes, Israël ne pouvait accepter
le développement à ses frontières d'une force milicienne disposant d'armes
stratégiques dont peu d'armées arabes sont pourvues ; c'est ce qui explique la
riposte apparemment disproportionnée à l'enlèvement de deux militaires
israéliens, prétexte trop rapidement exploité.
Certes, le Hezbollah, qui voyait
d'un mauvais oeil la montée en puissance d'un État libanais incarné par le
gouvernement de Fouad Siniora, avait tout intérêt, malgré la présence de
certains de ses dirigeants au sein du gouvernement, à reprendre l'initiative.
Mais sont-ils les deux seuls acteurs du conflit ?
Depuis avril 2003 et la chute du
régime de Saddam Hussein à Bagdad, les forces de la coalition occidentale menée
par les Américains ont, dans une méconnaissance totale de la sociologie
politique de la région, accordé tous les pouvoirs en Irak à la communauté
chiite, réduisant ainsi la démocratie au seul suffrage universel.
Cela a permis au pouvoir iranien de
développer ses liens avec cette communauté qui pourtant, en 1980, au moment de
la guerre Irak-Iran, est restée farouchement nationaliste. Cela a surtout servi
l'ambition de Téhéran – celle de devenir une puissance régionale, en créant le
panchiisme, une géopolitique étendue aux pays du Levant : l'Irak, la Syrie (où
les alaouites forment une dissidence chiite) et le Hezbollah libanais.
Ce dernier ne représente en aucun
cas toute la communauté chiite du Liban, et ce, même si, grâce aux événements
intelligemment exploités depuis 1996, les dirigeants du Hezbollah ont su
sacraliser leur formation aux yeux de la population libanaise. C'est vite
oublier le terrorisme exercé dès les années 1980 auprès des intellectuels
chiites eux-mêmes et de la bourgeoisie ; c'est vite oublier, aussi,
l'instrumentalisation d'organisations caritatives visant à prendre en otage
toute une communauté...
Dans le même temps, Téhéran est
engagé dans de difficiles négociations sur le dossier nucléaire avec les
Occidentaux, en général, et les Européens en particulier. Ce dossier n'est pas
notre propos, mais il faut savoir que l'Iran possédera tôt ou tard son nucléaire
; la véritable question est de savoir s'il l'aura avec nous ou contre nous.
Mais l'Iran dispose également, dans
son approche chiite, d'autres cartes maîtresses : 10% de la population
saoudienne est chiite, concentrée dans la région pétrolière du royaume ; ainsi
que 30% de la population koweïtienne, 27% de la population des Emirats arabes
unis et surtout 70% de la population de Bahreïn. Cela veut dire que l'Iran peut
également jouer les trouble-fête dans la péninsule arabique, avec d'autres
enjeux, pétroliers cette fois.
L'Iran est donc l'acteur principal
aujourd'hui en cours, et c'est bien pour cela qu'il fallait parler avec Téhéran.
Parler avec quelqu'un ne suppose pas être d'accord avec lui, cela signifie tout
simplement le reconnaître. Mahmoud Ahmadinejad, président iranien haut en
couleur – populiste et démagogue – ne représente pas le seul pouvoir iranien.
Ses imprécations antisémites et exclusives ne reflètent pas la position des
dirigeants de Téhéran. Bien plus, comme Perses et ennemis jurés et séculaires
des Arabes, les Iraniens ont, dans cette région du monde, les mêmes intérêts
stratégiques qu'Israël et les Etats-Unis : la logique voudrait que, dans les
quelques années qui viennent, l'Iran, avec la Turquie et Israël, soient l'un des
principaux alliés des Etats-Unis, non seulement dans le Proche et le
Moyen-Orient, mais également en Asie centrale et dans le Caucase. Vu sous ce
prisme, le conflit qui revêt, hélas, depuis le tournant de Cana, un caractère
israélo-libanais, contient en lui-même les germes de la résolution de tabous
dont on ose enfin parler :
– La partition du Liban en quatre
grandes communautés : chrétiens, sunnites, druzes et chiites, à l'instar de ce
qui se passe en Irak, est désormais une éventualité que l'on ne peut plus
écarter ;
– Le Hezbollah, hier encore protégé
de toute critique, est aujourd'hui interpellé sur son aventurisme. Pouvait-il
enlever les deux soldats israéliens à l'intérieur du territoire d'Israël, sans
en avertir ses partenaires du gouvernement libanais ? Avait-il le droit de
servir à Israël un prétexte tant recherché ? Que les Libanais veuillent
aujourd'hui, en priorité, un cessez-le-feu est fort compréhensible ; cela
n'empêche pas des personnalités issues de la communauté chiite de demander au
Hezbollah d'arrêter les surenchères, et de rappeler que l'imam Khomeiny, en
1988, avait accepté un cessez-le-feu avec l'Irak, contre son propre gré, pour le
bien de la nation.
– Le dernier tabou est le risque
d'une guerre fratricide entre les sunnites et les chiites, là aussi à l'instar
de ce qui se déroule en Irak. Un tel cauchemar sonnerait le glas de la nation
libanaise. Car c'est bien de la nation libanaise dont il s'agit. Ce qui est
surprenant, au bout de trois semaines de guerre, c'est sans aucun doute la
formidable manifestation d'une
nation libanaise dans toute sa diversité,
soudée dans l'adversité ; en revanche, ce qui est pitoyable, c'est la certitude
émanant de ces trois semaines de combats de l'absence totale d'un
Etat
libanais. Absence d'autant plus déplorable et dangereuse que pointent dans
la région les prémisses d'extrémismes, avec le spectre d'al-Qaïda, prétendant
tous s'emparer de Dieu et s'autoproclamant ses porte-parole exclusifs ! Il est
des constantes au Proche-Orient aussi têtues que l'histoire mouvementée de cette
région : le droit sans la force a toujours été impuissant, le Liban devrait s'en
souvenir ; mais la force sans le droit n'a jamais été juste, les Israéliens ne
doivent pas l'oublier.
Peut-on encore, à la 4e semaine de guerre entre
Israël et le Hezbollah, garder une position distanciée par rapport au conflit ?
Au-delà de la tragédie des civils, victimes innocentes d'une guerre qui n'est
pas la leur, peut-on essayer d'avoir une approche «froidement cynique» de cet
affrontement, porteur d'une telle charge passionnelle ?
Certes, Israël ne pouvait accepter
le développement à ses frontières d'une force milicienne disposant d'armes
stratégiques dont peu d'armées arabes sont pourvues ; c'est ce qui explique la
riposte apparemment disproportionnée à l'enlèvement de deux militaires
israéliens, prétexte trop rapidement exploité.
Certes, le Hezbollah, qui voyait
d'un mauvais oeil la montée en puissance d'un État libanais incarné par le
gouvernement de Fouad Siniora, avait tout intérêt, malgré la présence de
certains de ses dirigeants au sein du gouvernement, à reprendre l'initiative.
Mais sont-ils les deux seuls acteurs du conflit ?
Depuis avril 2003 et la chute du
régime de Saddam Hussein à Bagdad, les forces de la coalition occidentale menée
par les Américains ont, dans une méconnaissance totale de la sociologie
politique de la région, accordé tous les pouvoirs en Irak à la communauté
chiite, réduisant ainsi la démocratie au seul suffrage universel.
Cela a permis au pouvoir iranien de
développer ses liens avec cette communauté qui pourtant, en 1980, au moment de
la guerre Irak-Iran, est restée farouchement nationaliste. Cela a surtout servi
l'ambition de Téhéran – celle de devenir une puissance régionale, en créant le
panchiisme, une géopolitique étendue aux pays du Levant : l'Irak, la Syrie (où
les alaouites forment une dissidence chiite) et le Hezbollah libanais.
Ce dernier ne représente en aucun
cas toute la communauté chiite du Liban, et ce, même si, grâce aux événements
intelligemment exploités depuis 1996, les dirigeants du Hezbollah ont su
sacraliser leur formation aux yeux de la population libanaise. C'est vite
oublier le terrorisme exercé dès les années 1980 auprès des intellectuels
chiites eux-mêmes et de la bourgeoisie ; c'est vite oublier, aussi,
l'instrumentalisation d'organisations caritatives visant à prendre en otage
toute une communauté...
Dans le même temps, Téhéran est
engagé dans de difficiles négociations sur le dossier nucléaire avec les
Occidentaux, en général, et les Européens en particulier. Ce dossier n'est pas
notre propos, mais il faut savoir que l'Iran possédera tôt ou tard son nucléaire
; la véritable question est de savoir s'il l'aura avec nous ou contre nous.
Mais l'Iran dispose également, dans
son approche chiite, d'autres cartes maîtresses : 10% de la population
saoudienne est chiite, concentrée dans la région pétrolière du royaume ; ainsi
que 30% de la population koweïtienne, 27% de la population des Emirats arabes
unis et surtout 70% de la population de Bahreïn. Cela veut dire que l'Iran peut
également jouer les trouble-fête dans la péninsule arabique, avec d'autres
enjeux, pétroliers cette fois.
L'Iran est donc l'acteur principal
aujourd'hui en cours, et c'est bien pour cela qu'il fallait parler avec Téhéran.
Parler avec quelqu'un ne suppose pas être d'accord avec lui, cela signifie tout
simplement le reconnaître. Mahmoud Ahmadinejad, président iranien haut en
couleur – populiste et démagogue – ne représente pas le seul pouvoir iranien.
Ses imprécations antisémites et exclusives ne reflètent pas la position des
dirigeants de Téhéran. Bien plus, comme Perses et ennemis jurés et séculaires
des Arabes, les Iraniens ont, dans cette région du monde, les mêmes intérêts
stratégiques qu'Israël et les Etats-Unis : la logique voudrait que, dans les
quelques années qui viennent, l'Iran, avec la Turquie et Israël, soient l'un des
principaux alliés des Etats-Unis, non seulement dans le Proche et le
Moyen-Orient, mais également en Asie centrale et dans le Caucase. Vu sous ce
prisme, le conflit qui revêt, hélas, depuis le tournant de Cana, un caractère
israélo-libanais, contient en lui-même les germes de la résolution de tabous
dont on ose enfin parler :
– La partition du Liban en quatre
grandes communautés : chrétiens, sunnites, druzes et chiites, à l'instar de ce
qui se passe en Irak, est désormais une éventualité que l'on ne peut plus
écarter ;
– Le Hezbollah, hier encore protégé
de toute critique, est aujourd'hui interpellé sur son aventurisme. Pouvait-il
enlever les deux soldats israéliens à l'intérieur du territoire d'Israël, sans
en avertir ses partenaires du gouvernement libanais ? Avait-il le droit de
servir à Israël un prétexte tant recherché ? Que les Libanais veuillent
aujourd'hui, en priorité, un cessez-le-feu est fort compréhensible ; cela
n'empêche pas des personnalités issues de la communauté chiite de demander au
Hezbollah d'arrêter les surenchères, et de rappeler que l'imam Khomeiny, en
1988, avait accepté un cessez-le-feu avec l'Irak, contre son propre gré, pour le
bien de la nation.
– Le dernier tabou est le risque
d'une guerre fratricide entre les sunnites et les chiites, là aussi à l'instar
de ce qui se déroule en Irak. Un tel cauchemar sonnerait le glas de la nation
libanaise. Car c'est bien de la nation libanaise dont il s'agit. Ce qui est
surprenant, au bout de trois semaines de guerre, c'est sans aucun doute la
formidable manifestation d'une
nation libanaise dans toute sa diversité,
soudée dans l'adversité ; en revanche, ce qui est pitoyable, c'est la certitude
émanant de ces trois semaines de combats de l'absence totale d'un
Etat
libanais. Absence d'autant plus déplorable et dangereuse que pointent dans
la région les prémisses d'extrémismes, avec le spectre d'al-Qaïda, prétendant
tous s'emparer de Dieu et s'autoproclamant ses porte-parole exclusifs ! Il est
des constantes au Proche-Orient aussi têtues que l'histoire mouvementée de cette
région : le droit sans la force a toujours été impuissant, le Liban devrait s'en
souvenir ; mais la force sans le droit n'a jamais été juste, les Israéliens ne
doivent pas l'oublier.