L'Euro révélateur de la désindustrialisation française

Ce texte est extrait du livre de Patrick Artus et Marie-Paule Virard "La France sans ses usines" Fayard dont je recommande vivement la lecture.

L'industrie c'est dépassé.... Pendant longtemps, les handicaps, les effets pervers des mauvaises politiques, tant publiques que privées, que nous venons d'évoquer, ont été soigneusement masqués. Régulièrement « effacés », au moins en apparence, grâce à la botte secrète de tous les gouvernements de droite et de gauche depuis la nuit des temps une bonne vieille dévaluation. Mais, avec la création de l'euro, la disparition du risque de change a fait office de révélateur. À plus d'un titre.

Pour un pays où les coûts — notamment salariaux — augmentent assez vite, où il n'y a pas assez d'innovation et où l'offre de biens est obstinément concentrée sur le milieu de gamme, la seule manière de ne pas perdre trop de parts de marché est de rester maître de son taux de change. Le pays s'appauvrira mais préservera son industrie. C'est bien ce que la France a longtemps pratiqué. Mais, dès lors que le taux de change devient fixe et que perce la concurrence, la seule option pour préserver tant bien que mal les parts de marché sera de manger les marges, ce qui n'est pas la meilleure nouvelle pour espérer financer les investissements nécessaires au développement. Les entreprises sont alors de plus en plus fragiles, parce que depuis des lustres on ne s'est pas donné les moyens de préserver une industrie nationale innovante et compétitive.

L'euro a en effet joué le rôle de révélateur de l'impéritie des politiques tant publiques (l'environnement des entreprises) que privées (les stratégies des entreprises insuffisamment orientées vers le haut de gamme). Lorsqu'il s'est apprécié, c'est-à-dire dès 2002, les industriels allemands n'ont pas perdu de parts de marché quand les français abandonnaient beaucoup de terrain en raison d'un positionnement qui rendait la demande de produits manufacturés français (comme les espagnols, les grecs ou les portugais) particulièrement sensible au prix.

Le coup fut d'autant plus rude qu'au même moment se jouait à l'autre bout de la planète une
autre rupture qui, elle, n'avait rien à voir avec la création de la monnaie unique : la montée en puissance de la concurrence des pays émergents, un véritable coup dur pour les parts de marché des pays développés positionnés en milieu de gamme. Au tournant du siècle, les deux courbes de la part dans les exportations du monde de la triade (USA/UE à 15/Japon) d'un côté et de l'ensemble des pays émergents (hors Russie + Opep) de l'autre ont commencé à converger. En 1999, la triade pesait encore plus de 65 % des exportations du monde en valeur, l'ensemble des économies émergentes à peine 20 %. En 2011, le trio des plus riches de la planète voit sa part glisser sous les 50 % tandis que le groupe des économies émergentes tutoie déjà les 40 % des exportations totales. Emblème s'il en est de cette magnifique conquête commerciale, la part de marché de la Chine, qui représentait 2 % du commerce mondial en 1999, atteint déjà 13 %. Sur la période, la balance commerciale de la triade s'est littéralement effondrée, affichant un déficit abyssal oscillant depuis 2005 entre 750 et 1 200 milliards de dollars. La balance des pays émergents (hors Russie et Opep), au contraire, évolue désormais sur une tendance de 200 à 300 milliards d'excédent. Pour éviter la désindustrialisation accélérée, il aurait fallu que les pays positionnés en milieu de gamme, et notamment la France, puissent jouer une fois de plus sur une dépréciation réelle de leur taux de change, or c'est exactement le contraire qui s'est produit. À partir de 2002, l'euro a commencé à s'apprécier en termes réels alors qu'il s'était déprécié depuis le milieu des années 1990. Mais le pire restait à venir. Car la disparition du risque de change a eu un autre effet sur l'industrie française, celui-là inattendu : il a fabriqué de la spécialisation productive dans la zone euro, ce qui concrètement s'est traduit, pour un pays comme la France, par une accélération de la désindustrialisation.

LA « CONVERGENCE » N'ÉTAIT QU'UNE ILLUSION...

Au commencement, les pères de la monnaie unique nous avaient pourtant raconté une bien belle histoire : grâce à la création de l'euro, les économies de la zone allaient converger irrésistiblement pour le plus grand bonheur de ses quelque 320 millions d'habitants. Intuitivement, on aurait pu croire effectivement que les pays appartenant à une union monétaire verraient leurs économies, leurs niveaux de vie, en particulier leurs revenus par tête, converger dès lors que le risque de change aurait disparu et qu'il y aurait donc liberté totale de circulation des biens et du travail. En outre, le fait que les pays membres fassent politique monétaire commune était censé favoriser l'homogénéisation de la zone avec la disparition de ce que les experts appellent les «asymétries », autrement dit les écarts de taux de change, d'inflation, de salaires, de taux d'intérêt...

Douze années plus tard, il faut bien se rendre à l'évidence : c'est exactement le contraire qui s'est produit. La disparition du risque de change, la libre circulation des biens, l'internationalisation des entreprises, la politique monétaire commune ont plutôt encouragé les différents pays à exploiter leurs avantages comparatifs, à développer des spécialisations productives très différentes et à implanter leurs activités là où l'efficacité est maximale, sans craindre que celle-ci soit contrariée par des variations de taux de change, de taux d'intérêt ou de taux d'inflation... Dès lors qu'il y a union monétaire, le risque de change en effet disparaît, les biens circulent librement, et, si Volkswagen ou Renault décident qu'il est plus profitable de fabriquer des voitures en Slovaquie et de fermer telle ou telle unité de production au Portugal ou en France, ils n'ont plus à se préoccuper des éventuels problèmes de change susceptibles de venir contrarier une approche purement industrielle des avantages comparatifs. À cela vient s'ajouter un phénomène assez trivial sur le plan économique mais qui renforce encore la spécialisation productive : dans une union monétaire, l'industrie a tendance à s'installer au centre et les services à la périphérie, tout simplement en raison des coûts de transport. C'est la raison pour laquelle il sera moins évident de fabriquer des voitures à Lisbonne qu'à Bratislava, par exemple. D'une manière générale, les pays de la périphérie attireront moins naturellement les activités industrielles que ceux du centre de la zone même si lephénomène ne se résume pas strictement aux frontières des pays : ainsi la France « orientale » (Alsace, Rhône-Alpes), qui est proche du centre de l'Europe est restée très industrielle tout comme la région nord de l'Italie.

Tout cela explique la concentration progressive de l'industrie dans le nord de la zone euro et la spécialisation des pays du Sud dans la construction (jusqu'à la crise de 2008) et dans les services non exportables. L'Allemagne, les Pays-Bas, l'Irlande se sont spécialisés dans l'industrie ou les services exportables, l'Espagne, la Grèce et le Portugal dans les services non exportables et, jusqu'à la crise, dans la construction. L'Italie et la France se situent entre les deux, c'est-à-dire nulle part. Le mythe de la « convergence » des économies et des niveaux de vie n'y a pas survécu. En réalité, la spécialisation productive associée à l'unification monétaire fabrique bel et bien de la divergence, un phénomène désormais évident, douze ans après la création de l'euro. Et s'il a fallu une bonne décennie pour en prendre conscience, c'est que, jusqu'à la crise, cette divergence a été masquée par le choc monétaire dû à l'unification. L'entrée dans l'euro a en effet provoqué une forte baisse des taux d'intérêt dans les pays peu industrialisés de la zone euro (puisque chacun d'entre eux bénéficiait désormais de la notation commune), ce qui a encouragé une distribution excessive du crédit et de l'endettement avec à la clé la stimulation de la demande (notamment grâce à l'effet richesse provoqué par la hausse des prix de l'immobilier) et de la croissance de ces pays.

La forte réduction de la taille de l'industrie explique les écarts de croissance à long terme, donc de revenu par tête, entre les pays du nord et les pays du sud de la zone euro. La faiblesse de leurs exportations, notamment vers les pays qui tirent actuellement la croissance mondiale (pays émergents et producteurs de pétrole) va générer un déficit permanent de croissance de nature à rendre très difficile la réduction des déficits publics puisque l'existence de déficits extérieurs chroniques impose aux pays concernés de continuer à s'endetter bien qu'ils aient déjà atteint des niveaux élevés d'endettement.
Un coup d'oeil rapide sur la situation américaine confirme que l'hétérogénéité est bien une caractéristique intrinsèque des unions monétaires due aux spécialisations productives différentes des régions. Outre-Atlantique, la dispersion des taux de croissance et des taux de chômage entre États est en effet tout à fait comparable à celle observée en zone euro tandis que le poids de l'industrie manufacturière dans la valeur ajoutée va de moins de 2 % (Hawaï) à plus de 28 % (Oregon). Une hétérogénéité forte alors même qu'il s'agit d'un État fédéral avec une mobilité du travail élevée. Cela signifie aussi, in fine, que la désindustrialisation qui affecte certains pays de la zone euro n'est pas une anomalie due simplement à de mauvais choix de politique économique comme certains responsables européens à Bruxelles ou à Francfort voudraient le croire. C'est la raison pour laquelle, même si une partie de l'hétérogénéité de la zone euro peut disparaître dès que de meilleures politiques publiques et privées seront mises en place, tant sur le plan micro que macroéconomique, il subsistera en zone euro une hétérogénéité importante liée à la différence de spécialisation productive.

Il ne s'agit pas pour autant de critiquer ici l'entrée dans l'euro hier, encore moins de suggérer d'en sortir aujourd'hui, mais de montrer que la monnaie unique non seulement a fait office de révélateur de problèmes structurels qui, pendant des décennies, avaient été résolus artificiellement grâce à la multiplication des dévaluations dites « compétitives », mais a fabriqué de la spécialisation productive.

Voilà pourquoi il faut se doter des institutions capables de résister aux effets de l'euro sur l'industrie, et traiter la divergence réelle des économies de la zone sauf à assumer la décision politique de sacrifier l'euro. Sur tous les plans, domestique comme européen, la situation réclame en tout cas des décisions courageuses et rapides, car les ravages économiques mais aussi politiques et sociaux de la désindustrialisation laisseront durablement des traces.


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Mis en ligne le 13/04/2012