Edmund Burke : réformer sans détruire VALÉRY GISCARD D'ESTAING 1997

Mis en ligne le 01/12/2014 pratclif.com

Pour le bicentenaire de la mort d'Edmumd Burke, un colloque a été organisé à Dublin en novembre 1997 à l'instigation de Frank O'Reilly et de Conor Cruise O'Brien. À cette occasion, le Keynote speech a été prononcé par le Président Valéry Giscard d'Estaing. Nous sommes heureux de publier la version française de son adresse et nous le remercions d'avoir bien voulu nous la confier. Cette réflexion sur Burke prononcée par un homme d'État français s'inscrit tout naturellement dans notre série des Classiques de la liberté inaugurée avec les premières livraisons de Commentaire voilà vingt ans, quand Valéry Giscard d'Estaing était Président de la République. Cet éloge d'un philosophe politique profond, ami et admirateur de notre pays, fils de l'Irlande et génie anglais, honore tout particulièrement ce numéro de notre revue dans lequel nous fêtons notre XXe anniversaire.
Revue COMMENTAIRE N°81 1998 pages 251-257 (articles indexés).

De même que dans la comédie de Molière Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, de même j'étais burkien sans le savoir. C'est en étudiant son oeuvre que j'ai compris qu'il proposait une réponse à une question que je me suis toujours posée dans ma vie publique : comment réformer sans détruire, quel lien etablir entre le besoin de modernite et la nécessite de la tradition, et, plus profondément, quelle est l'articulation entre l'appel de la raison et la créativité accumulée de la vie ?

La grande politique anglaise

Burke pourrait passer pour une parfaite incarnation de tout ce qui a fait la grandeur de la politique anglaise : il a traité avec un égal talent les questions de politique étrangère et les problèmes intérieurs, il a admirablement compris ce qui faisait la nouveauté du régime anglais (la représentation parlementaire) sans renier son héritage traditionnel, monarchique et aristocratique ; et, pour finir, ce modèle du whig a exprimé mieux que personne ce qu'il y avait de durable dans la pensée des tories.
Mais nous ne pouvons pas non plus oublier que, comme l'a si bien montré Conor Cruise O'Brien1, cet homme politique anglais est resté fidèle à ses racines irlandaises : issu d'une mère catholique et d'un père protestant, Burke a eté un bon anglican, mais il a aussi défendu la tolérance pour les catholiques, si maltraités alors par la libre Angleterre, et cela a sans doute joué un rôle dans ses propres échecs politiques.
Plus géneralement, Burke est à la fois un homme politique et un penseur politique : parlementaire, il a donne, dans son discours à ses electeurs de Bristol, une des premières formulations classiques de la theorie du mandat représentatif, et ses Réflexions sur la Révolution de France, dont la publication fut d'abord un acte politique (il s'agissait surtout de freiner la diffusion. en Angleterre même, des idées révolutionaires), appartiennent au patrimoine mondial de la philosophie politique.

Si on cherche à résumer dans une formule la pensée de Burke, on n'évitera pas de réunir des termes apparemment contradictoires : sa philosophie du droit est simultanément « naturaliste » et « historiciste », sa critique de la Révolution est « à la fois libérale et contre-révolutionnaire ».
Ici, je voudrais apporter le point de vue d'un homme d'État qui a rencontré, dans sa réflexion sur l'évolution du monde contemporain et dans son action même, les problèmes qui sont au cœur de la pensée de Burke. Lorsque j'ai engagé, en 1974, ma campagne pour l'élection présidentielle, j'ai choisi pour slogan : « le changement dans la continuité », c'est-à-dire un thème typiquement burkien. Mon succès de l'époque a été un hommage rendu par mes compatriotes — inconsciemment selon toute vraisemblance — à la pensée de Burke.

J'examinerai successivement la tragédie de la Révolution française, l'echec des projets révolutionnaires au xxe siècle, et enfin l'actualité de la pensée de Burke pour la théorie de la « gouvernance contemporaine ».

Pour bien comprendre le prodigieux succès des Réflexions, il faut nous replacer dans l'état d'esprit des contemporains, et imaginer la surprise que provoqua la prise de position hostile de Burke. Au moment où celui-ci publie son livre, la majorité du public éclairé est favorable à la Revolution française, qui conserve encore le gouvernement monarchique. qui est en paix avec ses voisins, et qui semble annoncer l'installation en France d'institutions libérales comparables à celles de l'Angleterre. Ce sentiment est particulièrement vif en Angleterre même, où la monarchie traditionnelle française, qui avait soutenu les Stuart à l'époque de la Glorious Revolution, apparaissait comme l'exemple parfait de l'absolutisme, et comme un régime guerrier qui en faisait l'ennemi naturel de l'expansion anglaise.

On pouvait d'autant plus s'attendre à ce que Burke fût favorable au nouveau cours politique français qu'il avait derrière lui une longue carrière tout entière au service des grandes causes « libérales » : il avait défendu les droits des assemblées parlementaires contre les empiétements de la Couronne, il avait soutenu les droits des colons d'Amérique, et il avait lutté contre les injustices flagrantes dont étaient victimes ses compatriotes irlandais, ou encore les peuples de l'Inde.

Une critique de la Révolution

Or voici que Burke choisit de dénoncer avec la plus grande virulence l'action de l'Assemblée constituante, et provoque ainsi une division profonde de l'opinion libérale : Burke rompt publiquement avec son ami Fox, et engage une polémique avec deux hommes qui avaient été du même côté que lui au moment de la Révolution américaine, le Révérend Price, qu'il attaque dans les Réflexions, et le journaliste américain Thomas Paine, qui lui repond dans son livre, Les Droits de l'homme. De cette polémique, on retient le plus souvent la critique burkienne de l'abstraction révolutionnaire et, notamment, de l'abstraction des droits de l'homme.

Avant de proposer quelques réflexions sur ce sujet, je voudrais dire un mot du modèle politique qui sous-tend la critique burkienne de la Revolution française, c'est-à-dire de l'opposition entre la tradition anglaise (et américaine), telle que la voit Burke, et la manière française d'aborder le problème du changement politique.

Même s'il est un conservateur, Burke n'est pas par principe un ennemi du changement. Il lui est même arrivé d'admettre que, dans certains cas extrêmes, un changement révolutionnaire pouvait être légitime; mais il affirme en géneral sa préférence pour ce que j'ai moi-même appelé, dans un autre contexte, le changement dans la continuité.

C'est ce qui fait à ses yeux la supériorité de l'histoire politique anglaise, qui, sans rupture historique, a progressivement étendu à l'ensemble du peuple anglais des libertés qui n'ont jamais été revendiquées comme des « droits de l'homme », mais comme un « héritage inaliénable » qui nous est venu de nos ancêtres et que nous devons transmettre à notre postérité. Cette politique fondée sur l'expérience paraît un peu courte aux révolutionnaires français, qui prétendent tirer leurs maximes politiques de la raison pure, mais elle est selon Burke le signe d'une rationalité supérieure, celle qui, en acceptant de tenir compte des limites de la raison, réussit à combiner la transmission de l'héritage du passé et l'amélioration de l'ordre social :
« This policy [de l'Angleterre] appears to me to be the result of profound reflection; or rather the happy effect of following nature, which is wisdom without reflection, and above it. A spirit of innovation is generally the result of a selfish temper and confined views. People will not look forward to prosperity, who never look backward to their ancestors (-). »

Historiquement juste et politiquement problématique

Comment juger cette appréciation de la Revolution française? Elle me paraît à la fois historiquement juste et politiquement problématique... J'aime beaucoup la formule de François Furet : « la Révolution a été un magnifique événement qui a mal tourné ».
Elle est historiquement juste, en ce sens qu'elle met admirablement en lumière ce qui fait la nouveauté de la Révolution française, c'est-à-dire son caractère indissolublement rationaliste et démocratique. La portée de l'analyse de Burke éclate dans sa comparaison de l'action de la Constituante et de la Glorious Revolution de 1688. En apparence, la Révolution française n'est pas plus radicale que la Revolution anglaise, puisqu'elle garde le roi (alors que le Parlement avait chassé Jacques II) et qu'elle établit un regime de «monarchie constitutionnelle » qui s'inspire en partie des principes de la Constitution anglaise. Mais en fait elle entraîne un renversement complet de l'ordre politique traditionnel, en affirmant la priorité des « droits de l'homme » sur tous les régimes existants et surtout, en faisant dépendre la légitimité des gouvernants du consentement des gouvernés, et donc du droit que ceux-ci ont de les déposer.

Les Anglais avaient fait une revolution, mais ils l'avaient présentée comme une parenthèse destinee à rétablir l'ordre immémorial de l'Ancient Constitution; les Français ont (au début du moins) conservé leur monarque, mais ils ont proclamé à la face du monde la légitimité constituante de la « Nation », ce qui revenait à affirmer que les peuples ont toujours le droit de choisir les gouvernants ou de les deposer, ou de changer leurs institutions politiques.

Il y a une différence profonde entre ce que Burke appelle « the true Rights of Man » et les « droits de l'homme » des Français : la Révolution française tend à faire de la liberté politique un droit de l'homme, alors qu'aux yeux de Burke elle est liee à une responsabilité sociale.
C'est d'ailleurs dans le sillage de la Revolution française que vont se développer, en Angleterre, les grands mouvements pour l'élargissement du suffrage, et pour l'affaiblissement politique de l'aristocratie traditionnelle.

La justesse du regard de Burke n'empêche pas sa position d'être politiquement problématique. Burke perçoit avec exactitude les raisons de l'échec à venir, de la Révolution, qui s'est effectivement avérée incapable de doter la France d'institutions politiques libres et durables. Mais il refuse d'avance de reconnaître son succès universel, et son retentissement mondial, qui se marquent par le fait qu'au xlxe siècle, le libéralisme ne pourra se survivre qu'en devenant démocratique et en acceptant peu ou prou les principes de 1789.

Pour convaincre ses interlocuteurs français, Burke leur propose le modèle des « droits des Anglais » en les invitant à chercher dans leur histoire propre (celle des États généraux passés, par exemple) des institutions sur lesquelles ils pourraient appuyer leur aspiration à la liberté.
« You might, if you pleased, have profited of our example an have given to your recovered freedom a correspondant dignity. Your privileges, though discontinued, were not los to memory. Your constitution, it is true, whilst you were out of possession, suffered waste and dilapidation, but you possessed in some parts the walls, and in all the foundations of a noble and venerable casle. You might have repaired theses walls; you might have built on those old foundations. Your constitution was suspended before it was perfected, but you had the elements oaf a constitution nearly as good as could be wished "3
Pour devenir aussi libre que l'Angleterre, la France aurait dû renouer les fils cassés par l'absolutisme, et se découvrir elle aussi une Ancient Constitution.

Burke et les libéraux français

On comprend pourquoi les liberaux français n'ont jamais pu adopter le point de vue de Burke sur la Révolution : la France n'avait pas eu la même histoire que l'Angleterre et le problème etait bien, en 1789, de fonder la liberté, et non de protéger ou de restaurer des droits anciennement acquis.

Nul n'a dit cela mieux que Rémusat, dans deux admirables articles où il montre pourquoi un libéral ne peut jamais en France être totalement « burkien » et pourquoi les prétendus « burkiens » français, comme Joseph de Maistre, sont aussi rationalistes que les révolutionnaires, et ne sont nullement libéraux : « Burke omet une chose, c'est de découvrir [à la France] des traditions dont elle pût se faire des droits : comme on invente des aïeux à qui veut vieillir sa noblesse, il lui fallait refaire son histoire pour que la liberté pût être historique; mais en France, la liberté est une nouvelle venue qui devait être la fille de ses oeuvres. [...] Burke eût étouffé sous le régime de M. de Bonald et du comte de Maistre (4). »

Burke est un admirable témoin des problèmes qui allaient se poser à l'Europe civilisée à partir de la Révolution : celle-ci allait à la fois échouer dans sa tentative pour fonder un régime libre en France, mais réussir à diffuser dans toute l'Europe des aspirations qui allaient la bouleverser; en France même la division de la posterité de Burke entre des liberaux contraints d'approuver la Révolution et des conservateurs ennemis de la liberté témoigne à la fois de la pénétration de son jugement et des impasses de sa politique.

Cette richesse tient à la profondeur de sa réflexion sur les principes de la politique libérale, profondeur que nous allons vérifier en nous demandant ce que Burke peut nous apprendre sur les problèmes de notre temps.

Les révolutions du xxe siècle

Ce qui rend Burke si proche de nous, c'est d'abord l'essoufflement de l'idee revolutionnaire en cette fin de xxe siècle : la chute du mur de Berlin. et la fin de la fascination que le communisme a si longtemps exercee sur les esprits les plus brillants, ont réagi sur l'idée révolutionnaire elle-même.
Dans son dernier grand livre, Le Passé d'une illusion, consacré à l'histoire de l'idee cornmuniste, le grand historien français de la Révolution François Furet a montré comment le projet communiste (« construire le socialisme ») se rattachait à ce que Burke condamnait le plus violemment dans la Revolution française : « L'idée de « construire » une société nouvelle sur les débris de l'ancienne, héritée du passé. fait partie du legs révolutionnaire français. Elle en exprime même par excellence la nouveauté, qui a tant scandalisé Burke. Les hommes de 1789 ont possédé cette vertu d'exprimer par leur idée de la révolution, opposée à l'Ancien Régime comme le jour à la nuit, le fond de constructivisme qui hante la société moderne (5). »

On pourrait sans peine pousser assez loin le parallèle entre les deux révolutions, la française et la russe, pour mieux montrer ce qui, chez Burke, nous semble immediatement pertinent. L'une et l'autre se produisent dans des nations anciennes et puissantes, mais sans tradition liberale; l'une et l'autre suscitent immédiatement la sympathie d'une fraction importante de l'opinion libéree; l'une et l'autre, enfin, pretendent d'emblée à une universalité d'autant plus radicale qu'elles ne sont pas le fruit d'une évolution spontanée ou « naturelle » de la société où elles ont éclaté. Le parallèle pourrait être d'ailleurs poursuivi dans l'analyse du cours ultérieur de la Révolution et les bolcheviks eux-mêmes (ou leurs admirateurs français) n'ont pas manqué de présenter leurs propres luttes intestines à travers l'exemple de la Révolution française. Du côté américain, la « guerre froide » n'était pas étrangère au regain d'intérêt dont l'oeuvre de Burke a été l'objet dans les années 1950.

J'essaierai de montrer ce qui rapproche l'illusion communiste de l'esprit révolutionnaire français, pour mieux faire comprendre comment l'actualité de Burke est due à ses principes de philosophie politique, et non pas seulement à son génie visionnaire.

Le principal trait commun à 1789 et à l'expérience communiste, c'est ce que Friedrich Hayek appelait le constructivisme, l'illusion qui conduit à confondre le gouvernement de la société avec la maîtrise technique de la nature et à chercher à faire prévaloir un ordre construit sur une table rase, au lieu de la fonder sur « l'ordre spontane » qui émerge peu à peu des conduites humaines.

En 1789, cette illusion se présente sur un mode juridique et politique qui conduit à la volonté de faire table rase de toutes les relations sociales antérieures pour établir « l'egalité », et à la tentative d'absorber toute la création du droit (y compris la protection des droits de l'homme) dans l'activité du pouvoir législatif, fonde sur l'action d'une majorité politique instantanée.
Par la suite, elle se traduira par le conflit violent avec la religion dominante (le catholicisme), par l'établissement original d'un nouveau calendrier et, surtout, par la tentative de remplacer l'absence de consensus et de « vertu » republicaine par la terreur révolutionnaire.
La Révolution soviétique ne croit plus aux « droits de l'homme », et elle tient volontiers l'égalité « formelle » des droits pour une chimère, mais elle est fascinée par la dictature jacobine et par son mépris des formes juridiques. Surtout, elle a pour programme l'etablissement d'un système économique qui repose tout entier sur la substitution à l'ordre spontané du marché de l'ordre construit, et supposé rationnel, du plan. C'est ce projet de rationalisation méthodique de la vie humaine qui explique en grande partie la fascination que l'idée communiste a exercee chez certains héritiers des Lumières. C'est aussi par ce projet qu'elle renoue directement avec ce que Burke redoutait le plus dans la Révolution française : l'abstraction substituée à la vie, le projet d'une rationalisation intégrale et d'une transparence parfaite de l'existence humaine. (La raison moderne, écrit-il dans une superbe formule, cette sorte de raison qui bannit toutes les affections.)

Libéral et conservateur

Burke ne se contente pas d'invoquer les droits de l'Histoire contre ceux de la raison ; il a surtout une conscience aiguë de la continuité qui préside aux changements réussis, pour des raisons qui tiennent à la fois à son libéralisme et à son conservatisme.
Le libéralisme de Burke repose sur trois idées : la jouissance des droits et des libertés est le fruit d'une éducation dont on ne peut pas sauter les étapes ; celle-ci se fait dans le contexte d'un corps politique particulier, et son résultat ne peut pas être un bouleversement complet de la condition humaine (c'est pourcela que les « droits de l'homme » ne seront jamais, dans le meilleur des cas, que les « droits des Anglais » — ou d'un autre peuple particulier).

L'originalite du bolchevisme, y compris par rapport à la pensée de Marx, a été au contraire de prétendre « sauter les étapes » en commençant la « construction du socialisme » dans le plus « arriéré » des pays d'Europe.

Si le libéralisme de Burke nous aide à comprendre la nature de l'illusion communiste, son « conservatisme » peut aussi nous faire mieux sentir la nature des problèmes que pose la modernisation des sociétés humaines, problèmes que nous rencontrons tous les jours.
Burke n'est pas un ennemi du changement ou de la modernite, mais il est sensible à un risque spécifique des sociétés modernes qui est celui d'une coupure entre le passé et le présent, qui pourrait en venir à compromettre l'avenir.

Ce qui explique son goût de la tradition, qui protège les hommes contre le risque d'être réduits à la « nudité de [leur] frissonnante nature ». Là où ses prédécesseurs mettaient l'accent sur l'émergence de la « societé civile » (celle du commerce et de la civilité) après le monde médiéval, Burke insiste sur l'idee que les « moeurs » (manners) héritées du monde aristocratique et chrétien, de la « chevalerie » (chevalry), constituent, pour la liberté moderne, un héritage à préserver. C'est précisément l'erreur des Lumières françaises et de la Révolution, nous dit-il, que de vouloir briser cette continuite, sans voir qu'elles détruisent ainsi les racines mêmes de la liberté.

Il y a là une idée profonde, que l'on retrouve chez des penseurs contemporains comme Joseph Schumpeter et Daniel Bell : la préservation de la société libérale (et de ses gouvernants) passe par une combinaison constante d'innovation et de conservation, par un dosage continuel de ces deux eléments, qui permet seul d'éviter à ces sociétes de ruiner leurs propres fondements.

Vu de la fin du xxe siècle. Burke est bien davantage que le critique de l'illusion révolutionnaire : il est à la fois le penseur de la continuité et celui de l'innovation, le defenseur des acquis de la civilisation libérale et le temoin inquiet de ses dérives possibles.
C'est pourquoi il me semble que nous pouvons nous inspirer de sa pensée pour comprendre certains des problèmes que pose le gouvernement des sociétés contemporaines.

Les conditions d'une vie politique libre

L' « historicisme » de Burke ne repose pas sur la vénération d'un prétendu « sens de l'histoire », mais il s'inscrit dans un courant important des sciences sociales, qui poursuit un but plus limité : analyser comment les hommes peuvent apprendre des règles de conduite, qui leur permettent de répondre à des situations diverses, sans disposer de l'ensemble des informations sur les faits auxquels ils sont confrontés. Burke est à la fois un théoricien de la tradition et un partisan du marché, qui sont tous deux des institutions qui opèrent comme des synthétiseurs d'information. C'est cela qui fait, à ses yeux, la supériorité de la « Constitution anglaise » et du Common Law sur les projets français de Constitution déduite des principes a priori, et de réduction du droit à la législation.

Nous trouvons cette attitude dans le passage sans doute le plus controversé des Réflexions sur la Révolution en France la celèbre défense des préjugés. Le mot français de « préjuge » etant lui-même revêtu, ce qui ne surprendra pas, d'une connotation péjorative. Ce texte éclaire un problème majeur de la politique contemporaine, celui de la façon dont les idées peuvent acquérir aux yeux des acteurs sociaux suffisamment de proximité pour inspirer leur action de tous les jours, et pas seulement pour les enflammer d'un enthousiasme passager.
On retient souvent de Burke la seule idée que les hommes doivent abandonner la raison pour s'abandonner passivement à la «routine» et se soumettre à n'importe quelle autorite pour peu que celle-ci soit ancienne. La pensée de Burke est beaucoup plus subtile; le choix du « préjugé» n'est par irrationnel, car il prend en compte à la fois les limites de l'information individuelle et les conditions d'une mise en oeuvre des règles collectives.

«Many of our men of speculation, instead of exploding general prejudices, employ their sagacity to discover the latent wisdom which prevails in them. If they find what they seek, and they seldom fail, they think it more wise to continue the prejudice, with the reason involved, than to cast away the coast of prejudice, and to leave nothing but the rnaked reason; because prejudice, with its reason, has a motive to give action to that reason, and an affection which will give it permanence (6). »

Nous voyons ici ce qui fait le prix de la réflexion de Burke et ce qui nous sépare de lui. Nous ne pouvons plus penser exactement dans les mêmes termes que Burke parce que nous sommes les héritiers de ce qu'il a combattu, c'est-à-dire de la diffusion en Europe des idées démocratiques et individualistes : ce que Burke percevait comme des principes « abstraits » (l'égalité, le droit des peuples à désigner et à changer les gouvernants, etc.) est devenu à son tour un heritage, que nous présupposons dans nos jugements et dans nos actions.

Mais, précisément, c'est parce que les principes démocratiques sont devenus des « préjugés » et se sont diffusés dans le tissu social que les démocraties peuvent connaître une existence politique possible, qui leur permet d'affronter les défis que le monde moderne leur propose sans cesse. La démocratie ne vit pas seulement du rappel de ses principes, mais, comme tout autre régime, elle a besoin d'institutions (juridiques et éducatives, notamment) qui transforment « la vertu en habitude » (« renders a man's virtue his habit »), qui font du devoir une part de la nature de l'homme » (« a part of [his] nature ») et qui donnent à la « raison » « le motif qui fait sa force agissante et l'attrait qui assure sa permanence » (« an affection which will give it permanence »).

L'homme politique, et le citoyen, ne se contentent pas de recevoir un héritage, et, comme le montre le cas de Burke lui-même, le respect dû au sentiment public (aux « préjugés ») n'interdit pas de critiquer l'injustice (voir l'attitude de Burke à l'égard des abus dont étaient victimes les catholiques irlandais), ni de critiquer les autorités légitimes lorsqu'elles s'entêtent dans des choix erronés (voir les positions de Burke sur la guerre d'Indépendance americaine).

Burke etait à la fois un fervent defenseur de la puissance anglaise et un homme profondément attaché aux solidarités plus étroites sur lesquelles se fondent les « petites patries », parce qu'il savait que le patriotisme le plus large n'a pas besoin de nier la patrie charnelle.
Il y a là matière à refléchir à l'heure de l'Union europeenne, qui ne doit pas faire table rase des identités des peuples qui la composent, mais au contraire les protéger, par un équilibre subtil entre l'Union, les États-nations et les solidarités regionales.

Le patriotisme de Burke s'inscrit en faux contre celui des révolutionnaires, qui ne veulent aimer dans leur patrie que le système politique conforme aux « droits de l'homme » (c'est à peu près ce que le philosophe Jtirgen Habermas appelle le « patriotisme constitutionnel »), mais cela ne l'a jamais empêché de critiquer l'injustice ou d'appeler à des réformes profondes. Burke ne demande pas à ses contemporains de ne rien changer, il a simplement le souci de la durée et c'est en cela qu'il se distingue des révolutionnaires :

With them it is a sufficient motive to destroy an old scheme of things, because it is an old one. As to the new, they are in no sort of fear with regard to the duration of a building run up in haste; because duration is no object to those who think little or nothing has been done before their time, and who place all their hopes in discovery (7). »

On peut considérer que l'attitude de Burke consiste à chercher la conciliation entre des positions que l'intelligence abstraite tend à opposer. La critique est permise contre la patrie ou même contre l'opinion publique, mais elle doit respecter les « préjugés », et même leur reconnaître une certaine autorité contre les prétentions de ceux qui prétendent se fonder sur leur « propre fonds de raison ». L'histoire a une autorité, qui fait que les institutions, ou les constitutions les plus anciennes sont vénérables en elles-mêmes.

C'est précisément parce que l'expérience est un moyen de sélectionner des institutions, ou d'affirmer des droits légitimes que Burke ne recommande pas aux Français de laisser en l'état la monarchie absolue, mais de redonner vie à leurs anciennes libertés. Burke est à la fois historiciste et attaché au droit naturel, contre-révolutionnaire et libéral.

Aux hommes d'État, et spécialement aux parlementaires, il a rappelé que, si leur pouvoir n'était pas soumis aux consignes de leurs électeurs, il devait s'exercer en respectant la constitution sociale de la nation et sous le régime de la responsabilité politique.

Aux citoyens modernes, trop souvent mus par la recherche de leur intérêt individuel immédiat, il a voulu montrer que le « contrat social trouvait sa source dans le « grand contrat primitif de la société éternelle (8) » (« the great primitive contract of eternal society »). Vous ne manquerez pas d'occasions de méditer ou de discuter ce message au cours de ces journées.

De curieux parallèles

Permettez-moi, pour conclure, une dernière réflexion, d'un ton plus libre. De même que je nie suis découvert burkien sans le savoir, de même je mc demande si Burke n'était pas confucéen sans le savoir.

À les lire, il y a de curieux parallèles entre les Réflexions de Burke, et les Analects de Kung Fu Tse, bien que plus de deux mille ans les séparent. L'éloge de la monarchie traditionnelle par Burke fait écho à la référence constante de Kong Fu Tse à l'antique dynastie des Chou. Les « préjugés » en faveur des valeurs de la chevalerie et la noblesse terrienne (the landed interers) sans parler de son éloge inattendu de la Reine Marie-Antoinette, qui en fait une sorte d'Elton John du xvtu` siècle — rappellent le modèle confucéen du « gentilhomme » (c'est le terme même qu'il emploie), et qu'il cite en exemple à imiter.

Ce rapprochement entre les pensées politiques de Burke et de Kung Fu Tse, qui s'appliquent à des sociétés profondément différentes, invite à rechercher le tronc commun de leurs analyses : c'est sans doute l'importance donnée au rôle du temps dans l'organisation des sociétés humaines.
Alors que le maître mot des philosophies des Lumières était « la raison », le maître mot de Kung Fu Tse et de Burke est sans doute « le temps », ou plutôt l'action civilisatrice de la durée.

A la raison suspendue dans le vide, qui incite à faire table rase de tout ce qui précède, Burke oppose l'épaisseur de l'ouvre du temps.
Ce temps que nous découvrons mieux aujourd'hui, infiniment long dans l'espace, prodigieusement réduit dans les techniques de l'informatique, ce temps si souvent dédaigné comme une manière inerte, et qui est peut-être le parchemin sur lequel s'inscrit « ce grand contrat primitif de la société éternelle, qui relie le monde visible au monde invisible », ce monde invisible où gisent désormais la cendre d'Edmund Burke, et la semence de sa pensée.


Notes de bas de page:

  • (1) Philippe Raynaud, Préface aux Réflexions sur la Révolution en France, Hachette, coll. Pluriel, 1989, p. XVI, cité in Conor Cruise O'Brien. The Great Melody. A Thematic Biography of Ecr Burke. Bke. Londres. Sinclair-Stevenson, 1992, p. 596. Le pre- mier ouvrage, avec sa longue et excellente préface, offre aux lecteurs français la meilleure introduction à l'ceuvre de Burke. Le second, qui n'est malheusement pas traduit encore, constitue la meilleure biographie raisonnée de l'homme.
  • (2) Réflexions..., p. 120 de l'édition Penguin (Londres, 1973), préface de Conor Cruise O'Brien. Pour la traduction française, j'utiliserai celle de la collection Pluriel. Voir p. 42 de cette traduction : « Cette politique me paraît être l'effet d'une profonde réflexion, ou plutôt l'heureux effet de cette imitation de la nature qui est une sagesse sans réflexion, et qui se place au-dessus, L'esprit d'innovation est en général le résultat d'un caractère intéressé et de vues bornées. Ceux-là ne se soucieront guère de leur postérité qui jamais ne se reportent à leurs aïeux.
  • (3) Réflexions..., édition anglaise, p. 121-122. Traduction française, p. 44 : « Vous auriez pu, si vous l'aviez voulu, profiter de notre exemple et donner à votre liberté recouvrée la même dignité. Vos anciens privilèges, quoique suspendus, n'étaient pas effacés de la mémoire. Certes votre Constitution, pendant les années où vous en aviez perdu la jouissance, s'était bien dégradée; mais du vieil et noble édifice il vous restait encore de grands pans de murs et les fondations étaient intactes. Vous auriez pu réparer ces murs, et bâtir sur les vieilles fondations. Votre constitution avait été suspendue avant d'avoir été achevée; mais vous disposiez de tous les éléments d'une constitution presque aussi bonne qu'on la pouvait souhaiter. »
  • (4) Charles de Rémusat. « Burke. sa vie et ses écrits »• Revue des deux Inondes, 1853, cité in Philippe Raynaud. op. cit., p. XCVIXCII.
  • (5) François Furet, Le Passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XX` siècle, Laffont-Calmann-Lévy, 1995, p. 174.
  • (6) Réflexions..., édition anglaise. p. 183; traduction française. p. 110: « Beaucoup de nos penseurs, au lieu de mettre au rebut les préjugés communs, emploient toute leur sagacité à découvrir la sagesse cachée qu'ils renferment. S'ils parviennent à leur but. et rarement ils le manquent. ils estiment qu'il vaut mieux garder le préjugé avec ce qu'il contient de raison que de se défaire de l'enveloppe pour ne garder que la raison toute nue: et cela parce qu'un préjugé donne à la raison qu'il contient le motif qui fait sa force agissante et l'attrait qui assure sa permanence. »
  • (7) Réflexions..., p. l84 de l'édition anglaise. Pour la traduction française, p. 111:.11 leur suffit toujours d'un seul motif pour détruire un ordre de choses ancien. c'est son ancienneté même. Quant à ce qui est nouveau, ils n'éprouvent aucune inquiétude au sujet de la durée d'un bâtiment construit à la hâte; parce que la durée n'est d'aucune conséquance pour ceux qui estiment que rien ou presque ne s'est fait avant leur temps, et qui placent toutes leurs espérances dans l'innovation.
  • (8) Réflexions..., édition anglaise, p. 185; traduction française, p. 123.

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