L'évacuation des métiers à dentelles


L'usine de dentelles du père à Robert Detant a été détruite.

Chaque jour, un extrait du livre "Une jeunesse tourmentée par deux guerres" de Robert Detant permet de raconter la jeunesse de l'auteur et la vie à Calais durant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, l'auteur nous raconte le déménagement des usines de dentellerie de Calais vers Caudry.

Étant donné, durant les années quarante, de la mauvaise situation géographie de la ville de Calais, distante de vingt-huit kilomètres de l'Angleterre et des nombreuses fortifications côtières, cette dernière subit une quantité de bombardements très supérieure aux autres villes. L'importance de l'effectif militaire, les rampes de lancement des bombes volantes d'Éperlecques, les installations portuaires et autres raisons d'ordre militaire, apportèrent à cette valeureuse cité une existence particulière.

Au fur et à mesure des raids, l'administration s'aperçut très vite que les grands bâtiments et par conséquent les nombreuses usines de dentelles calaisiennes subissaient particulièrement ces bombardements néfastes des Forces Alliées. L'administration responsable de Calais, capitale mondiale de la Dentelle de Leavers, ne pouvait en ces circonstances, rester sans solution et demeurer inactive devant l'anéantissement de son industrie originale faisant partie du patrimoine national. Des réunions eurent lieu à la C.S.F.D. afin d'envisager le déménagement vers Caudry, autre ville dentellière, d'un certain nombre de métiers Leavers. Les possibilités de transport étaient évidemment très restreintes. Chaque fabricant volontaire à cette expropriation s'était inscrit sur une liste d'attente avec l'espoir d'une suite favorable.

Mon père qui s'était porté demandeur à cette décision, obtint à son tour une possibilité de déménagement pour deux machines. Un métier à dentelles pesant environ quinze tonnes et plus, selon les modèles, le comité de la C.S.F.D. se mit à la recherche dans le département des transporteurs possédant des véhicules de charge utile de vingt tonnes minimum.

C'est ainsi qu'un beau matin de l'année quarante-trois, un chauffeur de l'entreprise Derchef de Béthune se présenta avec son poids lourd devant le numéro vingt-huit de la rue du onze Novembre où se situait le siège de la S.A.R.L. D.D. Cie. La semaine précédente, avec de grandes précautions, le métier avait été mis en pièces détachées et de nombreuses caisses en bois jonchaient le sol de l'atelier.

Le camion sauveur était un antique Renault de 1932 et comportait en plus de son essieu avant, deux ponts arrière supportant huit roues. Faute de difficultés d'approvisionnement, la moitié de ses pneus était pratiquement lisse et comportait de mauvais rechapages. Son long capot brimbalant abritait un gros diesel fort bruyant qui laissait échapper des grosses fumées bleues malodorantes. Son chauffeur, répondant au nom d'Alfred, était un petit homme nerveux de taille au-dessous de la moyenne. Par ce fait, ce dernier faisait paraître encore plus énorme l'engin usé qu'il dirigeait.

Le chargement débuta tôt le matin et vers le milieu de l'après-midi, la décision du départ fut prise par le petit conducteur qui faisait preuve d'initiative et d'habilité. Mon père désira accompagner ce matériel afin d'en vérifier la bonne arrivée et le déchargement de son précieux contenu. Les membres de la famille furent également invités à cette expédition peu commune. L'accompagnement de cette machine ressemblait à l'assistance du trajet d'un malade que l'on conduit à l'hôpital. Ce gros porteur, chargé d'une masse importante de ferraille démontée était également lui même un tas de ferraille oscillant.

Durant le trajet mouvementé, chacun se demanda si cette masse mouvante n'allait pas se disloquer en cours de route. La vitesse de cinquante kilomètres à l'heure ne fut, par conséquent, jamais atteinte. Mes parents, ma soeur et moi avions pris place sur la très longue banquette avant du camion vétéran. Cette banquette en moleskine et très mal rembourrée, nous massacra le postérieur pendant une distance de plus de cent cinquante kilomètres. À mi-parcours, le chauffeur dégourdi avait prévu une halte au Moulin d'Alquines, afin d'effectuer un chargement supplémentaire d'une tonne de farine, près de la coopérative paysanne.

La nuit étant tombée, il fut décidé de reprendre la route le lendemain au lever du jour. Le minotier avait mis à notre disposition des chaises longues en bois inconfortables, ainsi que deux vieux divans affaissés, dont la mise aux encombrants aurait été plus souhaitable. La poursuite de l'expédition s'annonça, alors que le jour était à peine levé. Le petit groupe de voyageurs mal reposé, apprécia également la froideur nocturne et l'humidité campagnarde.

L'assemblée affaiblie, en guise de réconfort, reçut un café bien chaud par l'aimable agriculteur.

Le gros diesel se mit à nouveau à gémir et le voyage s'effectua, en priant avec ferveur pour ne pas rencontrer l'aviation anglaise qui s'était spécialisée aux mitraillages des routes, des voies de communication, des réseaux ferroviaires.

Notre arrivée dans la ville de Caudry fut d'un grand soulagement et comparable à une performance mécanique, digne des compétitions d'endurance automobiles.

Un métier à dentelles Leavers était provisoirement sauvé du désastre calaisien permanent. Il ne restait plus maintenant qu'à songer aux autres difficultés de notre retour aléatoire.


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Mis en ligne le 27/01/2013