Origines d'homo sapiens, d'après Bryan Sykes, généticien à Oxford

Origines d'homo sapiens

Les dix années de fouilles dans la carrière de Boxgrove, près de la ville épiscopale de Chichester dans le Sussex (en Angleterre), n'avaient rien produit de spectaculaire. Boxgrove est aujourd'hui une carrière, mais il y a un demi-million d'années c'était une étroite plaine côtière entre les falaises de craie actuellement exploitées et la mer. Le sable et le gravier ont été rejetés là par les inondations provoquées plus tard par la fonte catastrophique du dernier Age glaciaire. Au fil des ans, on y avait retrouvé des outils de silex et des os d'animaux avec des entailles, preuve que les carcasses avaient été délibérément découpées avec des pierres tranchantes. Si vous doutez de leur tranchant, essayez donc de faire voler un éclat d'un gros silex. C'est tout à fait suffisant pour se raser de près. Les pierres taillées et les os étaient des signes on ne peut plus évidents d'une occupation humaine, mais il n'y avait pas trace des hommes eux-mêmes. English Heritage, l'organisme public qui finançait les fouilles, avait déjà fait savoir qu'il couperait les crédits pour le travail de terrain. Au début du mois de novembre l993, à quelques semaines seulement de l'abandon définitif des fouilles, les archéologues responsables marquèrent une dernière tranchée et Roger Pedersen commença à creuser.

Roger Pedersen faisait partie de cette armée de volontaires qui sont le moteur des fouilles archéologiques. Il commença à travailler à la truelle. Deux semaines plus tard, il en était arrivé aux couches de sable et s'appliquait à noter l'orientation de chaque objet: travail long et laborieux, que le froid, le vent et la pluie ne facilitaient guère. Le vendredi 13 novembre 1993, juste après le déjeuner, il tomba sur un os. Le tibia d'un homme très ancien. Il avait découvert un fragment de l'Homme de Boxgrove. Et, par la même occasion, il avait sauvé le chantier de la fermeture faute de fonds.

J'eus l'occasion d'examiner l'os peu après sa découverte. Sans être expert, je pus moi-même mesurer combien les parois autour de la moelle étaient épaisses en comparaison d'un tibia d'homme moderne. C'était un tibia d'homme massif et fortement charpenté. Mais était-ce l'os d'un ancêtre? Cette question est au coeur de la controverse sur les origines de l'homme pour une raison toute simple. Alors que tous les humains vivant aujourd'hui (cela vaut aussi pour les mammifères ou les oiseaux) ont des ancêtres, il ne s'ensuit pas que tout fossile humain a eu des descendants, dont nous les humains d'aujourd'hui en particulier. L'Homme de Boxgrove pouvait être un ancêtre des hommes vivant aujourd'hui ou appartenir, au contraire, à une espèce éteinte.

La même question se pose pour chaque fossile humain. Il ne manque pas en Europe, en Asie et surtout en Afrique, de sites très anciens qui ont donné des signes indubitables d'activité humaine. Ce sont pour l'essentiel des restes d'outils de pierre taillée qui, de toute évidence, survivent fort bien. A l'occasion, comme à Boxgrove, on trouve des ossements d'animaux avec des entailles et très rarement des os humains. Depuis des décennies, les anthropologues étudient ces specimens très rares et célèbres et cherchent à en expliquer l'origine et la nature. Leurs noms - Homo habilis, Homo erectus, Homo Heidelbergensis, Homo Neandertalensis - sont l'expression d'efforts tâtonnants pour leur assigner une place dans différentes espèces du genre Homo. Il s'agit d'espèces définies sur la base de l'existence d'outils concomittants (Homo habilis), ou de traits anatomiques des squelettes, en particulier les membres suggérant la station debout (Homo erectus), et les crânes (Homo Heidelbergensis, Homo Neandertalensis), et non pas au sens biologique d'espèces différentes, génétiquement isolées donc incapables de se croiser les unes avec les autres pour donner des descendants fertiles. A partir de la seule forme des os, il est impossible de savoir si les humains (par quoi j'entends tous les spécimens du genre Homo) dont des fossiles ont été trouvés dans différentes parties du monde, pouvaient se croiser et donner des descendants fertiles. S'ils le pouvaient, cela ouvre la possibilité d'un échange de gènes et d'une propagation des mutations d'une génération à l'autre. Tous relèveraient du même pool génétique. Mais dès lors que les différents types d'humains deviennent incapables de se croiser, ils ne sauraient plus échanger de gènes. Ils deviennent des espèces biologiques différentes avec des pools génétiques isolés. Leurs trajectoires évolutives se séparent, s'engageant dans des directions différentes sans retour en arrière possible. Que deux de ces espèces entrent ensuite en conflit, qu'elles se disputent l'espace et les ressources disponibles, alors une espèce finira par s'éteindre par la sélection naturelle, à moins qu'elles ne trouvent un modus vivendi. C'est ce qui semble s'être passé pour homo sapiens puisqu'il est la seule espèce survivante aujourd'hui du genre homo, alors que l'existence des fossiles suggère qu'il existait autrefois plusieurs espèces d'homo.

Telle est la question derrière l'une des controverses les plus anciennes et les plus vives touchant à l'évolution de l'homme. Les différentes espèces telles que les définissent les anthropologues - H.erectus, H.habilis, H.Neanderthalensis et H.sapiens, c'est-à-dire nous - font-elles partie ou non du même pool génétique ? Pour dire les choses autrement, les humains modernes descendent-ils directement des fossiles découverts dans leur partie du monde ou ces fossiles ne sont-ils que les restes d'espèces d'homo génétiquement séparées et aujourd'hui éteintes?

Que tous les êtres humains aujourd'hui vivants soient membres de la même espèce du genre Homo, Homo Sapiens, nul ne peut sérieusement en douter. A la faveur des événements historiques des derniers siècles, les populations des différentes parties du monde se sont mélangées, témoignant abondamment de la réussite de tous les croisements possibles et imaginables. Sans être absolument sûr que toutes les combinaisons possibles aient été essayées, je suis certain que si tel avait été le cas, il n'y aurait aucune barrière génétique à leur réussite.

L'histoire des fossiles humains, si incomplète et parcellaire soit-elle, converge systématiquement vers l'Afrique de l'Est, qui apparaît ainsi comme le berceau de l'humanité. En Afrique, et en Afrique seulement, on observe une évolution des fossiles au cours des trois millions d'années passées, avec des formes intermédiaires menant du singe à l'homme. Si l'on en juge d'après ces fossiles, il fallut attendre encore au moins un million d'années pour que les premiers hominidés s'aventurent en dehors de l'Afrique. Les fossiles de Java (l'homme de Java) et de Chine (l'homme de Pékin), ressemblent aux fossiles beaucoup plus anciens d'H.erectus africain dans leur physionomie générale comme par les types d'outils de pierre découverts sur les sites. L'H.erectus était certainement humain; parfaitement droit, il avait un gros cerveau et il était capable de fabriquer et d'utiliser des outils de pierre raffinés. Mais, en dehors de l'Afrique, on n'a pas de trace de fossiles intermédiaires, plus primitifs. Cependant, si le témoignage des fossiles montre sans ambiguité que l'Afrique serait le berceau de l'humanité, il ne faut pas perdre de vue les limites de ce témoignage. On n'a pas retrouvé le moindre fossile humain en Afrique occidentale, par exemple. Cela signifie non pas que les humains n'y sont arrivés que récemment, mais sans doute que les forêts tropicales ne sont pas l'endroit idéal pour transformer un mort en un fossile. On n'a jamais retrouvé le moindre fossile de grand singe - gorille, chimpanzé ou orang-outang non plus.

Bien que les fragments de l'Homme de Boxgrove et quelques autres soient les seuls aperçus que nous ayons des tout premiers humains européens d'il y a un demi-million d'années, l'histoire plus récente de l'Europe est inextricablement liée à une forme dominante : les hommes de Neandertal. En 1856, des tailleurs de pierre travaillant dans une carrière de calcaire de la vallée du Neander, près de Düsseldorf, venaient de faire sauter une petite grotte dont ils débarrassaient les débris lorsqu'ils tombèrent sur un morceau de crâne, puis des fémurs, des côtes, des os de bras et d'épaules. Au départ, ils crurent être tombés sur les restes d'un ours des cavernes, espèce disparue, découverte presque routinière dans cette partie de l'Europe. Par le plus grand des hasards, ils firent part de leur découverte à un instituteur du pays, par ailleurs fervent naturaliste, Johann Karl Fuhlrott, qui comprit aussitôt que ces os n'avaient rien à voir avec ceux d'un ours. Le débat au sujet de leur nature exacte se prolongea des années durant. Si le crâne n'était pas celui d'un singe, il n'était pas exactement humain non plus avec ses arcades sourcilières massives. Et pour commencer, quel âge lui donner?

Les os de l'homme de Neandertal furent découverts à une époque où les géologues, qui ne pouvaient accepter que le monde eût quelques milliers d'années seulement, s'attaquaient au récit biblique de la création. Trois ans plus tard, Charles Darwin publia "de l'origine des espèces". L'idée que l'on pût prendre le récit de la Genèse à la lettre commençait à s'effondrer. Que les humains eussent des ancêtres très anciens était de plus en plus largement admis, et il semblait de plus en plus que l'homme de Neandertal fût l'un d'eux. Mais il fallut d'abord faire litière de la moisson de diversions qui accompagne habituellement les découvertes inattendues de ce genre. Les interprétations allèrent du: c'était le crâne d'un homme atteint d'une mystérieuse maladie provoquant l'épaississement des os, d'où les arcades sourcillières très marquées - au grotesque : c'était le squelette d'un cavalier cosaque qui avait été blessé au cours des guerres napoléoniennes et qui avait rampé jusque dans la grotte pour y mourir, sans son épée et son uniforme?

Au cours des cent années suivantes, on découvrit plusieurs autres fossiles de même nature: très charpentés, avec de grosses boîtes crâniennes (en fait légèrement plus volumineuses que la moyenne moderne), vraisemblablement pour loger un gros cerveau, pas vraiment de menton, un nez proéminent et ces arcades épaisses si caractéristiques. On en trouva à Gibraltar et en Espagne : en réalité, le premier specimen de Gibraltar avait été exhumé en 1848, huit ans avant la découverte de l'homme de Neandertal, mais on n'y avait pas prêté attention. On en trouva aussi en France, en Belgique, en Croatie et, plus loin, en Israël, en Irak et à l'est jusqu'en Ouzbékistan. Les outils de pierre découverts sur les sites néandertaliens étaient plus avancés que ceux de leurs prédécesseurs, mais pas beaucoup. Sans doute ces humains enterraient-ils leurs morts et s'occupaient-ils même des malades et des mourants. Ils n'étaient pas les brutes épaisses qu'ils sont devenus dans l'imagination populaire. Mais la question demeurait : ces hommes étaient-ils les ancêtres des Européens modernes ou les specimens d'un rameau éteint de la sélection naturelle?

La même question vaut pour les fossiles d'hominidés découverts dans toutes les parties du monde, en particulier H.erectus.

Voir les sites de fossiles d'H.erectus

Les humains de Ngandong, à Java, ont-ils donné naissance aux actuels indigènes australiens et papous? Les Chinois modernes sont-ils les descendants de ces fossiles dont on a découvert des restes vieux d'un million d'années à Zhoukoudian, près de Pékin? Tel est assurément le point de vue d'une école influente et qui sait se faire entendre : les spécialistes d'anthropologie physique partisans d'une origine multirégionale d'Homo Sapiens. Pour eux, l'évolution des caractéristiques physiques de l'homme depuis un million d'années, la transition de nos ancêtres robustes et charpentés à leurs descendants modernes plus graciles et à l'ossature légère, a été un processus graduel d'adaptation survenant à des rythmes différents en différentes parties du monde. Malgré leur éloignement géographique, les contacts entre ces groupes sont demeurés suffisants pour conserver un pool génétique commun et permettre à l'Homo Sapiens de se croiser avec qui il voulait. Toujours à supposer que l'occasion se soit présentée.

Voir les lieux de découvertes dans le monde des fossiles d'homo erectus, avec leurs ages respectifs.

Le camp adverse - l'école du remplacement - conteste farouchement cette idée de continuité. Pour eux, Homo Neandertal et les fossiles de Zhoukoudian et de Ngandong, également connus sous le nom d'hommes de Pékin et de Java, sont les restes d'espèces éteintes qui ont été remplacées par une expansion beaucoup plus récente d'Homo Sapiens partis d'Afrique. à l'appui de leur thèse, ils invoquent l'apparition brutale en Europe, voici quarante-cinq mille ans d'humains possédant un squelette et un crâne beaucoup plus légers, pratiquement impossibles à distinguer de ceux des Européens modernes. Personne, pas même les paléontologues les plus pointilleux, ne conteste que ce sont les restes de notre espèce, l'Homo sapiens. En Europe, ces premiers exemples sont connus sous le nom de CroMagnon. Ils doivent leur nom au site rupestre de CroMagnon, en France, où les premiers ossements ont été découverts en 1868, de même que les hommes de Neandertal avaient reçu le nom du site où l'on avait découvert leurs premiers restes en 1856. Selon la thèse du remplacement, il est impensable qu'ait pu se produire une mutation d'une telle ampleur, transformant presque sur un temps très court (en termes d'évolution) les robustes néandertaliens en CroMagnon, hommes modernes à tous égards. Sur le plan archéologique, et non plus fossile, les tenants d'un remplacement rapide des hommes de Neandertal par les hommes de CroMagnon invoquent l'utilisation d'un jeu d'outils beaucoup plus élaborés et délicatement ouvragés - éclats de silex servant de couteaux, percuteurs et grattoirs, l'apparition pour la première fois d'ossements animaux et de bois comme matériau industriel et d'un élément plus crucial : l'art et l'abstraction des peintures rupestres, témoignant d'un cerveau plus développé, de la communication du savoir entre les hommes et de son accumulation.

Les hommes de Cro-Magnon ont inventé l'art figuratif. En France et dans le nord de l'Espagne, plus de deux cents grottes sont ornées d'images d'animaux sauvages d'une beauté et d'une vigueur étranges. Des cerfs et des chevaux, des mammouths et des bisons décorent les parois de cavernes profondes, loin de la lumière du jour. Plutôt que des dessins rudimentaires ou puérils, ils sont l'expression d'une imagerie mûre et accomplie, d'une représentation abstraite et mystique du monde, preuve de leur intelligence supérieure.

Voir site de la grotte Cosquer dans les calanques près de Marseille

Est-il possible que H.néandertalis aient non seulement changé d'apparence physique et transformé leur technologie, mais soient également devenus des artistes? C'est ce que croient les tenants de la théorie multirégionaliste : dans certains restes et outils de pierre, ils voient les preuves de l'existence des formes intermédiaires qu'on attendrait d'une transition progressive. Mais on ne trouve rien qui annonce cet art rupestre dans le territoire des hommes de Neandertal. L'école du remplacement, pour sa part, rattache l'anatomie moderne et la technologie améliorée à des sites africains comme Omo-Xibish, en Ethiopie, qui remontent à bien plus de 100 000 ans. Malgré tout, bien qu'on ait découvert des crânes anatomiquement modernes sur la route du Proche-Orient vers l'Europe, principalement à Qafzeh et à Skhoul, en Israël, on n'a pas trouvé le moindre signe d'activité artistique abstraite.

Sans éléments nouveaux venus d'une source entièrement différente et indépendante, la génétique, la question de savoir si les Européens descendent des hommes de Neandertal ou des derniers arrivants bien distincts, les hommes de Cro-Magnon, se serait enlisée. Dans tous les domaines d'activité humaine où manquent les données objectives, les opinions et les hommes se polarisent inévitablement. Chacun campant sur ses positions, rien ne peut le déloger. Plutôt mourir que de changer d'avis. Telle était la situation lorsque nous avons entrepris de nous attaquer a l'énigme avec nos puissants outils génétiques. Nous étions dans un champ de mines, nous le savions.

Voir la carte des migrations supposées d'homo sapiens "out of Africa".


Created on ... novembre 15, 2003