Taux d'intérêts négatifs: Les banques centrales ne peuvent plus s'arrêter, à moins de faire exploser la bulle obligataire

Après le zéro bound, taux d'intérêt zéro, ce qui n'a pas donné les résultats escomptés, nous voici aux taux d'intérêts négatifs!

Marianne Py: Dans votre dernier ouvrage, vous dénoncez à quel point l'inondation monétaire, dont les QE"), sont un échec pour relancer la croissance. Patrick Artus : La liquidité mondiale - monnaie créée par les banques centrales - représente aujourd'hui près de 30% du PIB mondial, contre 6% à la fin des années quatre-vingt-dix. Or cette création monétaire destinée à relancer la croissance a d'autant moins de sens que la crise actuelle n'est pas cyclique, mais due à des problèmes structurels. À savoir : le recul des gains de productivité dans tous les pays de l'OCDE (lié à un mauvais usage des nouvelles technologies, à l'inadéquation entre formation et emploi, à la baisse du poids de l'industrie où la productivité est plus élevée...) et le vieillissement démographique. S'y ajoutent des facteurs spécifiques à certains pays, comme l'appauvrissement de la classe moyenne aux États-Unis et au Japon.

Marianne Py: Une fabrique à volatilité: Incapables de relancer l'économie, les politiques monétaires actuelles sont surtout, selon vous, dangereuses. En quoi?

Patrick Artus : Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, les banques centrales utilisent les bulles sur les prix des actifs comme instrument de leur politique monétaire. D'abord, la bulle des actions Internet, qui a explosé en 2001, puis celle de l'immobilier américain, qui a engendré la crise des subprimes, et aujourd'hui celle de l'obligataire. Plus précisément des obligations sans risque — ou perçues comme telles — à l'image des emprunts d'État américains, allemands et français, des obligations sécurisées, etc. Curieusement, une telle bulle est, dans l'esprit des banquiers centraux, moins dangereuse qu'une bulle immobilière. Or elle l'est tout autant sinon plus ! Car son explosion menace de «tuer» à la fois les emprunteurs et les prêteurs, les États et les banques. Le fait que les grands argentiers aient pris le contrôle des taux d'intérêt à long terme est dangereux car cela crée des distorsions de prix. Beaucoup de capitaux étant en circulation, cette politique génère une énorme volatilité sur les marchés. Ainsi, les pays émergents ont subi en 2013 des sorties massives de capitaux. Ces derniers ont été se placer prioritairement sur les actions, avant de les déserter à partir de l'été 2015. Cette liquidité qui va et vient d'une classe d'actifs à une autre rend les investisseurs frileux à l'égard des actifs risqués, ce qui gêne le financement des entreprises. Et cela crée d'énormes distorsions dans la rémunération des risques, dans un sens comme dans l'autre, avec des écrasements et des ouvertures excessives de primes. Tout le problème vient de ce que les banques centrales ne sont pas conscientes des risques microéconomiques. Après la crise de 2008, elles avaient promis de veiller à la stabilité financière. Mais le décalage est énorme entre le discours officiel et la réalité.

Marianne Py: Les politiques monétaires hyperexpansives n'ont-elles pas aussi produit des bienfaits ?

Patrick Artus : Attention, je ne critique pas ce qu'ont fait les banques centrales en 2009, en se substituant au marché interbancaire lors de l'après-Lehman, ou en 2011-2012 en zone euro, quand les États périphériques ne pouvaient plus se financer. Lors d'une crise de liquidité, le rôle des banques centrales est précisément d'intervenir comme prêteur en dernier
ressort. Mais comment justifier que la Fed n'ait arrêté son QE [ndlr : quantitative easing] que fin 2014 ou que la BCE ait démarré le sien en mars 2015, alors que la liquidité était déjà trop abondante ? C'est comme de donner des antibiotiques à un malade pendant des années ! Une conséquence est que Janet Yellen ne peut aujourd'hui abaisser le taux directeur de la Fed - comme le justifierait le freinage de l'économie américaine - parce que son prédécesseur, Ben Bernanke, a «oublié» de le remonter en 2013 et 2014.

Marianne Py: Le bon vieux modèle des banques centrales de ces dernières décennies ne fonctionne plus, dites-vous, parce que l'inflation a disparu. Pourquoi n'y a-t-il plus d'inflation ? Et comment adapter la politique monétaire ?

Patrick Artus : La disparition de l'inflation, qui n'a jamais été aussi faible dans le monde depuis plus de cinquante ans, est essentiellement due au fonctionnement du marché du travail. L'émergence d'une forme d'emploi totalement flexibilisé a fait perdre beaucoup de pouvoir de négociation aux salariés, comme aux États-Unis où les rémunérations stagnent malgré un chômage bas. Les banques centrales doivent s'adapter en renonçant à leur totem d'une inflation à 2%. Un nouvel objectif pourrait être la croissance économique ou le prix des actifs, avec un mandat élargi à la stabilité microprudentielle, qui autoriserait des interventions en cas de situations extrêmes sur les primes de risque, etc.

Marianne Py: Faut-il mettre fin à l'indépendance des banques centrales ?

Patrick Artus : Il n'est jamais bon d'avoir une institution sans contre-pouvoir. Il est vrai que, aux États-Unis, le Congrès peut démettre le président de la Fed. Mais personne ne peut empêcher celui de la BCE de faire de grosses bêtises jusqu'à la fin de son mandat (huit ans) ! Par ailleurs, au plan théorique, l'indépendance de la banque centrale repose sur le monétarisme, stipulant que, à moyen terme, la politique monétaire n'a d'effet que sur l'inflation et non sur l'économie réelle, et n'a donc pas besoin d'être coordonnée. Or c'est faux, on le voit bien aujourd'hui. Au-delà, la fin de cette indépendance pose aussi des problèmes. Il faut notamment veiller à ce que tes gouvernements ne puissent pas faire n'importe quoi, comme de monétiser la dette publique.

Marianne Py: On voit bien que les banques centrales appréhendent la sortie de mesures non conventionnelles. Ces dernières sont-elles irréversibles ?

Patrick Artus : Je le crains. Sortir véritablement de ces politiques - et non pas simplement arrêter d'acheter des titres comme le fait Fed - c'est provoquer l'explosion de la bulle obligataire. Ou alors il faudrait une sortie extrêmement progressive durant une période de grande tranquillité économique. Il n'est pas sûr qu'une telle période existe, alors qu'il faudrait dix à vingt ans, par exemple, pour ramener le bilan de la Fed (4000 milliards de dollars) à un niveau raisonnable...

Marianne Py: Vers une expansion sans fin ? Après tout, la bulle obligataire qui existe depuis des années au Japon n'a jamais éclaté...

Patrick Artus : Oui, car une banque centrale peut toujours empêcher une telle bulle d'exploser en rachetant toutes les obligations possibles. À l'inverse, elle ne peut maîtriser une bulle immobilière, à moins de racheter des appartements... Mais attention, il ne faut pas que l'économie soit frappée par un choc inflationniste non anticipé. Lequel pourrait venir aujourd'hui de la sphère non économique : une élection de Bernie Sanders à la présidence américaine, débouchant sur une hausse du salaire minimum de 60%, ou un conflit entre l'Arabie saoudite et l'Iran, qui ferait flamber le pétrole... In fine, on a le choix entre Charybde et Scylla : d'un côté une augmentation sans fin du bilan des banques centrales jusqu'à perte totale de la confiance en la monnaie, de l'autre un choc inflationniste inattendu qui appellerait une réaction monétaire provoquant l'explosion de la bulle obligataire.

Marianne Py: L'épicentre de la prochaine crise financière ne peut-il pas venir d'ailleurs ?

Patrick Artus : Non, car c'est sur les obligations supposées sans risque que les liquidités ont été se placer. Les autres bulles sont plus locales, comme l'immobilier au Royaume-Uni. Enfin, je ne vois pas de bulle sur les actions, dont les PER [ndlr : ratio cours sur bénéfice] sont aujourd'hui en ligne avec leur moyenne historique.

Propos recueillis par Marianne Py Le revenu.

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Mis en ligne le 01/08/2014 pratclif.com