Différences génétiques entre
les représentants des grands singes et l'homme

Extrait de Jared Diamond, "le troisième Chimpanzé" traduit chez Gallimard pages 31-36

Comme n'importe quel anatomiste l'aurait prédit, la plus grande différence génétique mise en évidence par un grand abaissement du point de fusion de l'ADN hybride, se situe entre l'ADN des singes non anthropomorhes et celui de l'homme ou de n'importe lequel des grands singes. Cela ne fait qu'exprimer sous une forme quantitative ce que tout le monde admet depuis que les grands singes sont connus de la science: l'homme et ces derniers sont plus étroitement apparentés que chacun d'eux ne l'est à tous les singes non anthropomorhes. En tout cas, sous une forme chiffrée, on peut donc dire que l'ADN de ces derniers est à 93% semblable à celui de l'homme et des grands singes, ou qu'il en diffère de 7%.

La différence qui vient tout de suite après celle-ci, dans l'ordre de grandeur décroissant, ne constitue pas non plus une surprise: il s'agit de la différence de 5% entre l'ADN des deux espèces de gibbons et celui de l'homme ou des autres grands singes. Cela confirme aussi l'idée, qui était depuis longtemps acceptée de tout le monde, selon laquelle les gibbons sont les grands singes les plus particuliers, et que les affinités de l'homme sont plutôt situées du côté de l'orang-outang, du gorille et des chimpanzés. Dans ce dernier groupe d'espèces, la plupart des anatomistes avaient récemment accepté l'idée que l'orang-outang est assez distinct. Cette notion concorde bien à présent avec les résultats obtenus au moyen de l'ADN : ceux-ci donnent une différence de 3,6% entre l'ADN de l'orang-outang et celui de l'homme, du gorille ou des deux espèces de chimpanzés. La géographie confirme que ces quatre dernières espèces ont divergé des espèces de gibbons et de l'orang-outang il y a bien longtemps : les gibbons et les orangs-outangs vivants et fossiles sont confinés à l'Asie du Sud-Est, tandis que le gorille et les chimpanzés, plus les premiers représentants fossiles de la lignée humaine, sont confinés à l'Afrique.

À l'autre extrême, on trouve un résultat, qui lui non plus ne saurait surprendre, selon lequel les ADN les plus semblables sont ceux du chimpanzé commun et du chimpanzé pygmée : ils sont à 99,3% identiques, ne différant que de 0,7%. En fait, ces deux espèces de chimpanzés sont tellement semblables par leur apparence externe qu'il a fallu attendre 1929 avant que les zoologistes ne se soucient de leur donner un nom d'espèce distinct. Le chimpanzé vivant au Zaire, au niveau de l'équateur, a donc été baptisé du nom de « chimpanzé pygmée », parce qu'il est en moyenne légèrement plus petit (avec une charpente plus gracile et de plus longues jambes) que le « chimpanzé commun », lequel est très répandu dans toute l'Afrique, jusqu'au nord de l'équateur. Cependant, avec les connaissances accumulées ces dernières années sur le comportement des chimpanzés, il est devenu clair que les petites différences anatomiques entre ces deux espèces cachent de considérables différences dans le domaine de la biologie de la reproduction. Contrairement au chimpanzé commun, mais à l'instar de l'homme, le chimpanzé pygmée est susceptible d'adopter toutes sortes de positions lors de la copulation, y compris le face-à-face ; les femelles peuvent en prendre l'initiative (ce n'est pas l'apanage des mâles) ; les femelles sont réceptives la plus grande partie du cycle, et pas seulement durant une brève période au milieu de celui-ci ; de forts liens sociaux, au lieu de ne s'observer qu'entre les mâles, peuvent s'établir entre certaines femelles ou bien entre certains mâles et certaines femelles. Il est clair que les gènes peu nombreux qui diffèrent entre le chimpanzé commun et le chimpanzé pygmée (soit 0,7%) sont responsables de grandes différences dans les domaines de la physiologie de la reproduction et des comportements sociaux. Qu'un petit pourcentage de différence dans les gènes est à l'origine de grandes conséquences, voilà une évidence que nous martèlerons, lorsque nous envisagerons les différences génétiques entre l'homme et les chimpanzés.

Dans tous les cas que j'ai discutés jusqu'ici, les preuves anatomiques des apparentements étaient déjà convaincantes, et les conclusions fondées sur l'ADN n'ont fait que confirmer les points de vue auxquels étaient déjà parvenus les anatomistes. Mais le problème que ces derniers n'avaient pas réussi à éclaircir — les relations d'apparentement entre l'homme, le gorille et les chimpanzés —, les études sur l'ADN ont permis de le résoudre. Comme le montre la figure 1, l'ADN de l'homme diffère de 1,6% de celui du chimpanzé commun ou de celui du chimpanzé pygmée (autrement dit, les ADN en question sont semblables à 98,4%). L'ADN du gorille diffère un petit peu plus, c'est-à-dire de 2,3%, du nôtre ou de l'une ou l'autre des espèces de chimpanzés.

Arrêtons-nous à certaines des conclusions qu'il est possible de tirer de ces chiffres capitaux.

Le gorille a dû se détacher de notre arbre généalogique légèrement avant que nous nous séparions de la lignée du chimpanzé commun et du chimpanzé pygmée. Ce sont ces derniers, et non pas le gorille, qui sont nos plus proches apparentés. Dit d'une autre façon, le plus proche parent des chimpanzés n'est pas le gorille, mais l'homme. Les conceptions taxinomiques classiques ont toujours eu tendance à conforter notre vision anthropocentrique traditionnelle: elles affirmaient donc, jusqu'alors, qu'il y avait une dichotomie fondamentale entre, d'un côté, l'homme, cet être grandiose, trônant seul en haut de l'échelle, et, d'un autre côté, les humbles grands singes, regroupés tous ensemble dans l'abîme de la bestialité. Sur la base des comparaisons de l'ADN des différentes espèces, les taxinomistes mettent aujourd'hui l'accent sur les trois espèces de chimpanzés; ces études montrent, en effet, qu'il existe des grands singes que l'on peut considérer comme légèrement supérieurs (les trois chimpanzés, dont le chimpanzé humain) et d'autres grands singes que l'on peut considérer comme légèrement inférieurs (le gorille, l'orang-outang et les gibbons). De plus, la dichotomie entre ces deux catégories est faible. En tous les cas, la distinction traditionnelle entre les grands singes - (groupe comprenant les chimpanzés, le gorille, etc.) et l'homme ne recouvre plus du tout la réalité.

La distance génétique (1,6%) qui nous sépare du chimpanzé commun et du chimpanzé pygmée est grossièrement le double de celle qui sépare ces deux espèces entre elles (0,7%). Elle est plus petite que celle existant entre les deux espèces de gibbons (2,2%) ou entre deux espèces d'oiseaux aussi étroitement apparentées que le sont le viréo à oeil rouge et le viréo à œil blanc (2,9%). Voir oiseaux vireos (pinsons). Le reste de notre ADN, c'est-à-dire les 98,1%. ne représente au fond rien d'autre que de l'ADN normal de chimpanzé. Ainsi, notre hémoglobine (la protéine transportant l'oxygène et qui donne à notre sang sa couleur rouge), sous sa forme normale, est identique à l'hémoglobine de chimpanzé par chacune de ses 287 unités. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, nous ne sommes qu'une troisième espèce de chimpanzé. et tout ce qui est applicable au chimpanzé commun et au chimpanzé pygmée nous l'est aussi. Les instructions génétiques relatives aux importantes caractéristiques qui nous séparent des autres chimpanzés (station debout, dimension du cerveau, aptitude au langage, quasi-absence de pelage et vie sexuelle particulière) doivent être concentrées dans cette simple portion de 1,6% de notre programme génétique.

Si les distances génétiques entre les espèces grandissaient à vitesse uniforme, elles pourraient peut-être nous fournir un moyen de mesurer le temps. Pour convertir une distance génétique entre deux espèces quelconques en temps absolu écoulé depuis leur dernier ancêtre commun, il suffirait de disposer d'un étalon fourni par une paire d'espèces pour lesquelles nous connaissions à la fois la distance génétique et le moment auquel elles ont divergé, moment que l'on pourrait dater indépendamment grâce aux fossiles. On possède en réalité deux étalons obtenus indépendamment dans le cas des primates supérieurs. D'une part, les singes non anthropomorphes ont divergé des grands singes il y a vingt cinq à trente millions d'années, d'après les archives fossiles, et ils diffèrent à présent par 7,3% de leur ADN. D'autre part, l'orang-outang a divergé des chimpanzés et du gorille il y a douze à seize millions d'années, et diffèrent d'eux à présent par 3,6% de son ADN. Sur la base de ces deux séries de données, on voit donc que le doublement de la durée d'évolution, par exemple, lorsqu'on passe de douze-seize millions d'années à vingt cinq-trente millions d'années, conduit à un doublement de la distance génétique (de 3,6 à 7,3% de différence entre les ADN respectifs). On dispose donc, pour les primates supérieurs, d'une règle relativement bien calibrée permettant de convertir les distances génétiques en durées. Comme indiqué sur la figure.


Mis en ligne le 06 septembre 2006 par Pierre Ratcliffe Contact: (pratclif@free.fr)    site web: http://pratclif.com