L'après-Alstom inquiète les patrons
A l'étranger, l'image de la France a été sérieusement écornée depuis deux ans

Le Monde 26 juin 2014 Dominique Gallois et Cédric Pietralunga

Le rachat d'Alstom par l'américain General Electric est quasiment bouclé mais dans les milieux patronaux on s'interroge sur les cicatrices qu'il pourrait laisser. Rarement, dans une transaction de ce type entre deux entreprises privées, l'Etat français n'aura été autant ostensiblement à la manœuvre. Pour certains, cet interventionnisme forcené et assumé écornera durablement l'image et l'attractivité de la France aux yeux des investisseurs étrangers. D'autres, moins nombreux, se félicitent de cette ingérence des pouvoirs publics qui, comme le fait valoir le gouvernement, a fait bouger les lignes et permis d'améliorer l'offre de l'Américain.

" Aujourd'hui, nos interlocuteurs hésitent entre la compassion et l'ironie ", se désolent plusieurs dirigeants de sociétés industrielles, financières ou de services parmi la quinzaine, contactés par Le Monde. " Ils ne comprennent vraiment plus du tout quand vous leur affirmez être toujours des résidents fiscaux français ", s'amuse même l'un d'eux.

Sur le fond, peu de chefs d'entreprise contestent le bien-fondé de l'intervention de l'Etat, mais ils regrettent la forme qu'elle a pu prendre dans l'affaire Alstom. " Il est tout à fait normal, s'agissant d'une activité stratégique qui relève du nucléaire ou de la défense, que l'Etat puisse intervenir, souligne le PDG d'un groupe du CAC 40. Cela se fait partout ailleurs. Ce qui est choquant, c'est la façon dont l'Etat intervient. Ce genre de négociations doit se faire “underground”, pas sur la place publique. "

En creux ou sous couvert d'anonymat, plusieurs d'entre eux critiquent la méthode Montebourg, jugée trop manifeste et délibérément humiliante. " Les moulinets de Montebourg décrédibilisent l'image réformiste que François Hollande tente de donner à la France, se désole un patron qui a ses entrées à l'Elysée. Cela aura un impact négatif sur la relance de l'investissement privé étranger dans notre pays. "

D'autres assurent à l'inverse que l'activisme du ministre de l'économie et du redressement productif n'est qu'un faux problème. " La gestion du dossier Alstom ne changera rien à l'attractivité de la France, nuance un patron qui possède des filiales dans plus de 70 pays. Ce que veulent les investisseurs, c'est de la stabilité juridique, de l'attractivité fiscale… C'est ça qui les préoccupe, pas ce que dit Montebourg. " En l'occurrence, la stabilité juridique et fiscale n'est pas une spécialité française… " La surface est agaçante mais c'est le fond qui importe pour les étrangers, abonde un autre PDG. Les entreprises ne raisonnent pas comme l'opinion publique, elles font la part des choses et vont au-delà de l'écume. "

Si la démarche volontariste de l'Etat est admise dans les émergents, elle reste largement incomprise aux Etats-Unis et dans les pays anglo-saxons. " En Chine et au Brésil, personne n'est vraiment choqué des interventions de l'Etat ni des fluctuations fiscales en France, car les industriels les vivent chez eux, constate l'investisseur Walter Butler. Plus gênant, c'est qu'ils pensent à tort que les investisseurs étrangers ne sont pas bienvenus en France. "

" On voit bien avec le dossier Alstom que notre pays attire les investisseurs plus qu'il ne les fait fuir ", assure au Monde Arnaud Montebourg. Selon lui, le décret signé mi-mai par Manuel Valls, le premier ministre, visant à contrôler les investissements étrangers dans les secteurs considérés comme stratégiques (énergie, eau, santé, etc.), a même été perçu comme une avancée par les étrangers désirant investir en France. " Beaucoup de fonds nous ont dit que ce décret a le mérite de la clarté, car il donne une lisibilité aux exigences de l'Etat, explique le ministre. Les conditions et les secteurs concernés y sont fixés clairement, tout comme le délai - deux mois - au bout duquel nous devons donner une réponse. "

Le Groupe des fédérations industrielles, lui, déplore " les lois de circonstance ". " Si le gouvernement fait ça chaque fois qu'il est dans une impasse, cela ne va pas contribuer à la stabilité recherchée ", juge son directeur général Vincent Moulin Wright.

Pas sûr, effectivement, que tous les investisseurs saisissent les subtilités de la sémantique gouvernementale. " Avec l'affaire Alstom, on dissuade les investisseurs qui ne connaissent pas bien la France, estime un ex-patron reconverti dans le conseil. General Electric ne va pas partir, car ses dirigeants connaissent bien notre pays. Mais les autres ? "

La question se pose d'autant plus que les investisseurs étrangers n'ont jamais eu autant d'argent à dépenser. " 2 000 milliards d'euros ont été sortis des pays émergents ces derniers mois, du fait de leur instabilité monétaire, et cherchent à s'investir dans les pays développés, assure un conseiller du CAC 40. Ce n'est vraiment pas le moment de faire du zèle. "

" Quand un dossier d'investissement en France est présenté, on sent une certaine tension autour de la table même s'il s'agit de moderniser un site existant, raconte un banquier d'affaires. Il faut alors considérablement argumenter. "

La gestion du dossier Alstom n'est pas seule en cause. Depuis l'élection de François Hollande il y a deux ans, la France perd des points à l'étranger. A tel point que la touche " frenchy " n'est plus nécessairement un atout aujourd'hui, comme le raconte Olivier Zarouati, président du directoire de Zodiac Aerospace, très présent en Amérique du Nord. Se rendant récemment dans une de ses usines outre-Atlantique, quelle ne fut pas sa surprise de ne plus voir, à l'entrée du site, le drapeau tricolore au côté de la bannière étoilée : " Habituellement, il est au moins hissé lorsqu'un dirigeant vient de Paris. Ce n'est pas une règle mais plutôt un clin d'œil du dirigeant local. Quand il arrive que ce ne soit plus le cas, je fais semblant de ne pas m'en rendre compte… "

" Du “French bashing”, nous en avons déjà connu, notamment en 2003 de la part des Américains au moment de l'Irak, la tonalité était très agressive mais cela n'a pas duré, se souvient un autre industriel. Cette fois, c'est plus pernicieux, nos interlocuteurs nous regardent avec commisération. "

L'engagement de François Hollande pendant la campagne présidentielle de taxer à 75 % les revenus au-delà du million d'euros a précipité la chute de l'image de la France à l'étranger, estiment plusieurs d'entre eux. Même si la mesure a été aménagée depuis, les dégâts sont là. Et les groupes français internationaux s'organisent depuis plusieurs mois pour déplacer hors de France certains centres de décision.

Aujourd'hui, il est presque impossible de faire venir au siège à Paris un cadre étranger pour le faire évoluer dans sa carrière, affirme Olivier Zarouati. Nous devons nous adapter à cette nouvelle donne. Plutôt que sur la nationalité du groupe, nous insistons sur nos valeurs qui offrent une puissance de rassemblement bien moins contestable. Au bout du compte, cela aboutit à gommer les questions de nationalités et à développer une culture d'entreprise globale. "

" Depuis 2012, nous vivons un krach réputationnel ", déplore de son côté Denis Kessler, le PDG du réassureur Scor et ex-figure du Medef. Florange, PSA, Goodyear, SFR, Dailymotion…, autant de dossiers qui ont vu l'Etat monter au créneau et ont pu refroidir les ardeurs étrangères. " Nous avons appris simultanément qu'un troisième lycée français ouvrait à Londres et que le gouvernement essayait de sauver la face dans l'affaire Alstom ", regrette M. Kessler. Pour remonter la pente, " des colloques sur l'attractivité ne suffisent pas, il faut des mesures fortes, visibles et mises en œuvre immédiatement ".

Dans ce pessimisme ambiant, Stéphane Israël, le PDG d'Arianespace, fait figure d'exception. " Franchement dans l'ensemble, la perception de la France est bonne à l'étranger. Dans mon domaine, nous faisons la course en tête ", réplique celui qui fut jusqu'en 2013 le directeur de cabinet d'Arnaud Montebourg. " Je ne dis pas cela à cause de mes anciennes fonctions, s'empresse-t-il d'ajouter. Je suis plus préoccupé par ce doute collectif ambiant quand on revient en France. C'est un sujet. "


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Mis en ligne le 27/06/2014