Les relations entre agriculture, agroalimentaire et grande distribution

Extrait du livre de Bruno Parmentier, directeur de l'école d'agriculture d'Angers, "Nourrir l'humanité" La Découverte 2007, 2009 pages 217-228

Fortes pressions sur les fournisseurs, en particulier les agriculteurs

La production de nourriture est une activité qui fait intervenir de très nombreux acteurs : des centaines de millions dans le monde et des centaines de milliers en France. À l'autre bout de la chaîne, la consommation de nourriture concerne l'ensemble de l'humanité, soit des milliards de personnes dans le monde et des dizaines de millions en France.

Quels que soient les efforts déployés par les producteurs pour s'organiser (coopératives, groupements de producteurs, syndicats, etc.), ils sont restés jusqu'à présent très en deçà de ce qui a été accompli par les industriels des quatre secteurs décrits ci-dessus. Les plus grosses coopératives françaises ne regroupent que quelques milliers ou dizaines de milliers d'agriculteurs (Terrena, 25 000 agriculteurs sociétaires, Coopagri, 16 000). Et encore sont-elles multiproduits et multiactivités, leurs parts de marché sur telle ou telle production restant relativement faibles en Europe et même en France. Les coopératives spécialisées enregistrent de meilleures implantations (Sodiaal, fournisseur de produits laitiers, regroupe 9700 sociétaires, Champagne céréales 9000 et Tereos 12000), mais leur taille ne leur permet pas de peser vraiment sur les marchés mondiaux.

On peut constater que les coopératives de consommateurs qui ont joué un rôle important après guerre n'ont pas vraiment résisté à l'offensive des grandes enseignes. Peu survivent, essentiellement comme franchisées de plus grands groupes, de façon à pouvoir bénéficier du réseau d'achat sans lequel on ne peut plus vendre actuellement en France à un prix compétitif. La Coop Atlantique travaille ainsi avec Carrefour, celle de Normandie avec Casino, et celle d'Alsace avec Cora.

Dans les produits à haute valeur ajoutée, comme le champagne, le cognac ou les vins de Bordeaux, les entreprises extérieures au secteur de l'agriculture, en particulier issues de l'industrie du luxe, se sont emparées de nombre de grandes maisons. LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy) réalise un CA de 16,5 milliards € en 2007 dont» seulement' 3,2 dans les vins et spiritueux (sous les marques Moët & Chandon, Dom Pérignon, Veuve Clicquot, Krug, Mercier, Yquem, Hennessy, etc.) et emploie au total 71000 personnes, dont l'essentiel travaille à des années-lumière de la vigne et ses produits.

La très forte disparité de taille des intervenants sur le marché crée donc un effet de goulot d'étranglement fortement défavorable aux producteurs (voir schéma) ; merci à Joseph MICHEL pour cette présentation.

Ce phénomène est encore accentué dans le cas des productions des pays tropicaux, destinées quasi exclusivement aux pays riches; il est alors très difficile pour les agriculteurs de s'organiser au point de maîtriser le commerce international, ce qui permet à quelques grandes entreprises de capter l'essentiel de la valeur ajoutée.

Pour le cacao, on compte 14 millions de producteurs et des centaines de millions de consommateurs, mais seulement quelques intermédiaires. À Londres, par exemple, le nombre de sociétés de négoce est passé de trente en 1980 à une dizaine en 1999. Trois sociétés dominent à elles seules 40 % du commerce international et de la première industrialisation: Cargill, ADM et Barry Callebaut. Derrière elles, cinq entreprises d'élaboration du produit fini se partagent 50 % du marché mondial : Mars, Hershey Food, Kraft Jacobs Suchard, Cadburys, Ferrero. Résultat : le producteur ne reçoit qu'environ 2 % à 4 % de la valeur finale de son produit.

Le cas du café est encore plus emblématique : 25 millions de producteurs fournissent des consommateurs qui se comptent probablement en milliards. Quatre compagnies trustent à elles seules 40 % du commerce mondial (Neumann, Volcafé, ECOM et Dreyfus), tandis que quatre autres contrôlent 45 % de la torréfaction (Philip Morris Kraft Food, Nestlé, Procter & Gamble et Sara Lee). Ces groupes conduisent l'ensemble du marché et prélèvent une bonne part de la valeur ajoutée : de l'ordre de 1,20 $ pour 1 kg vendu 3,60 $ au consommateur, sur lequel ils enregistrent 20 % à 25 % de marge bénéficiaire. Par ailleurs, trente grossistes réalisent à eux seuls le tiers des échanges, engrangeant eux aussi de fructueux bénéfices. En conséquence, le café a perdu 70 % de sa valeur d'achat au producteur depuis les années 1980. Ces énormes différences de rémunération des acteurs de la filière café ont amené les organisations du commerce équitable à intervenir de façon prioritaire sur ce marché pour tenter de rééquilibrer la situation.

En ce qui concerne les bananes, qui n'ont quasiment pas besoin de traitement, 88 % du prix de vente au détail va aux sociétés internationales de négoce, aux distributeurs et aux détaillants, ce qui laisse moins de 12 aux producteurs et à peine 2 % pour payer les ouvriers agricoles des plantations. Concrètement, lorsqu'un consommateur achète 1 kg de bananes dans un supermarché français (1,5 € à 3 €), le producteur, à l'autre bout de la chaîne, reçoit dans tous les cas de figure à peu près 5 centimes C. La banane est ainsi devenue un autre classique du commerce inéquitable des matières premières.

Le cas du coton est similaire : les cultivateurs ne reçoivent qu'une faible partie de la valeur des produits finaux (fibres et graines).

À titre de comparaison, un producteur de pommes angevin perçoit 10 % à 20 % du prix de vente de ses Royal Gala commercialisées sur un marché parisien (soit 20 à 50 centimes € sur 2,50 €/kg). De son côté, un éleveur laitier normand se voit restituer un tiers du prix d'un litre de lait vendu dans une grande surface locale (soit environ 35 centimes € sur 1€/1).

Un système efficace de captation de la valeur

Les grandes surfaces ont joué un rôle très important de captation des efforts de productivité de la campagne vers la ville. On a vu plus haut que, depuis la Seconde Guerre mondiale, la productivité moyenne de l'agriculture a augmenté de façon tout à fait spectaculaire en France. Mais le rapport de forces entre les producteurs et les acheteurs a été tel que l'augmentation du niveau de vie des agriculteurs, bien que réelle, a été constamment limitée.

Le résultat principal de cette avancée n'a donc pas été un enrichissement proportionnel des agriculteurs, mais une baisse continue du prix des aliments à la caisse des supermarchés, permettant de contenir les hausses de salaires du secteur privé et de dégager du pouvoir d'achat pour d'autres produits. La compétitivité des industries et des entreprises de services françaises s'en est trouvée efficacement soutenue, entraînant le développement d'autres secteurs économiques (habillement, logement, communication, culture, loisirs, santé, etc.). Au passage, divers entrepreneurs français ont néanmoins pu et su mobiliser des fonds considérables pour le développement des grandes chaînes de supermarchés, à tel point que des groupes comme Carrefour ou Auchan ont été capables d'effectuer de très gros investissements à l'étranger.

Ce modèle économique est clairement celui du "client roi" et non celui du respect du fournisseur et du codéveloppement. Son but n'est absolument pas de créer ou de soutenir des emplois ou de s'inscrire dans une politique de long terme, mais uniquement d'obtenir pour les consommateurs des baisses de prix et pour les distributeurs des hausses de volume, en incitant à la consommation de produits qui génèrent de plus fortes marges, méme si, dans ce secteur comme dans d'autres, une fois la concentration réalisée par élimination ou rachat des concurrents, les prix pratiqués par les entreprises en situation de monopole ont tendance à remonter, ce qui ouvre la voie à de nouveaux compétiteurs; c'est ce qu'on a vu en France, au début des années 2000, avec l'arrivée du hard discourt qui a durement concurrencé les chaines établies de super et d'hypermarchés.'.

Les grandes surfaces sont elles-mêmes prises dans le jeu d'une concurrence locale impitoyable, avec des consommateurs qui ne cessent de comparer les prix de l'une à l'autre. Or, les prix les plus faciles à comparer sont ceux de l'agroalimentaire (le paquet de corn flakes, le litre de lait, la boîte de haricots verts, la douzaine d'oeufs ou la tranche de jambon) et de quelques autres produits de très grande consommation (lessive, etc.). Une enseigne peut à la rigueur être ponctuellement plus chère sur du textile, de l'outillage ou de la papeterie, mais pas sur les produits de tous les jours. La concurrence sur les tarifs alimentaires est féroce et l'attraction des centres commerciaux peut se renverser très rapidement : certains consommateurs passent leur chemin lorsqu'ils aperçoivent un parking vide. Il faut donc éviter à tout prix ce spectacle, en organisant, en plus, des animations et des promotions incessantes, à grand renfort de publicité ; le tout payé... par les fournisseurs, évidemment.

La captation de valeur par la grande distribution a revêtu historiquement de très nombreuses formes, toutes plus impopulaires les unes que les autres auprès des fournisseurs; les députés français ont identifié plus de cinq cents motifs invoqués par les centrales d'achat pour exiger différents avantages. Exemples : les remises de fin d'année (les grandes surfaces réclament une ristourne qu'il convient de payer sous peine d'être « déréférencé » l'année suivante) ; le droit de référencement (il faut payer un droit d'entrée pour chaque produit nouvellement référencé, soit sous forme monétaire, soit par le biais de marchandises gratuites lors des premières livraisons) ; les différents droits d'emplacement (pour des produits bien placés dans le magasin – en tête de gondole, à hauteur des yeux, etc. –, mais aussi pour figurer dans les catalogues, publicités et autres campagnes promotionnelles) ; la prise en charge d'une partie du travail (certains fournisseurs gèrent purement et simplement le rayonnage pour épargner cette charge aux chefs de rayon) ; la reprise intégrale des invendus dans les produits frais avec des délais de péremption de plus en plus courts; la trésorerie (bien que le magasin encaisse très rapidement le fruit de ses ventes, il paie en général ses fournisseurs à 90, voire à 120 jours.)

Ce système a beaucoup d'effets pervers : il entretient des pratiques dangereuses pour la démocratie car, compte tenu des enjeux économiques, beaucoup d'élus ont été tentés, puis ont pris l'habitude, dans de ombreux pays, de monnayer au prix fort les autorisations d'ouverture u d'extension des supermarchés (Cela fut fréquemment le cas en France pendant des décennies; les pratiques semblent cependant s'être moralisées, en particulier depuis que les commissions départementales d'équipements commerciaux se sont ouvertes à des intérêts divers, y compris aux représentants des consommateurs.). Il entraîne la disparition du petit ommerce alimentaire et du textile, compromettant une partie de la vie es centres-villes et des villages. Depuis les premières ouvertures d'hyperarchés dans les années 1960, le nombre d'épiceries a été divisé par 6,3 passant de 87 000 à 14 000), celui des crémeries par 4,2, des boucheries ar 3,4. Les poissonneries, boulangeries et charcuteries ont diminué de moitié. Dans le vêtement, on n'en est'< qu'à' une division par 1,7, et ans la chaussure par 2,1. Seuls les commerces de fleurs ont presque oublé, profitant de l'augmentation du niveau de vie (Source : Insee Première, n° 831, février 2002).

Mais il faut également observer que, contrairement à une idée reçue, le développement des hypermarchés n'a pas tué l'emploi dans le commerce. Il y a plus de salariés dans ce secteur aujourd'hui qu'il y a trente ans - On est ainsi passé de 497 000 emplois en 1976 à 860 700 en 2004, dont 633 000 dans la grande distribution. Même les fermetures de petits commerces n'ont pas empêché l'emploi de croitre. Dans le secteur de la boulangerie-pâtisserie, on est passé de 79 000 à 120 000 emplois entre 1976 et 2004. Cependant, il y a trente ans, une part importante de la main-d'oeuvre – familiale – du petit commerce n'était pas comptabilisée (épouse, enfants, grands-parents, etc.), faussant les statistiques. L'augmentation induite du pouvoir d'achat a créé plus de demandes nouvelles qu'elle n'a limité d'offres.

De très nombreuses créations d'emplois ont été enregistrées dans les ecteurs des loisirs, des télécommunications, de la culture, des produits de uxe, etc. Pour une épicerie fermée, combien de magasins de téléphones portables ouverts ? Pour l'essentiel, la grande distribution déplace les emplois ainsi que la plus-value qui va avec.

Standardisation, mondialisation et appauvrissement des produits...

Après l'âge de la standardisation des produits est venu celui de la massification des achats. L'objectif est d'acheter à un fournisseur en un seul échange la totalité des produits qui seront ensuite écoulés dans tous les magasins (hypermarchés, supermarchés, supérettes, hard discount) de plusieurs régions, voire de plusieurs pays. Dans la grande distribution, les produits les plus standardisés sont actuellement le textile (43 % d'achats directs à l'étranger) et l'électroménager - Dans le cas d'autres schémas de distribution, le phénomène de standardisation et d'internationalisation est similaire: par exemple l'automobile, la pharmacie et l'informatique, peu vendues en grandes surfaces, sont également largement achetées à l'étranger, respectivement à raison de 43 %, 38 % et 36 %. Globalement, la part des achats standards à l'étranger est ainsi passée de 20,5 % en 1998 à 29,2 % en 2003, et 38 % pour les produits de grande consommation - D'après une enquête de L'Usine nouvelle auprès de 500 acheteurs de tous secteurs. Les produits alimentaires suivent la même voie, mais on est encore loin d'une telle rationalisation car les préférences et traditions culinaires restent différentes d'une région ou d'un pays à l'autre, sans compter que les produits périssables sont moins normalisables et plus difficiles à transporter. Mais la tendance est bien là, surtout pour les produits agroalimentaires transformés, dont 30 % sont déjà achetés au plus bas prix hors de l'Hexagone (souvent en Europe). La pratique des enchères-inversées internationales mise en place par les nouvelles «places de marché» sur Internet va accélérer considérablement le phénomène.

En revanche, on peut remarquer que la très forte internationalisation des chaînes françaises de grande distribution offre un débouché nouveau pour certains produits agricoles et agroalimentaires français. Fréquenter un magasin Carrefour en Chine ou au Brésil, des magasins» élégants 'pour les classes moyennes et supérieures, c'est aussi pouvoir acheter de la gastfonomie française qu'on ne trouve pas dans les autres commerces du pays.

Par ailleurs, le développement de l'agro-industrie et de la grande distribution a conduit à une prolifération de produits à forte valeur ajoutée industrielle mais à faible densité nutritionnelle. Un phénomène si familier qu'on ne s'en étonne plus. On peut tout de même s'interroger sur l'opportunité de» purifier trop fortement les matières grasses au risque de
les appauvrir fortement en antioxydants, raffiner les produits céréaliers jusqu'à leur épuisement en minéraux et vitamines, clarifier trop systématiquement les jus de fruits avec des pertes excessives de fibres et micronutriments, purifier le sucre jusqu'à la blancheur en lui ôtant toute trace de minéraux (Christian Rémésy, Que mangerons-nous demain ?, Odile Jacob, Paris, 2005.

Agro-industrie et grande distribution partagent avec les consommateurs la responsabilité de cette dérive. «D'une certaine façon, en imposant toujours des prix très concurrentiels, la grande distribution, en position de monopole, a incité le secteur de la transformation alimentaire à choisir la composition des aliments la plus avantageuse au niveau économique au détriment d'une qualité nutritionnelle optimale (ibid)» Dans un premier temps, le consommateur s'est laissé abuser par l'apparence et le prix de ces produits. Ils étaient colorés, standardisées, sans tache, pratiques et pas chers. Mais aujourd'hui la confiance se rompt et il commence à avoir la nette impression d'avoir été trompé sur la marchan. dise. Le concept de « malbouffe » s'impose, accompagné de comportements confinant parfois à la paranoïa, en particulier lors de crises sanitaires ou par rapport aux OGM. Ce mouvement culturel a néanmoins peu d'incidence sur le plan macroéconomique : les marchés forains, pourtant plébiscités au niveau symbolique, n'augmentent pratiquement pas leurs ventes et les produits bio ont beaucoup de peine à s'imposer, contrairement à ce qui se passe dans le reste de l'Europe (les Français sont probablement les plus « accros » du monde aux supermarchés, après les Américains).
À tort ou à raison, la grande distribution (comme la restauration rapide) devient un symbole de cette « malbouffe ». Pourtant, ses capacités d'adaptation sont énormes, et même si elle tente, avec l'agro-industrie, d'orienter le choix du consommateur, elle le suit tout autant : si le consommateur demande des produits bio, on lui en offre de plus en plus - C'est ainsi qu'en 2006 Wal-Mart a annoncé qu'il voulait vendre davantage de produits biologiques pour moderniser son image, avec des produits vendus « seulement» 10 % plus cher. Cela a décidé immédiatement un autre mastodonte, Kellogg's, à développer une version "bio" de l'un de ses produits phares, les céréales Rice Krispies, car .. grâce à sa taille et à sa puissance Wal-Mart obtient généralement ce qu'il veut » a-t-il expliqué au New York Times - s'il demande des produits exotiques et des produits de terroir, on les lui propose (« Reflet de France », «Nos régions ont du talent », «Le Savoir des saveurs », etc.), de même s'il réclame des allégés. S'il se découvre un réel besoin de produits sans gluten, sans caséines, sans sel, etc. des rayons entiers s'ouvriront.

Mais réels progrès en matière de sécurité sanitaire

Le petit épicier de quartier et le crémier du marché font généralement attention à la qualité sanitaire de leurs produits, mais ne disposent que de moyens à leur mesure pour contrôler cette qualité. Un double rapport de confiance prévaut : celle du commerçant envers son fournisseur et celle du consommateur envers son commerçant.

Avec l'apparition de grandes chaînes de distribution alimentaire et de restauration, le problème de la sécurité alimentaire a pris une tout autre ampleur. Les consommateurs sont persuadés que les produits alimentaires qu'ils y achètent ou qu'ils y consomment sont insipides. Mais ils ne mesurent pas toujours à quel point leur santé est protégée par ces mêmes enseignes.

Si un seul consommateur mourait d'avoir consolnmé un hamburger McDonald's, les conséquences économiques pour le groupe seraient planétaires - Rappelons quelques chiffres sur ce groupe : fin 2006, il comptait, en France, 1085 restaurants, 43 000 salariés, 1,2 million de repas par jour (à l'échelle du monde : 24 000 restaurants dans 115 pays, soit 23 milliards $ de chiffre d'affaires réalisé par 1,6 million d'employés). Ainsi n'y a-t-il pratiquement pas de viande plus surveillée au monde : 85 contrôles successifs entre le boeuf dans le pré et le produit vendu. Les exigences de la firme envers l'ensemble de ses fournisseurs sont implacables, quitte, si nécessaire, à aller chercher plus loin des ingrédients dont la parfaite innocuité n'est pas garantie par les producteurs proches. Par ailleurs, McDonald's passe des commandes significatives, régulières et complémentaires de celles des boucheries classiques (morceaux» avant » du boeuf, alors que les particuliers préfèrent les morceaux « arrière »). En somme, cette firme est un client important, exigeant et fidèle, apprécié par de très nombreux éleveurs, mais également producteurs de céréales et de légumes des pays dans lesquels elle s'implante.

Autre exemple, la grande distribution crée des « marques distributeur» avec des produits pour lesquels elle s'aligne sur la majorité des exigences de qualité de ses concurrents, et dans tous les cas sur les exigences de sécurité. Puis elle se dote en général des moyens techniques pour faire respecter les cahiers des charges, ce qui inclut des visites surprises d'inspection tout au long de la chaîne de distribution, de façon à ne pas mettre en péril son propre nom. Il serait en effet beaucoup plus lourd de conséquences pour un grand distributeur d'avoir des problèmes sanitaires sur les produits de sa propre marque que sur des produits d'autres marques vendus chez lui. La grande sécurité de ces aliments est donc bien garantie, plus que dans les filières « artisanales ». La législation européenne beaucoup plus prolixe et tatillonne sur les produits préemballés frais que sur les autres, accentue le phénomène.

Ainsi, si les salades vendues sur les étals du marché ont souvent l'air plus saines que celles déjà lavées et emballées des supermarchés, elles sont souvent cultivées dans les ceintures vertes à proximité des villes, près des autoroutes, des pistes d'aviation ou exposées au vent des usines d'incinération des ordures ménagères, avec une teneur en métaux lourds indéterminée. En revanche, les contrôles effectués pour les hypermarchés sur la base de cahiers des charges très stricts garantissent des taux très bas dans les salades dites industrielles. Et, souvent, lorsqu'un producteur de légumes se trouve déréférencé, renonce à satisfaire les exigences de la grande distribution ou tout simplement se voit refuser un lot, il vend sa production par le biais d'autres circuits moins surveillés (ce qui ne veut pas dire qu'il met en danger la santé des consommateurs...). Au bout de chaîne, l'impression tenace de « malbouffe » qu'a le consommateur lorsqu'il s'approvisionne dans son supermarché n'est pas aussi fondée qu'il y paraît.

Mais pour finir de bousculer les idées reçues, il convient d'ajouter que les responsabilités des uns et des autres sont parfois mêlées. Lors de l'arrivée des fruits ou légumes en entrepôts ou en magasins, on n'a ni le temps ni les moyens techniques d'effectuer des analyses approfondies (et non destructrices). Le seul contrôle systématique est donc un contrôle de température ou d'aspect : on exige, par exemple, des fruits sans aucune tache. Pour obtenir cette haute qualité visuelle, le producteur a donc tendance à forcer sur les traitements dans les derniers jours de production, pouvant engendrer une concentration accrue de pesticides.. Vu sous cet aspect, le fruit impeccable du supermarché est probablement plus 'chargé 'que celui, légèrement taché, du marché. Le consommateur participe à cette course au beau parfois au détriment du bon, en laissant impitoyablement de côté les fruits « louches ». Si l'on précisait à tous ceux qui vont jusqu'à trier les cerises ou les prunes une par une que leur geste entraîne par anticipation un ou deux traitements chimiques supplémentaires de la part des producteurs de ces fruits, ils seraient certainement bien surpris.

De plus, la défaillance de qualité est parfois invoquée pour refuser une marchandise dont on n'a plus besoin pour cause de mévente. En somme, l'intérêt des agriculteurs est de proposer des produits frais, transportables et de longévité suffisante pour avoir de meilleures chances de les vendre, en particulier dans le secteur des fruits et légumes, dont, contrairement à ce qu'on pourrait croire, le marché régresse chaque année, le poids des modes de vie urbains (qui induit la consommation de nourriture industrielle) l'emportant actuellement encore sur le désir de vie saine et écologique.

En fin de compte, la généralisation de la grande distribution a été l'un des facteurs déterminants de la quasi-éradication de la mortalité lors des crises alimentaires en France (pourtant de plus en plus médiatisées) - On ne meurt pratiquement plus lamais après souper et le nombre des victimes, lors des crises sanitaires, est très réduit, il est actuellement beaucoup plus sûr de manger à Paris qu'à Prague ou même Berlin, car on y est moins exposé aux salmonelles et autres agents d'intoxication. Autre exemple, la distance entre souhaits et pratiques est impressionnante : on veut de la qualité, mais on achète pas cher; on veut des aliments sains, mais on achète des produits pratiques, etc. Rappelons qu'il n'y a plus que deux produits d'origine agricole qui continuent à tuer imperturbablement et massivement les Français : l'alcool (23 000 décès directs par an, plus une forte participation dans 45 000 autres) et le tabac (42 000 décès par an).

Vers des modèles d'échange plus « équitables » ?

En simplifiant à l'extrême, la réponse à la question enfantine : «Qui sont les maîtres du monde agricole et alimentaire ? » serait donc approximativement la suivante : dans les pays exportateurs du tiers monde, ce sont les grandes firmes de commerce international qui ont le plus d'influence sur l'agriculture, en association étroite (et souvent financière) avec les gouvernements en place. Et dans les pays les plus riches, c'est le binôme constitué par la grande distribution et les grands groupes agroalimentaires qui, grâce à leur concentration extrême, a pris le pas sur tous les autres acteurs. Des deux côtés, les consommateurs, les agriculteurs et leurs organisations ont le plus grand mal à ne pas être marginalisés.

Dans les pays occidentaux, les agriculteurs reconnaissent les vrais meneurs du jeu, puisque leurs manifestations publiques de contestation se détournent des préfectures, symboles du pouvoir politique national, pour se dérouler de plus en plus fréquemment sur les parkings des hypermarchés et devant les grilles des laiteries. Carrefour, Nestlé et Danone seraient-ils vraiment plus puissants que les ministres de l'Agriculture et la Commission européenne réunis?

Au Sud, on manifeste plutôt devant les bâtiments des firmes acheteuses de café, de cacao, de coton, d'arachides ou de bananes. Ces comportements expriment bien la crainte que Cargill et ses confrères ne deviennent encore plus forts que l'OMC.

Les consommateurs organisent plus ou moins directement des boycottages de produits, en particulier en cas de suspicion de contamination, mais il serait logique de les voir également un jour s'intéresser de plus près au rôle de la distribution. Leur pouvoir est considérable lorsqu'ils se mobilisent : en se détournant de certaines productions, ils ont contribué à l'effondrement du régime d'apartheid en Afrique du Sud ou à l'arrêt de la fabrication de ballons de football par des enfants en Asie du Sud-Est.

Cependant, si la moitié des Français a fait au moins une fois dans l'année ses achats dans un magasin Carrefour – et plus de la moitié des Américains chez Wal-Mart –, au niveau mondial, les chiffres restent beaucoup plus modestes. II n'est pas certain que le taux de pénétration du géant américain de la disribution dépasse encore les 5 % de la population mondiale.

Prenons l'exemple de l'informatique : certains ont cru dans les années 1960 et 1970 que le « maître du monde» serait durablement IBM (leader du '< hardware» – les machines), pour le voir détrôner vingt ans plus tard par le soft (pour «software » – les logiciels) Microsoft, dont le fondateur a été pendant treize ans l'homme le plus riche du monde et a quasiment rang de chef d'État. Et l'on se demande, en ce début de xxt' siècle, si Microsoft n'est pas en train de se faire rattraper par Linux (pour l'informatique partagée) et surtout par Google (pour la circulation sur Internet), sans préjuger des nouveaux acteurs qui apparaîtront dans les années 2010 et 2020. On peut ainsi être amené à penser que les futurs puissants du monde agricole seront les firmes se situant en amont de la production, en particulier les producteurs de semences OGM, mais bien clairvoyant (ou imprudent) celui qui l'affirmera de manière définitive. En revanche, on observe que tous les gouvernements qui ont tenté de contrôler les systèmes de communication et d'information mondiaux ont vite été dépassés et que leur régulation leur échappe largement. Ce n'est pas parce que Microsoft et Google sont californiennes que le gouvernement des États-Unis les contrôle. De même est-il possible que les ministres de l'Agriculture n'aient plus véritablement la main sur l'agriculture mondiale, et que, comme pour l'informatique, ce soit dorénavant le dynamisme de certaines firmes plutôt que les conférences internationales qui change véritablement la donne internationale.

Le défi démocratique est tout tracé : il faut organiser la mise au point de nouvelles règles du jeu dans le commerce international, à l'OMC mais aussi au sein de l'Union européenne et dans d'autres organisations internationales, pour rééquilibrer les relations entre agriculture, agro-industrie et grande distribution. Pour cela, il est notamment urgent de se mettre d'accord sur la notion de "biens communs de l'humanité", situés au-dessus des intérêts particuliers (voir l'encadré sur ce sujet au chapitre 7). Des mesures concrètes doivent être prises très rapidement sous peine de bloquer l'ensemble du système de production et de distribution de
nourriture dans le monde, de risquer de détruire des pans entiers de l'économie et, en fin de compte, d'affamer encore plus de citoyens de cette planète.

Les gouvernements ont donc la lourde responsabilité de faire abstraction de la pression exercée par les différents lobbies (de plus en plus forte, étant donné l'importance croissante des enjeux) pour prendre des décisions engageant l'avenir. Aux citoyens, aux consommateurs, aux producteurs et à leurs organisations de les y inciter. Ils ont également la responsabilité de favoriser ou non le développement de nouveaux circuits courts mettant en relation directe producteurs et consommateurs. Ces circuits, qui sont déjà très développés pour les fruits et légumes ou le vin, peuvent également se mettre en place pour de nombreux autres produits et à travers des modalités d'échange aussi diversifiées qu'Internet, la vente par correspondance, les marchés, les achats par abonnement, etc. Pareil soutien ne serait pas seulement économique, mais aussi culturel et politique: le mode de vie « moderne » et durable du futur n'est pas seulement celui proposé par les supermarchés, la publicité et la production de masse dans certains pays comme la France; d'autres voies existent.

Les années 2010 semblent s'annoncer propices à des réflexions plus ouvertes sur ce point : la crise financière qui a touché toute la planète à l'automne 2008 montre clairement que le fait d'abandonner entièrement l'organisation du monde économique à des opérateurs privés de plus en plus gros et capables de s'affranchir des règles finit par poser d'énormes problèmes. Ce qui a été vrai en matière de finances l'est encore davantage concernant l'alimentation. De plus la crise de l'énergie et le réchauffement de la planète, qui oblige à véritablement agir sur les émissions de gaz à effet de serre, se conjugueront probablement pour imposer une certaine relocalisation des productions et une saisonnalité plus marquée des consommations, ce qui risque d'induire des changements notables en matière de pratiques de commercialisation des produits alimentaires.

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Mis en ligne le 15/06/2011