Portrait: Guy Dollé, président de la direction générale d'Arcelor
Martine Orange le Monde

Expert en acier, plutôt discret, Guy Dollé s'est mué peu à peu en grand patron adepte du franc-parler. Il mène avec détermination son plus grand combat : sauver Arcelor de la menace Mittal.

Il a failli décliner l'invitation. En pleine bagarre contre Mittal, n'était-ce pas du temps perdu d'aller à Chicago pour rencontrer ses pairs réunis pour le SBB Steel Market ? Puis il s'est ravisé. Pourquoi ne pas profiter aussi de cette tribune qu'on lui proposait ? Ce 7 mars, dans la salle, l'assistance s'attendait sans doute à ce que Guy Dollé parle de l'inattendu printemps qui euphorise la sidérurgie depuis trois ans. Mais, à peine installé devant le pupitre, il reprend le combat engagé depuis des semaines : la défense d'Arcelor. « Consolider n'est pas juxtaposer. Il ne suffit pas d'additionner les sites, les tonnes, pour faire un groupe mondial », martèle-t-il. Méthodiquement, il défait un par un les arguments conçus par le groupe indien pour convaincre des financiers pressés et ignorants du monde de l'acier. Le discours porte devant cet auditoire expert, qui sait, pour négocier chaque jour des brames ou des coils dans le monde entier, que les tonnes d'acier ne se valent pas toutes. A la fin, il se rassoit, rasséréné. Il a convaincu.

Un temps déboussolé

Son entourage lui-même n'avait pas anticipé un tel changement. Jusqu'alors, le président de la direction générale d'Arcelor n'avait jamais montré beaucoup d'attirance pour les discours en public, les grandes manifestations. A en croire ses proches, les premiers rounds contre Mittal furent même un supplice. Sonné par l'attaque, l'ancien ingénieur était gauche, malhabile, déphasé face à un patron indien sûr de lui et jouant la carte de la séduction. « Quand je pense que l'on m'a traité de xénophobe, de lepéniste », s'indigne-t-il, encore blessé par l'insulte. « Pendant quelques jours, il a eu l'impression de vivre dans un monde de fous, témoigne Philippe Bideau, directeur associé de McKinsey, fidèle conseiller depuis dix-sept ans. Ses arguments rationnels ne portaient pas. On ne parlait que d'empire, de milliards, de fastes. Puis, peu à peu, les choses sont rentrées dans l'ordre. Il a commencé à rencontrer des investisseurs. Il a retrouvé son univers, celui des chiffres. Il a repris confiance parce qu'il a le sentiment de pouvoir expliquer sa vérité. »

Homme de l'ombre

Depuis, Guy Dollé avance, sans rien négliger. Un jour à New York, le lendemain à Boston, après avoir été à Londres ou à Francfort, il sillonne la terre entière, prêt à rencontrer les investisseurs, les petits actionnaires, les journalistes. Avec un seul but : les persuader de ne pas céder aux sirènes de la séduction, d'accompagner Arcelor, si jeune encore - 4 ans à peine -, dans son aventure. En quelques semaines, son discours s'est rodé. Face aux représentants des fonds, il aligne inlassablement les plans, les projets industriels sur tous les continents, les prévisions de résultat. Il a le sentiment d'être écouté attentivement par des financiers qui découvrent souvent tout de ce secteur longtemps abandonné aux Etats. A 64 ans, lui qui avait pris le rôle de général en chef par nécessité se jette désormais avec fièvre dans cette mission.
Personne n'aurait osé le parier. Par tempérament, par conformation intellectuelle, Guy Dollé est un homme de l'ombre. Il n'aime rien tant que les calculs, la réflexion, le silence. Ses collaborateurs souffrent souvent d'avoir à décrypter les propos de ce président qui pense plus vite que son ombre mais ne parle qu'à demi-mot. Déformation professionnelle, selon certains. Malgré toutes ces années passées dans l'industrie, cet ancien ingénieur reste marqué par ses premiers pas dans la recherche. Seize ans passés à l'Institut de recherche de la sidérurgie (Irsid). Pour ce Messin aimant les maths et les modélisations intellectuelles, c'était la voie naturelle à sa sortie de Polytechnique en 1966. Pendant cette période, il travaille aux sources des grandes révolutions technologiques de la sidérurgie moderne : la coulée continue, le laminage à grande vitesse, les tôles minces. Aujourd'hui encore, il étonne ses pairs. Il sait tout de l'acier, de sa transformation et de sa fusion, il connaît les meilleures installations techniques dans le monde. « Il est beaucoup plus sidérurgiste que moi », reconnaît sans honte Francis Mer, l'ancien président d'Arcelor. Fasciné par ce monde de fer et de feu, Guy Dollé n'a jamais voulu le quitter. « A un moment, j'ai failli partir pour aller travailler dans l'informatique. J'ai bien fait de ne pas le faire. Le monde industriel m'aurait manqué », raconte-t-il.
L'industrie, il la découvre vraiment à 39 ans lorsque, en 1980, Usinor lui propose de prendre la direction de la modernisation et de l'automatisation de l'usine de Dunkerque. Le temps des travaux pratiques vient. Il faut convaincre des salariés déjà traumatisés par des milliers de suppressions d'emplois des bienfaits de la technique et de la modernité. Premier apprentissage du dialogue social où il se forge une méthode : dire ce qu'il doit advenir, si douloureux que soient les faits. « C'est un homme de conviction. Dur parfois mais d'une grande honnêteté intellectuelle. Il n'a jamais trahi sa parole », explique Jacques Laplanche, secrétaire général CGT du comité d'entreprise. Les syndicalistes se sont opposés à lui des dizaines de fois, tous cependant apprécient cette attitude de respect, qu'il n'a jamais abandonnée. En 2003, encore, contre l'avis de l'état-major d'Arcelor, il a annoncé le nouveau plan industriel du groupe qui prévoit la fermeture des hauts-fourneaux continentaux vers 2012. Personne à la direction du groupe ne voyait la nécessité de parler si tôt de cette nouvelle restructuration. « Puisqu'on le sait, on doit le dire. Pour que tout le monde se prépare et que nous puissions étudier les reconversions », a-t-il défendu. Pour la grande majorité des salariés du groupe, c'est à cette date que Guy Dollé est vraiment pour eux devenu le patron. Parce qu'il avait eu le courage de leur dire la vérité.

Roi de la restructuration

Après Dunkerque, retour en Lorraine. La mission est la même : transformer les usines du groupe. Guy Dollé y découvre Sollac, la filiale d'acier plat, la plus ambitieuse, la plus innovatrice société d'acier en Europe, et son charismatique président Edmond Pachura. Les deux hommes sont comme la terre et le feu. Pourtant, ils s'entendent. « Il m'a appris que, lorsqu'on y croit, tout est possible. » Pachura, Dollé, d'autres encore forment le socle sur lequel s'appuiera Francis Mer quand il prend la direction de la sidérurgie française, alors en pleine faillite. Le nouveau président a mission de fermer les aciéries en douceur, eux décident de les sauver.
A côté de Mer le visionnaire, de Pachura le créatif, Dollé, lui, est l'homme des usines, celui qui restructure. Aciers plats, aciers longs, Inox, fils : toutes les branches lui sont confiées tour à tour. Il y a des succès : la mise en commun des aciers plats avec le luxembourgeois Arbed pour mettre fin à une guerre commerciale suicidaire. Il y a des échecs : la faillite de l'usine de Saarstahl, où le double jeu du Land de Sarre le désarçonne. Il réalise alors que la rationalité industrielle n'est pas tout, qu'il y a aussi des dimensions politiques.

Grand patron atypique

Après la longue période sur le terrain vient la période du siège. Francis Mer, qui suit de près toute sa carrière, l'appelle à son côté. Il suit le rachat et la réorganisation du belge Cockerill. Puis, très vite, se voit confier une mission d'importance : examiner si une fusion avec Arbed a du sens. Pendant des mois, Luxembourgeois, Français, Belges, puis Espagnols examineront les possibilités d'un rapprochement, discuteront de réorganisation industrielle, de métiers, d'hommes. « Aux antipodes d'une conversation de salon de quelques minutes, à l'apéritif », lance Guy Dollé, encore choqué par les propos de Lakshmi Mittal assurant lui avoir parlé de mariage. De ces mois de conversation naît la grande restructuration de la sidérurgie européenne. Au dernier moment, un obstacle surgit : la répartition des pouvoirs. Francis Mer accepte de s'effacer. « Je n'ai jamais oublié qu'il a renoncé au pouvoir pour rendre possible la création du premier groupe d'acier européen », se souvient Guy Dollé. Le retrait aussi du directeur général d'Arbed l'amène, contre toute attente, à la direction opérationnelle du groupe. Les Luxembourgeois le choisissent parce qu'il est le moins parisien, le moins politique des Français, le plus industriel aussi. Lui qui se demandait s'il n'allait pas prendre sa retraite. Il accepte. Par devoir. Puis découvre les plaisirs de la fonction.
Lors de la fête de la promotion 2003 de l'X, les élèves rappelleront en riant quel drôle de grand patron ils se sont choisi comme parrain. Un président qui prend Malo-les-Bains, à côté de Dunkerque, comme lieu de villégiature, quand tout le Cac 40 s'installe à Ramatuelle ou à Saint-Tropez. Car si Guy Dollé aime le pouvoir, il n'en recherche guère les attributs. Il reste le patron le moins bien payé du Cac 40, sans golden parachute ni retraite chapeau. Les dérives salariales de certains PDG le choquent, reconnaît-il en privé. La vie, pour lui, ce sont les retrouvailles avec les amis, un excellent dîner le samedi soir dans un restaurant de province, les tournois de bridge avec de fidèles partenaires, des vacances en Toscane. S'il s'est mis un peu au golf, ce sportif acharné préfère, malgré tout, la course à pied et le football. Il a abandonné le jeu, mais défend toujours l'équipe de Metz, par fidélité à l'époque où son père, artisan de vitraux d'art, l'avait emmené, à 6 ou 7 ans, voir son premier match.

Dirigeant isolé
Après une période de travail acharné, Guy Dollé avait recommencé à assister à certaines rencontres. Après des années de restructurations, il avait le sentiment de toucher au but. Le grand groupe d'acier européen, pour lequel les gouvernements successifs ont investi plus de 30 milliards d'euros, est désormais sur de bonnes voies. Porté par une conjoncture en or, que le dirigeant n'avait jamais connue de sa carrière, Arcelor est, de l'avis de tous, un succès. Même si certains reproches pointent parfois. Beaucoup lui en veulent de ne pas avoir su mieux défendre les anciennes équipes d'Usinor. Tous les anciens dirigeants sont partis. Pas un Français ne figure dans les organes de direction. Les observateurs pensent que, pas assez politique, trop seul - l'homme n'a jamais cultivé les relations d'équipes -, il n'a pas su résister à la puissance très organisée des Luxembourgeois. Guy Dollé objecte, parle de compétence. « Il est mille fois plus exigeant pour ceux qu'il connaît bien que pour les autres », soupire Jean-Claude Georges-François, ancien DRH d'Usinor. Le principal reproche émis est de ne pas avoir su préserver le groupe, en dépit de nombreux avertissements. « C'est comme la mort. On sait que cela existe. Mais jamais pour soi », explique-t-il. D'autres avancent que, là encore, il ne serait pas parvenu à se faire entendre d'un conseil trop fermé, qui imaginait avoir le temps pour lui. Mittal a rappelé tout le monde à la réalité. Brusquement, Guy Dollé a vu ses projets s'effondrer. Brésil, Canada, Russie, Chine... Il avait tout en tête pour construire le groupe le plus performant du monde.
Aujourd'hui, tout est menacé. L'ingénieur fait face au financier. Ce dernier combat, Guy Dollé ne le livre pas par devoir mais par passion. Parce qu'il ne veut pas croire que tous ces efforts collectifs menés depuis trente ans, ces acceptations douloureuses de changement, ces promesses d'avenir se résument seulement au prix d'une action.


Industriel accompli
Octobre 1942
Naissance dans l'Oise.
1966 Après Polytechnique, devient chercheur à l'Irsid, à Metz.
1980 Directeur technique du site Usinor de Dunkerque.
1987 Directeur industriel de Sollac.
1993 PDG d'Unimétal.
1997 Directeur de la branche inox d'Usinor-Sacilor.
1999 Directeur général d'Usinor.
2002 Président de la direction générale d'Arcelor.

Il aime
L'acier.
L'industrie.
Les tournois de bridge.
Malo-les-Bains.

Il n'aime pas
Les m'as-tu-vu.
Les engagements non tenus.
Les approximations.
Voir perdre le club de football de Metz.


Guy Dollé, un homme de terrains
1. Dans son bureau, à l'occasion de l'annonce de sa nomination à la tête d'Arcelor, le 15 juin 2001. Guy Dollé est un passionné de football et un fervent supporteur du FC Metz, qu'il va voir jouer régulièrement.

2. Au Luxembourg, lors de la présentation des résultats 2005, le 16 février 2006. L'ancien chercheur, qui a appris l'art du discours, cherche désormais à protéger Arcelor de l'appétit de l'indien Mittal.

3. Dans l'usine Carinox en Belgique, le 23 février. Guy Dollet sait tout de l'acier et de sa transformation. Il connaît les meilleures installations techniques dans le monde.


Ce qu'ils disent de lui
Francis Mer , ancien président d'Arcelor : « C'est un homme de devoir. Il se dévoue totalement à sa tâche. Arcelor lui doit énormément. C'est lui qui a fait une grande partie de son succès. »

Jacques Laplanche
, secrétaire du comité d'entreprise (CGT) : « C'est un homme qui dit les choses, y compris quand elles ne sont pas faciles. Il a vraiment l'ambition de faire d'Arcelor un groupe mondial, même si cela se fait au détriment de l'Europe de l'Ouest. »

Joseph Kinsch
, président du conseil d'administration d'Arcelor : « Guy Dollé est très intelligent. Il a des convictions très fortes. Il sait les dire directement ,mais il est en même temps à l'écoute. C'est un homme en qui on peut avoir une très grande confiance. »

Henri Lachmann
, PDG de Schneider : « C'est un Lorrain. Un dirigeant solide, droit. J'irais sans problème à la chasse avec lui en Afrique. »

Philippe Bideau
, directeur associé chez McKinsey : « Ce n'est pas du tout un politique. Il aime les chiffres, les usines. Personne ne connaît aussi bien que lui les installations sidérurgiques dans le monde entier. Ce n'est que récemment qu'il a pris plaisir à la présidence. »

Martine Orange le Monde

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Mis à jour le 26/10/2011