L'impuissance face à la crue du chômage

Le Monde 26 juin 2014 Jean-Baptiste Chastand

François Rebsamen a abandonné une de ses tâches : le ministre du travail ne commentera plus chaque mois les chiffres du chômage. Il y a, dans cette attitude, soit une forme de déni, soit un aveu d'impuissance. Car, mois après mois, le chômage explose. En regroupant les trois catégories – A pour ceux qui n'ont pas du tout travaillé dans le mois, B et C pour ceux qui ont eu une activité ré- duite –, on atteint, fin mai, le record historique de 5 320 000 demandeurs d'emploi, près d'un demi-million de plus depuis l'élection de François Hollande.

Le président de la République, qui a indiqué, début mai, qu'il n'aurait pas la crédibilité nécessaire pour se représenter si le chômage ne baissait pas avant 2017, a du souci à se faire. Le pari hasardeux d'une inversion de la courbe, à la fin 2013, a été renvoyé aux oubliettes. Et celui, plus modeste, de M. Rebsamen, de stabiliser le nombre d'inscrits à Pôle emploi sous le seuil de 10 % cette année est loin d'être gagné, alors que l'Insee prévoit une nouvelle hausse de 0,1 %.

Mois après mois, les chiffres indiquent invariablement une dégradation. Avec 24 800 chômeurs de plus en catégorie A, mai marque la septième hausse mensuelle d'affilée. Depuis le début de l'année, on compte chaque jour 500 demandeurs d'emploi de plus. Et tous les indicateurs sont dans le rouge. La hausse est de 0,4 % pour les jeunes de moins de 25 ans (mais avec une baisse de 3,1 % sur un an). Pour les seniors, pour lesquels un nouveau plan vient d'être annoncé, l'augmentation est de 0,8 % sur un mois et de 11,5 % sur un an. Et ce sont désormais 636 000 personnes qui sont inscrites à Pôle emploi depuis plus de trois ans !

Si la France continue à s'enfoncer dans le chômage de masse, c'est d'abord parce que la croissance est beaucoup trop faible pour pouvoir espérer le moindre sursaut. Tous les économistes s'accordent à dire qu'il faut au moins une progression de 1,5 % de la richesse intérieure pour faire baisser le chômage. Le gouvernement affiche un objectif volontariste de 1 % pour 2014. Mais, même si l'Insee a noté en juin un léger regain de confiance des ménages, il ne prévoit qu'une croissance de 0,7 %.

Reconnaissant, jeudi 26 juin, que les chiffres sont " mauvais ", Manuel Valls a voulu se convaincre qu'" il n'y a pas de fatalisme ". " L'heure est à l'action, et c'est la responsabilité de tous ", a insisté le premier ministre. Les causes du mal sont connues : la France souffre d'un coût du travail trop élevé – même si la compétitivité dépend aussi de la capacité d'innovation – et d'un marché du travail encore trop rigide.

Des efforts de réforme ont pourtant été faits dans ce sens, alors que le traitement social du chômage, avec les contrats aidés, a montré ses limites. L'accord de janvier 2013 sur la sécurisation de l'emploi a introduit davantage de flexibilité, mais il tarde à produire ses effets. Quant au " pacte de responsabilité " – dont le rapporteur général du budget, Valérie Rabault, n'attend que 190 000 emp lois d'ici à la fin du quinquennat –, il fait pour l'heure l'objet d'un méchant jeu de surenchères en sens opposé entre le Medef et les syndicats.

Le patronat en vient même à menacer de boycotter la conférence sociale des 7 et 8 juillet, ce qui entraînerait, a averti Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, vendredi 27 juin, la mort du pacte. Inquiétante perspective pour un gouvernement qui n'a plus que ce recours contre la crue du chômage.

Pourquoi le chômage continue de battre des records:

La France compte 3 651 800 demandeurs d'emploi, après une nouvelle hausse en mai

Le chômage a encore connu de très mauvais chiffres en mai, avec 25 300 demandeurs d'emploi supplémentaires sur la France entière, selon les chiffres publiés jeudi 26 juin par Pôle emploi et le ministère du travail. Le nombre de demandeurs d'emploi sans aucune activité (catégorie A) est en hausse quasiment ininterrompue depuis trois ans et bat désormais tous les mois de nouveaux records avec 3 651 800 demandeurs d'emploi sans aucune activité.

La baisse semble surtout encore inatteignable. Même l'Insee, plus optimiste que Pôle emploi, prévoit que le chômage continue d'augmenter puis se stabilise d'ici à la fin de l'année. Comment expliquer cet échec ? Les économistes interrogés par Le Monde sont unanimes : tant que la croissance ne redémarre pas, il est illusoire de croire que le chômage puisse baisser. Mais le pire est que, même si elle revient un jour, son effet ne sera probablement pas immédiat.

" Il y a actuellement 190 000 emplois en sureffectif compte tenu du niveau de la production. Et comme la population active continue de s'accroître, il faudrait au moins 1,8 % de croissance pour que le chômage recule ", assure Eric Heyer, économiste à l'OFCE. Un chiffre bien éloigné du 0,7 % de croissance prévu pour 2014 par l'Insee. " Le chômage n'a pas augmenté autant qu'on pouvait le craindre. On devrait avoir 2 ou 3 points de chômage en plus compte tenu de la très grande faiblesse de la croissance ", assure même Phlippe Askenazy, économiste à l'Ecole d'économie de Paris.

Avec les baisses de charges du pacte de responsabilité, les emplois d'avenir et l'accord sur l'emploi du 11 janvier 2013, le gouvernement espérait faire reculer le chômage bien plus tôt. " Tous les outils sont là ", avait proclamé M. Hollande en mars 2013. Force est de constater que ces " outils " n'ont pour l'instant pas suffi. Sept milliards d'euros de crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) ont pourtant déjà été distribués aux entreprises depuis le début de l'année. Trois autres doivent suivre d'ici à la fin de l'année. Et 20 nouveaux milliards sont prévus d'ici à 2017.

" Il y a un consensus des économistes pour dire que les 20 milliards du CICE - annoncé en novembre 2012 - vont permettre à terme de créer 300 000 emplois,assure Bertrand Martinot, économiste et ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy. Le problème, c'est que ce sera dans quatre ou cinq ans. A court terme, les entreprises vont d'abord reconstituer leurs marges, investir et se désendetter. " Un délai qui pose un vrai problème politique au gouvernement alors qu'une partie des députés de la majorité menacent de ne pas voter les nouvelles baisses de charge prévues dans le collectif budgétaire.

Pierre Cahuc, économiste au Centre de recherche en économie et statistique, est lui bien plus sceptique sur les effets du CICE : " C'est un énorme raté, car il couvre 70% des salariés alors qu'il aurait fallu le concentrer sur les bas salaires pour créer le maximum d'emplois. "

D'autant qu'en choisissant de financer ces baisses de charge par une diminution des dépenses publiques, le gouvernement a pris le risque de détruire des emplois avant d'en créer. Selon les propres prévisions de Bercy, la baisse de 50 milliards d'euros des dépenses publiques prévue d'ici à 2017 pourrait détruire 250 000 emplois, alors que les nouvelles baisses de charge actuellement en discussion n'en créeraient que 190 000.

" Les effets de la politique de l'offre sont mangés par les effets sur la politique de la demande ", résume Eric Heyer, qui appelle plutôt à financer la baisse de charges " par les déficits qui sont moins récessifs ". " Si le choc d'offre a un effet positif, il entraînera un surcroît d'activité et donc de rentrées fiscales ", estime-t-il.

Une option qui ne convient pas du tout aux économistes libéraux, lesquels prônent plutôt de nouvelles réformes du marché du travail." Une politique de demande peut être possible à court terme, mais elle est insoutenable sur le long terme ", juge Gilbert Cette, économiste à l'université d'Aix-Marseille-II. L'accord sur l'emploi du 11 janvier est jugé insuffisant. " Il faut faire des réformes beaucoup plus ambitieuses ", estime-t-il, en visant notamment les professions réglementées ou la " complexité " du code du travail : " Il faut donner aux entreprises la possibilité de déroger, par accord majoritaire, à ses multiples dispositions. " Trouvons des compromis sociaux franco-français originaux pour simplifier. Les règles sur le temps de travail ou les CDD, c'est Kafka ! ",abonde M. Martinot.

Simplifier, mais jusqu'où ? Les ultraflexibles minijobs allemands ou " contrats zéro heure " britanniques font toujours office d'épouvantails pour le modèle social français. " L'Allemagne et le Royaume-Uni savent créer des emplois dans les services en utilisant beaucoup le temps partiel, estime pourtant M. Cahuc. Il faut favoriser ces temps partiels en complétant éventuellement les revenus du travail par des transferts sociaux. "

Un point de vue contesté par plusieurs de ses confrères. Pour Philippe Askenazy, les raisons du faible taux de chômage britannique sont à chercher ailleurs." La Grande-Bretagne a une vraie politique de stimulation de la demande, contrairement à la France qui mène une politique d'austérité sévère ", estime ce membre du collectif des Economistes atterrés.


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Mis en ligne le 27/06/2014