La victoire du christianisme sur la philosophie grecque

Chapitre 3 du livre de Luc Ferry "Apprendre à vivre: traité de philosophie à l'usage des jeunes générations" pages 70-110

Lorsque j'étais étudiant ? il faut te dire que j'ai commencé mes études en 1968 et qu'en cc temps-là, les questions religieuses n'étaient guère à la mode ? on n'abordait pratiquement pas l'histoire des idées du Moyen Age. C'est dire qu'on zappait allègrement toutes les grandes religions monothéistes. Rien que ça ! On pouvait passer ses examens, et même devenir professeur de philosophie, en ne sachant rien du judaïsme, de l'islam ni du christianisme. On devait, bien sûr, choisir des cours sur l'Antiquité ? surtout grecque ?, puis on passait directement à Descartes. Sans transition. On sautait quinze siècles ? en gros, de la fin du ne siècle, c'est-à-dire des derniers stoïciens, jusqu'au début du 16è. De sorte que, pendant des années, je n'ai pratiquement rien su de l'histoire intellectuelle du christianisme ? hors ce que la culture commune nous permet d'apprendre, c'est-à-dire surtout des banalités.

C'est absurde, et je ne voudrais pas que tu commettes cette erreur. Même si on n'est pas croyant, à fortiori si on est hostile, comme nous le verrons avec Nietzsche, aux religions, on n'a pas le droit de les ignorer. Ne fût-ce que pour les critiquer, il faut du moins les connaître et savoir un peu de quoi l'on parle. Sans compter qu'elles expliquent encore une infinité d'aspects du monde dans lequel nous vivons et qui est de part en part issu de l'univers religieux. Il n'est pas un musée d'oeuvres d'art, même contemporain, qui ne requiert un minimum de connaissance théologique. Il n'est pas non plus un seul conflit dans le monde qui ne soit plus ou moins secrètement lié à l'histoire des communautés religieuses : catholiques et protestants en Irlande, musulmans, orthodoxes et catholiques dans les Balkans, animistes, chrétiens et islamistes en Afrique, etc.

Cela étant dit, normalement, selon la définition que j'ai donnée moi-même de la philosophie au début de ce livre, je ne devrais pas y faire figurer un chapitre consacré au christianisme. Non seulement la notion de "philosophie chrétienne" semble être "hors sujet", mais elle parait même contradictoire avec ce que je t'ai longuement expliqué puisque la religion est l'exemple même d'une quête du salut non philosophique en ce qu'elle s'effectue par Dieu, par la foi ? et non pas par soi et par sa raison.

Alors, pourquoi en parler ici ?

Pour quatre raisons toutes simples, qui méritent cependant une brève explication.

La première, comme je l'ai suggéré à la fin du chapitre précédent, c'est que la doctrine chrétienne du salut, bien qu'en effet fondamentalement non philosophique, voire anti philosophique, va cependant entrer en concurrence avec la philosophie grecque. Elle va, pour ainsi dire, profiter des failles qui affaiblissent la réponse stoïcienne à la question du salut, pour la subvertir de l'intérieur. Elle va même, comme je vais te le montrer dans un instant, détourner le vocabulaire philosophique à son profit, lui donner des significations nouvelles, religieuses, et proposer à son tour une réponse inédite, toute neuve, à la question de notre rapport à la mort et au temps ? ce qui lui permettra de supplanter presque sans partage celles de la philosophie pendant des siècles. Elle mérite done assurément le détour.

La deuxième raison, c'est que même si la doctrine chrétienne du salut n'est pas une philosophie, il n'en restera pas moins, au sein du christianisme, une place pour l'exercice de la raison. A côté de la foi, l'intelligence rationnelle va trouver à s'exercer au moins dans deux directions : d'une part pour comprendre les grands textes évangéliques, c'est-à-dire pour méditer et interpréter le message du Christ ; mais d'autre part aussi pour connaître et expliquer la nature qui, en tant qu'ouvre de Dieu, doit bien porter en elle quelque chose comme la marque de son créateur. Nous allons y revenir, mais cela te suffit déjà pour comprendre que, paradoxalement, il va y avoir quand même, au sein du christianisme, une place, subalterne et modeste certes, mais néanmoins réelle, pour un moment de philosophie ? si l'on désigne par là un usage de la raison humaine destiné à clarifier et renforcer une doctrine du salut qui, bien entendu, restera dans son principe religieuse, fondée sur la foi.

La troisième raison découle directement des deux premières : il n'y a rien de plus éclairant pour comprendre ce qu'est la philosophie que de la comparer à ce qu'elle . n'est pas et à quoi elle s'oppose radicalement tout en étant pourtant le plus proche, à savoir la religion ! Le plus proche parce que toutes deux visent en dernière instance le salut, la sagesse entendue comme une victoire sur les inquiétudes liées à la finitude humaine ; le plus opposé puisque les voies empruntées par l'une et l'autre ne sont pas seulement différentes, mais en vérité contraires et incompatibles. Les évangiles, le quatrième en particulier, qui fut rédigé par Jean, témoignent d'une connaissance certaine de la philosophie grecque, et notamment du stoïcisme. Il y a donc bel et bien eu confrontation, pour ne pas dire compétition entre les deux doctrines du salut, celle des chrétiens et celle des Grecs, de sorte que la compréhension des motifs pour lesquels la première l'a emporté sur la seconde est au plus haut point éclairante pour saisir non seulement la nature exacte de la philosophie, mais aussi pour percevoir comment, après la grande période de la domination des idées chrétiennes, elle va pouvoir repartir vers d'autres horizons ? ceux de la philosophie moderne.

Enfin, il y a dans le contenu du christianisme, notamment sur le plan moral, des idées qui, même pour des non-croyants, ont encore aujourd'hui une importance majeure, des idées qui vont, une fois détachées de leurs sources purement religieuses, acquérir une autonomie telle qu'elles vont pouvoir être reprises dans la philosophie moderne, et même par des athées. Par exemple, l'idée que la valeur morale d'un être humain ne dépend pas de ses dons ou de ses talents naturels, mais de l'usage qu'il en fait, de sa liberté et non de sa nature, est une idée que le christianisme va donner à l'humanité et que bien des morales modernes, non chrétiennes voire anti chrétiennes, vont malgré tout reprendre à leur compte. Voilà aussi pourquoi il serait vain de vouloir passer sans transition du moment grec à la philosophie moderne sans dire un mot de la pensée chrétienne.

Je voudrais, pour commencer, revenir au sujet que nous avons à peine évoqué à la fin du dernier chapitre, et t'expliquer pourquoi cette pensée chrétienne a pris le dessus sur la philosophie grecque au point de dominer l'Europe jusqu'à la Renaissance. Ce n'est tout de même pas rien : il doit bien y avoir quelques raisons à une telle hégémonie qui méritent qu'on s'y intéresse un peu ? et qu'on cesse de passer sous silence une histoire de la pensée dont les effets en profondeur se prolongent jusqu'à nos jours. A vrai dire, comme tu vas voir dans un instant, les chrétiens ont inventé des réponses à nos interrogations sur la finitude qui sont sans équivalent chez les Grecs, des réponses, si j'ose dire, si «performantes", si «tentantes" qu'elles se sont imposées à l'homme à laquelle nous sommes si attachés aujourd'hui n'aurait vu le jour.

Il est donc essentiel d'avoir une idée à peu près juste de l'argumentation par laquelle le christianisme va rompre radicalement avec la philosophie stoïcienne.
Pour cela, il faut d'abord que tu saches, sinon tu n'y comprendras rien, que clans la traduction française des évangiles qui racontent la vie de Jésus, le terme logos, directement emprunté aux stoïciens, est traduit par le mot "Verbe". Pour les penseurs grecs en général, et les stoïciens en particulier, l'idée que le logos, le "Verbe", puisse désigner autre chose que l'organisation rationnelle, belle et bonne, de l'ensemble de l'univers n'a rigoureusement aucun sens. A leurs yeux, prétendre d'un homme, quel qu'il soit, fût-il le Christ, qu'il est le logos, le "Verbe incarné" selon la formule de l'évangile, relève du pur délire : c'est attribuer le caractère de la divinité à un simple humain, alors que le divin, tu t'en souviens, ne peut être que quelque chose de grandiose puisqu'il se confond avec l'ordre cosmique universel, en aucun cas avec une petite personne particulière, quels que soient ses mérites.

Les Romains ne manqueront pas, notamment sous Marc Aurèle, le dernier grand penseur stoïcien, mais aussi l'empereur de Rome à la fin du IIè siècle, une période où le christianisme est encore fort mal vu dans l'empire, de massacrer les chrétiens en raison de cette insupportable «déviation". Car, à l'époque, on ne plaisante pas avec les idées...

Pourquoi au juste, et qu'est-ce qui est en cause derrière ce changement apparemment bien innocent du sens d'un simple mot? Rien de moins, en vérité, qu'une véritable révolution dans la définition du divin. Or nous savons bien aujourd'hui que de telles révolutions ne vont pas sans douleur.

Revenons un instant au texte dans lequel Jean, l'auteur du quatrième évangile, opère ce détournement par rapport aux stoïciens. Voici ce qu'il dit ? et que je commente librement entre crochets :

«Au commencement était le Verbe [logos], et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Par lui tout a paru, et sans lui rien n'a paru de ce qui a paru... [Jusque-là, tout va bien, et les stoïciens peuvent encore être d'accord avec Jean, notamment avec l'idée que le logos et le divin sont une seule et même réalité.] «Et le Verbe est devenu chair [là ça se gâte !], et il a séjourné parmi nous [rien ne va plus : le divin est devenu homme, incarné dans Jésus, ce qui n'a aucun sens aux yeux des stoïciens]. Et nous avons contemplé sa gloire, gloire comme celle que tient de son Père un Fils unique, plein de grâce et de vérité [Le délire est maintenant total du point de vue des sages grecs, puisque les disciples du Christ sont présentés comme des témoins de la transformation du logos/Verbe = Dieu, en homme = le Christ, comme si ce dernier était le fils du premier]."

Qu'est-ce que cela signifie ? Tout simplement, si j'ose dire, mais à l'époque c'est une question de vie ou de mort, que le divin, comme je te l'annonçais à l'instant, a changé de sens, qu'il n'est plus une structure impersonnelle, mais au contraire une personne singulière, celle de Jésus, l'"Homme-Dieu". Changement de sens abyssal, qui va engager l'humanité européenne dans une tout autre voie que celle préconisée par les Grecs. En quelques lignes, les toutes premières de son évangile, Jean nous invite à croire que le Verbe incarné, le divin comme tel, ne désigne plus la structure rationnelle et harmonieuse du cosmos, l'ordre universel en tant que tel, mais un simple être humain. Comment un stoïcien un tant soit peu sensé pourrait-il admettre qu'on se moque de lui à ce point, que l'on tourne en dérision tout ce à quoi il croit ? Car à l'évidence, ce détournement de sens n'a rien d'innocent. Il aura, forcément, des conséquences considérables sur la doctrine du salut, sur la question de notre rapport à l'éternité, voire à l'immortalité.

Nous verrons ensemble dans un instant comment, dans ce contexte, Marc Aurèle ordonnera la mort de saint Justin, un ancien stoïcien devenu le premier Père de l'église et le premier philosophe chrétien.

Mais continuons encore un instant à approfondir les aspects nouveaux de cette theoria inédite. Tu te souviens que la theoria comprend toujours deux aspects, d'un côté la structure essentielle du monde qu'elle dévoile (le divin), de l'autre les instruments de connaissance qu'elle mobilise pour y parvenir (la vision). Or ce n'est pas seulement le divin, le theion, qui change ici du tout au tout en devenant un être personnel, mais aussi le orao, le voir, ou si tu veux, la façon de le contempler, de le comprendre et de s'en approcher. Désormais, ce n'est plus la raison qui va être la faculté théorique par excellence, mais la foi. En quoi la religion va bientôt prétendre, et même de toutes ses forces, s'opposer au rationalisme qui était le coeur de la philosophie et, par là même, détrôner la philosophie elle-même.

Deuxième trait, donc : la foi va prendre la place de la raison, voire s'élever contre elle. Pour les chrétiens, en effet, l'accès à la vérité ne passe plus, en tout cas plus d'abord et avant tout comme pour les philosophes grecs, par l'exercice d'une raison humaine qui parviendrait à saisir l'ordre rationnel, "logique", du Tout cosmique parce qu'elle en serait elle-même une composante éminente. Ce qui va permettre d'approcher le divin, de le connaître et même de le contempler est désormais d'un tout autre ordre. Ce qui compte avant tout, ce n'est plus l'intelligence mais la confiance faite dans la parole d'un homme, l'Homme-Dieu, le Christ, qui prétend être le fils de Dieu, le logos incarné. On va le croire parce qu'il est digne de foi ? et les miracles accomplis par lui auront aussi leur part dans le crédit qu'on lui accorde.

Souviens-toi, une fois encore, que confiance, à l'origine, veut dire aussi bien "foi". Pour contempler Dieu, l'instrument théorique adéquat est la foi, pas la raison, et pour cela, il faut accorder tout son crédit à la parole du Christ qui annonce la "bonne nouvelle" : celle selon laquelle nous serons sauvés par la foi, justement, et non par nos propres "oeuvres", c'est-à-dire par nos actions trop humaines, seraient-elles admirables. Il ne s'agit plus tant de penser par soi-même que de faire confiance en un autre. Et c'est là, sans doute, la différence la plus profonde et la plus significative entre philosophie et religion.

De là, aussi, l'importance du témoignage, qui doit être le plus direct possible pour être crédible comme le souligne, dans le Nouveau Testament, la première épître de Jean : "Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux et que nos mains ont palpé du Verbe [logos] de la vie ? et la vie s'est manifestée et nous avons vu et nous témoignons et nous annonçons la vie, la vie éternelle qui était auprès du Père et qui s'est manifestée à nous ? ce que nous avons vu et entendu nous vous l'annonçons à vous aussi, pour que vous aussi vous soyez en communion avec nous."

Bien sûr, c'est du Christ que parle ici Jean, et tu vois que le statut de son discours repose sur une tout autre logique que celle de la réflexion et de la raison : il ne s'agit pas d'argumenter pour ou contre l'existence d'un Dieu qui se serait fait homme ? car, à l'évidence, une telle argumentation dépasse la raison et s'avère impossible ? mais avant tout de témoigner et de croire, de dire qu'on a vu le "Verbe incarné", le Christ, qu'on l'a «palpé", touché, entendu, qu'on a parlé avec lui, et que ce témoignage est digne de foi. Tu peux croire ou ne pas croire, libre à toi, que le logos divin, la vie éternelle qui était auprès du Père, s'est incarné dans un Homme-Dieu descendu sur Terre. Mais ce n'est plus, en tout cas, une question d'intelligence et de raisonnement. A la limite, c'est même l'inverse : "heureux les simples d'esprit", dit le Christ dans les évangiles, car ils croiront, et par là, verront Dieu. Tandis que les "intelligents", les "superbes" comme dit Augustin en parlant des philosophes, tout affairés par leurs raisonnements, passeront avec orgueil et arrogance à côté de l'essentiel...

D'où le troisième trait : ce qui est requis pour mettre en oeuvre et pratiquer convenablement la nouvelle théorie, ce n'est plus l'entendement des philosophes, mais l'humilité des gens simples. Justement parce qu'il ne s'agit plus tant de penser par soi-même que de croire par un autre. Le thème de l'humilité est omniprésent chez ceux qui furent sans doute, avec saint Thomas, les deux plus grands philosophes chrétiens: saint Augustin, qui a vécu dans l'Empire romain, au IVe siècle après Jésus-Christ, et Pascal, en France, au XVIIè siècle. L'un comme l'autre fondent toute leur critique de la philosophie ? et ils ne se privent jamais de la critiquer, au point qu'on sent qu'elle est pour eux l'ennemie par excellence ? sur le fait qu'elle serait, par nature même, orgueilleuse.

On n'en finirait pas de citer les passages où Augustin, notamment, dénonce l'orgueil et la vanité des philosophes qui n'ont pas voulu accepter que le Christ puisse être l'incarnation du Verbe, du divin, qui n'ont pas admis la modestie d'une divinité réduite au statut d'humble mortel accessible à la souffrance et à la mort. Comme il le dit dans l'un de ses livres les plus importants, La Cité de Dieu, en visant les philosophes : "Les superbes ont dédaigné de prendre ce Dieu pour maître, parce que le "Verbe a été fait chair et a habité parmi nous", et que, cela, ils ne pouvaient l'admettre. Pourquoi ? Parce qu'il aurait fallu qu'ils laissent leur intelligence et leur raison au vestiaire pour faire place à la confiance et à la foi.

Il y a donc, si tu y réfléchis bien, une double humilité de la religion, qui l'oppose d'entrée de jeu à la philosophie grecque et qui correspond, comme toujours, aux deux moments de la theoria: au divin (theion) et au voir (orao). D'une part il y a l'humilité, si j'ose dire "objective", d'un logos divin qui se trouve "réduit" avec Jésus au statut de modeste être humain (ce qui semble trop peu aux Grecs). D'autre pari, celle, subjective, de notre propre pensée qui est sommée par les croyants de "lâcher prise", d'abandonner la raison pour faire confiance, pour faire place à la foi. Rien n'est plus significatif de ce point de vue que les termes utilisés par Augustin pour moquer les philosophes : "Enflés d'orgueil par la haute opinion qu'ils se font de leur science, ils n'écoutent pas le Christ quand il dit : apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur et vous trouverez le repos de vos âmes."

Le texte fondateur, ici, se trouve dans le Nouveau Testament, dans la première épître aux Corinthiens rédigée par saint Paul. Il est un peu difficile, mais il aura une telle postérité, une importance si considérable dans toute la suite de l'histoire chrétienne, qu'il vaut la peine d'être lu avec un peu d'attention. Il montre comment l'idée d'incarnation du Verbe, l'idée, donc, que le logos divin s'est fait homme et que le Christ, en ce sens, est le fils de Dieu, est inacceptable, et pour les Juifs et pour les Grecs : pour les Juifs, parce qu'un Dieu faible, qui se laisse martyriser et mettre en croix sans réagir paraît méprisable et contraire à l'image de leur Dieu de toute-puissance et de colère; pour les Grecs, parce qu'une aussi médiocre incarnation contredit la grandeur du logos telle que la conçoit "la sagesse du monde" des philosophes stoïciens. Voici ce texte :

«Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? Puisque, en effet, le monde, par le moyen de la sagesse, n'a pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c'est par la folie de la proclamation qu'il a plu à Dieu de sauver ceux qui croient. Alors que les Juifs demandent des miracles et que les Grecs cherchent la sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs, qui sont appelés puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes."

Paul trace ici l'image, inouïe à l'époque, d'un Dieu qui n'est plus grandiose : il n'est ni colérique, ni terrifiant, ni plein de puissance comme celui des Juifs, mais faible et miséricordieux au point de se laisser crucifier ? ce qui, au regard du judaïsme de l'époque, suffirait à prouver qu'il n'a vraiment rien de divin ! Mais il n'est pas non plus cosmique et sublime comme celui des Grecs qui en font de manière panthéiste la structure parfaite du Tout de l'univers. Et c'est justement ce scandale et cette folie qui font sa force : c'est par son humilité, et en la demandant à ceux qui vont croire en lui, qu'il va devenir le porte-parole des faibles, des petits, des sans-grade. Des centaines de millions de gens se reconnaissent, aujourd'hui encore, dans l'étrange force de cette faiblesse même.

Or c'est là, justement, selon les croyants, ce que les philosophes ne sauraient accepter. J'y reviens encore un instant pour que tu mesures bien l'ampleur du thème de l'humilité religieuse opposée à l'arrogance philosophique. Il est omniprésent dans La Cité de Dieu (livre X, chapitre 29), où saint Augustin s'en prend aux philosophes les plus importants de son temps (en l'occurrence aux disciples lointains de Platon) qui refusent d'accepter que le divin ait pu se faire homme (le Verbe devenir
chair) alors même que leur propre pensée devrait, selon saint Augustin, les conduire à être d'accord avec les chrétiens.

Mais, "pour consentir à cette vérité, il vous fallait l'humilité, vertu qu'il est si difficile à persuader à vos têtes hautaines. Qu'y a-t-il donc d'incroyable, pour vous surtout, dont les doctrines vous invitent même à cette croyance, qu'y a-t-il d'incroyable quand nous disons que Dieu a pris l'âme et le corps de l'homme ?... Oui, pourquoi les opinions qui sont les vôtres et qu'ici vous combattez, vous détournent-elles d'être chrétiens sinon parce que le Christ est venu dans l'humilité et que vous êtes superbes ?".

Où l'on retrouve la double humilité dont je te parlais à l'instant : celle d'un Dieu qui accepte de «s'abaisser" jusqu'à se faire homme parmi les hommes ; celle du croyant qui renonce à l'usage de sa raison pour mettre toute sa confiance dans la parole de Jésus, et faire ainsi place à la foi...

Comme tu vois maintenant clairement, les deux moments de la theoria chrétienne, définition du divin, définition de l'attitude intellectuelle qui permet d'entrer en contact avec lui, sont aux antipodes de ceux de la philosophie grecque que vise Augustin. C'est ce qui s'explique parfaitement par le quatrième trait que je voulais évoquer.

Quatrième trait : dans cette perspective qui accorde le primat ù l'humilité et d la foi sur la raison. au «penser par un Autre" plutôt qu'au "penser par soi-mate", la philosophie ne va pas tout à fait disparaître niais elle va devenir «servante de la religion". La formule apparaît au 11è siècle, sous la plume de saint Pierre Damien, un théologien chrétien proche de la papauté. Elle connaîtra une immense fortune parce qu'elle signifie que, désormais, dans la doctrine chrétienne, la raison doit être tout entière assujettie à la foi qui la guide.

A la question «Y a-t-il une philosophie chrétienne'?", la réponse doit donc être nuancée. Il faut dire : non et oui.

Non, en ce sens que les vérités les plus hautes sont, dans le christianisme comme dans toutes les grandes religions monothéistes, ce qu'on appelle des «Vérités révélées", c'est-à-dire des vérités transmises par la parole d'un prophète, d'un messie, en l'occurrence, s'agissant du christianisme, par la révélation du fils de Dieu lui-même, le Christ. C'est en tant que telles, en raison de l'identité de Celui qui nous les annonce et nous les révèle que ces vérités font l'objet d'une adhésion, d'une croyance active. On pourrait donc être tenté de dire qu'il n'y a plus de place pour la philosophie au sein du christianisme, puisque tout ce qui est essentiel est décidé par la foi de sorte que la doctrine du salut ? nous allons y revenir dans quelques instants ? est tout entière une doctrine du salut par un Autre, par la grâce de Dieu et nullement par nos propres forces.

Mais en un autre sens, pourtant, on peut malgré tout affirmer qu'il reste une activité philosophique chrétienne, bien qu'à une place secondaire, qui n'est plus celle de la doctrine du salut proprement dite. A quoi sert-elle dans ce cadre où elle est subalterne ? mais parfois, cependant, importante ?

Saint Paul le souligne à plusieurs reprises, dans ses épîtres : il reste une double place pour la raison et, pal là même, pour l'activité purement philosophique. D'une part, comme tu le sais sûrement si tu as seulement ouvert un jour l'un des évangiles, le Christ ne cesse de s'exprimer par des symboles et des paraboles. Or ces dernières, notamment, doivent âtre interprétées si l'on veut en dégager le sens le plus profond. Même si les paroles du Christ ont la particularité, un peu comme les grandes légendes orales ou comme les contes de fées, de parler à tout le monde, il n'en faut pas moins tout un effort de réflexion et d'intelligence pour parvenir à les déchiffrer en profondeur. Ce sera là une nouvelle tâche pour la philosophie devenue servante de la religion.

Mais il ne s'agit pas seulement de lire les écritures. Il faut aussi déchiffrer la nature, c'est-à-dire la "création", dont une approche rationnelle doit pouvoir faire ressortir le fait qu'elle "démontre", pour ainsi dire, l'existence de Dieu par la bonté et la beauté de ses oeuvres. A partir de saint Thomas notamment, au un' siècle, cette activité de la philosophie chrétienne va devenir de plus en plus importante. C'est elle qui conduira à élaborer ce que les théologiens vont nommer les "preuves de l'existence de Dieu" et, tout particulièrement, celle qui consiste à tenter de montrer que le monde étant parfaitement bien fait ? en quoi les Grecs n'avaient pas tout faux ? il faut bien admettre qu'il existe un créateur intelligent de toutes ces merveilles.

Je n'entre pas davantage ici dans les détails, mais tu vois maintenant en quel sens on peut dire tout à la fois qu'il y a et qu'il n'y a pas de philosophie chrétienne. Bien entendu, il reste une place pour l'activité de la raison qui doit, pour l'essentiel, interpréter les écritures et comprendre la nature afin d'en tirer des enseignements divins. Mais, tout aussi évidemment, la doctrine du salut n'est plus l'apanage de la philosophie et, même s'il n'y a pas en principe de contradictions entre elles, les vérités révélées par la foi sont premières par rapport aux vérités de raison.

De là le cinquième et dernier trait : n'étant plus la doctrine du salut, mais seulement sa servante, la philosophie va devenir une "scolastique", c'est-à-dire, au sens propre, une discipline scolaire et non plus une sagesse ou une discipline de vie. Le point est absolument crucial car il explique en grande partie qu'aujourd'hui encore, lors même que beaucoup pensent avoir définitivement quitté l'ère chrétienne, la plupart des philosophes continuent de rejeter l'idée que la philosophie puisse être une doctrine du salut ou même un apprentissage de la sagesse. Au lycée comme à l'université, elle est devenue, pour l'essentiel, une histoire des idées doublée d'un discours réflexif, critique ou argumentatif. En quoi elle est bien restée un apprentissage purement «discursif" (c'est-à-dire : de l'ordre du seul discours) et, en ce sens, une scolastique, contrairement à ce qu'elle était dans la Grèce ancienne.

Or c'est incontestablement avec le christianisme que s'instaure cette rupture et que le philosophe cesse d'inviter son disciple à la pratique de ces exercices de sagesse qui faisaient l'essentiel de l'enseignement dans les écoles grecques. Et cela est tout à fait compréhensible, puisque la doctrine du salut, fondée sur la foi et sur la révélation, n'appartient plus au domaine de la raison. Il est dès lors normal qu'elle échappe à la philosophie. Cette dernière va donc le plus souvent se réduire à une simple clarification de concepts, à un commentaire savant de réalités qui la dépassent et lui sont en tout cas extérieures : on philosophe sur le sens des écritures ou sur la nature comme oeuvre de Dieu, mais plus sur les finalités ultimes de la vie humaine. Aujourd'hui encore, il semble aller de soi que la philosophie doit tout à la fois partir et parler d'une réalité extérieure à elle: elle est philosophie des sciences, du droit, du langage, de la politique, de l'art, de la morale. etc., mais presque jamais, sous peine de paraître ridicule ou dogmatique, amour de la sagesse. A de rares exceptions près, la philosophie contemporaine, bien qu'elle ne soit plus chrétienne, assume sans même s'en douter le statut servile et secondaire que lui fit subir la victoire du christianisme sur la pensée grecque.
Personnellement, je trouve que c'est dommage ? et je tâcherai de te dire pourquoi dans le chapitre consacré à la philosophie contemporaine.

Mais voyons, pour le moment, comment, sur la base de cette nouvelle theoria elle-même fondée sur une conception radicalement inédite du divin et de la foi, le christianisme va aussi développer une morale en rupture, sur plusieurs points décisifs, avec le monde grec.

II. ETHIQUE : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ - LA NAISSANCE DE L'IDÉE MODERNE D'HUMANITÉ

On aurait pu s'attendre à ce que la mainmise de la religion sur la pensée, la relégation de la philosophie au second plan aient pour conséquence une régression sur le plan éthique. A bien des égards, on peut penser que c'est l'inverse qui a eu lieu. Le christianisme va apporter sur le plan moral au moins trois idées nouvelles, non grecques ? ou non essentiellement grecques ?, liées toutes trois directement à la révolution théorique que l'on vient de voir à l'ouvre. Or ces idées sont stupéfiantes de modernité. On ne peut sans doute plus se représenter, même en faisant d'immenses efforts d'imagination, combien elles ont dû paraître bouleversantes pour les hommes de l'époque. Le monde grec était fondamentalement un inonde aristocratique, un univers hiérarchisé dans lequel les meilleurs par nature devaient en principe être "en haut", tandis que les moins bons se voyaient réserver les rangs inférieurs. N'oublie d'ailleurs pas que la cité grecque est fondée sur l'esclavage.

Par rapport à elle, le christianisme va apporter l'idée que l'humanité est foncièrement une et que les hommes sont égaux en dignité ? idée inouïe à l'époque et dont notre univers démocratique sera de part en part l'héritier. Mais cette notion d'égalité n'est pas venue de nulle part et il importe de bien comprendre comment la théorie que nous venons de voir à l'ouvre portait en germe la.....

Voir le livre de Luc Ferry "Apprendre à vivre".
Et ici, à propos de son livre "Vaincre les peurs".


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Mis à jour le 01/01/2017 pratclif.com