La mondialisation, la Chine et l'avenir de l'industrie française

Ce texte est extrait de la revue des ingénieurs des mines: Quelle industrie pour l'Europe N0448 Juillet-août 2010.

Dire que le centre de gravité de l'économie mondiale se déplace vers l'Asie est devenu une sorte de lieu commun. La crise financière n'a fait que renforcer ce mouvement. La reprise en Chine, en particulier, a été plus rapide et plus forte que partout ailleurs, la croissance dans ce pays a renoué avec des taux à deux chiffres. En 2009, la Chine est devenue le premier exportateur mondial, devant l'Allemagne. Beaucoup craignent que cette dynamique chinoise soit une sorte de rouleau compresseur qui provoquera un déclin irréversible de l'Occident, en particulier de son industrie. Il est vrai que l'irruption de la Chine au premier rang mondial a changé la dynamique de la mondialisation mais l'évolution de l'économie mondiale pousse aussi la Chine à se transformer : ce sont ces deux mouvements que l'on commence par analyser avant d'examiner les réactions de la France.

La mondialisation, acte II

Les ressorts de la mondialisation sont connus : ils sont à la fois politiques, l'ouverture généralisée des frontières, et techniques, la baisse des coûts de transport maritimes et la facilité des moyens de communication en particulier. Suivant la formule à succès d'un chroniqueur du New York Times, Tom Friedmann, le monde serait devenu «plat», comprenons par là que la circulation des informations et des marchandises est devenue tellement aisée qu'il est possible de décomposer à l'infini les activités de production en fonction des signaux de prix et de recomposer ainsi, sans cesse, les chaînes de valeur (matérielles et immatérielles). Fini le produit distingué par son lieu de production dans une sorte de géographie économique réputée immuable, une situation que résumait le célèbre label «made in Germany» : l'heure est désormais, comme le proclame le titre de l'ouvrage récent de Suzanne Berger, au produit «made in monde».

La percée des exportations industrielles en provenance des pays émergents a soulevé bien des contestations dans les pays industrialisés. Mais les économistes défendent en général les bénéfices de la mondialisation en avançant deux arguments. D'abord, soulignent-ils, toutes les études concordent pour expliquer que le recul de l'emploi industriel n'est pas principalement dû aux délocalisations. Les fermetures d'usines sont évidemment des évènements très frappants, traumatisants même pour tous ceux qui sont concernés et pour leur environnement. Mais il s'agit le plus souvent d'un mouvement cyclique qui est caractéristique de la vie de tous les secteurs industriels, la marine à voile, la machine à vapeur, les mines de charbon, etc. depuis le XIXème siècle, on observe une sorte de «cycle de vie», le progrès économique est «schumpéterien», les gains de productivité, et donc de pouvoir d'achat, ne proviennent que de ce que les anciens produits, les anciennes méthodes, les anciens lieux de production sont perpétuellement remis en cause : il n'est pas surprenant que de nouvelles entreprises remplacent celles qui étaient caractéristiques du mode de croissance des années 60, 70 ou 80. Deuxièmement, il faut avoir en tête qu'il est inutile d'espérer vendre des Airbus, des centrales nucléaires ou même du Cognac aux pays émergents si nous n'acceptons pas leurs T-shirts, leurs téléviseurs ou leurs voitures.

Par rapport à ce schéma, la dernière décennie a vu apparaître une évolution radicalement nouvelle : la Chine, l'Inde ou le Brésil, semblent désormais capables de combiner leur avantage traditionnel, de bas coûts de main d'oeuvre, avec l'acquisition rapide de compétences techniques avancées (les Chinois ont envoyé un homme dans l'espace), avec une énergie entrepreneuriale sans limite (voyez Messieurs Mittal père et fils) et finalement avec un accès aisé à une ressource financière abondante (les fonds souverains). Dans la première phase de la mondialisation, seules les activités industrielles anciennes, à faible valeur ajoutée, avaient été touchées. Désormais, tout le tissu industriel, et celui des services également, devient, plus ou moins directement concurrencé par les entreprises des pays émergents : la sidérurgie, l'électronique, l'automobile, les télécoms, le ferroviaire, l'aéronautique, le nucléaire, dans tous les secteurs on compte en années, en quelques décennies au plus, le délai nécessaire pour que des entreprises chinoises concurrencent les fleurons industriels de la vieille Europe. C'est une donnée, mais ne concluons pas trop vite et examinons, symétriquement, la manière dont la Chine elle-même, avec ses atouts et ses fragilités, aborde la période qui commence.

L'irruption de la Chine

Le développement économique de la Chine est spectaculaire. Son émergence comme grande puissance économique aura d'immenses conséquences sur le reste du monde, nous n'en sommes qu'aux débuts. La Chine a été sévèrement frappée par la crise mondiale et l'effondrement des échanges qui ont suivi la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008. Face à cette situation, le gouvernent chinois a précocement mis en oeuvre un plan de relance de très grande ampleur. Des mesures en faveur de la consommation des ménages et des dépenses d'infrastructure massives ont été rapidement engagées. La réponse de l'activité a été foudroyante, la croissance est, au printemps 2010, de l'ordre de 12% en rythme annuel ; voilà pour le court terme ; mais à quels défis le pays doit-il faire face à l'avenir.

Ce qui frappe à Pékin, ce sont les craintes sur la solidité de la reprise dans le monde occidental. Les autorités chinoises sont persuadées que le désendettement des ménages et les problèmes budgétaires placent les pays de l'OCDE dans une situation économique durablement difficile. Avec l'inflexion attendue dans les pays de l'OCDE, la croissance chinoise ne sera plus désormais tirée par les exportations comme elle l'a été au temps du miracle économique. Au contraire même, avec la dégradation du commerce extérieur (les importations progressent actuellement nettement plus vite que les exportations), la contribution du commerce extérieur à la croissance chinoise est d'ores et déjà devenue négative (probablement — 3 points de PNB en 2010). Le défi chinois, pas le seul mais l'un des plus importants, c'est de créer des emplois en nombre suffisant pour absorber la main d'oeuvre qui quitte la terre. Si l'exportation ne suffit plus, il faut restructurer l'économie en créant une dynamique de croissance endogène, via la consommation des ménages en particulier. Ce débat est bien engagé, il ne porte plus sur l'objectif mais sur la façon de l'atteindre et ce, non pas de manière artificielle comme cela a été fait temporairement avec le plan de relance, mais en changeant réellement la donne en matière de protection sociale, de salaires ou de marché du travail. Les mouvements sociaux récents illustrent à leur manière cette autre face du grand changement auquel se prépare la société chinoise.

Ainsi la croissance chinoise pourrait-elle à l'avenir se réorienter, fonctionnant sur un moteur à deux-temps, externe, bien sûr, mais aussi interne. Pour le courant modernisateur à Pékin, la crise est une opportunité : il est temps de fermer les unités de production obsolètes à bas salaires, de renvoyer ces productions vers l'intérieur du pays pour diffuser le processus de croissance, il faut faire monter en gamme la production du pays. Et cette idée, qui correspond bien à l'ambition que peut nourrir le pays, a le vent en poupe. Comme le Japon et comme la Corée autrefois, la Chine s'apprête à rivaliser avec l'Occident sur les productions à plus haute technologie. Elle n'entend évidemment pas renoncer aux avantages que lui procure une économie tournée vers le monde extérieur mais elle mesure maintenant les limites d'un modèle «mercantiliste» pur et dur, tiré par les expos tations et la sous-évaluation du taux de change. Il lui fau passer à un modèle où la demande intérieure, et en particu lier la consommation, joue un rôle majeur. En bref, I concurrence de la Chine a toutes chances de se renforce mais il est plausible que la réorientation de sa croissance e fasse aussi un puissant moteur de la demande mondial Serons-nous parmi les gagnants ou les perdants ?

La France qui perd, la France qui gagne

On peut présenter la situation de l'industrie française dan l'économie mondiale de deux manières qui sont asse contradictoires sans que l'on réfléchisse suffisamment à c paradoxe. D'un côté, le commerce extérieur de la Franc révèle une fragilité ancienne et qui s'est détériorée ces der nières années, notre «compétitivité» n'est pas brillante D'un autre côté, les grandes entreprises françaises tiennen plus qu'honorablement leur place dans la concurrence inter nationale, et il y a de sérieux indices de ce que, malgré d'in nombrables jérémiades, le «site France» lui-même reste attractif. Voyons les deux facettes de ce bilan.

La performance globale de l'économie française, son commerce extérieur en particulier, révèle des faiblesses plus qui préoccupantes. Partons d'un indicateur agrégé : le PIB pat habitant en France rapporté à celui de l'eurozone n'a cessE de reculer depuis le milieu de la décennie 80, nous sommes désormais juste dans la moyenne de l'Union, une performance honorable mais peu spectaculaire ; la part de l'industrie est, comme dans tous les grands pays, en recul mais ce recul est aussi prononcé, ce qui est beaucoup plus troublant. si l'on se situe par rapport aux seuls pays de la zone euro enfin, et parallèlement, la part des exportations de marchandises françaises dans le total de l'eurozone recule de 17% au milieu des années 80 à 13,5% aujourd'hui (notons au passage que l'on observe un recul similaire pour nos exportations de services si bien que notre excédent traditionnel dans ce domaine a pratiquement disparu). Voilà des indicateurs inquiétants, d'autant plus que ce n'est évidemment pas la Chine qu'il faut mettre en cause ici puisque l'on se situe par rapport à des pays comparables et qui travaillent dans la même monnaie que nous.

La première image qui se dégage est donc celle d'un pays recul par rapport à ses voisins, est-ce pour des raisons nature industrielle ou macroéconomique ? Les deux ar u' ments sont souvent mêlés, ils doivent être distingués. fait, nous souffrons clairement depuis des années — et cc ._ manière parfaitement bi-partisane — d'un mauvais réglag de la politique économique, du retard des réformes (comet celles adoptées par l'Allemagne sous le chancelier Schrôdet et d'une mauvaise gestion des finances publiques. Comma l'avait fortement démontré Michel Pébereau avant la campagne présidentielle de 2007, l'alourdissement de la dette obère le financement de la croissance et met en péril l'équilibre social ; les choses n'ont fait qu'empirer depuis trois ans. Après la crise grecque, le gouvernement semble heureusement décidé à agir plus vigoureusement sur ce plan. Certains protestent en faisant valoir que ces mesures de bonne gestion pourraient casser la reprise ; dans l'état actuel des choses, pratiquer une gestion macroéconomique plus rigoureuse serait plutôt un stimulant à une croissance durable. Mais au-delà de la macroéconomie, il y a l'argument «décliniste» qui voit dans l'affaiblissement de notre économie des causes plus fondamentales. Deux séries d'observations ne conduisent pas à partager ce pessimisme.

Il est d'abord intéressant d'examiner les flux d'investissement direct internationaux. On y voit à juste titre un indicateur résumé de compétitivité. S'il est un domaine où la liberté de décision des investisseurs mondiaux est totale, c'est bien celui-là ; s'engager dans un pays via un investissement direct traduit une confiance dans les fondamentaux plus grande que ce que requiert un investissement de portefeuille, par nature plus volatil dans ses déterminants et plus facilement réversible dans ses conséquences. Il se trouve que la France est depuis des années et des années une destination privilégiée des flux d'investissement direct, derrière la Chine certes, destination numéro un, mais première ou seconde en Europe. En tout cas, en 2009, les investissements étrangers ont à nouveau créé 2,5 fois plus d'emplois en France qu'en Allemagne ou en Italie. On pourra dire que la propriété industrielle est plus énergiquement défendue dans ces deux pays, c'est possible, mais on doit reconnaître qu'aux yeux des investisseurs internationaux la France reste une destination attractive.

Une seconde observation porte sur les grandes entreprises qui tiennent plus qu'honorablement leur place dans la concurrence mondiale. Parmi les 500 plus grandes entreprises mondiales, on compte en effet 162 entreprises américaines, 44 japonaises, 28 anglaises, 27 françaises, 19 allemandes, etc. Les noms de ces entreprises sont connus et il est facile de vérifier qu'ils couvrent une gamme d'activités très large dans l'industrie et les services : Accor, Airbus, Air France, Air Liquide, Alstom, Areva, Arianespace, ATOS Origin, AXA, etc. Ces résultats, là aussi, ne trompent pas pour s'imposer sur le marché mondial, il faut un cocktail de capital humain, de capacité d'innovation, d'adaptation aux marchés, de savoir-faire organisationnel, etc. : il faut croire que la France n'a pas perdu le goût de l'entreprise schumpetérienne puisqu'elle sait, dans tous ces domaines, produire et mettre en oeuvre des ressources capables de rivaliser avec les meilleurs.

Une ambition industrielle, c'est réaliste ... et urgent

La présente analyse se démarque clairement d'une pensée résignée qui, trop souvent, enferme l'avenir des économies industrialisées dans une concurrence sans espoir avec l'Asie, en particulier la Chine, et noircit l'avenir de l'économie française en annonçant son déclin inévitable. Comme tous les grands pays, la France fait évidemment face à de nombreux et difficiles défis : il faut les hiérarchiser et ne pas se tromper dans les priorités. Deux conclusions se dégagent de cette réflexion.

La Chine, si elle évite les soubresauts internes qui ont si souvent dans le passé compromis son développement, va de plus en plus jouer le rôle de locomotive. La perspective correcte, ce n'est pas que les pays industriels sont en train d'être noyés par une déferlante chinoise, c'est plutôt qu'une période d'opportunités croissante peut s'ouvrir. Mais la concurrence sera rude. L'Allemagne, avec son secteur hyper-développé de biens d'équipement, en tire d'ores et déjà un bénéfice évident. Mais l'enrichissement de la Chine, le renforcement de sa dynamique interne, constituent un appel d'air pour toutes les activités et nous pouvons y trouver naturellement notre place. De toutes façons, nous ne copierons pas l'Allemagne dont le «Mittelstand» est une création de la fin du XIXème siècle. Nous devons plutôt durcir notre capacité à faire face avec nos propres avantages comparatifs en regagnant, en dix ans, la compétitivité perdue depuis dix ans.

La concurrence à laquelle nous faisons principalement face sur tous les marchés, en Asie aussi bien qu'en Europe, c'est en effet celle de nos voisins ou, plus largement, de pays ayant les mêmes caractéristiques que nous. Nous devons plus systématiquement utiliser nos atouts qui sont réels puisqu'ils donnent au «site France», aussi bien qu'à nos grandes entreprises, les meilleures chances de succès dans la concurrence mondiale. Les orientations que l'on a vu récemment mettre en oeuvre comme la création des pôles de compétitivité, la réforme des universités, le lancement de programmes de recherche ambitieux sont certainement des pas en avant importants dans cette direction. En revanche, rien ne justifierait le retour à une conception ancienne de la politique industrielle. Avec la crise financière, les États retrouvent une part de légitimité parce que la confiance dans le marché auto-régulateur s'est effondrée. En bref, il faut réinvestir dans le site France mais il ne faudrait pas en déduire que les États, soudainement, seraient mieux que des acteurs décentralisés capables de jouer le rôle d'entrepreneurs schumpetériens.

Suite... La mondialisation, la Chine et l'avenir de l'industrie française


Partager |

Mis à jour le 09/06/2013