Jean Marie Pelt et Eric Gilles Séralini "après nous le déluge?"
notes de lecture

Il est urgent que la société civile puisse débattre du contrôle et de la transparence de la science, de ses objectifs et de son utilisation. À cette fin, un botaniste et un biologiste moléculaire unissent leurs voix pour partager leurs inquiétudes sur l’état de la Terre et leurs interrogations sur le rôle de la science tant dans le bilan des atteintes à la biodiversité, dans l’épuisement des ressources naturelles, que dans les voies proposées pour remédier à ces désastres.

Extraits du prologue

Nous sommes peu nombreux, quelques voix dispersées sur tous les continents, à dénoncer le massacre du vivant. Il est grand temps que le cercle s'élargisse. L'urgence nous dicte aujourd'hui de vous livrer notre expérience concrète de scientifiques pour que vous puissiez juger de la situation : votre situation d'êtres humains bientôt incapables de léguer à leur descendance une planète en bonne santé. Votre état de femmes et d'hommes en chute de fertilité, avec des altérations génétiques croissantes, votre état de cancéreux en puissance. Mais aussi votre statut de citoyennes et citoyens désireux d'agir sur leur vie. Une simple vie humaine. Immensément belle en ce qu'elle est l'extraordinaire et intelligente manifestation des réseaux d'espèces et d'individus qui, de la bactérie au lichen, de l'insecte au mammifère, contribuent en permanence à l'émergence et à l'évolution de la vie. Une fabuleuse distribution où chaque être vivant doit sa place au rôle qu'il joue par rapport aux autres. Et à une complexité de fonctions jusqu'au coeur de la cellule. Mais une vie rare, fragile, agressée par les pollutions chimiques, génétiques, et par la disparition accélérée de milliers d'espèces. Une existence essentiellement menacée par nos modes de vie. Par notre usage du monde.

Nos sociétés, nos économies se sont développées sur l'axiome d'une terre inépuisable, corvéable à merci. Dans cet esprit, l'impact de nos activités a toujours été évalué à la marge et a compté pour négligeable. La Terre en avait vu d'autres... Et la logique des systèmes en place conduit à « résoudre » le problème immédiat sans en chercher la cause initiale.

Certains nourrissent encore l'espoir, la croyance que la science trouvera bien, un jour, une solution. Seulement, il ne s'agit plus de problèmes d'hygiène ou de microbes, que la science est parvenue, grosso modo, à juguler, du moins dans les pays riches. Nous devons affronter une transformation radicale des milieux qui hypothèque le retour à un état sanitaire satisfaisant. Nous touchons aux rivages de l'irréversible.
Il a fallu la menace que font peser sur l'économie les cyclones, la sécheresse, les inondations et la fonte des glaciers pour que la classe politique mondiale commence à se saisir du dérèglement climatique et de la pollution atmosphérique. Mais les climatologues avaient réagi, constaté, interpellé. Par contre, alors que l'air, l'eau, la terre se polluent toujours davantage, que notre environnement chargé d'innombrables molécules suspectes devient de plus en plus pathogène, nous déplorons l'absence d'unanimité des biologistes, les scientifiques les plus près de la vie, pour alerter leurs concitoyens sur les dangers encourus.

C'est pourquoi nous unissons aujourd'hui nos voix pour partager avec le plus grand nombre notre inquiétude sur l'état de la terre et nos interrogations sur le rôle de la science tant dans le bilan des atteintes à la biodiversité (pollutions chimiques et génétiques), dans l'épuisement des ressources naturelles (eau douce, pétrole, gaz, forêts, sols arables), que dans les voies proposées pour remédier à ces désastres.
De la science, nous avons des approches et pratiques complémentaires, de la très visible observation des plantes à l'invisible vie des cellules et des gènes. Le botaniste qu'est Jean-Marie Pelt a exploré l'Afghanistan, une partie de l'Afrique occidentale et sa Lorraine natale avant de créer l'Institut européen d'écologie à Metz. En son laboratoire universitaire de Caen, Gilles-Éric Séralini, le biologiste moléculaire, traque le rôle des pesticides dans les cancers humains et les problèmes de reproduction, après avoir affûté ses outils aux États-Unis et au Canada.

En fait, nous nous complétons. Nous formons à nous deux un scientifique tel que nous aimerions qu'il soit : relié aux autres questionnements scientifiques que le sien. Capable de faire ce va-et-vient nécessaire du détail à la globalité et de la globalité au détail.

Aujourd'hui, dans nos universités et nos laboratoires de recherches, nous sommes trop rarement capables de rapporter le détail à la globalité, de lire les complémentarités à l'intérieur du biotope terrestre, car nous n'avons plus, ou presque plus, les botanistes, les physiologistes, les embryologistes, les zoologistes, tous ces grands explorateurs du vivant qui asseyaient leur savoir sur leurs capacités d'observation et de description — ces qualités aujourd'hui méprisées car elles n'ont de valeur que dans le temps, alors que nous vivons dans l'instant.

Pourtant, comment connaîtrait-on la disparition des espèces sans les inventaires des xvIIe et xvIIIe siècles, sans les herbiers, sans les collections des muséums ? Comment connaître la richesse d'un biotope sans la précision des relevés des voyages scientifiques ? La science est devenue pressée. Elle vit dans l'urgence et le résultat immédiat. Elle n'investit plus sur le long terme,elle finance des projets de recherche dont on définit à l'avance ce qu'il faut qu'ils trouvent. Pas question de s'embarrasser avec des considérations générales. On préfère ignorer la cohérence du monde.
Depuis environ quatre décennies les biologistes ne jurent plus que par l'infiniment petit. Oublié l'homme qui se tient au sommet des cellules assemblées, effacé le paysage dans lequel il se meut, ignorée la planète sur laquelle il niche avec plantes et animaux. Au-delà du strict sujet d'étude, le monde est gommé. Il n'est plus étudié, ou presque, qu'à travers le prisme des gènes et des micro- ou nanoparticules. Certains scientifiques continuent d'y projeter leurs fantasmes de simplicité, du genre un gène = une protéine = une fonction. Ne leur vient-il pas à l'esprit que l'infiniment petit, à l'instar du grand, fonctionne en système ? Le monde entier n'est qu'interactions et interdépendances mais, aspirés par le tunnel de l'infiniment minuscule, ces chercheurs ne voient trop souvent que ce qui est au bout de leur lorgnette, fût-elle électronique. Devenus ce que nous appelons des scientifiques réductionnistes, ils s'enfoncent dans une parcelle infinitésimale de la réalité atteinte grâce à la technique, mais aussi isolée du reste — cellule, organe, corps, biotope, monde — par un mur technique. Microscopes et ordinateurs n'ont ni rétroviseur ni zoom arrière. La science et sa technologie de pointe, portée par la biologie, ressemblent à ces animaux de trait tout à leur labeur immédiat. Atomisée en ses objets de recherche, la pratique scientifique a rompu avec une vision cohérente du monde, s'est trouvée entraînée, et l'humanité avec, dans un divorce avec la nature... et un mariage avec l'économie de marché.

N'est-ce pas intenter un procès déplacé que de vouloir instruire un tel dossier, que de conférer à la science un tel pouvoir et une telle responsabilité ? Depuis les Lumières, elle est l'outil central de l'évolution de notre société. Elle a, par ses innombrables découvertes, bouleversé les modes de vie et d'organisation de la société. Elle a changé les conceptions de notre place dans l'Univers au point de devenir, au XXe siècle, une référence morale supplantant celle de la religion. Pour s'en convaincre, il n'est que de voir le nombre de scientifiques à la tête des comités d'éthique, ou les décisions de justice tranchant en faveur de tel ou tel acharnement thérapeutique. La science et les systèmes technologiques qui en découlent ont pris les commandes de nos vies.

Nous considérons que la science n'est ni bonne ni mauvaise, mais nous voulons juger l'arbre à ses fruits. Nous comptons parmi les partisans du bilan de la science et de ses applications plutôt que de ceux qui perpétuent les incantations sur ses bienfaits et les inéluctables progrès qu'elle engendre. Sur un plateau de la balance, une augmentationconsidérable de l'espérance de vie occidentale, un niveau de vie confortable, atteint au xxe siècle par un quart de la population mondiale concentré dans l'hémisphère Nord, mais si peu pour les autres. Sur l'autre plateau, un état de la dégradation du monde – pollution, épuisement des ressources, dérèglements climatiques – unique dans l'histoire de l'homme, dans l'histoire de la vie, dans l'histoire de la Terre. Ce mode de vie, dont nous sommes si fiers, nous l'exportons, via la globalisation économique, avec la vision du monde qui lui est consubstantielle : se libérer des entraves naturelles, s'affranchir de l'environnement, accroître sans limites la consommation. En d'autres termes, raccourcir la distance qui nous sépare du point d'irréversibilité des dommages écologiques et humains.

Nous voudrions amorcer ici une critique de la pratique scientifique lorsqu'elle s'érige en nouvelle religion. Lorsqu'elle épaule les pouvoirs politiques et économiques. A quelle autorité morale se réfère un président de la République, un premier ministre, et tout le personnel politique, pour savoir si les 0GM sont bons ou pas ? si le clonage est profitable ou pas ? l'énergie nucléaire durable ou pas ? si l'étendue de la pollution mérite une loi sur l'air, celle des nappes phréatiques une loi sur l'eau ou pas ? La Science! La Science en son institution.
Aujourd'hui, nous vous livrons nos éléments d'analyse avec trois buts : souligner l'avancée des connaissances sur la biodiversité et les effets des pollutions ; réapprendre à penser et à vivre hors du dogme technoscientifique ; et que la société civile puisse débattre du contrôle et de la transparence de la science, de ses objectifs et de son utilisation. Pour marquer notre engagement envers la société, nous proposons aussi un serment éthique à l'usage des chercheurs en sciences de la vie.

Rareté cosmique, rareté géographique, mais aussi rareté temporelle de la vie pour en arriver à la civilisation humaine... L'homme a colonisé beaucoup de milieux différents, mais des endroits habitables. Si nous faisons un tant soit peu varier nos conditions climatiques ou géothermiques, la donne humaine change. Et si nous n'y prenons garde, nous perdrons la richesse et la beauté des conditions exceptionnelles qui sont celles de la vie terrestre.

Suite: extraits du chapitre "La vie ne va pas de soi".


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Mis en ligne 11:10 14/03/2010 par Pierre Ratcliffe. Contact: Portail: http://pratclif.com  paysdeFayence: http://paysdefayence.blogspot.com   mon blog: http://pierreratcliffe.blogspot.com