Gaz de schiste, le rêve polonais
le Monde 01 Juin 2011


En arrière-plan, un forage de gaz de schiste à Grzebowilk, dans l'est de la Pologne.

de Varsovie Envoyé spécial Piotr Smolar
Rompre la dépendance à l'énergie russe, et même en exporter : en Pologne, le gaz de schiste est paré de toutes les vertus. Quel qu'en soit le prix écologique

Bulle ou révolution ?
L'euphorie gagne la Pologne lorsqu'elle pense à son sous-sol. Certains parlent d'eldorado. D'autres rêvent d'un modèle de développement norvégien. Ce rêve ne repose pas sur le pétrole, mais sur le gaz de schiste. La Pologne disposerait des plus grandes réserves d'Europe. Le conditionnel s'impose, car le pays en est à la phase exploratoire. Mais les compagnies engagées dans les recherches et le gouvernement de Donald Tusk ne cachent pas leur enthousiasme. L'écologie, elle, est négligée. Autant dire que le moratoire français paraît incompréhensible, vu de Varsovie.

Selon l'Agence américaine d'information énergétique (EIA), les réserves polonaises s'élèveraient à 5 300 milliards de m3. Mais cette affirmation très optimiste se baserait essentiellement sur une simulation géologique. D'autres estimations sont très inférieures, autour de mille milliards de m3. Il faudra encore attendre plusieurs années avant de disposer de données plus précises. D'ici là, les compagnies qui ont reçu les licences d'exploration auront précisé les moyens technologiques nécessaires pour entrer dans la phase industrielle.

Pour la Pologne, l'enjeu est énorme. Le gaz de schiste lui permettrait de devenir exportatrice d'énergie ; de rompre avec sa dépendance au gaz naturel russe (Gazprom couvre 70 % de ses besoins) ; de s'assurer des revenus conséquents pour financer de nouvelles infrastructures ; d'accroître, enfin, son poids géopolitique. Elle n'est pas la seule au sein de l'Union européenne : sa voisine la Lituanie compte aussi exploiter ses ressources en gaz de schiste. Depuis la fermeture de la centrale nucléaire d'Ignalina, fin 2009, ce pays balte dépend totalement de la Russie.

"Le gaz de schiste est devenu un espoir, un symbole de développement, de sécurité énergétique, explique Iwo Los, de Greenpeace Pologne. Tous les candidats à la dernière présidentielle - en juillet 2010 - en ont parlé. Mais on ne souligne pas l'absence d'analyse documentée sur les dangers potentiels ni le fait que le gouvernement a surtout accordé des licences à des firmes étrangères. "

Ces compagnies sont essentiellement américaines : Chevron, ExxonMobil, Lane Energy, etc. Le groupe français Total a pris 49 %, aux côtés d'ExxonMobil, dans deux concessions du bassin de Lublin. Côté polonais, la corporation PGNiG a eu les moyens financiers de participer aux recherches. Deux autres firmes pourraient se joindre à elle. " Nous avons déjà réalisé deux forages à plus de 3 km de profondeur, explique la porte-parole de PGNiG, Joanna Zakrzewska. Cela coûte très cher, chacun entre 20 et 30 millions de zlotys - entre 5 et 6 millions d'euros - . Mais nous considérons cela comme une chance énorme. "

Le poids des sociétés étrangères suscite la polémique. " Un tiers du territoire polonais a été pris par ces firmes, dit Zbigniew Tynenski, président du Centre du développement équilibré à Lodz. Au total, près de 80 concessions ont été accordées, dont chacune porte en moyenne sur 1 000 km2. On se trouve dans un cadre néocolonialiste. D'autant que la loi géologique et minière en discussion au Parlement fait des concessions un acte juridique définitif, sans recours. "

Le premier ministre, Donald Tusk, ne s'émeut guère de ces critiques. Il dénonce le " lobbying " qui s'organise en Europe contre le gaz de schiste. " Le risque pour l'environnement dépend des techniques utilisées, explique Michal Boni, ministre sans portefeuille et plus proche conseiller de M. Tusk. Ça ne sert à rien d'en parler à ce stade. "

Mais quel prix la Pologne est-elle prête à payer pour son indépendance énergétique ? " Notre pays rattrape ses retards civilisationnels, rétorque M. Boni. S'il fallait choisir entre la construction d'autoroutes et la préservation de l'environnement, je choisirais les autoroutes, en essayant de minimiser l'impact. On prend bien entendu en considération la question écologique, mais nous devons penser à l'enjeu fondamental d'un développement équilibré, à nos transports énergétiques et routiers. "

Le gouvernement réfléchit à la suite, au nouveau cadre législatif nécessaire pour passer de l'exploration à l'exploitation. Les compagnies sous licence pour les recherches auront la priorité. L'Etat devrait aussi se pencher sur l'utilisation des nouvelles recettes. " Ce serait un retour au Moyen Age si on interdisait les recherches de ressources, au nom de la peur de l'exploitation, assure Jerzy Nawrocki, directeur de l'Institut de géologie, qui dépend du ministère de l'environnement. Le risque pour l'environnement ne peut être généralisé. Les conditions géologiques sont différentes dans chaque pays. "

L'Institut souligne que le gaz polonais est enfoui très profondément, contrairement au français, de sorte que le risque de pollution des nappes phréatiques serait moindre. Mais la Pologne a deux problèmes majeurs, comparée aux Etats-Unis, pays pionnier : la densité de sa population (trois fois supérieure) et les énormes besoins en eau qui seraient nécessaires pour exploiter le gaz à une telle profondeur.

M. Nawrocki n'est guère sensible aux discours alarmistes sur les risques encourus. " La Pologne a raison dans cette dispute, dit-il. Si la France espère pousser en faveur de son secteur nucléaire, elle doit comprendre que cette solution n'aboutira pas en un an ou deux. Il n'y a pas de contradiction avec la recherche d'une source alternative pour quelques dizaines d'années. "

M. Nawrocki pense en termes de stratégie énergétique. Le gaz de schiste remplirait un vide dans les besoins du pays, entre l'extinction progressive du charbon et l'avènement éventuel du nucléaire. La Pologne ne dispose pas de centrale, mais compte en construire deux. Donald Tusk a indiqué, fin janvier, que l'investissement global s'élèverait à environ 25 milliards d'euros. La catastrophe de Fukushima n'altère en rien ses ambitions. " Nous ne devons pas succomber à l'hystérie : les menaces radiologiques au Japon n'ont pas été engendrées par une panne de centrale nucléaire, mais par un séisme et un tsunami ", a insisté M. Tusk.

Dès cette année, une loi sera adoptée au Parlement. L'emplacement exact de la centrale et son maître d'oeuvre devraient être déterminés en 2013. C'est en 2020 qu'elle pourrait entrer en activité.

En France, des politiques embarrassés par la colère citoyenne; Marie-Béatrice Baudet

LE DOSSIER de l'huile et du gaz de schiste embarrasse les politiques français. Certains voient bien l'intérêt économique de l'exploitation de ces hydrocarbures non conventionnels pour réduire la facture énergétique de l'Hexagone - 45 milliards d'euros en 2010, pour les importations de pétrole et de gaz - et l'opportunité qu'elle représente au moment où le pouvoir d'achat des Français est rongé par la hausse des prix de l'essence et du gaz. Mais cette tentation est vite contrariée par les dangers pour l'environnement de la technique nécessaire à leur extraction du sous-sol, la fracturation hydraulique, susceptible notamment de contaminer les nappes phréatiques.

Depuis mars 2010, date d'attribution en catimini de trois permis d'exploration de gaz de schiste dans l'Aveyron, la Drôme et l'Ardèche, le gouvernement est empêtré dans ce chantier qui a provoqué et provoque toujours une forte mobilisation citoyenne dans le Sud-Est. Inquiet de l'ampleur du mouvement, Matignon a décidé de calmer le jeu en soutenant une proposition de loi UMP, adoptée le 11 mai par les députés, qui interdit la fracturation hydraulique pour l'exploration et l'exploitation des gaz de schiste. La volonté initiale des élus de la majorité comme du PS, d'abroger les permis accordés, s'est heurtée à des failles juridiques qui auraient pu conduire soit à des demandes de dommages et intérêts des industriels, soit à des recours devant le Conseil constitutionnel.

Mercredi 1er juin, en dépit d'un baroud d'honneur du groupe socialiste, les sénateurs devraient adopter le texte de l'Assemblée après l'avoir amendé à la demande de l'Union centriste. Une disposition vise ainsi à autoriser l'usage de la fracturation hydraulique pour des forages " réalisés à des fins scientifiques " afin d'évaluer cette technique in situ. Selon le nouveau texte, ces projets expérimentaux seraient encadrés - enquête publique préalable et conditions de recherche fixées par décret en Conseil d'Etat. Il n'est pas certain que les députés retiennent cette option lors de la discussion prévue le 14 juin en commission mixte paritaire. Le texte de loi devrait être définitivement voté par les députés et les sénateurs les 21 et 22 juin. Puis promulgué par le gouvernement au plus tard début juillet.

Bagarres en perspective

Fin du feuilleton ? Certainement pas. Pressés d'apaiser la colère des anti-gaz de schiste, gouvernement et élus ont accéléré la cadence au risque de ne pas prendre le problème à l'endroit. Abroger (sans risque juridique) les permis accordés aurait été possible à condition de réformer le code minier, héritage napoléonien devenu désuet. Vu l'encombrement législatif, ce chantier ne devrait être ouvert qu'en septembre.

L'interprétation juridique de la future loi demeure ainsi fragile. Le texte donne, par exemple, deux mois (après sa promulgation) aux industriels pour indiquer la technique qu'ils comptent utiliser pour explorer. Certains vont donc déployer d'ici à fin août moult efforts technologiques pour proposer autre chose que la fracturation hydraulique. Certes, l'Etat pourra toujours leur refuser l'autorisation administrative d'ouverture des travaux. Bref, de nouvelles bagarres en perspective entre avocats, mais aussi dans le Sud-Est où les militants entendent toujours barrer la route aux camions et aux grues des industriels.

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