Le darwinisme en héritage

Spectacle du monde janvier 2009 Jean-François Gautier

L'Héritage darwinien comprend, très naturellement, plusieurs branches évolutives, dont les principales sont le darwinisme social et le darwinisme génétique. La première branche est contemporaine de Darwin. Elle naît avec le penseur et ingénieur britannique Herbert Spencer (1823-1903), qui publie en janvier 1862 ses Premiers principes de philosophie. Spencer considère les sociétés humaines premières comme des organismes homogènes mais peu cohérents, évoluant vers des états plus cohérents mais hétérogènes, dans lesquels une concurrence généralisée élimine les moins qualifiés. Ce "struggle for life", ou "lutte pour la vie"», prend chez Spencer des allures de loi générale apte à décrire l'histoire et l'actualité des conflits, à l'intérieur des sociétés humaines et entre elles. Les idées de Spencer sont soutenues et amplifiées par un cousin de Darwin, Francis Galton (1822-1911). Constatant que dans les sociétés modernes la protection charitable des faibles contredit la sélection naturelle, il propose de favoriser une sélection artificielle des meilleurs (Hereditary Genius, 1869). Cet eugénisme sera développé par son élève Karl Pearson (1857-1936) et ses techniques de biométrie. Il ne s'agit pas là de débats secondaires dans la sociétébritannique victorienne, industrielle et coloniale, mais bien de discussions publiques trouvant application dans les clubs d'influence, très fermés, dans les grandes écoles élitistes (Gresham's, Harrow, Eton), et dans les principes de gestion de l'empire, tant en Inde qu'en Afrique, avec ses hiérarchies qualitatives de populations. A quoi s'ajoute le développement d'une psychiatrie clinique décrivant des faiblesses d'esprit héréditaires, dangereuses pour le patrimoine d'une société, et dont la littérature criminelle anglaise fait ses choux gras, avec succès.

D'origine britannique, ce darwinisme social anglais va essaimer en Allemagne avec Ernst Haeckel (1834-1919), où il servira le "combat civilisationnel" (Kulturkampf) initié par Bismarck, et en France avec Georges Vacher de Lapouge (1854-1936). Un récent exégète français de Darwin, Patrick Tort, a montré combien la politique eugéniste était contraire aux voeux de Darwin, exposés dans la Filiation humaine (1871). Voir ici dossier sur l'eugénisme. Reste que les derniers tenants de cette attitude, les entomologistes nord-américain Edward Wilson et britannique Richard Dawkins, initiateurs du courant dit "sociobiologique", se réclament d'un darwinisme strict. Ils tiennent eux-mêmes d'une longue tradition américaine, représentée entre autres par Charles Davenport (1880-1944), prônant tout à la fois la stérilisation des activistes et la généralisation du libéralisme économique comme meilleure expression des conditions de sélection naturelle. Ce courant, dominant sur la côte Est des Etats-Unis, chez les Wasp (White Anglo-Saxon Protestants), héritiers des pères fondateurs, s'est toujours dit opposé à la généralisation de la sécurité sociale et s'est affirmé partisan de la peine de mort, dans des discussions qui sont encore d'actualité aux Etats-Unis.

Il est faux d'assimiler Richard Dawkins au courant de l'eugénisme. Jean-François Gautier n'a probablemennt pas lu les nombreux ouvrages de Richard Dawkins, un fervent descendant culturel de Darwin, mais avec les connaissances sur la biologie moléculaire et d'ADN en plus. Il faut lire, entre autres de ses livres:

Un second grand courant d'idées, issu des débats autour de Darwin, va rester confiné à ses débuts, dans les milieux scientifiques, et tenter de faire coïncider ses schémas évolutifs avec ce que la biologie dit à propos des mécanismes de l'hérédité. Ce darwinisme génétique naît avec les travaux d'observation de la reproduction, initiés par le biologiste allemand August Weismann (18341914) et le botaniste néerlandais Hugo De Vries (1848-1935). Ils sont suivis, au Danemark, par le botaniste danois Wilhelm Johannsen (1857-1927) et, aux Etats-Unis, par Thomas Hunt Morgan (1866-1944). Johannsen crée le terme de "gène" pour désigner une unité de caractère transmissible par filiation. Morgan montre, en étudiant des essaims de drosophiles (mouche du vinaigre), que nombre de mutations aléatoires relatives aux yeux, aux couleurs, aux ailes, etc., apparaissent sans qu'intervienne aucun facteur extérieur particulier. DÈs LORS, constatant que ces variants dépendent seulement de mécanismes propres à la division cellulaire, les biologistes refusent le principe darwinien d'une sélection par le milieu d'organismes considérés dans leur ensemble. Ils admettent, toutefois, que la sélection par le milieu peut porter sur les mutations elles-mêmes, certaines se révélant favorables, et d'autres défavorables à la survie et à la reproduction des nouveaux mutants. Mais les concepts de base de la génétique sont eux-mêmes variables et mutants. Dans le second tiers du XX` siècle, elle prône une mécanique stricte selon laquelle un gène = un caractère. Il y eut, jusque devant les tribunaux, des plaidoyers en irresponsabilité selon lesquels des prévenus, réputés titulaires du gène du pickpocket, du crime, de la schizophrénie ou de l'inceste, nefaisaient qu'exprimer des pulsions naturelles irrépressibles. Devant l'absurdité des modèles déployés, les généticiens reconnurent progressivement que les mécanismes de transmission étaient plus complexes, mais sans parvenir pour autant à définir ce qu'est l'hérédité, ni l'unité de diffusion d'une génération à une autre. Richard Dawkins dans toute son oeuvre, et notamment dans son livre "the extended phenotype", Dawkins montre qu'u phénotype résulte de la combinaison de l'action de multiples gènes, pas d'un seul.

Le naturaliste allemand Ernst Mayr élabora néanmoins, à partir de 1942, ce qui allait devenir une "théorie synthétique de l'évolution", exposée dans son ouvrage Animal Species and Evolution ("les Espèces animales et l'Evolution", 1963). Cette théorie recueille aujourd'hui nombre d'avis bienveillants chez les biologistes.

Elle distingue deux notions de base: le génotype, qui est le capital d'un individu, rassemblé dans ses gènes et contenant aussi son héritage biologique, et le phénotype, qui est l'incarnation, propre à un individu donné, des possibilités multiples de son génotype. A chaque génération, la variabilité des individus répond à la richesse du potentiel génotypique, et les contraintes du milieu (guerres, climat, pathologies endémiques, etc.) sélectionnent les adaptations positives. Enfin, l'isolement géographique d'une population pourrait donner lieu à l'apparition de mutants qui, non mixés, seraient à l'origine d'une espèce nouvelle.

Si la plupart des généticiens semblent s'accorder sur ces points, il n'en va pas de même chez les naturalistes. Une partie de la science française, toute d'observation et d'expérimentation, reste sceptique. Ainsi, le botaniste Gaston Bonnier montre-t-il, à partir de 1890, avec son collègue du Muséum, Julien Costantin, combien les formes végétales sont conditionnées par leur milieu, certaines flores de plaine transplantées acquérant en quatre saisons toutes les caractéristiques (racine, tige, feuille) des espèces de montagne, lesquelles disparaissent lors de la replantation en plaine. Les conditions de milieu ne provoquent donc pas de mutation définitive, mais seulement une expression de la variabilité naturelle. Dès lors, il devient impossible d'envisager séparément les notions de développement individuel, d'hérédité et d'évolution. Le principal continuateur de cette école est Pierre-Paul Grassé (1895-1985), titulaire à la Sorbonne de la chaire d'évolution des organismes, et codirecteur, avec son assistant Jean Piveteau, d'un monumental Traité de zoologie en quarante deux volumes. Il défendit une biologie causale et physiologique, refusant de se désintéresser du développement embryonnaire. S'il fut évolutionniste, en ce sens qu'il reconnaissait la diversité historique des espèces, telle qu'aucune trace de vertébré n'apparaît avant les cartilagineux, et aucun cartilagineux avant les végétaux, il n'accorda guère d'importance à la sélection par le milieu dans l'apparition des espèces, jamais prouvée par l'expérience. Ce qu'on appelle "évolution" est, selon lui, un catalogue de faits successifs et datés. De là à affirmer que les uns sont les causes nécessaires et suffisantes des autres, il y a un pas qu'il refusait de franchir.

Nicole Le Douarin, membre de l'Académie des sciences, hérite de cette tradition expérimentale et d'observation, appliquée à l'étude des embryons, notamment de caille et de poulet.

En Grande-Bretagne, l'entomologiste Bernard Kettlewell (1907-1978) a montré, en 1953, que la variété à ailes sombres du papillon Biston betularia (phalène du bouleau) se développe en surnombre dans les zones industrielles aux murs noircis, aux dépens de la variété à ailes claires, plus facilement repérable par les oiseaux prédateurs. Ceci semble illustrer la thèse darwinienne, mais se trouve bientôt contredit par le rééquilibrage des variétés en faveur des ailes claires, après l'arrivée des filtres de cheminées d'usines: il n y a pas eu de mutation définitive, et le potentiel de variétés est resté inchangé. Il faut donc penser autrement. C'est ce que propose le mathématicien René Thom (1923-2002), médaille Fields en 1953, initiateur de la théorie dite des "catastrophes", qui consacra une partie de ses travaux à la topologie des formes vivantes.

L'opposition au darwinisme vient aussi, en France, du naturaliste Rémy Chauvin, spécialiste reconnu de l'étude du comportement des insectes, qui qualifie de "tautologie" le principe de sélection du plus apte: c'est, selon lui, un constat rétroactif, et non un outil de prévision scientifique. Enfin, en 2005, une émission télévisée diffusée par Arte, donnant la parole à la paléontologue humaine Anne Dambricourt-Malassé, attachée au muséum, soulève un tollé chez les darwiniens de stricte obédience: dans la lignée de Thom, elle ne "croit pas" au darwinisme, trop d'espèces, même isolées, se maintenant à l'identique depuis des millions d'années.

Si le darwinisme est contesté à l'intérieur des milieux scientifiques, il l'est aussi à l'extérieur, principalement aux Etats-Unis, dans les milieux protestants, où des groupes de pression exigent dans certains Etats (Pennsylvanie, Arkansas, Georgie, Alabama...) l'enseignement, en sciences naturelles, du créationnisme biblique comme pendant au darwinisme, majoritaire chez les biologistes.

Une opposition se fait jour, pour les mêmes motifs, dans les milieux théologiques musulmans, souvent avec virulence. Tandis qu'au Vatican, le pape Jean-Paul II a dit, en 1996, dans un message à l'Académie pontificale, vraisemblablement rédigé par son successeur, "reconnaître dans la théorie de l'évolution plus qu'une hypothèse". Il ne précisait pas, toutefois, à laquelle il se référait. Sa préférence allait, comme chez Benoît XVI, à l'approche dite du "dessein intelligent", en direction de l'Homme. Les débats incendiaires sur le "grand récit" de l'histoire de la vie ne sont donc pas clos. Comme le montre, sans l'avoir souhaité, le Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution (1996), dirigé par Patrick Tort, la plupart des confits entre écoles portent sur le sens qu'elles donnent à l'histoire des vivants, et non sur des faits naturalistes historiquement datés.

Cette histoire a-t-elle un sens prédéterminé, ou se développe-t-elle à l'aveugle ? Tout ceci renvoie à des jugements de valeur et quitte le terrain de la stricte activité scientifique, laquelleest neutre quant aux valeurs. Toutefois, si les darwinistes veulent marquer des points, il leur faudra expliquer ce qu'est une espèce au sens génétique du terme (pas seulement au sens des paléontologues ou des anatomistes) et, d'autre part, ce qu'est le passage d'une espèce vers une autre, ce qui n'est pas fait pour l'instant: aucune espèce nouvelle n'est jamais sortie des laboratoires.

La génétique moderne s'est encombrée, dès sa naissance avec Weismann, Johansenn et Morgan, de la notion d'hérédité, qui est une sous-catégorie de l'idée générale de vie. François Jacob, prix Nobel de physiologie en 1965, a reconnu que sa science était incapable de définir ce qu'est "la vie", idée commune appartenant à la conversation, et non concept scientifique comparable à ce que sont la gravitation ou l'inertie en physique. Dès lors, tant que la biologie n'aura pas éclairci ses concepts fondamentaux (elle les réforme tous les quinze ans...), il est à craindre qu'elle n embrouille la discussion sur l'histoire des formes vivantes, plus qu'elle ne l'éclaire. Voir ici un extrait de Jean Marie Pelt sur l'origine de la vie.


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Mis à jour le 10/01/2018 pratclif.com