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Les majors de l’or noir ont un appétit soudain pour l’exploration du sous-sol français : il serait riche en gaz et huiles de schiste, des hydrocarbures dont la production pourrait devenir rentable.

Par VAHÉ TER MINASSIAN (Libération 27/9/2010)

Dans le jargon des pétroliers, on les appelle shale oil et shale gas. Huile de schiste et gaz de schiste, en bon français. Des hydrocarbures «non conventionnels», précisent les géologues. Longtemps réputés trop difficiles à extraire pour être rentables, ils sont aujourd’hui l’objet d’une étonnante ruée vers l’or noir… en France même. Depuis quelques mois, le ministère en charge de l’Energie fait face à un nombre de demandes de permis d’exploration du sous-sol minier hexagonal tout à fait inhabituel. Quelques grands noms du pétrole, qui ont déjà décroché des autorisations, sont à pied d’œuvre, prêts à forer.

En Picardie, la société Toreador, le quatrième producteur de pétrole français, et son partenaire Hess devraient ainsi entamer, dès le début de l’année prochaine, un programme de six forages dans une zone supposée riche en huiles de schiste s’étendant sur 779 km2 autour de Château-Thierry (Aisne). L’américain Schuepbach Energy, associé à GDF Suez, est parti à la découverte de gisements de gaz de schiste en Lozère et en Ardèche où il détient deux autorisations de recherche sur des zones de 931 et 4414 km2. Tandis que Total et Devon Energy entendent fouiller une région de 4327 km2 près de Montélimar (Drôme)… Et ce n’est qu’un début. «Plusieurs autres permis d’exploration seront attribués dans les prochains mois», promet Charles Lamiraux, responsable de l’exploration pétrolière française au ministère de l’Energie. En tout, 65 000 km2 du territoire français seront bientôt livrés aux prospecteurs de gaz et huiles de schiste.

Obstacles techniques

Pourquoi un tel engouement pour ces ressources autrefois dédaignées ? Chimiquement, ces hydrocarbures non conventionnels ne se différencient en rien de ceux produits depuis des décennies à travers le monde. «Seule la nature des terrains où ils se trouvent diffère», explique Isabelle Moretti, géologue à l’Institut français du pétrole (IFP) à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine).

Bien qu’il ne soit pas rare que des forages les mettent au jour par hasard, ces richesses souterraines n’étaient pas exploitées en raison de divers obstacles techniques qui rendent leur production non rentable. Faible concentration des gisements, difficultés à creuser des puits en suivant l’orientation de la roche-mère souvent peu épaisse… «Mais avec les progrès techniques de ces dernières années, les coûts de certaines opérations spécialisées ont considérablement baissé, explique Roland Vially, géologue à l’IFP. Dans les schistes du Barnett, au Texas, puis dans d’autres régions d’Amérique du Nord, cela a eu pour effet d’inciter des petites compagnies, et même des particuliers, à investir, il y a cinq ans, dans les gaz de schiste. De fait, leur production a rapidement augmenté pour atteindre les 65 milliards de mètres cubes l’année dernière, contribuant indirectement à faire baisser le prix du gaz.»

Roches-mères prometteuses

La production de ces hydrocarbures d’un genre spécial est bien amorcée outre-Atlantique. Fin 2009, Washington a inclus les gaz de schiste dans l’évaluation de ses réserves. Et les experts des départements de l’Energie des Etats-Unis et du Canada ont déjà revu leurs prévisions en prenant en compte cette nouvelle ressource : elle pourrait représenter pas moins de 20% de la production de gaz des deux pays en 2020 !

Conséquence de ces annonces : les majors ont commencé à s’y intéresser sérieusement. En Europe, Total, GDF Suez, Schlumberger, ExxonMobil, Wintershall, Repsol, Marathon et Statoil se sont regroupés l’année dernière pour financer un programme de recherche sur le thème. Baptisé Gash (Gas Shale in Europe), ce consortium est notamment chargé d’élaborer une banque de données répertoriant les roches-mères les plus prometteuses du Vieux Continent (1). L’Europe occidentale compte en effet plusieurs bassins sédimentaires susceptibles de contenir d’importantes quantités de gaz de schiste. Certaines régions - en Allemagne, Angleterre, Hongrie, Pologne, Suède et France - pourraient ainsi receler des ressources suffisantes pour qu’une production soit envisageable. Du moins, en théorie.

Car, officiellement, on est sûr de rien. «Nous ne disposons pour l’heure d’aucun chiffre réaliste, ni sur les volumes qui pourraient être concernés, ni sur les coûts d’exploitation en Europe où, à ma connaissance, personne n’a jamais essayé de produire des gaz de schiste», relève Didier Holleaux, directeur de l’exploitation-production à GDF Suez. Acquérir ces données relève d’un parcours du combattant. «Il faut commencer par prendre des permis sur les zones les plus prometteuses, puis réaliser des études géologiques et géochimiques avant d’effectuer un forage d’exploration qui sera suivi de plusieurs forages d’estimation, explique Arnaud Breuillac, chef de l’exploration-production pour l’Europe continentale et l’Asie centrale chez Total. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous pourrons mettre en œuvre les techniques d’extraction particulières qui nous permettront de confirmer l’intérêt commercial.» Le processus est désormais lancé.

Les gaz et huiles de schiste vont-ils pour autant faire bondir l’évaluation des ressources européennes en hydrocarbures, comme cela s’est passé aux Etats-Unis ? Ça se discute. «En Europe, le régime fiscal est moins favorable à l’exploration qu’aux Etats-Unis, où le propriétaire d’un terrain possède aussi des droits sur le sous-sol, note Pierre Terzian, directeur de l’hebdomadaire Pétrostratégies, spécialisé dans le pétrole et le gaz. De plus, l’Europe est un territoire densément peuplé. Or, l’exploitation des gaz de schiste nécessite de multiplier les forages et de disposer de beaucoup d’eau pour fracturer la roche. Enfin, les infrastructures gazières sont plus développées aux Etats-Unis, ce qui permet de réduire les coûts puisque les raccordements du puits au réseau sont plus aisés. L’avenir des gaz de schiste en Europe dépend des ressources qu’on y trouvera mais aussi du prix du gaz et des mesures incitatives que pourrait prendre Bruxelles.»

Ressemblances géologiques

Toutes ces incertitudes n’ont pas empêché certaines compagnies de se lancer dès maintenant dans l’exploration. On recherche activement des gisements de gaz de schiste en Lorraine, dans le Sud-Est et le Sud-Ouest. Et des huiles de schiste… au cœur du bassin de Paris, région qui s’étend des Vosges aux côtes de la Manche. Une petite zone à la frontière de la Picardie, de la Champagne-Ardenne et de l’Ile-de-France serait même l’un des rares lieux de la planète où la production de cet hydrocarbure pourrait être envisageable, selon Prithiraj Chungkham. Géologue au cabinet de consultants américain IHS, cet expert a constaté d’étranges ressemblances géologiques entre le sous-sol de cette région et celui de la seule région au monde où cet hydrocarbure liquide si compliqué à extraire fait l’objet d’une exploitation : le bassin de Williston, à la frontière des Etats-Unis et du Canada.

L’industriel Toreador est allé plus loin en donnant des chiffres. Selon lui, les quantités d’hydrocarbures qui auraient été générées au cours des temps géologiques dans les roches-mères du bassin de Paris seraient colossales : pas moins de 100 milliards de barils, l’équivalent de toutes les réserves du Koweït.

Photo Jared Moossy.Redux Rea

 

(1) Projet coordonné par le laboratoire allemand de géosciences (GFZ Potsdam) et associant l’IFP (France), la TNO (Pays-Bas) et des universités anglaise, hollandaise, autrichienne, danoise et allemande.

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