L'ÉTAT PEUT-IL REUSSIR SES REFORMES?

Pour un nouveau souffle: Philippe Quême éditions l'Harmattan 2002

Mes notes de lecture (en italiques) avec liens ajoutés vers les citations de l'auteur.

Au moment où ce livre fut publié en 2002 par Philippe Quême après plusieurs années de travail à la fin des années 1990 et au début des années 2000, la France était en "cohabitation". Jacques Chirac était président avec comme premier ministre Lionel Jospin, l'assemblée nationale avait une majorité socialiste alliée aux communistes et aux "verts", et la droite était très divisée. Si plusieurs des propos du livre concernant la France, se comprennent par rapport à cet environnement politique et économique particulier, les analyses sur les difficultés de faire des réformes en France restent d'actualité. La situation est très différente en ce mois de 2007, et même si "l'espoir" renaît, comme le souligneNicolas Lecaussin dans une note de l'iFRAP de mai 2007, la vigilance s'impose car "l'atavisme" français en matière de resistance aux réformes importantes est ancrée dans nos moeurs.


En hommage aux hommes politiques qui refusent de devenir des politiciens, aux techniciens qui n'acceptent pas de devenir des technocrates, aux élites qui résistent à l'élitisme et aux démocrates qui ne veulent pas pratiquer la démagogie.

Politicien: qui relève d/une politique intrigante et intéressée.

Technocrate: Homme dÉtat ou haut fonctionnaire qui fait prévaloir les considérations techniques ou économiques sur les facteurs humains,

Élite: petit groupe considéré comme ce qu'il y a de meilleur; de plus distingué,

Élitisme, système favorisant les meilleurs aux dépens de la masse.

Démocratie, régime politique dans lequel le peuple exerce sa souveraineté lui-même, sans l'intermédiaire d'un organe représentatif (démocratie directe), ou par représentants interposés (démocratie représentative).

Démagogie: attitude consistant à flatter les aspirations à la facilité ou les préjugés du plus grand nombre pour accroître sa popularité pour obtenir ou conserver le pouvoir.(Définitions du Petit Larousse)


Table des matières
Préface de Pierre-André Périssol; Ancien Ministre du Logement; Maire de Moulins

INTRODUCTION

I. Comment définir le concept de réforme?
II. Qu'est-ce qu'un processus de réforme?
III. Quatre décennies de réformes commentées
IV. La réforme Juppé de 1996 sur l'assurance maladie
V. La réforme de l'armée française
VI. La réforme de Bercy
VII. La réforme du budget de l'État
VIII. Leçons tirées de réformes faites à l'étranger

LES DIFFICULTÉS DES RÉFORMES EN FRANCE

IX. Hommes politiques, stratèges du changement et techniciens
X. Partis politiques et réformes
XI. Syndicats et réformes
XII. Société française: élites ou élitisme?
XIII. L'État peut-il se réformer et réformer?

RETOUR CONCEPTUEL SUR LES RÉFORMES

XIV. Comment les entreprises se réforment-elles?
XV. Des processus de réforme du privé vers le public: transposition ou inspiration?
XVI. Pourquoi les réformes échouent-elles? Les dix commandements du parfait réformateur

LES DIX COMMANDEMENTS DU PARFAIT REFORMATEUR

XVII. Mode d'emploi des dix commandements
XVIII. Premier commandement: Un État, des hommes politiques et des citoyens accueillants à la réforme tu rassembleras
XIX. Deuxième commandement: Études préalables et diagnostics tu n'épargneras point
XX. Troisième commandement: Alliés et opposants précocement tu détecteras
XXI. Quatrième commandement: Le «cap de la réforme" clairement tu afficheras
XXII. Cinquième commandement: Trajectoire de la réforme, temps et argent habilement tu marieras
XXIII. Sixième commandement: À la concertation, au débat public et à la communication large place tu feras
XXIV. Septième commandement: En plaçant le client au centre de la réforme, les usines à gaz tu éviteras
XXV. Huitième commandement: La réforme comme un grand projet tu organiseras et animeras
XXVI. Neuvième commandement: De l'évaluation permanente de la réforme obligation tu te feras
XXVII. Dixième commandement: Le réformateur et son équipe soigneusement tu choisiras et structureras

LA SOLUTION DE L'INTÉGRATION EUROPÉENNE

XXVIII.Les Français et les réformes: perspectives
XXIX. Pourquoi l'Europe?
XXX. Et quelle Europe?

CONCLUSIONS

BIBLIOGRAPHIE

Préface de Pierre-André Périssol Ancien Ministre du Logement Maire de Moulins

Je connais Philippe Quême depuis près de quinze ans; j'ai pu apprécier son efficacité et son expérience de réformateur lorsqu'il est intervenu comme consultant dans la réforme des Sociétés Anonymes de Crédit Immobilier, que j'ai pilotée; il s'agissait de transformer ces sociétés - qui vivaient de la distribution des prêts à l'accession sociale, bonifiés par l'État - en créant le réseau du Crédit Immobilier de France et ainsi, de les faire passer d'une activité en secteur protégé à une deuxième vie dans le secteur concurrentiel. Il en parle dans son livre; je n'y reviens pas. Je crois que ce livre sort au bon moment, et pas uniquement du fait des échéances électorales proches. La France a devant elle des chantiers de réforme considérables, à commencer par la réforme de l'État lui-même; sujet trop vaste que l'on peut sans doute qualifier, comme le fait l'auteur, de «métaréforme". On peut d'ailleurs espérer que l'accumulation des "alertes" sur ce sujet sera un vecteur fort de changement.

La thématique même de ce livre constitue un enjeu déterminant. En France, il y a profusion de positions sur ce qu'il faut faire. Dans le même temps, il y a pénurie sur comment le faire, c'est-à-dire sur le processus même de réforme.

J'en ai fait moi-même l'expérience lorsque j'ai réformé, comme Ministre du Logement, l'ensemble des aides au logement. Je prends par exemple la terminologie de l'auteur, quand il parle de «cap de réforme"; les gouvernements successifs butaient sans cesse sur les mêmes crises du logement: les dispositifs d'aide au logement n'étaient plus efficaces dans le contexte économique qui était alors le nôtre. Plutôt que de réformer, on injectait de plus en plus d'argent public, avec de moins en moins de résultats. Face à cette situation, une bonne dizaine de plans de relance avaient été lancés; ils s'étaient stratifiés, sans qu'un vrai cap de réforme ait été réellement affiché.

Le diagnostic complet de la situation du logement en France, et notamment des systèmes d'aides, n'avait en réalité pas été fait complètement: dans le milieu qui allait être concerné par la réforme, j'avais la chance, en arrivant au ministère, d'avoir déjà une longue expérience du logement, notamment social, et surtout, d'avoir préparé l'action réformatrice à mener jusqu'à détailler mes propositions dans un livre intitulé En mal de toit; selon l'expression de Philippe Quême, j'étais déjà bien "immergé"

Philippe Quême évoque longuement le «levier client" comme principal porteur de réforme: je pense qu'il a raison

Quand j'ai lancé le "prêt à taux zéro", ce fut après une analyse des aspirations des candidats à l'accession à la propriété et des causes de leurs craintes et de leurs difficultés. Nous avons alors supprimé des dispositifs qui n'y répondaient plus pour leur substituer cette aide très lisible, très parlante

On pourrait dire la même chose de l'amortissement qui porte mon nom, et qui s'est appuyé sur un diagnostic précis de la motivation des investisseurs, sur un cap clair de réforme, basé sur la parité de traitement avec les autres types d'investissement, et sur une communication forte

Dans mon livre En mal de toit, j'écrivais à propos des politiques publiques: "Une réforme des politiques publiques, et notamment des politiques sociales, s'impose. Il est indispensable que cette réforme porte à la fois sur les modalités techniques des politiques publiques et sur les concepts qu'elles véhiculent; autrement dit, tant sur la façon dont elles sont conçues que sur les valeurs auxquelles elles répondent"; c'est également ce que dit, de manière beaucoup plus approfondie, l'auteur de ce livre

Dans le chapitre IX de son livre, Philippe Quême pose le problème essentiel de l'articulation entre les politiques et les techniciens, et suggère qu'une compétence de "stratégie du changement" soit mise en oeuvre dans l'équipe du réformateur; je pense qu'il a raison, et que les consultants peuvent apporter cette compétence, rare, de conduite du changement; je lui ferai néanmoins observer, amicalement, qu'il n'est pas interdit à un politique de bien maîtriser la dimension technique, et je suis d'ailleurs d'accord avec lui quand il dit qu'un ministre doit aimer la matière dont il a la charge

Je partage assez sa vision de l'État, telle qu'il l'expose dans le chapitre XIII de son livre, et notamment quand il véhicule des valeurs de solidarité, où il est assurément plus dans son rôle que lorsqu'il gère des entreprises qui relèvent du secteur marchand

Je partage aussi totalement le postulat introductif, dans lequel il considère que les enseignements des réformes dans les entreprises, notamment privées, sont plus ou moins directement utilisables par l'État: quand nous avons, ensemble, réformé le petit mais turbulent monde des Sociétés Anonymes de Crédit Immobilier, nous avons pratiqué le "benchmarking", le partage des connaissances et la sociodynamique ; l'auteur me confiait que, étant intervenu antérieurement pour un autre acteur totalement privé du crédit immobilier, il n'avait pas décelé de différences significatives dans les approches, qu'il s'agisse de diagnostic, de cap de réforme, de concertation ou d'évaluation

Sur le postulat de l'intégration européenne comme vecteur fort d'introduction des réformes en France, je ne peux que partager l'opinion de Philippe Quême; malheureusement, l'Europe sociale est encore un grand «trou noir", et je pense que l'Europe du logement social n'est pas pour demain

Quant aux "dix commandements du parfait réformateur", je les crois essentiels; certes «cela va sans dire", mais «cela va beaucoup mieux en le disant" ; l'actualité nous fournit, en grande quantité, des réformes qui n'ont pas suivi ces principes, pourtant simples et de bon sens.

Je souhaite le meilleur succès à ce livre, car je crois qu'il aborde de manière intelligente et rigoureuse une vraie question:"Commentréformer?"

Pierre-André Périssol
Ancien Ministre du Logement
Maire de Moulins

INTRODUCTION

En France, contrairement à la plupart de nos voisins européens, l'État n'arrive plus à se réformer, ni à réformer: pourquoi?

Le constat: lors des quatre dernières décennies, les réformes faites par l'État en France ont donné des résultats très variables; à côté de vraies réformes - la constitution de la cinquième République et surtout l'élection du Président de la République au suffrage universel, la décentralisation régionale de Gaston Defferre, la réforme du scrutin municipal, l'IVG, certaines privatisations et la notion de "noyaux durs", les réformes des marchés financiers, le passage des "PTT" à La Poste et à France Télécom, etc. - combien de réformes sans lendemain et donc sans effet! Qui se souvient de la réforme de la Justice de Monsieur Arpaillange ou des réformes successives de l'Éducation Nationale? De plus, le fossé, sans équivalent en Europe, creusé entre les deux principaux courants politiques, la fréquence des alternances et la cohabitation font que les grandes réformes dont le pays aurait besoin ne se font pas: la Constitution, la Justice, l'Education Nationale, la sécurité publique, les retraites, et surtout le rôle de l'État, notamment dans l'économie. Charles de Gaulle a été le dernier grand réformateur français

Il est vrai qu'il faut une très forte dose de détermination et de courage pour réformer en France: le ministre de l'Éducation Nationale ne peut rien faire sans l'accord du SNES; les dockers bouchent le port de Marseille beaucoup plus souvent que la sardine; les évidences de difficultés majeures des régimes de retraites ne suffisent pas à convaincre les partenaires de s'asseoir à une même table; la réforme de Bercy, techniquement et économiquement parfaitement justifiée, notamment en matière de qualité de service au contribuable, a été bloquée par les syndicats des Finances

Enfin, la plupart des réformes faites en France obéissent à des raisons idéologiques. Si nous questionnions les Français sur le fait d'identifier telle ou telle réforme comme faite par la droite ou par la gauche, il y a gros à parier que les erreurs seraient rares; l'idée même d'une réforme faite pour répondre à des dysfonctionnements concrets, mais qui n'afficherait pas clairement son origine de droite ou de gauche, serait considérée par nos concitoyens comme une rareté, comme l'a été par exemple l'abolition de la peine de mort, problème de conscience et non d'idéologie.

Et si la réforme était aussi et surtout une question de méthode?

Et si, au lieu d'invoquer des difficultés liées à la nature même des réformes, aux obstacles institutionnels, sociaux ou plus simplement de comportement des Français, qui sont incontestables, nous nous posions la question de savoir si la difficulté de l'État français à se réformer et à réformer n'est pas également et avant tout une question de méthode? Gilbert Santel1 me répond par avance en disant, je cite: "La manière de réformer est aussi importante que la réforme elle-même". Et si cette perception négative de la majorité des Français vis-à-vis des réformes traduisait en partie un scepticisme profond sur les méthodes de réforme mises en oeuvre et sur la volonté des hommes qui en ont la charge, au moins autant que sur le contenu des réformes proprement dit? Et si les Français pensaient que "l'on ne fait pas de vraie réforme publique sans construire un débat public préalable, fondé sur l'intelligence des citoyens 2?

Je pense que les Français, même s'ils ne le disent pas très clairement, ont raison de croire que, si les hommes politiques se comportaient comme des «porteurs de réformes" et se préoccupaient plus de la manière de conduire le changement, il serait plus facile de faire changer le pays; on pourrait ainsi surmonter tout ou partie des obstacles structurels qui se dressent, en France, devant les réformateurs.

1 Ex-délégué interministériel à la réforme de l'État, interviewé pour ce livre.

2 Citation de Pierre-Louis Rémy, ex-délégué interministériel à la famille, et grand connaisseur de la chose publique, interviewé pour ce livre.

Et d'ailleurs, nos concitoyens se rendent bien compte que la société civile s'est beaucoup plus rapidement adaptée que l'État au changement accéléré de l'environnement de la plupart des activités humaines. On peut aussi évoquer les entreprises, sans cesse en quête de processus de réforme innovants et efficaces, ou les divers mouvements associatifs, dont la vigueur en France est une preuve que les Français sont capables de se mobiliser pour des causes clairement énoncées. Ils se disent donc: les acteurs "privés" nous prouvent tous les jours qu'il n'y a pas de fatalité d'empêchement de réforme en France

Enfin, ils voient nos voisins Italiens, Espagnols, Anglais, Allemands, entre autres se réformer et réformer leur État rapidement et efficacement; pourquoi pas nous? Ils se rendent également compte de ce que les hommes politiques, dont ils n'ont pas une haute opinion!, constituent un frein aux réformes; ils savent que beaucoup d'entre eux sont des hauts fonctionnaires n'ayant pas exercé de responsabilités réelles de gestion, et qui font de la politique sans autre risque que celui de retourner à leur corps d'origine; ils constatent aussi la "disparition progressive des grands commis de l'État", les Louis Armand, Jacques Rueff, Pierre Racine, etc., dont le parcours professionnel multiple leur permettait de donner des conseils avisés aux hommes politiques, mais qui pour autant n'auraient jamais pensé à entrer en politique

Enfin, ils se posent beaucoup de questions sur l'État français: pourquoi une telle centralisation? Pourquoi une telle étanchéité entre le public et le privé? Pourquoi un tel mépris du jeu des acteurs? Pourquoi une telle sous-évaluation de l'investissement immatériel, notamment dans le diagnostic, la prévision et l'évaluation des réformes? L'État doit-il être gérant, en plus de garant? Pourquoi l'État français a-t-il tant de mal à jouer le jeu du paritarisme ?

1 À signaler un sondage publié par Ouest-France-dimanche, du 2 septembre 2001, dans lequel 73% des Français ne font pas ou peu confiance à la classe politique pour apporter des réformes et améliorer les conditions de vie. Je crois que c'est un record dans l'appréciation négative des Français vis-à-vis de leurs hommes politiques

Traiter de la difficultédes réformes faites en France par l'État me paraît donc poser deux catégories de questions:
- Existe-t-il un modèle performant de «processus de réforme" ? Quelles sont les caractéristiques du bon "porteur de réforme" ? Comment faire le diagnostic initial? Comment le pouvoir politique doit-il soutenir la réforme? Quel débat public? Quelles études d'impact? Quelle formalisation? Quelle communication? Quel lancement de la réforme? Quel suivi et quelle évaluation?
- Comment lever les différents obstacles qui rendent les processus de réforme particulièrement hasardeux dans notre pays? Quels sont, parmi ces obstacles, ceux qui sont structurels de la société française, et ceux qui peuvent être "abaissés" par une méthodologie intelligente des réformes? Ces deux questions se résument en une seule, capitale: comment conduire le changement?

La conduite du changement est un art

Le changement, et la réaction au changement, sont des "principes vitaux" : «II n'existe rien de constant, sinon le changement 1" ; et, pour compliquer encore les choses: «Un changement en prépare un autre 2"

1 Bouddha

2 N. Machiavel

Il faut donc, pour survivre, analyser le changement qui vient du "dehors", c'est-à-dire le détecter, en rechercher les principaux fondements pour les anticiper; et il faut en déduire quels changements conduire dans le "dedans", pour se mettre "dans le sens du mouvement", et notamment pour en identifier les «valeurs positives" qui nous seront bénéfiques, et se prémunir contre des valeurs destructrices.

Le changement, dès lors qu'il est important, comme c'est le cas d'une réforme, s'applique à un "système" : un État et son rôle, des fonctionnaires et leur statut, des entreprises et le temps de travail de ses salariés, etc. Et ce système peut s'analyser selon quatre composantes:

- des structures (administrations, gouvernement, entreprises, partis politiques, syndicats, etc.) ;
- des flux entre ces structures (de ressources humaines, d'information, de compétences, monétaires, etc.) ;
- des modes de management, c'est-à-dire la manière dont le "pilote" du changement transmet les impulsions nécessaires aux structures et aux flux, pour qu'ils s'organisent efficacement vers le but commun d'adaptation au changement;
- enfin, une culture ou, si l'on préfère, un ensemble de comportements, facilitant la mise en cohérence des trois composantes précédentes

Ces quatre composantes de la conduite du changement sont classées par ordre de difficulté croissante. On comprend qu'il suffit d'une "instruction" pour créer ou modifier une structure, même si la pratique nous démontre souvent le contraire. On comprend aussi que les flux, parce qu'ils forment un système complexe, sont plus difficiles à faire évoluer; le mode de management a des fondements culturels, et demande donc du temps et beaucoup d'énergie pour faire face au changement. Enfin, la culture et les comportements ne changent que sur le long terme, sous l'effet des actions multiples sur les structures, les flux et les modes de management. C'est sans doute ce que voulait dire Karl Marx, quand il disait: "Si l'homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement"

Cette complexité de la conduite du changement la rend peu "codifiable": trop de paramètres, trop de variables, trop de systèmes, trop d'acteurs aux comportements imprévisibles, des cultures multiples. Il est pourtant nécessaire d'aller vers une oeuvre globale (le changement ou la réforme) qui assemblera toutes ces composantes en un résultat efficace - l'appropriation du changement venu du dehors - et harmonieux - chaque composante apportant sa pierre à l'édifice de l'adaptation au changement ou à la réforme

C'est en cela que l'on peut dire que la conduite du changement, même si elle peut s'appuyer sur de nombreuses techniques qu'il faut "assembler", est un art.

Comme pour la musique, elle requiert d'une part le bon "tempo", c'est-à-dire le choix du moment et le rythme du changement, et d'autre part la mélodie «juste" et harmonieuse, c'est-à-dire le contenu du changement.

Comme pour l'architecture, elle a besoin de perspectives, qui changent selon l'endroit d'où on les regarde, c'est-à-dire des yeux des populations plus ou moins concernées.

Comme pour la sculpture, la conduite du changement est à la fois représentation du mouvement et objet fini.

Comme pour la littérature, il lui faut lisibilité, séduction, et capacité à faire que le lecteur s'investisse dans l'oeuvre.

Enfin, comme pour le cinéma, il lui faut un scénario construit et des acteurs mis en valeur.

Mais, comme tous les arts, la conduite du changement ne peut se passer de "règles de l'art" : les fugues de Bach sont construites, de même que les "solos" de Charlie Parker ou de Miles Davis, la position des personnages dans Les Ménines de Velazquez n'est pas le fait du hasard, et l'unité d'action, de temps et de lieu est une règle du théâtre français du Grand Siècle.

Ce sont ces "règles de l'art de la conduite du changement", ainsi que les artistes, que j'appellerai "stratèges du changement", que nous allons essayer de découvrir tout au long de ce livre.

Mais, auparavant, il me faut passer par quatre postulats, - non démontrables, donc - mais qui me semblent n'être que des principes de bon sens.

Mes quatre postulats

Ces considérations préliminaires me permettent de présenter les quatre postulats qui régissent ce livre, ainsi que le plan qui en découle.

Premier postulat: une réforme peut s'analyser comme un processus, c'est-à-dire (Petit Larousse) "comme un enchaînement ordonné de faits et de phénomènes, répondant à un schéma et aboutissant à un résultat déterminé" ; de ce fait, les processus de réforme peuvent être dénombrés et analysés - plus de cent nouvelles lois par an en France, et donc encore plus de réformes! -, de manière par exemple à rechercher les caractéristiques communes aux réformes qui échouent ou à celles qui réussissent

1 Par le biais du phénomène - le mot n'est pas trop fort - que sont les lois dont l'intitulé commence par "Divers Dispositifs d'Ordre..."

Les entreprises connaissent depuis longtemps cette notion de processus, et savent les analyser et les remettre en cause pour les rendre plus performants; mais il est clair que les auteurs innombrables qui s'intéressent aux réformes publiques se préoccupent très peu de l'analyse et de la performance des processus, c'est-à-dire de la méthode de réforme

Deuxième postulat, qui découle d'ailleurs du précédent: il déclare que l'État aurait tout intérêt à s'inspirer des pratiques de conduite du changement et de réforme mises en oeuvre par les entreprises. Le monde de l'entreprise, notamment privée, s'est en effet, en France, adapté beaucoup plus rapidement que l'État au changement permanent de notre environnement politique, et surtout économique, social et culturel.

Troisième postulat, de nature analogue au premier: il indique que les obstacles aux réformes, que nous avons soulignés plus haut, sont autant de phénomènes accessibles à une analyse, si possible dépassionnée, dont le résultat pourrait être d'en diminuer leur rôle de frein des réformes. Ces obstacles pourraient en quelque sorte faire l'objet eux-mêmes de réformes, ou, si l'on préfère, de «réformes facilitant les réformes"; quand les entreprises remettent en cause leurs processus industriels, financiers ou sociaux, elles sont très attentives à un "déminage" préventif des difficultés.

Quatrième postulat, de nature assez différente: il considère que l'intégration européenne peut être un véritable vecteur de réformes pour notre pays. Un haut fonctionnaire de l'Union Européenne me confiait récemment qu'il considérait que 80% des réformes économiques ou sur l'environnement ou encore sur la sécurité alimentaire, faites en France dans les dix dernières années, sont d'origine ou d'inspiration européenne. Pourquoi, progressivement, n'en serait-il pas de même pour les autres domaines, comme le social, aujourd'hui encore malheureusement «trou noir" de l'Union Européenne, ou la Justice ou encore l'Éducation? .

Petit guide pour le lecteur

Guidé par ces quatre postulats, je proposerai d'abord une définition du concept de réforme, notamment par rapport à des changements moins ambitieux, que je qualifierai de réglages, ou plus ambitieux, comme la rénovation ou la refondation. Cette définition a pour but de montrer que la réforme est bien le "pivot" du changement.

Je montrerai ensuite pourquoi l'on peut parler de processus de réformes publiques, de même que l'on parle, dans l'entreprise, de processus industriels ou financiers, voire transversaux.

Puis, je procéderai à une exploration rapide des réformes les plus significatives des quatre dernières décennies; j'analyserai le processus qui les a sous-tendus, et j'identifierai les causes d'échec ou de succès, première pierre apportée à une méthodologie des réformes et première preuve de mon premier postulat.

Je m'étendrai plus longuement sur quatre réformes, faites ou en cours, dont les enseignements au plan méthodologique me paraissent particulièrement importants: les ordonnances Juppé de 1996 sur l'assurance maladie; la réforme de l'armée française; la réforme dite «de Bercy", qui s'est terminée par la démission de Christian Sautter; enfin, la réforme, en cours, de l'élaboration et de la présentation du budget de l'État.

J'y ajouterai quelques leçons à méditer sur les processus de réforme à l'étranger.

Cette exploration m'ayant permis une première découverte des obstacles qui rendent les réformes difficiles en France, je ferai le tour des caractéristiques de l'État et de notre société qui rendent les réformes très problématiques, et que j'ai énumérées dans mon troisième postulat.

C'est ce que Jean-Christian Fauvet appelle les «gluons", ou freins à la réforme, dont l'inventaire préalable à l'action est indispensable, que l'on parle de structures, de flux, de culture ou de mode de management.

1 La Sociodynamique: concepts et méthodes, aux Editions d'Organisation, Paris, 1997.

Je proposerai quelques pistes pour diminuer le rôle négatif de ces "gluons".

Arrivé à ce point de mon discours, il sera utile de faire un retour plus conceptuel sur les réformes et de poser trois questions: .

J'en viendrai alors au coeur de mon sujet, qui consistera à proposer, sous la forme des «dix commandements du parfait réformateur", les bonnes pratiques de réforme:

  1. Un État, des hommes politiques et des citoyens accueillants à la réforme tu rassembleras.
  2. Etudes préalables et diagnostic tu n'épargneras point.
  3. Alliéset opposants précocement tu détecteras.
  4. Le cap de la réforme clairement tu afficheras.
  5. Trajectoire de la réforme, temps et argent habilement tu marieras.
  6. A la concertation, au débat public et à la communication large place tu feras.
  7. En plaçant le client au centre de la réforme, usine à gaz tu éviteras.
  8. La réforme comme un grand projet tu organiseras et animeras.
  9. De l'évaluation permanente de la réforme obligation tu te feras.
  10. Le réformateur et son équipe soigneusement tu choisiras et structureras.

Enfin, j'aborderai ce qui me paraît être une vraie solution, à moyen terme - le plus court sera le mieux-, à la paralysie réformatrice de notre pays, c'est-à-dire l'intégration européenne. J'aurai aussi soin de dire quelle est l'Europe qui permettra de faire entrer la France dans le cercle vertueux des réformes, notamment du point de vue institutionnel.

Ma conclusion sera donc de constater que trois voies s'offrent à la France dans sa quête des réformes: .

  1. la performance des processus de réformes;
  2. l'identification des obstacles, et le «levier client" pour les lever;
  3. l'intégration européenne, là où l'on prépare et réalise les bonnes réformes.

Ce livre est évidemment un livre politique, car la manière de réformer est un sujet «de la cité", et l'on pourra sans doute apercevoir où vont mes préférences. Mais j'ai l'immodestie de penser qu'il est un peu plus que cela. J'essaierai de montrer au lecteur, tout au long de ce livre, qu'il existe une logique de réussite des réformes, qui s'applique aussi bien à des réformes venant de gauche, de droite, du centre, des verts, etc. Je pense aussi que le sujet du processus de réforme est un bon moyen de dépassionner le débat politique, et de mettre un peu de raison là où il n'y a le plus souvent que de l'idéologie et trop de passion.

Ce livre se veut optimiste, en ceci qu'il considère qu'il n'y a pas de fatalité de l'échec des réformes en France, même si la lecture de la littérature politique actuelle fait plus penser au roman noir qu'à la Comtesse de Ségur.

D'ailleurs, pourquoi un livre?

En recherchant qui s'était intéressé aux réformes, j'ai bien entendu trouvé une bibliographie très fournie, voire envahissante; tout le monde a son mot à dire sur les raisons de faire telle ou telle réforme et sur les bénéfices innombrables qu'elles ne manqueraient pas d'apporter aux citoyens. Quelles réformes? Tout le monde est prêt à dégainer.

En revanche, sur le sujet de "comment les faire?", c'est-à-dire le processus de réforme, je n'ai pas trouvé une littérature très abondante: tout au plus un livre traduit d'un auteur américain! sur les conditions politiques des réformes, un chapitre de La Réforme de l'État sur la conduite du changement et un numéro spécial de la Revue française d'administration publique, intitulé... «Les réformes qui échouent" ; si l'on ajoute à cela que la plupart des personnes que j'ai rencontrées pour ce livre m'ont fait part de leur impression que les prochains enjeux politiques se joueront autant sur la manière de réformer que sur le contenu des réformes, j'ai pensé qu'il y avait un vide à combler..

J'y ai été conforté par une remarque de Serge July dans son livre d'entretiens avec Alain Juppé (Entre quatre zyeux) : "L'une des questions majeures posées aux politiques aujourd'hui, et en particulier aux réformateurs, touche à la méthode: comment réformer?"

1 Réformer: les conditions du changement politique, de John T.S. Keeler,aux Presses Universitaires de France, Paris, 1993.

2 À la Documentation française, par la promotion "Valmy" de l'ENA, Paris, 1999.

l Chez Grasset, Paris, 2001, p. 220.

I. COMMENT DÉFINIR LE CONCEPT DE RÉFORME?

Le Petit Larousse nous propose plusieurs définitions du mot réforme, comme pour tous les mots essentiels. Je retiens la première: «Changement important, radical, apporté à quelque chose, en particulierà une institution,en vue de l'améliorer" ; le dictionnaire donne l'exemple, représentatif entre tous, d'une réforme de la Constitution.

Tous les mots sont importants: "changement", bien sûr, mais j'y reviendrai tout de suite; «radical", c'est-à-dire, étymologiquement, traitant le problème à la racine; "apporté", ce qui signifie que la réforme implique une action, une mise en oeuvre; "institution", dans la mesure où une réforme concerne surtout des institutions, même si elle ne les change que légèrement, ou ne les crée pas.

Le mot le plus important est, précisément "important" : réformer le régime des retraites ou la Sécurité Sociale est bien un sujet important; changer l'heure de fermeture nocturne du périphérique parisien n'est pas une réforme, même si cela peut entraîner l'ire de certains automobilistes parisiens.

La définition du Petit Larousse ne lève pas le caractère ambivalent du mot réforme, qui désigne à la fois le résultat, le "changement", et le processus «apporté [...] en vue de l'améliorer". Cette dualité pose un problème fondamental, que nous aborderons dans les dix commandements, et qui est l'indépendance ou l'interdépendance entre les finalités et le contenu d'une réforme d'une part, et le processus de conduite de la même réforme d'autre part.

Le premier mot de la définition utilisée est le mot "changement" ; mais le changement est un concept plus vaste que celui de «réforme". En d'autres termes, certains changements impliquent plus que des réformes.

En mai 1968, les étudiants ne recherchaient pas des réformes: la réalisation d'une plage sous les pavés du "Boul'mich" ne relevait pas de la loi, et Monsieur Cohn-Bendit n'avait rien d'un réformateur, et tout d'un révolutionnaire. Inversement, quand je décide, après concertation avec ma femme, que l'oeuf à la coque du petit déjeuner devra séjourner quatre minutes dans l'eau bouillante au lieu de trois minutes, je ne procède qu'à un réglage, et en tout cas pas à une révolution.

Typologie des réformes, ou niveaux de changement.

Dans son ouvrage Sociodynamique : concepts et méthode, Jean- Christian Fauvet distingue quatre niveaux de changement:

  1. le réglage
  2. la réforme
  3. la rénovation
  4. la refondation.

Pour illustrer cette échelle du changement je prendrai deux exemples: soit tout d'abord un artiste peintre; le réglage sera pour lui de décider "Je vais quand même mettre une cravate pour mon prochain vernissage" ; la réforme consistera à dire: "Il faut que j'élargisse mon public par des oeuvres moins intellectuelles" ; la rénovation sera: "Je vais passer du figuratif à l'art abstrait" ; enfin, la refondation consistera à dire: «j'abandonne la peinture pour la sculpture".

J'extrais le deuxième exemple du rapport présenté à Monsieur Pierre Mauroy sous le titre Refonder l'action publique locale 1 ; en dehors de constats généraux, ce rapport présente 154 mesures: certaines sont du ressort du réglage, comme par exemple "Les services départementaux d'incendie et de secours sont rattachés au Conseil général"; l'accumulation des réglages provoque des réformes: «Réaliser un nouvelle étape de déconcentration des missions de l'État au niveau des préfets"; la rénovation, globalisante des réformes est présente, par exemple, dans: "Reconnaître le rôle institutionnel des instances participatives des habitants, par exemple des amicales de locataires, dans les structures officielles" ; enfin, et paradoxalement en petit nombre par rapport au titre, on trouve des propos refondateurs: "Dépasser l'exception française".

1 Aux Editions d'Organisation, ouvrage cité.

2 Disponible à La Documentation française, Paris, 2000.

Le réglage est donc l'acte simple, réalisé par l'opérateur en prise directe, qui consiste à modifier une des données d'un État ou d'une entreprise, pour en améliorer le fonctionnement: décréter que les musées nationaux seront gratuits le dimanche ou fermés le mardi est un réglage, décidé et mis en oeuvre par le Directeur des musées nationaux. Ce réglage n'a que très peu d'effet sur la structure des musées et sur leur gestion.

J'oserai dire également que la réglementation des "rave parties" est du ressort du réglage; certes, cette nouvelle forme de réunion en société pose des problèmes de respect du droit de propriété, de sécurité, de santé publique, voire de drogue, de décibels excessifs, tous sujets sur lesquels il existe déjà des lois, mais on ne peut raisonnablement parler de réforme à propos de leur réglementation, puisqu'il n'est pas question d'y apporter un changement important; laissons donc aux autorités départementales ou municipales le soin de réagir au coup par coup, y compris très fermement, en vertu des principes de délégation et de subsidiarité.

Notons dès maintenant que l'accumulation des réglages peut conduire à la nécessité de réformer. Ainsi, les réglages successifs des dates d'ouverture ou de fermeture de la chasse ou de la pêche ont mis en évidence la nécessité d'une réforme globale, difficile, parce que le pouvoir politique s'est trouvé pris entre les écologistes et les chasseurs et pêcheurs; réforme d'ailleurs tellement difficile qu'elle est constamment remise en cause.

Sautons provisoirement le barreau de la réforme pour passer, dans l'échelle du changement, au niveau de la "rénovation".

Un degré de plus dans le changement s'appelle en effet, dans le vocabulaire de Jean-Christian Fauvet, la rénovation: elle porte directement sur les structures, mais évite de remettre en cause les finalités de l'organisation à laquelle elle s'attaque. C'est un changement fort, qui consiste dans le fait de rebâtir toute une entité (structures, flux, organisation, modes de management, processus, ressources humaines) autour de ses finalités, seul invariant de la rénovation.

La rénovation est une espèce rare, d'autant plus rare qu'elle ne peut éviter de respecter les équilibres fondamentaux des structures sur lesquelles elle porte, même quand les événements ou la crise qui l'ont déclenchée ont été forts. Ainsi, 1981 a pu paraître initialement, sous les auspices du programme commun, comme une rénovation; mais la corde de rappel des déficits budgétaires a eu vite fait de ramener les gouvernements de l'époque à une vision plus réaliste des choses. Antérieurement, la nouvelle société de Jacques Chaban-Delmas était aussi une tentative de rénovation, qui n'a pu s'accomplir que très partiellement, même si elle a heureusement laissé des traces indélébiles.

Enfin, le dernier degré du changement est la refondation : seule reste l'entité. Le changement porte sur les finalités et les objectifs, et, bien entendu, sur les structures et les hommes qui les servent: c'est ce que souhaitaient les étudiants de mai 68, en dépavant le boulevard Saint-Michel, et cela montre, en passant que la refondation impose également de détruire partiellement l'existant.

La refondation est une espèce encore plus rare que la rénovation: on peut dire que la naissance de la cinquième République a été une véritable refondation. Tout a changé: les finalités, les institutions, les politiques, tout ceci guidé par ce que le Général de Gaulle appelait "une certaine idée de la France". Mais il a fallu une crise grave, la guerre d'Algérie, et le complet délabrement des institutions de la quatrième République pour en arriver là. Le Général a d'ailleurs eu besoin de quatre ans pour ce faire, ce qui démontre bien les difficultés de l'accès à la refondation.

Si l'on regarde chez nos voisins, on constate également que la refondation a été rare, et ne s'est produite que comme conjonction d'événements d'une ampleur exceptionnelle et d'hommes politiques de grande stature: la chute du mur de Berlin en Allemagne, et la décision remarquablement courageuse et intelligente du chancelier Kohl de garder la parité entre le mark est-allemand et le mark de l'ouest; la mort de Franco, et la conduite de la transition par cet homme politique exceptionnel qu'est le roi Juan Carlos.

Et d'ailleurs, la refondation n'est pas un philtre magique. Il ne suffit pas de tout changer pour tout gagner, et la révolution des oeillets au Portugal n'a pas eu que des conséquences positives.

C'est ce qu'ont bien compris les dirigeants chinois en libéralisant l'économie, sans pour autant laisser "la bride sur le cou" à la politique.

Revenons-en au barreau de la réforme.

La réforme "prend acte du fait que le changement par réglage est insuffisant!", et que c'est l'ensemble d'un système (État, entreprise, syndicat, association, etc.) auquel il faut apporter le changement.

La Sécurité Sociale montre un bon exemple d'une accumulation de réglages qui finirent par déboucher sur la nécessité d'une réforme - les ordonnances Juppé de 1996 - dont les enseignements, positifs et négatifs, sont particulièrement riches, et sur lesquels je reviendrai en détail.

Contrairement à la rénovation ou à la refondation, la réforme est une espèce très répandue, voire innombrable.

Pas de semaine sans que l'on nous annonce une ou plusieurs réformes, possibles ou probables. Pas de semaine sans que sorte un "rapport au Premier ministre", porteur de plusieurs réformes potentielles, sauf à ce que le rapport ne soit pas dans la bonne case idéologique 2, ou sorte trop près des élections et donc dangereux pour le pouvoir en place, ou trop loin des élections et donc «rien ne presse"; on a pu parler de "République des rapports".

Si l'on examine les propositions des partis politiques à l'approche des échéances électorales, on y trouve largement plus de cent sujets de réforme 3, qui peuvent eux-mêmes se subdiviser en plusieurs réformes.

Les chapitres III à VIII seront consacrés à l'analyse plus ou moins détaillée de nombreuses réformes; je ne vais donc pas en faire l'inventaire dès maintenant.

Par contre, il me parait très important de proposer un premier classement des réformes, afin de mieux baliser le champ de ce livre. Je distinguerai quatre types de réformes, tous objets de cet ouvrage comme par exemple la réforme de Bercy, ou, moins médiatique mais très important, la création de RFF 11,ou encore le CDR 2 du Crédit Lyonnais; celles dans lesquelles l'État fait des réformes qui concernent l'ensemble ou grande partie des citoyens, comme la RTT, les retraites ou la fiscalité; celles qui se situent à la limite du ressort de l'État, comme par exemple le rapprochement en cours entre la Caisse des Dépôts (du domaine public) et le groupe des Caisses d'Épargne (du domaine privé, et plus précisément mutualiste), ou encore les réformes issues des Autorités Administratives Indépendantes (CSA, CNIL, Conseil de la concurrence, etc.), qui ne sont pas les moins intéressantes à étudier; dans ces trois catégories, l'État se réforme pour la première et la troisième, et réforme (la société, notamment) pour la deuxième, ce qui n'est pas tout à fait la même chose; enfin, les réformes qui se font, ou devraient se faire, dans un "espace contractuel", dans lequel l'État ne devrait intervenir que comme garant des principes fondamentaux du droit et de la Constitution, et notamment tout ce qui ressort du paritarisme: Sécurité Sociale, assurance chômage, UNEDIC, etc.

1 Jean-Christian Fauvet, ouvrage cité, p. 308.

2 Comme le rapport récent et intéressant du député socialiste Charzat intitulé L'Attractivité fiscale française, sur lequel je reviendrai.

3 Près de 120 pour le RPR, et le PS et le PCF sont à la fois plus prolixes et plus vagues celles dans lesquelles l'État réforme ses propres structures,

On peut d'ailleurs se demander si la réforme doit obligatoirement passer par l'État, par exemple dans ce dernier cas. Mais les efforts de "refondation sociale" du MEDEF, même s'ils n'ont pas été inutiles, montrent que l'État, en France, se considère comme l'alpha et l'oméga de toute réforme.

On peut aussi se poser le problème de la "révolution" comme modalité du changement; mais l'histoire montre qu'elle s'accompagne trop souvent de bouleversements irrationnels, d'arbitraire, voire de crimes, pour que l'on puisse la souhaiter pour la France du XXIème siècle. Comme elle me paraît de plus hautement improbable dans notre pays et dans la plupart des pays développés, je la sors également du champ de l'épure.

1 Réseau Ferré de France, par lequel l'État finance les investissements de la SNCF, les mettant ainsi à la charge du contribuable, voyageur ferroviaire ou non.

2 Consortium De Réalisation, par lequel l'État finance les mauvais investissements passés du Crédit Lyonnais, en les mettant à la charge du contribuable.

La "Réforme Plus"

On peut enfin se poser la question de savoir si la France d'aujourd'hui a besoin de réformes ou de rénovation, voire de refondation. Les optimistes pensent que l'accumulation de réformes finira bien par "faire du neuf"; les pessimistes qu'il faut aller directement à la case "rénovation", celle où l'on attaque aussi les structures. Pour éviter les querelles de mots, et dans toute la suite de ce livre, je m'en tiendrai à une "réforme plus" que je désignerai par le nom générique de réforme, mais dans laquelle j'entends bien que, en plus des flux et du mode de management, l'on s'attaque aussi aux structures pour, à long terme, faire évoluer la culture. Dans mon vocabulaire, j'appellerai par exemple "réforme" la privatisation de la Sécurité Sociale ou de l'EDF, ou encore la suppression de l'ENA.

Bref, le changement par la réforme me paraît être le meilleur compromis entre une ambition forte proche de l'utopie, et un changement limité au strict nécessaire du quotidien: réformons donc, au sens de la "réforme plus", c'est le meilleur compromis opérationnel! entre le rêve et la triste réalité du quotidien; et puis, comme le dit Edouard Balladur dans Les Aventuriers de l'Histoire, "les véritables ennemis des révolutionnaires sont les réformateurs qui leur retirent toute raison d'être". Refusons donc l'idée que pour changer, il faudrait préalablement tout détruire. Même la refondation ne suppose pas une destruction préalable complète de l'existant; et puis, le réformisme, c'est le changement pacifique.

Ceci ne doit pas faire oublier le paradoxe du changement ou de la réforme: ce sont des processus qui se veulent contrôlés, alors que la réforme est un pari sur le futur, fondé sur le déséquilibre.

Réformer en maîtrisant le processus est donc une difficulté majeure.

Sortons cependant tout de suite du champ de ce livre ce que j'appelle les "méta-réformes" : il s'agit de réformes qui, bien que désignées comme telles, recouvrent un champ tellement vaste qu'elles ne sont pas accessibles à une formalisation simple, loi ou ensemble de lois ou contrat passé entre la société civile et le pouvoir politique..

1 Entre le simple mais faux, et le compliqué mais inutilisable, aurait sans doute pensé Paul Valéry.

2 Chez Plon, Paris, 2001, p. 12.

C'est le cas quand on parle de "réforme de l'État", voire de réformes de l'Éducation Nationale ou de la Justice. Ce sont de véritables sujets de société, mais ils ne sont pas accessibles à l'analyse sous forme de processus unique. De ce fait, le nombre de voies pour y avoir accès est quasiment infini, car les questions qu'elles posent sont également en nombre quasi infini, et impossibles à traiter en un projet unique de réforme. Pour les aborder de manière crédible, il faut donc les décomposer en éléments de "méta-réforme" réalistes.

Que l'on me comprenne bien: je ne nie pas l'utilité de la réflexion sur les méta-réformes, comme vision de la société, mais il faut la considérer comme champ magnétique, donnant une orientation générale à des réformes à taille humaine, dont l'ambition raisonnable ne serait plus alors un obstacle dirimant. II n'y a donc pas contradiction entre la méta-réforme et les réformes, la première étant le cadre général des secondes.

Et puis, plus concrètement, on ne voit guère la possibilité d'un référendum sur une méta-réforme, posant par exemple la question: «l'État doit-il gérer des entreprises du secteur marchand?", ce qui ne serait pourtant pas totalement illogique, puisque l'on a le droit de penser que la configuration envahissante, voire gluante, de l'État français mérite que l'on demande l'avis du "citoyen - contribuable" 1.

Evitons d'ailleurs de mettre la réforme sur un piédestal Parmi les mythes décrits par Gérard Timsit dans Les Réformes qui échouent, il en est trois qu'il faut rejeter: toute réforme serait moderne, légitime et universelle.

On prête à la réforme des vertus magiques: il suffit de prononcer ce mot pour que la foule des badauds s'extasie devant tant de perspicacité, et se demande pourquoi il n'a pas été prononcé plus tôt: il faut dire clairement qu'il y a eu et qu'il y aura de mauvaises réformes. Certaines ne sont pas modernes, comme par exemple les replâtrages fiscaux qui ne s'attaquent pas aux structures de la fiscalité; d'autres ne sont pas légitimes comme certaines nationalisations du passé, à caractère purement idéologique; enfin il y a peu de réformes universelles, comme les différentes réformes de l'Education Nationale, si peu universelles qu'elles ne durent guère plus que le ministre qui les a faites.

1 Article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de 1789 : "Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée".

2 «Les réformes qui échouent", in Revue française d'administration publique,n° 87, juillet 1998, pp. 367-374.

De plus, il flotte autour du mot réforme un fort parfum d'idéologie, qui empêche "de décrire aussi objectivement, aussi impassiblement que possible le phénomène de la réforme et les échecs qu'elle connaît!".

Essayons donc, dans la suite de ce livre, d'éliminer toute vision lyrique ou idéologique ou encore mythologique, pour nous consacrer à la méthodologie des processus de réforme et identifier les bonnes et mauvaises pratiques: c'est en ce sens que je prétends que ce livre n'est pas seulement un livre politique.

l Revue française d'administration publique, n° 87, juillet 1998, article cité, p. 371.

II. QU'EST-CE QU'UN PROCESSUS DE REFORME?

Il y a longtemps que les entreprises utilisent le concept de processus, qu'il s'agisse de processus industriels, financiers ou administratifs. Un processus se caractérise par un point de départ, par un résultat attendu, par exemple une Renault Clio en bout de chaîne, par des phases nécessitant des moyens matériels (des pièces, des robots, etc.) ou immatériels (des savoirs, des modes opératoires) et bien entendu des hommes, dont un pilote, pour faire avancer chaque phase du processus, par des étapes de passage d'une phase à l'autre, étapes où l'on vérifie que ce qui a été délivré par la phase antérieure répond aux critères de qualité attendus, et enfin par un coût, résultante de tous les moyens et matières premières apportés à chaque phase.

Par nature, le processus est transversal, c'est-à-dire qu'il met en jeu des compétences diverses, et qu'il traverse plusieurs structures de l'entreprise, du bureau d'étude au contrôle qualité final, dans le cas de notre Clio. Il est reproductible, et de ce fait accessible à l'analyse et à l'amélioration des performances. C'est notamment l'approche dite de "process reengineering" 1, largement utilisée par les entreprises américaines puis européennes, bien qu'aujourd'hui un peu passée de mode, et qui consiste, entre autres, à ne considérer comme acquise aucune des caractéristiques d'organisation du processus, et à tout rebâtir, y compris en supprimant des phases ou en en changeant l'ordre, si cela a pour effet d'en améliorer l'efficacité.

1 On pourra lire à ce sujet: Le Reengineering: réinventer l'entreprise pour une amélioration spectaculaire de ses performances, de Michael Hammer et James Champy, aux éditions Dunod.

Peut-on appliquer ces concepts et ces approches aux processus de réforme? Y a-t-il des points communs entre les processus dans l'entreprise, et les cheminements qui conduisent aux réformes? On peut en effet penser que les processus de réforme n'ont pas le même caractère de reproductibilité que les processus dans les entreprises: le mode de conduite d'une réforme n'est pas totalement indépendant du contenu de la réforme, et on n'aborde pas de la même manière la réforme de l'armée française et celle du statut de la Corse, alors que le processus de conception et de fabrication d'une Laguna n'est pas très différent de celui d'une Clio.

Pour pouvoir proposer une méthodologie unitaire d'amélioration, voire de «reconfiguration", des processus de réforme mis en oeuvre par l'État français ou par les partenaires sociaux, il nous faut donc rechercher les caractéristiques communes aux différents processus de réforme, pour prouver une certaine reproductibilité des processus, comparable à ce que l'on rencontre dans les entreprises.

Première similitude: une réforme, dès qu'elle est d'une certaine importance, est - ou devrait être - transversale. Elle met en jeu plusieurs structures de l'État, plus des partenaires sociaux: ainsi, la Réduction du Temps de Travail a mobilisé un grand nombre de hauts fonctionnaires du ministère du Travail mais également du ministère des Finances 1, du ministère de la Fonction publique pour les fonctionnaires, plus le MEDEF et les syndicats de salariés.

1 Et même la Sécurité Sociale, pour payer une partie de l'ardoise des 35 heures.

Deuxième similitude: une réforme requiert la mise en oeuvre de compétences très diverses. Pour la RTT: du droit social, de la fiscalité, de l'économie de l'emploi, de la conduite de négociations, et, peut-être celle qui a fait le plus défaut, la connaissance de ce qu'est une entreprise. En effet, les hauts fonctionnaires du ministère du Travail n'ont compris que de manière intellectuelle que toutes les entreprises ne se ressemblent pas, qu'elles ne sont pas conformes aux modèles qu'ils ont en tête, et qu'il y a autant de différence entre la problématique de temps de travail d'une banque et d'une entreprise du secteur de l'hôtellerie qu'entre celle de la Délégation Générale à l'Armement et celle de la Caisse Nationale des Monuments Historiques et des Sites.

Troisième similitude: de même qu'un processus d'entreprise est piloté (par un président, par un chef d'atelier, par un chef de produit, par un directeur financier, etc.), une réforme a ou devrait avoir un pilote, c'est-à-dire un responsable de la réforme, depuis la fixation du cap, jusqu'au lancement de la réforme. Une réforme est unitaire ou elle n'est pas, c'est-à-dire que le cap de réforme fixé, par les électeurs ou par le pouvoir politique, impose un résultat, que le pilote doit soutenir jusqu'au bout. Dit autrement, la volonté politique est, dans une réforme, aussi importante que la présence du chef de produit dans le lancement d'une nouvelle voiture. La cohabitation, c'est-à-dire en caricaturant odieusement, la présence de deux commandants de bord dans l'avion, ne répond pas très bien à ce principe: qui pilote l'évolution du statut de la Corse 1?

Quatrième similitude, moins nette: un processus de réforme a un coût, ou plus exactement deux coûts: le coût de "fabrication de la réforme", d'une part, le coût pour l'État de la réforme accomplie d'autre part. Je ne pense pas que les systèmes comptables de l'État français, qui considèrent la comptabilité analytique comme haïssable 2, permettent d'analyser le coût de fabrication d'une réforme, fait de temps, supposé bien utilisé, de hauts fonctionnaires appartenant à divers départements ministériels, éventuellement de bureaux d'études ou de consultants externes, de concertation, très consommatrice de temps quand elle est bien conduite, de communication, etc.

En tout état de cause, le coût de fabrication est infinitésimal, par rapport aux coûts, immédiats ou différés, des réformes; l'ardoise des 35 heures pour le contribuable, qui varie selon les estimations entre 50 et 100 milliards de francs par an3, est probablement de l'ordre de la puissance mille par rapport au coût de fabrication de la réforme, qui, d'ailleurs restera à jamais inconnu. Je reviendrai sur ce point lors des dix commandements.

1 À moins qu'il ne s'agisse d'un copilotage entre Lionel Jospin et Jean-Guy Talamoni, ce que semblait prouver le projet maintenant abandonné de transfert des prisonniers corses à la "prison passoire" de Borgo.

2 Il semble que cela soit en train de changer, et que l'on introduira un système de comptabilité analytique, nommé "ACCOR" dans la réforme du budget de l'État; j'y reviendrai au chapitre VII.

3 À laquelle, en bonne logique, il faudrait ajouter une partie du coût des nouveaux contrats emplois solidarité (CES), dont l'efficacité reste à démontrer, et dont le gouvernement devrait expliquer pourquoi on en a besoin, alors que les 35 heures devaient tout résoudre; ne s'agirait-il pas plutôt d'un parking pour chômeurs à caractère électoral?.

Ces similitudes entre les processus industriels et les processus de réforme mis en oeuvre par l'État ou par les partenaires sociaux sont déjà significatives; mais je vais démontrer que les réformes, quand elles sont bien conduites, passent par des phases identiques ou semblables, et que l'on peut donc bien parler de processus en partie reproductibles. Je distinguerai:.

- le phénomène "déclencheur" ;
- le recueil des faits et le diagnostic;
- le choix du cap de la réforme;
- l'élaboration des trajectoires;
- le débat public et la concertation;
- la formalisation, sous forme de loi ou de contrat, et le débat parlementaire le cas échéant;
- le lancement, le suivi et l'évaluation

Je suis bien conscient du côté un peu artificiel de cet enchaînement, qui n'est pas, tant s'en faut et malheureusement, systématique dans les réformes; mais je procède de cette manière pour des raisons essentiellement pédagogiques. Je traiterai du problème du "porteur de la réforme" dans le chapitre IX. Pour la commodité de présentation, je suppose, dans ce qui va suivre, qu'il existe, qu'il est déterminé et crédible, et qu'il a la volonté de convaincre.

Le phénomène déclencheur

Tout d'abord, les réformes n'apparaissent pas par génération spontanée; il y a des causes identifiables.

L'apparition d'une crise est la première d'entre elles: l'accumulation de plans sociaux, largement prévisible, que l'on constate dans l'actualité (Moulinex, Valéo, AOM-Air Liberté, Marks et Spencer 1, etc.) a brusqué l'apparition de la loi dite de "modernisation sociale", qui était cependant en chantier depuis dix-huit mois. La violence a précipité l'essai de réforme du statut de la Corse. Le trou constaté dans les comptes de la Sécurité Sociale par Alain Juppé à son arrivée à Matignon a conduit à la mise en chantier rapide des ordonnances de 1996 et, peut-être, à la dissolution anticipée; et c'est bien la conjonction de deux crises graves, la guerre d'Algérie et le délabrement des institutions, qui a conduit le Général de Gaulle à faire basculer la France dans la cinquième République.

1 Il aurait suffi d'une lecture attentive du Rnancia/ Times pour prévoir les difficultés de Marks et Spencer hors de l'Angleterre.

Les crises de déclenchement des réformes sont donc nombreuses.

Même si elles sont douloureuses, elles produisent un effet très bénéfique de «dos au mur", que j'ai personnellement éprouvé comme consultant, dans une restructuration profonde des structures fonctionnelles du Crédit Lyonnais, qui n'aurait jamais été possible si le corps social de l'établissement n'avait pas ressenti très fortement, notamment par médias interposés, la nécessité d'agir.

La deuxième cause de génération d'une réforme est ce que j'appellerai la "crise différée". Le plus bel exemple est sans doute le problème du régime des retraites, extraordinaire cas d'aveuglement collectif. En 1986, Philippe Seguin avait alerté sur le sujet, mais avait indiqué, ce qui fut fait, qu'un prélèvement de 1% sur les revenus fonciers, réglerait le problème en moins de dix ans; la loi 87-516 du 10 juillet 1987 instaura effectivement ce prélèvement pour financer les retraites, qui n'était pas à l'échelle du problème. Il a ensuite été enterré dans la loi de finances 1997, en le «coulant" dans un prélèvement social de 2% sur le patrimoine, destiné à l'assurance vieillesse et aux allocations familiales; le résultat est que l'utilisation initiale de ce prélèvement, outre son insuffisance, est devenue impossible à identifier. Ne pourrait-on adopter un principe simple, c'est-à-dire «un problème, une ressource", au lieu de voir des réformes financées par quatre ou cinq sources différentes, facteur majeur d'opacité?

Il fallut attendre encore près de dix ans pour que des experts, appartenant à des professions particulièrement menacées, attirent de nouveau l'attention sur le sujet, et pour que le gouvernement Salladur fasse passer à 40 ans la durée de cotisation dans le privé, mais hélas pas dans le public, ce qui aurait d'ailleurs probablement fait "capoter" l'ensemble. Depuis près de cinq ans, le problème est "mis en sommeil" par le gouvernement actuel, jusqu'aux prochaines échéances électorales, sauf à considérer, ce que je ne ferai pas, que le PPESV 1 est une solution au problème.

La "crise différée" présente la caractéristique que l'on peut, précisément, en différer le traitement, jusqu'à ce qu'elle devienne une crise urgente, qu'il faudra traiter dans l'urgence, c'est-à-dire dans de mauvaises conditions.

Serait ce trop demander à nos gouvernants de bien voir que ce problème, comme la politique de santé, comme la fiscalité, comme la décentralisation, comme la réforme du collège unique dans l'Éducation Nationale sont des problèmes inévitables? En conséquence, quelle que soit leur échéance, à l'heure de laquelle ils se traduiront par des désagréments forts pour nos concitoyens, ce sont des problèmes urgents, à aborder tout de suite, sans souci d'échéances électorales ou de respect d'engagements plus ou moins idéologiques pris pendant les campagnes. Au risque, de plus, de faire ces réformes sous la pression européenne, faute d'anticipation.

La troisième cause de déclenchement est la demande des populations, qu'elle soit exprimée comme retour d'un engagement électoral, ou supposée par les gouvernants. Ceci concerne notamment ce que l'on pourrait appeler des "revenus de remplacement" ; la liste en est longue: RMI, Couverture Maladie Universelle, Allocation Parentale d'Education, Allocation de Garde d'Enfant à Domicile, etc.

Dans un domaine voisin, Valéry Giscard d'Estaing 2 ne dénombre pas moins de 16 types de contrats aidés par l'État, pour l'emploi, l'insertion et la qualification. À noter le cas intéressant du CIP (Contrat d'Insertion Professionnelle), voté dans le cadre de la loi quinquennale du 20 décembre 1992, suivie des décrets d'application correspondants, qui ont été annulés par une loi d'août 1994, intitulée: "Divers dispositifs d'ordre économique et sociaL..".

1 Plan Partenarial d'Epargne Salariale Volontaire, vague parent de la Préfon, qui, lui, est un vrai fonds de pension, mais réservé aux fonctionnaires, ou plus exactement à toute personne ayant travaillé au moins six mois dans la fonction publique ou assimilée; sans parler du fonds pour les retraites, alimenté par le revenu, de plus en plus aléatoire, de la cession des licences UMTS de téléphonie mobile.

2 Réflexions sur le déclin d'un peuple, chez Plon, Paris, 2000.

Tous ces revenus de remplacement, mis en oeuvre sur plus de deux décennies, gérés par des administrations séparées avec des règles différentes, ont été déclenchés par des réformes différentes, sans qu'une vision unitaire les ait harmonisées. Ceci a débouché sur des aberrations que Mathias Emmerich dénonce bien dans son livre intitulé La République prodigue-. Tirons-en dès maintenant l'enseignement que le déclenchement du processus de réforme est une occasion privilégiée de se poser des questions de cohérence entre les "caps de réforme", la navigation étant plus facile quand on n'indique qu'un seul cap à la fois.

Enfin, la quatrième cause de génération de réformes, malheureusement rare, est la prescience d'un responsable d'une nécessité de réformer, non avérée pour le commun des mortels.

On peut classer dans cette catégorie la réforme qui a fait passer des "PTT" à France Télécom et à La Poste, ou les réformes des marchés financiers; quant à la réforme de l'armée française vers une armée de métier, généralement présentée comme un modèle, le résultat est malheureusement orphelin d'une stratégie de défense que n'ont pas pu ou voulu définir les politiques, ce que les événements actuels rendent particulièrement critique.

Plus anciennement, la loi bancaire de 1984, très critiquée lors de sa sortie, manifestait de la part de ses auteurs une singulière prescience et anticipation des difficultés qu'allait avoir à affronter la place financière de Paris, et a permis de sauvegarder la crédibilité de notre système financier, grâce d'ailleurs, entre autres, à une rédaction vague, mais qui s'est avérée très efficace, de l'article donnant au Gouverneur de la Banque de France tout pouvoir pour organiser la solidarité de place autour d'un établissement défaillant. Un haut fonctionnaire m'indiquait, lors d'une interview pour ce livre, que cette loi était, encore aujourd'hui, un exemple de modernité.

L'exemple des "SACI" et du Crédit Immobilier de France Je me permets de citer également une expérience personnelle de réforme, qui n'a pas fait la Une des journaux, mais qui est un cas singulier de prescience d'un dirigeant: il s'agit de la réforme qui, en six ans (1988-1994) - il faut laisser du temps à la réforme - a transformé les SACI! en Crédit Immobilier de France.

1 Chez Plon, Paris, 2000, p. 195.

Les 160 SACI qui existaient à l'époque, vivaient bien, chacune dans leur coin, de la distribution des prêts aidés pour l'accession sociale à la propriété, et surtout des rentrées régulières dues aux placements financiers issus du décalage entre les remboursements mensuels des clients et le remboursement annuel des SACI au Crédit Foncier de France. Quelques alertes étaient bien venues des pouvoirs publics, sous la forme d'avertissements, peu crédibles à l'époque pour des raisons politiques, en forme de menaces de diminution du contingent de prêts aidés bonifiés par l'État. Ces prêts étaient financés par le biais d'un prélèvement sur le circuit de collecte du livret A des caisses d'épargne; mais rien de bien inquiétant.

Arrive alors un nouveau Président de la fédération des SACI 2, professionnel reconnu du logement social. Ayant eu la prescience que les menaces de l'État ne devaient pas être prises à la légère, il me demande, comme consultant, de présenter un projet basé sur l'hypothèse dite "zéro prêt aidé" - le Président créait la situation de "dos au mur"-; il s'agissait de montrer que les SACI pouvaient de manière très crédible profiter du répit que l'État leur donnerait, pour rentrer dans le secteur non protégé et concurrentiel: hurlements, et tollé général!

Jusqu'à ce qu'un jeune dirigeant de SACI, lors d'une assemblée générale de la Fédération, dise qu'enfin, on leur proposait une solution qui voyait loin. La transformation des SACI, entreprises artisanales sans pilote central et vivant d'un quasi-monopole, en Crédit Immobilier de France, structure forte en milieu concurrentiel, était partie.

Rien ne l'arrêterait plus, toutes les prévisions du nouveau Président allaient se réaliser et, en 1995, l'État cessait d'attribuer des contingents de prêts aidés. Aujourd'hui, il ne reste plus que 68 SACI, n'ayant plus d'activité directe de crédit, mais gardant, pour certaines d'entre elles une activité de promotion; 23 filiales régionales du Crédit Immobilier de France, opérateurs de plein exercice du crédit immobilier en secteur concurrentiel, les ont remplacées. Claude Sadoun a repris avec talent le flambeau de Pierre-André Périssol, et a porté la réforme à son accomplissement heureux.

1 Sociétés Anonymes de Crédit Immobilier, créées par la loi Ribod de 1907, et qui distribuaient, en commun avec le Crédit Foncier, les prêts aidés à l'accession sociale à la propriété (les PAP).

2 Pierre-André Périssol, qui fut plus tard ministre du Logement; l'autorité du Président de la fédération des SACI était exclusivement morale, ce qui donne d'autant plus de mérite à la réforme qui a été faite.

A noter que les autorités de tutelle, ministère des Finances et ministère du Logement, très réticentes au début, sous l'effet du lobbying des dirigeants de SACI, autorités locales souvent puissantes, se rangèrent sous la bannière du nouveau Président.

"Aide-toi et l'État t'aidera" est une maxime qui peut (pas toujours) être utile.

Retenons que l'on peut classer l'origine des réformes en quatre catégories:

  1. les crises déclarées;
  2. les crises différées;
  3. la demande des populations, le plus souvent en retour des promesses électorales;
  4. le gouvernant prévoyant, voire visionnaire.

Le recueil des faits et le diagnostic

La nécessité de la réforme étant avérée, il faut en nourrir la conception de faits qui garantissent que les caps possibles de la réforme, qui sont implicites dans le phénomène déclencheur, seront clairement identifiés et compris.

Dans certains cas, pas si rares, les autorités font l'impasse sur cette phase, parce qu'elles croient avoir tout compris; une anecdote illustrera mon propos.

Lors d'une interview, un Conseiller d'État 1, qui avait antérieurement été Directrice du Patrimoine et, à ce titre, à la tête de la Caisse Nationale des Monuments Historiques et des Sites, maintenant Centre des Monuments Nationaux, me racontait que, quand elle avait fait son tour de piste d'initiation à cette vénérable institution, on lui avait fait comprendrequ'il n'y avait rien à en tirer et, qu'il fallait privatiser. Diagnostic à la serpe, qui allait être démenti par les faits: la CNMHSavait pour mission de collecter les recettes provenant de la visite des monuments historiques et largement affectées à leur entretien, d'en faire une péréquation et une redistribution en fonction de critères qui ne permettaient ni de rémunérer de manière motivante les personnels des monuments les plus visités, ni de garantir aux monuments délaissés des ressources suffisantes pour en assurer l'entretien: "Privatisons donc, comme cela on gagnera encore plus d'argent à Chambord, quitte à ce que tel château-fort intéressant, mais loin des voies de circulation, ne soit plus visité du tout et donc plus entretenu." Après réflexion et recueil approfondi des faits, notre Conseiller d'État décida de faire une révolution silencieuse, avec deux objectifs: remobiliser un personnel passablement déstabilisé par les rumeurs de privatisation, mais faire en sorte en même temps d'assurer la sauvegarde de la totalité du patrimoine qu'on lui avait confié. Je passe sur les détails, mais en modifiant le statut des divers personnels, en mettant en place des groupes de motivation, et surtout en aménageant le système de rémunération, pour lui donner un caractère plus incitatif, demeurant à la limite des pratiques de l'administration française, elle parvint à ces objectifs, démontrant ainsi à ses interlocuteurs que leur diagnostic était faux.

1 Madame Maryvonne de Saint Pulgent, ex-directrice du Patrimoine, de 1993 à 1997, et auteur du Gouvernement de la culture, chez Gallimard, Paris, 1999.

Retenons trois choses de cet exemple: le recueil complet des faits sur lequel je vais revenir tout de suite est incontournable. On peut éviter des réformes douloureuses en pratiquant simplement la bonne gestion; quelquefois, il faut se placer à la lisière de la loi pour faire avancer les choses.

Que mettre sous le chapeau "recueil des faits" ?

Tout d'abord, l'identification claire et sans équivoque des populations concernées:

La pauvreté des corps intermédiaires en France doit être considérée comme un obstacle important aux réformes, même si le mouvement associatif comble en partie cette lacune. A quand un "syndicat des contribuables" suffisamment représentatif pour que la grève de l'impôt soit douloureuse pour l'État?

Les populations concernées ne sont d'ailleurs pas uniquement celles qui vont bénéficier de la réforme, mais aussi celles qui vont en subir les conséquences, par exemple en payant plus d'impôts, car, au moins dans l'aspect monétaire, et pour l'État, la réforme est le plus souvent un jeu à somme nulle, au moins sur le long terme.

Ensuite, l'analyse exhaustive des dysfonctionnements qui ont provoqué le déclenchement de la réforme, c'est-à-dire le diagnostic proprement dit.

Enfin, l'appréciation de la capacité de la société à supporter le changement profond que propose la réforme.

Pour simplifier, et en admettant que je caricature exagérément, je distinguerai trois catégories de diagnostic:/p>

  1. le "diagnostic fermé";
  2. le "diagnostic solution" ;
  3. le "diagnostic en immersion".

Dans le premier cas, le diagnostic "fermé", le pilote de la réforme, à supposer qu'il ait été désigné, ce qui est hautement souhaitable à ce stade amont de la réforme, mobilise les services de l'État: les départements ministériels, l'INSEE, les structures directement concernées par la réforme, etc.

Dans ce cas de réforme, le pilote ne s'aventure qu'à pas comptés vers des interlocuteurs en dehors de l'État. Un haut fonctionnaire, qui avait alerté les réformateurs, me confiait que l'équipe qui était en charge de la réforme de l'assurance maladie dans les années 1995 avait découvert que les médecins de ville avaient des problèmes financiers, et qu'ils roulaient plus souvent en Clio qu'en Peugeot 607 ; en dehors du fait que tout le monde le savait, sauf apparemment quelques hauts fonctionnaires, cela met en évidence leur très faible immersion dans la réalité quotidienne. Autre exemple: est-ce que les chargés de réforme de l'Éducation Nationale et notamment du collège unique, Jack Lang en tête, ont pris leur bâton de pèlerin pour aller voir certains collèges dont les proviseurs ont mis en oeuvre des réformes de fond, en posant deux principes: il y a de la place en bordure des lois et règlements pour innover, par exemple en matière de calendrier scolaire, premier principe; et je ne dirige pas un collège de 3000 élèves, mais 3000 fois un collège de un élève, second principe. Choquant pour un technocrate à qui on a tout appris des CSP, des segments de population, etc. Il aurait suffi pour cela d'aller voir monsieur Evencio de Paz, proviseur d'un collège à Gonesse.

Dernier exemple: dans la préparation de la réforme de Bercy, on a présenté comme une grande nouveauté le fait d'avoir eu recours à la technique du "benchmarking", que je préfère traduire par étalonnage concurrentiel, pour comparer le coût de l'administration fiscale française à celui de nos voisins, et des États-Unis. Pas besoin de dire que les entreprises font, depuis longtemps, de l'étalonnage concurrentiel, sans même s'en apercevoir, comme monsieur Jourdain faisait de la prose.

Résumons: le diagnostic fermé, encore très pratiqué, consiste à faire essentiellement confiance aux divers corps de l'État, et à ne s'aventurer que prudemment dans la société civile.

Je caricature à peine: le G8 de Gênes nous a annoncé, comme une grande découverte, qu'il faut dialoguer avec la société civile.

Quant à Louis Michel, ministre belge des Affaires étrangères, il va un peu plus loin en affirmant: "Ecoutons la société civile et laissons le politique décider" et: "Je ne reconnais pas à la société civile le droit de prendre des décisions 1".

Et, plus loin: "Celle-ci doit dire ce qu'elle souhaite, exprimer ses rêves, mais pas décider". En fait, le vrai problème, c'est de savoir comment le politique saura s'immerger dans la société civile et dans ses "rêves" et donc, comment le diagnostic et la décision du politique tiendra compte des résultats de ces immersions.

Monsieur Louis Michel est bien un partisan du diagnostic fermé.

Le "diagnostic solution" est une forme un peu plus efficace de la compréhension des problèmes, mais il a aussi ses travers.

Depuis longtemps, les Premiers ministres ou les ministres ont pris l'habitude, quand ils voient à l'horizon un phénomène annonciateur de réforme, de demander un rapport à des personnalités, naturellement hautement qualifiées. Ces documents sont souvent de grande qualité, mais comme il serait déshonorant pour la personnalité en charge de ne pas proposer en même temps des solutions, le rapport est "vendu" comme un tout: diagnostic/ plus solutions/ plus marche à suivre, plus résultats, pratiquement certains si l'on suit convenablement l'ordonnance.

1 Interview dans le journal Le Monde, du 21 juillet 2001.

Prenons un exemple dans l'actualité récente.

Michel Charzat, député - maire socialiste du XXème arrondissement de Paris/ s'est vu confier l'élaboration d'un rapport sur "l'attractivité fiscale du territoire français" ; comprenez: l'effet de repoussoir de la fiscalité française pour les entreprises et les entrepreneurs.

Le rapport fait un diagnostic sévère, étayé par de nombreuses rencontres, notamment hors de la sphère de l'État: les sièges sociaux des grandes entreprises désertent l'Hexagone (EADS, Euronext, Dexia, etc.), les entreprises étrangères ne veulent plus investir chez nous, la "fuite des cerveaux" s'accélère, et on évalue à 250 000 le nombre de personnes à haut potentiel qui ont quitté l'Hexagone dans les dix dernières années. Diagnostic peu contestable.

Oui, mais voilà, le rapport apporte immédiatement les solutions.

Loin de moi l'idée de les critiquer, au contraire; elles ne se situent pas dans la "case idéologique" que l'on aurait pu attendre d'un socialiste, et c'est plutôt bon signe. Le résultat a été double: Lionel Jospin a conclu qu'il allait mettre à l'étude ces mesures, traduisez les plonger en technocratie, et le rapport a été violemment "allumé" dans le numéro suivant du Canard enchaîné.

Quant à la traduction en mesures pratiques, j'énonce le deuxième principe d'Archimède: "Tout projet de réforme plongé en technocratie reçoit une poussée verticale pour l'en faire sortir, qui le rend méconnaissable et intraduisible pour le commun des mortels".

Il était probablement beaucoup plus important de sensibiliser l'opinion publique à la gravité du diagnostic, par exemple sous la forme malheureusement un peu délaissée du "livre blanc".

Cette pratique a le mérite de limiter son ambition à faire partager le diagnostic par la société civile, avant de passer aux solutions; dans le cas précédent, les mesures proposées seront très difficiles à appliquer, du fait du processus employé (de transit direct du diagnostic à la solution); de ce fait, en faisant "étudier" les mesures proposées, on a probablement fait passer le problème de la case des faits à la case idéologique. Encore faut-il que le dit "livre blanc" soit accessible à l'Européen moyen, à l'inverse de la dernière production (25 juillet 2001) de la Commission de Bruxelles, qui propose aux citoyens européens de réfléchir sur la "corégulation". "Ce qui se conçoit bien...".

Résumons: le diagnostic solution n'est raisonnablement applicable qu'à des problèmes simples ou, au moins, bien cernés et sans charge idéologique trop forte; sinon il risque fort de terminer sur les étagères de Matignon, quitte, dans le meilleur des cas, quelques années plus tard, à ce que quelqu'un le retrouve et dise: "Le vieux Charzat avait raison".

Malheureusement, cette pratique du diagnostic solution reste un travers fréquent des responsables de terrain, notamment des préfets, qui ont souvent une vision mécaniste et déterministe des réformes à faire. Ceci pose aussi le problème du droit à l'expérimentation des réformes sur lequel je reviendrai.

Petit détour par la "technocratie"

J'en profite pour expliquer ce que j'entends par technocratie, de manière un peu plus détaillée que dans la définition qui figure en tête de cet ouvrage: en dehors donc du fait de faire prévaloir les considérations techniques ou économiques sur les facteurs humains, la technocratie, c'est la césure existante en France entre la classe politique et la haute administration, faite de défiance réciproque que l'histoire explique, sinon justifie. Le politique a l'impression que le technicien veut lui imposer sa solution, le technicien pense que le politique est incapable de comprendre son projet.

La technocratie, c'est aussi et parallèlement la césure entre la société civile et les hauts fonctionnaires, par manque d'immersion de ces derniers dans leur environnement, protégés par les bulles du statut, du savoir, de l'origine sociale et du diplôme.

Enfin, la technocratie pose le problème, très mal résolu en France, de la démocratisation de la fonction publique, d'une part en termes de ressources humaines en général et de recrutement en particulier, d'autre part en termes de volonté de l'administration de descendre de son piédestal de "sachant". La démocratie commence par la capacité à expliquer clairement les choix qui sont faits.

L'immersion

Ceci nous amène tout droit au troisième type de diagnostic, le "diagnostic immersion".

J'ai conservé beaucoup d'enseignements de ma carrière de consultant. Comme le lecteur peut le supposer, j'ai eu à réaliser de très nombreux diagnostics, dans des entreprises publiques ou privées, voire dans des administrations; mais l'enseignement le plus fort a été de constater que le consultant, pour peu qu'il ait affaire à un client lui laissant une certaine liberté de manoeuvre, jouit d'une faculté exceptionnelle: celle de se déplacer sur tous les niveaux de la structure d'une entreprise, c'est-à-dire de pouvoir rencontrer le Président, puis, le même jour, le manoeuvre magasinier.

L'usage de cette liberté est sous-tendu par l'idée que tout avis, toute perception, toute suggestion est bonne à prendre, et que la vérité sur le fonctionnement d'une entreprise est répartie dans toute la structure, même s'il est logique que les champs de vision se rétrécissent au fur et à mesure de la descente de la hiérarchie.

Mais c'est peut-être un détail qui grippe la machine, détail seulement visible du niveau d'en bas.

Pour illustrer cette liberté du consultant, je prends un exemple personnel, très ancien, chez mon premier client, la Compagnie Générale des Eaux, aujourd'hui Vivendi.

Nous avions été missionnés par Guy Dejouany, qui a fait ensuite la carrière que l'on sait. Il était à l'époque en charge de la production et de la distribution de l'eau dans la banlieue de Paris, fonction très importante. Le problème sur lequel il nous demandait d'apporter des solutions était le suivant: le stock de pièces de rechange et de matériels des usines de production était centralisé à Neuilly sur Marne, mais, dès l'achat, il était considéré comme consommé, bien que restant en stock; il s'agissait donc de redonner une réalité comptable à ce stock, qui comptait plus de 20 000 articles.

Le jeune consultant que j'étais, en contact avec toute la hiérarchie qui coiffait le magasin, débarque donc, tout frais émoulu "des écoles", comme ils disaient et, naturellement, explique le problème qu'il était chargé de traiter. Je sentais que lion me regardait de plus en plus de travers: il va falloir tenir des fiches sérieusement (il y en avait déjà, calligraphiées à la plume d'oie), il va falloir faire des bons de sortie, il va falloir regarder ce qu'il y a même dans les coins les plus reculés du magasin, bref, que des ennuis en perspective, même après que j'ai expliqué l'intérêt de cet inventaire pour la Compagnie. Et puis, sachant que j'étais aussi en contact avec leur hiérarchie, ils avaient peur que je rapporte leurs turpitudes.

J'étais confronté à une remarquable passivité du personnel du magasin: "Comment! Ce blanc-bec, qui n'a jamais vu une pompe ou un engrenage, va nous apprendre notre métier!".

Le lendemain, j'arrivai au magasin habillé d'un bleu de travail fraîchement acquis et consciencieusement sali; je pris l'échelle, et commençai à explorer le magasin et à faire des relevés de pièces.

Dans l'heure qui suivit, soit du fait de la symbolique du vêtement, soit du fait de ce qu'un ingénieur diplômé paraissait avec entrain s'attaquer à un travail considéré comme peu noble, tout le monde du magasin se mit au boulot; j'avais réussi ma plongée dans la petite société civile du magasin.

La question que je me pose est de savoir pour quelle raison les hauts fonctionnaires qui font des diagnostics préalables à des réformes ne sont pas capables de cette immersion dans la société civile ni d'adopter un comportement de consultant d'entreprise; Bien entendu, il y a des problèmes culturels; ils ont été premiers de leurs classes, ils ont passé leurs vacances plutôt dans le Lubéron ou à l'île de Bréhat, les stages qu'ils ont fait pendant leur formation les ont essentiellement mis en contact avec des anciens (voir plus loin), et le "politiquement correct" de l'ENA ne comporte pas de chapitre sur "Le fabuleux destin d'Amélie Poulain".

II y a aussi le poids des habitudes, qui fait qu'il n'est pas très séant pour un haut fonctionnaire d'explorer les structures qui dépendent de lui. Raoul Dautry, ancien directeur de la SNCF, n/hésitait pas, lui, à descendre d'un train à trois heures du matin pour s'enquérir des problèmes du chef de gare.

Un haut fonctionnaire du ministère de l'Équipement, Directeur des ressources humaines 1 me racontait que, recevant des stagiaires de l'ENA sur le sujet - capital de conséquences pour la réforme de l'État - du vieillissement de la population des fonctionnaires, il leur avait proposé une liste d'interlocuteurs à rencontrer, et notamment des syndicalistes, qui ont bien évidemment des choses intéressantes à dire sur ce sujet. Les "énarques" rencontrèrent tout le monde, sauf précisément les syndicalistes: crainte d'un niveau d'interlocuteurs "insuffisant" ? Refus de venir au contact du monde du travail? Refus d'immersion? Résultat: une vision forcément très incomplète du sujet, et une question légitime, déjà posée, sur la démocratisation de la fonction publique.

1 Jean-Pierre Weiss; il faut créditer le ministère de l'Équipement de son caractère de pionnier en termes de réforme, par exemple dans la contractualisation des relations entre le ministère et les Directions Départementales ou dans l'utilisation des nouvelles technologies.

Il y a surtout la gêne: la fluidité des relations sociales est particulièrement faible en France, comme le traduit bien le maniement du tutoiement, assez incompréhensible pour les étrangers.

Pour conclure sur le diagnostic immersion, il va de soi qu'il doit être large; il doit déborder des interlocuteurs les plus immédiatement concernés par la réforme envisagée, conduire à rencontrer les populations concernées ou leurs représentants, explorer des réformes parallèles ou similaires, s'appuyer sur des comparaisons internationales. Il est clair aussi que, contrairement au "diagnostic-solution", il doit laisser un espace de temps et de structure large à l'examen des résultats, qu'il faudra ensuite transformer en "cap de réforme".

Retenons quatre types de diagnostic:

  1. le diagnostic à l'emporte-pièce, c'est-à-dire pas de diagnostic;
  2. le diagnostic fermé;
  3. le diagnostic solution;
  4. le diagnostic immersion.

On aura compris que c'est le dernier type de diagnostic qui a ma préférence. On aura également retenu que je propose, ce que je crois très rare en France et plus fréquent à l'étranger, d'associer, et pas seulement d'écouter, la société civile et ses représentants concernés par la réforme, dès le stade du recueil des faits et du diagnostic.

Le choix du cap de réforme

Le diagnostic étant fait, et donc les dysfonctionnements analysés en tant que tels, et non avec un présupposé de solution ou une idéologie à respecter, il faut fixer un cap à la réforme.

Fixer un cap de réforme est l'acte, essentiellement politique, qui consiste, dans une démarche téléologique 1, à décrire le plus complètement possible la cible à atteindre: l'état souhaité du champ de la réforme et des populations concernées et bénéficiaires de la réforme, après qu'elle a porté ses fruits; le coût de la réforme pour la collectivité, en particulier pour les populations qui n'en bénéficieront pas; les moyens à mettre en oeuvre; les structures à réformer; le débat, public ou non, à conduire; enfin, le mode de formalisation, tout ceci en gardant une certaine souplesse dans l'affichage de la trajectoire.

Disons en effet dès maintenant qu'il est essentiel, dans l'approche des processus de réforme que je propose, de bien distinguer le cap de la réforme, d'une part, et la ou les trajectoires pour l'atteindre.

Les consultants savent bien que, quand on veut réformer en profondeur l'organisation ou les systèmes d'information d'une entreprise, la bonne démarche consiste d'abord à définir la cible, au lieu de procéder par extrapolation de la situation existante, stérilisant ainsi toute innovation, et ensuite seulement la trajectoire; mais il faut cependant imaginer les trajectoires possibles, dès la fixation du cap de réforme, tout simplement dans un souci de faisabilité de la réforme. C'est sans doute en partie parce que l'on a voulu, dans la réforme de Bercy, afficher à la fois le cap de réforme et la trajectoire que celle-ci a échoué.

Prenons un autre exemple, plus concluant.

La Couverture Médicale Universelle: article 1er: "Il est créé [...] une couverture maladie universelle qui garantit à tous une prise en charge des soins par un régime d'assurance maladie, et aux personnes dont les revenus sont les plus faibles le droit à une protection complémentaire et à la dispense d'avance de frais" ; et encore, dans un discours à l'Assemblée nationale du 27 janvier 1999 : "A travers la couverture maladie universelle, nous voulons mettre fin à la pire des exclusions: l'exclusion des soins [...] leur nombre est estimé à 150000 [...] le second volet de la réforme offre aux 10% des plus défavorisés [...] une couverture complémentaire gratuite, au nom de la solidarité nationale".

1 Du grec télos: fin ou finalité, et logos: étude.

Il s'agit bien là d'un cap de réforme, affiché clairement par le porteur de la réforme, c'est-à-dire Martine Aubry. La cible est précise, la population concernée dénombrée, et le coût clairement à la charge du contribuable, réputé solidaire. Il y a eu débat public, au moins au Parlement; encore une fois je ne me prononce pas sur le fond de la réforme, mais uniquement sur une phase du processus, correctement présentée, celle de l'affichage du cap de réforme.

Cette annonce, conforme aux engagements politiques du gouvernement Jospin, ne préjuge pas de la trajectoire de mise en place, ni des changements profonds qu'elle va apporter aux habitudes de la protection sociale, ni des difficultés possibles, ni même des critères d'évaluation du succès de la réforme, comme par exemple la baisse de fréquentation des centres de soins des associations humanitaires. Il ne faut pas demander au politique de présenter à la fois le cap et les difficultés de navigation, il y a un équipage pour cela.

C'est donc une annonce de cap claire, et complètement assumée par le politique porteur de la réforme; on aurait aimé que la même Martine Aubry soit aussi précise sur les 35 heures, en reconnaissant la diversité des situations d'entreprises, en expliquant comment cette réforme allait absorber l'inévitable retournement de conjoncture, effet de la "loi du pendule" 1 et surtout en faisant comprendre au contribuable ou au cotisant social qu'il allait falloir payer, maintenant ou plus tard.

1 Une des seules lois universelles: T= 2 nv'l/g ; la période est indépendante de la masse au bout du pendule, et donc, le retournement de tendance, inévitable, ne dépend pas de l'importance de la crise ou de l'embellie antérieure. On peut aussi l'appliquer à l'État: la longueur de la corde serait la longueur de la hiérarchie de l'État, du Président de la République au plus modeste agent d'une recette des impôts. La masse située au bout de la corde correspondrait à la difficulté du problème à traiter. La période serait le temps nécessaire pour mettre en oeuvre la réforme. Il ressort du fait que la période ne dépend pas de la masse de réforme à faire, et donc que le traitement du problème de la chasse à la tourterelle en Médoc est aussi long et difficile que celui du régime des retraites, dont cependant la plus grande consistance n'aura pas échappé au lecteur. La réalité montre que c'est bien ce qui se passe. La version boursière de cette loi s'énonce ainsi: "Les arbres ne montent pas jusqu'au ciel".

Malheureusement, nombre de réformes n'ont pas fait ou ne font pas l'objet d'affichage clair du cap: sans parler des 35 heures, citons, en vrac:

- le statut de la Corse: certes, Lionel Jospin a affiché un cap, mais particulièrement brouillé: s'agit-il de gagner du temps en faisant des concessions importantes aux nationalistes? Et d'abord, les auteurs de violences sont-ils des interlocuteurs reconnus? Quand et sous quelle forme demandera-t-on l'avis des Corses? L'enseignement de la langue corse est-il oui ou non obligatoire? Existe-t-il un recouvrement possible, et donc un cap de réforme commun, même minime, entre la position de Lionel Jospin et celle de Jean-Guy Talamoni ?

- la réforme de l'armée française: certes, on a fait une armée de métier, qui pourra devenir, si on y met les moyens - et quels moyens! - un bel outil, mais pour quelle guerre ou pour quelle nature de conflit? N'a-t-on pas en fait affiché un "cap outil", sorte de "couteau suisse de la défense" ?

- la réforme de Bercy: le ministre a effectivement affiché un cap, mais en même temps il a précisé les trajectoires, en les encadrant de plus dans un espace de temps très court par rapport à l'ampleur de la réforme et, de ce fait, les difficultés potentielles évidentes ont obscurci le cap;

- le plan Fabius 2000 de réduction des impôts: où est le cap? S'agit-il d'une réforme ou plutôt d'un réglage? Quelle simplification du système fiscal français? Quelle réforme de structure? Ne serait ce pas de l'électoralisme?

- les régimes de retraite: il n'y a plus de cap du tout, mais uniquement des écueils bien visibles, qui s'appellent élections présidentielles et législatives. Passons donc ces deux écueils, et nous verrons bien si, derrière, il peut y avoir un cap. Entre temps, on aura encore perdu quelques années.

Est-il besoin aussi de préciser que, au moment d'en fixer le "cap", les grands ennemis de la réforme sont le dogmatisme, la capitulation devant l'idéologie et la démesure? Est-il besoin aussi de dire clairement que les alliés de la réforme sont le respect des faits, le réalisme et le pragmatisme? Est-il nécessaire de souligner que la réforme ne peut se passer d'un effort d'idéalisme?

Faut-il enfin répéter que la fixation du cap de réforme ne devrait pas faire l'économie du débat public sur les objectifs?

Retenons de cette brève analyse quatre cas de figure:

  1. le cap est correctement affiché, en laissant ouvert le champ des trajectoires;
  2. le cap qui est affiché est un "cap outil" ;
  3. le cap affiché désigne à la fois le cap de réforme, mais également les trajectoires, figées, et donc décourageantes;
  4. il n'y a pas de cap du tout.

Je n'ai pas besoin de dire que le pouvoir de convaincre du réformateur est un ingrédient essentiel de l'efficacité des réformes; il doit s'exercer pendant tout le processus, mais il est évidemment essentiel pour l'affichage crédible d'un cap de réforme.

L'élaboration des trajectoires

Cette phase est capitale: elle consiste à définir une ou, dans quelques cas particulièrement complexes, plusieurs trajectoires possibles pour atteindre la cible.

J'entends, par trajectoire, l'identification de l'ensemble des dispositifs organisationnels, structurels, administratifs, financiers, législatifs ou réglementaires qu'il faut mettre en place pour atteindre la cible, ainsi que le plan de mise en place de ces dispositifs, et bien entendu leur coût, sachant qu'il est composé de deux parties: le coût de fabrication de la réforme, et le coût de la réforme elle-même, infiniment plus important, ce qui doit inciter le réformateur à investir sans crainte en amont, car le coût d'une réforme qui a échoué est toujours très élevé, financièrement et psychologiquement.

Cette phase n'est pas aisément accessible à une typologie, tant elle revêt des formes diverses; en revanche, deux caractéristiques me semblent essentielles.

Première caractéristique: même si l'appui du pouvoir politique reste fondamental lors de cette phase, ce n'est pas au politique de construire la ou les trajectoires. C'est le travail des "stratèges du changement", c'est-à-dire d'hommes capables de se mouvoir sans difficulté à tous les niveaux de la hiérarchie, capables également de procéder à une "immersion" en société civile, suffisamment curieux pour aller voir hors de nos frontières si des réformes analogues ne pourraient pas être des sources d'inspiration et, si j'ose, sans modestie, ayant un profil de consultant.

Dans la réforme des SACI, dont j'ai déjà parlé, cette phase d'immersion a duré près de quatre ans, pendant lesquels l'équipe de réforme, dont je faisais partie avec Claude Sadoun, a travaillé avec des dirigeants de SACI, avec le personnel de ces sociétés, avec les clients ou leurs représentants, avec les concurrents sur le marché du crédit immobilier, avec le Crédit Foncier de France, à la fois concurrent et partenaire, avec des structures similaires en Europe, enfin avec les autorités de tutelle, ministères des Finances et du Logement.

Dans le chapitre IX, je me poserai la question de savoir où l'on trouve ces profils et cette compétence très particulière, bien que non reconnue, de conduite du changement: dans les cabinets ministériels, à condition que leurs membres n'aient pas en tête uniquement leur carrière politique? A la tête des grandes administrations? Parmi les grands commis de l'État, ou ce qu'il en reste?

Ce profil, rare, n'est pas un profil d'homme politique; ce n'est pas non plus un profil de pur technicien; c'est tout le problème de l'articulation entre le politique et le technique.

Deuxième caractéristique, liée à la première: cette phase de construction de trajectoire ne se conçoit pas sans une concertation très étroite avec les populations concernées par la réforme en particulier et la société civile en général. A ce stade, plus qu'à tout autre, le débat public, comme la concertation, sont incontournables, d'autant plus qu'ils permettent d'analyser le jeu des acteurs, et de détecter où se situeront les opposants, et sur quels alliés s'appuyer.

D'où ce profil particulier des "stratèges du changement", capables d'organiser les itérations constantes et nécessaires entre la politique et la société civile, de déceler si la trajectoire doit passer par une phase d'expérimentation ou par une mise en oeuvre progressive ou par les deux à la fois. Je reviendrai sur le fait de savoir si les "stratèges du changement" doivent être de véritables spécialistes, ou s'il s'agit seulement de compétences qui doivent de toute façon être présentes dans l'équipe du "réformateur".

Pour revenir aux 35 heures, je me pose la question de savoir où se trouvent les stratèges du changement qui auraient dû conduire la réforme, pleine d'embûches, confrontée à une diversité de situations extrême, et dans un contexte polémique: par exemple, qui, au ministère du Travail, s'est préoccupé dans le détail de la conséquence des 35 heures dans les hôpitaux, à la fois en termes de recrutement dans une profession particulièrement maltraitée, à savoir les infirmières (beau sujet de réforme, jamais faite!), et en termes d'organisation, des hôpitaux eux-mêmes? Quel haut fonctionnaire a été capable de passer quelques jours dans une PME de l'hôtellerie pour analyser et vivre sur le terrain les problèmes concrets posés par les 35 heures? On va me dire que c'est là le rôle des études d'impact, qui peuvent d'ailleurs se situer dans la phase de diagnostic ou, une fois défini le cap de réforme, aux deux endroits, avec des finalités différentes.

Des circulaires du Premier ministre de 1995 et 1996 ont créé l'obligation d'une étude préalable d'impact pour les lois ou décrets en Conseil d'État, avec l'objectif de porter, en amont du processus, un jugement étayé sur la nécessité du changement.

Malheureusement, et selon une étude faite par la promotion "Valmy" de l'ENA, dans "La réforme de l'État", sur 54 projets de lois ou de décrets étudiés, seuls 4 avaient fait l'objet d'études d'impact sérieuses, considérées dans les autres cas comme de simples procédures administratives, les études correspondantes étant insuffisamment chiffrées, ou réalisées dans l'urgence, manifestant une appréhension trop légère de la situation initiale, le tout pratiquement sans contrôle réel des autorités émettrices des décrets ou des lois en question.

Aux États-Unis, les études d'impact sont non seulement obligatoires et très contrôlées quant à leur exécution, mais encore le plus souvent sous-traitées par des organismes extérieurs, ce qui apporte une certaine garantie d'impartialité.

J'en conclus que l'étude d'impact, si elle n'a pour but que de respecter une circulaire, ne sert à rien, et qu'il vaut mieux ne pas la faire; le contribuable s'en trouvera mieux.

En revanche, si l'étude d'impact est conçue et conduite pour alimenter le débat public, elle devient non seulement utile mais incontournable.

1 A la Documentation française, Paris, 1999, pp. 820-821.

Le débat public et la concertation

Bien que j'ai pu, sans aucune modestie, porter des critiques sur les Français, je prends comme hypothèse de base, dans tout cet ouvrage, que les Français ne sont pas des imbéciles, et je pose la question qui en découle naturellement: peut-on faire des réformes importantes sans débat public et sans concertation, sans que la démocratie en souffre?

Abordons d'abord la question posée au plan financier: pour l'État, la réforme est un jeu à somme nulle, au moins sur la durée.

L'argent qu'elle coûtera sera récupéré, soit sous forme d'impôts nouveaux, soit par imputation à la Sécurité Sociale, soit par augmentation du déficit budgétaire, avec sa répercussion sur le financement de la dette nationale, souvenir laissé à nos enfants.

Pour le contribuable, il n'en va pas de même: soit il en est bénéficiaire, et tant mieux pour lui, soit il paye au titre de la solidarité nationale, et il a le droit de savoir pourquoi et combien, comme l'indique clairement l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de 1789. Du point de vue financier, le débat public préalable à la réforme est indispensable.

Plus généralement, le politique a été élu sur un programme, et notamment sur des engagements de réformes; mais ceci ne vaut pas blanc-seing. Il suffit en effet de lire les programmes des partis politiques pour constater que les réformes proposées sont soit vagues, en ce qu'elles ne proposent pas de trajectoires pour respecter le cap de réforme, soit purement électoralistes, soit enfin irréalisables.

L'exemple des retraites, sur lequel je reviendrai, est criant (notamment de la part du gouvernement actuel, qui aura pourtant disposé de près de cinq ans pour traiter problème) : de nombreux rapports, mais pas de vrai diagnostic du problème 1, des souhaits "éthérés", comme la retraite à la carte 2 ou la conservation complète des droits acquis, comme si le problème pouvait se régler sans qu'aucune tranche de la population n'ait à faire de "sacrifice à retour différé".

1 Sauf peut-être le rapport Charpin.

2 Je ne conteste pas le principe de la retraite à la carte, mais je crois que sa conception ne peut se faire indépendamment d'une étude approfondie des dispositifs organisationnels correspondants, si l'on veut éviter "l'usine à gaz".

Cette distorsion entre les promesses électorales et la réalité au pied du mur des réformes implique nécessairement que les grandes réformes, au moment où elles apparaissent dans l'actualité, fassent l'objet d'un vrai débat public et d'une réelle concertation.

Il faut bien reconnaître que c'est rarement le cas: nationalisations, puis privatisations, réformes fiscales, RTT, emplois jeunes, Sécurité Sociale, loi SRU 1, etc. : quel débat public, quelle concertation avec les populations concernées? On n'a pas toujours la chance de tomber sur une "grande muette", comme l'armée française, qui se transforme en armée de métier sans broncher.

Les dix commandements traiteront des formes que peuvent prendre le débat public et la concertation, et montreront que l'imagination peut se donner libre cours dans ce domaine.

Retenons de ce parcours sur la concertation et le débat public qu'il existe deux types de réformes:

  1. les réformes à parcours fermé;
  2. les réformes ouvertes sur le débat public et la concertation.

Formalisation et débat parlementaire

Reste à formaliser la réforme, c'est-à-dire à lui donner une existence concrète, soit sous forme de loi ou de décret ou de circulaire, soit sous forme de contrat, quand la réforme peut se mettre en oeuvre entre des partenaires sociaux, hors du champ de l'État, au nom du paritarisme, et à condition que le dit État veuille bien rester à sa place.

Dans le premier cas, il faut mobiliser des constitutionalistes ou des juristes, ou des fiscalistes, qui présentent aux parlementaires une loi toute ficelée, même si les commissions spécialisées des deux assemblées ont leur mot à dire sur la formalisation; mais il est important de faire intervenir les "spécialistes" le plus tard possible, quand on ne peut plus se passer d'eux. Sinon, les juristes, par exemple, essaieront sans doute de "tordre" la réforme: ils travaillent sur la loi, leur matière première, et il est humain de ne pas trop la malmener, et donc de ne pas trop modifier l'appareil juridique existant. Dans un autre domaine, celui de la fiscalité, un rapporteur à la Cour des comptes me faisait remarquer que le Code général des impôts s'accroît de 50 à 60 pages par an, parce que l'on n'ose pas nettoyer le passé; et d'ailleurs, de même que l'on empile impôt sur impôt, on empile réforme sur réforme, souvent par excès de zèle des spécialistes; ils devraient se voir assigner un cahier des charges strict et contraignant.

1 Loi dite de "Solidarité et de Renouvellement Urbain", qui impose notamment aux communes d'atteindre 20% de logements sociaux, sous peine de fortes pénalités, ultérieurement déclarées inconstitutionnelles; à ma connaissance, aucune concertation véritable n'a été menée avec les maires concernés.

De plus, les parlementaires n'ont guère la possibilité de saisir certaines instances extérieures (consultants, parlementaires étrangers, instituts de prévision, Autorités Administratives Indépendantes, etc.), ce que déplorait très fortement un parlementaire interviewé!.

Il faut aussi insister sur le fait désastreux que quatre réformes sur cinq viennent du gouvernement, et seulement une sur cinq du Parlement, qui n'est donc que rarement une force de proposition.

En revanche, quand ses intérêts corporatistes sont en jeu, par exemple sur le cumul des mandats ou sur la présomption d'innocence, sa capacité d'obstruction est considérable.

Enfin, dans le cas favorable où le débat public et la concertation ont été convenablement conduits, encore faut-il que les parlementaires y aient été "connectés", la meilleure formule pour ce faire étant qu'ils y aient participé. Là encore, ce n'est pas dans la tradition française de voir des députés en immersion, pris en sandwich qu'ils sont, entre leur circonscription et ses problèmes locaux, et les séances de l'Assemblée, où ils votent en fonction de consignes de leur parti; quel temps leur reste-t-il pour s'intéresser en profondeur aux sujets de société et aux grandes réformes?

Dans le cadre du paritarisme, l'espace contractuel est plus ouvert, les syndicalistes plus soucieux de l'intérêt de leurs mandants, l'appel à des collaborations extérieures plus facile, et la concertation plus naturelle.

1 Madame Nicole Sorvo, sénateur, membre du comité directeur du Parti Communiste Français. A signaler que, en 1995, le gouvernement avait proposé au Parlement la mise à disposition de 20 hauts fonctionnaires pour constituer une force d'analyse budgétaire propre. Le Parlement l'a refusée.

Encore faut-il que l'État, assis sur son monopole du changement, ne fausse pas la donne des relations entre partenaires sociaux.

L'exemple de la négociation du contrat autour de l'UNEDIC et du Plan d'Aide au Retour à l'Emploi, pourtant juste échange entre la solidarité envers les chômeurs et la responsabilité que l'on est en droit d'attendre d'eux dans la recherche d'un emploi, a montré les effets négatifs et retardateurs de l'État "tout interventionniste".

Retenons de cette phase de formalisation qu'elle peut être: technicienne, voire technocratique; ouverte et connectée avec le monde extérieur à la réforme; dans l'espace de l'État ou dans un espace contractuel.

Lancement, suivi et évaluation

Comme à Kourou, en Guyane, c'est dans les premiers instants du lancement que les risques sont maximums.

Lancer une réforme, c'est d'abord communiquer très largement, sur ses finalités, sur ses modalités pratiques, sur ses avantages par rapport à la situation antérieure, notamment vis-à-vis de l'usager ou mieux, du client qui va en subir les conséquences, et également, sur son coût pour le contribuable qui est du mauvais côté de la balance comptable, quand l'État est courageux et qu'il sait. Qui nous a dit que les 35 heures allaient coûter environ 5000 francs par an à chaque foyer?

Lancer, c'est ensuite mettre en place l'organisation, les structures, les procédures et les financements qui vont permettre à la réforme de s'accomplir; tâches délicates, qui requièrent une immersion complète dans la société civile, ne serait-ce que pour se mettre à la place de "l'usager - client" afin de s'assurer que l'imprimé est lisible et complet. L'épisode récent de la déclaration de la prime à l'emploi, qu'une première version de la déclaration de revenus ne permettait pas de mentionner, montre que personne ne s'est mis à la place du contribuable ayant à la déclarer.

Lancer, c'est enfin mettre en place les dispositifs et indicateurs qui permettront de suivre le bon accomplissement de la réforme.

Suivre, c'est être attentif à toutes les dérives, souvent inévitables, c'est avoir l'oeil en permanence sur les indicateurs, c'est être sur le terrain où se joue la réforme, c'est imaginer des rectifications de trajectoire. Peut-on par exemple imaginer qu'un haut fonctionnaire, tel les "mystery shoppers", se déguise en chômeur pour aller voir concrètement quels dispositifs on lui propose au titre de son Plan d'Aide au Retour à l'Emploi?

Enfin, évaluer, c'est mesurer l'écart existant entre les finalités initiales et la réalité; mais, pour ce faire, il faut avoir le courage de définir préalablement des indicateurs, les moins discutables possibles. J'en ai donné un exemple à propos de la Couverture Maladie Universelle, à savoir la variation de la fréquentation des centres de soins des associations humanitaires. Mais comment se fait-il que les chiffres des emplois créés par les 35 heures soient aussi divergents? Etait-il si difficile, en créditant les entreprises d'une "confiance déclarative" 1, d'organiser une remontée fiable des informations en provenance des entreprises, et de distinguer les emplois créés par la croissance, donnée de base dans chaque entreprise, de ceux créés par les 35 heures?

Retenons que ces trois phases, de lancement, de suivi et d'évaluation peuvent être:

Qu'est ce qu'un processus de réforme?

Le parcours que nous venons de faire nous montre que l'on peut effectivement parler de processus de réforme et, dans une certaine mesure, le modéliser.

Nous avons rencontré quatre types de phénomènes déclencheurs, trois types de diagnostic, trois manières d'afficher le cap de réforme, des réformes fermées ou ouvertes sur le débat public et la concertation, trois types de formalisation.

La conclusion est claire: il existe bien une typologie, très diverse, des réformes, qui permet de les étudier, avec une approche de type sciences expérimentales.

l Mais l'État, dans ce domaine, fait un procès d'intention systématique aux entreprises, et ne les crédite d'aucune confiance.

Nous avons aussi pu mesurer le poids très important des étapes amont, du fait déclencheur du choix de la trajectoire de réforme, et constaté ainsi que, dans une large mesure, "la réforme se joue avant la réforme", de même que l'on a pu dire, à propos de grands projets, que "le projet se joue avant le projet 1".

Enfin, nous avons insisté sur le fait que la réforme est un matériau qui ne se laisse pas facilement manipuler, et que la meilleure manière de l'approcher était l'immersion, opposée à l'approche technocratique.

Nous voilà donc, armés de notre "grille de lecture des processus", prêts pour l'exploration des réformes.

1 Thierry Hougron, in La Conduite de projets, chez Dunod, Paris, 2001, p. 7.

III. QUATRE DÉCENNIES DE REFORMES COMMENTÉES

Le changement, c'est la vie. Tout change, va changer ou changera.

En France, si l'on excepte les règles de la belote et le steak frites, invariants de notre société, tout est destiné à changer, parce que l'environnement de notre pays change, de plus en plus vite.

Tout le problème est de savoir si les réformes peuvent suivre.

Les quatre dernières décennies de la France ont cependant mis en évidence plusieurs faits: les réglages se font quotidiennement, mais ne modifient pas substantiellement notre société, la rénovation ne se produit que très rarement, la dernière en date étant la constitution de la cinquième République, et, plus tard, l'élection du Président de la République au suffrage universel, et la refondation est très improbable dans le contexte national actuel, le dernier essai infructueux remontant à mai 68.

Par contre, la réforme est la modalité majeure du changement dans notre pays, comme le prouve le nombre très élevé de réformes de ces quarante dernières années et la centaine de lois, portant pour certaines plusieurs réformes, votées chaque année.

Dans un premier temps, je vais rappeler les réformes les plus importantes, soit par leur impact sur la vie des Français, soit par leur caractère symbolique, et les analyser à la lumière de la grille de lecture que j'ai défini au chapitre précédent.

Entrons donc d'un pas décidé dans l'inventaire (non exhaustif) des réformes les plus significatives (pour mon propos méthodologique) de ces quatre dernières décennies. Pour la commodité du lecteur, je distinguerai les réformes essentiellement politiques, les réformes économiques, et enfin les réformes à caractère social.

Je rappelle que je m'intéresse aussi aux réformes qui se situent dans un espace contractuel, notamment celui du paritarisme, dans lequel l'État ne devrait pas mettre les pieds, sauf pour couronner la négociation par un texte de loi.

Quelques réformes politiques significatives

La naissance de la cinquième République est sans doute la plus importante: initiée par un homme seul et "au dessus de la mêlée", le Général de Gaulle, qui voyait, depuis les forêts de l'Aube, le pouvoir public sombrer dans un profond délabrement, les gouvernements changer de plus en plus souvent, les partis politiques faire et défaire les Premiers ministres, en s'échangeant la rhubarbe contre le séné (bon appétit, messieurs !), la guerre d'Algérie s'éterniser dans le paradoxe d'une presque victoire militaire mais dans la certitude de l'incapacité ultérieure des autorités coloniales à maintenir l'ordre, le tout provoquant la risée de l'opinion internationale.

Le mot réforme est bien faible pour qualifier ce moment de notre histoire moderne, et l'on peut sans hésitation parler de la refondation de la France, encore une fois le fait, au moins initialement, d'un homme seul.

La conjonction de deux crises graves et d'un homme redevenu totalement légitime a rendu la réforme possible. Cette conjonction, qui, en France, ne s'est pas reproduite, au moins avec cette intensité, a provoqué ce que Didier Caors 1 appelle un "effet de déstockage des réformes". Par rapport à notre grille d'analyse, le cumul de phénomènes déclencheurs forts et d'une personnalité non discutée a entraîné tout le reste: diagnostic évident, cap de réforme s'imposant à l'ensemble de la Nation, trajectoire claire...

Faut-il souhaiter l'émergence de crises de cette gravité pour que la France "déstocke" les réformes dont elle regorge? Faut-il un homme providentiel?
Vraie question, à laquelle la réponse n'est pas évidente: hors la naissance de la cinquième République, aucune crise grave n'est apparue: mai 68 était-il autre chose qu'un défoulement sans réelles conséquences d'une partie de la société française? L'élection de François Mitterrand en 1981 a-t-elle provoqué un vrai déstockage de réformes? Dans un premier temps, oui; mais de réformes irréversibles, point. Les nationalisations de la gauche ont été suivies par les privatisations de la droite, la société civile n'a pas été plus consultée qu'avant, et la gauche s'est habituée au caviar.

1 Gemini Consulting.

Je pense que la société française ne peut vraiment bouger que sous l'effet de crises de grande ampleur, puisque l'on n'arrive pas à construire l'adhésion collective; d'où peuvent-elles venir?
D'une crise économique sévère? Pas impossible, mais les Français auront vite fait d'en attribuer la responsabilité "aux autres", qu'ils soient américains, ou patrons assoiffés du sang des travailleurs, ou gouvernants.
D'un homme providentiel? Il n'apparaît pas de manière évidente dans le panorama actuel.
De conflits armés? La France ne semble pas directement menacée 1.
D'une prise de conscience massive de notre retard en matière de réformes? Il faut le souhaiter, mais les Français sont corporatistes et plutôt conservateurs;
de l'intégration européenne? Sans nul doute/ mais faisons en sorte de "devancer l'appel" et que notre pays pilote réellement l'impact des réformes issues de l'Union Européenne plutôt que de les subir.

La loi Debré sur l'enseignement libre fut un modèle de présentation d'un cap politique de réforme; écoutons son discours devant les députés, le 13 décembre 1959: "Certes, [...] si le gouvernement vous proposait la création d'une grande université confessionnelle, [...] établissant, face à l'État, avec sa hiérarchie, sa puissance propre, [...] alors, oui, créant une nouvelle puissance, créant un danger pour l'État, nous travaillerions contre l'unité nationale". Présenter d'abord une version maximaliste de la réforme proposée, pour conduire suavement les opposants vers une version plus réaliste, est une méthode qui a fait ses preuves.

Peut-être aurait il fallu mettre en oeuvre une démarche semblable dans le cas de la réforme de Bercy?
Clarté dans l'affichage du cap, certes mais cela n'exclut pas de faire preuve d'habileté.

1 Lire cependant l'article de Shimon Pérès, intitulé "La terreur, menace mondiale et versant périlleux de la mondialisation", dans le journal Le Monde, du 16 octobre 2001.

Je vais sortir de l'hexagone, en prenant l'exemple du concile "Vatican II". Il a marqué un tournant décisif dans l'histoire du catholicisme: reconnaissance du marxisme comme une réalité, même s'il faut la combattre, dénonciation du racisme (mais pas encore de l'antisémitisme), et surtout volonté de réunifier la chrétienté. C'est bien sûr l'oeuvre de Jean XXIII, mais c'est surtout le résultat d'une concertation forte et lucide: pas moins de 2500 pères conciliaires passèrent plus de trois ans à Rome.

Bon exemple de concertation large et patiente.

La légalisation de la contraception a été également une réforme essentielle, qui ne rencontrait pas que des alliés dans l'opinion publique française; de même, sur le sujet de l'IVG, Simone Veil a dû par la suite faire face à une opposition forte. Il est clair qu'une réforme, quelle qu'elle soit, fait des heureux et des malheureux, et donc des opposants plus ou moins réductibles et des alliés plus ou moins engagés.

D'où l'importance du bon choix de trajectoire, s'appuyant sur les alliés, synergiques du projet, et réduisant les opposants aux irréductibles complets, antagonistes par définition. Les enseignements de la sociodynamique seront très utiles pour ce faire. En tout cas, sur ce sujet, le cap de réforme avait été clairement affiché, ce qui rend plus lisible le choix de trajectoire.

La réforme du Sénat est une sorte de "monstre du Loch-Ness", qui se cache quand on le regarde. A vrai dire, le Sénat ne présente pas que des inconvénients: il fait de l'obstruction, mais cela conduit les députés à réfléchir avant de proposer des textes de loi irréalistes, coûteux, ou même farfelus. Par ailleurs, il représente les milieux ruraux beaucoup mieux que l'Assemblée nationale.

Actuellement, le Sénat ne fait pas l'objet de projets de réformes ambitieuses, l'évolution limitée du mode de scrutin ayant cependant redonné au Sénat une représentativité plus conforme à la réalité; mais la durée du mandat des sénateurs continue à poser problème.

Charles de Gaulle, en voulant supprimer le Sénat, avait en fait annoncé un cap, celui de la décentralisation; il est surprenant, mais explicable, que la loi Defferre de décentralisation régionale se soit mise en place quatorze ans après, c'est-à-dire très peu de temps, à l'échelle de la capacité de réaction de nos hommes politiques et de nos législateurs. Les réformes échouées sont très porteuses d'enseignements.

D'ailleurs, une réforme peut en cacher une autre, et réformer le Sénat ne se concevrait pas sans modifier, même légèrement, la représentativité des députés pour les habitants de nos campagnes.

Quant à demander aux sénateurs de se réformer eux-mêmes, c'est ignorer que la cave du Palais du Luxembourg est une des meilleures de la République.

La "nouvelle société" de Jacques Chaban-Delmas n'était pas, à proprement parler, une réforme. C'est d'une refondation de la société française qu'il s'agissait: élargissement des libertés publiques, transparence de l'information, participation, décentralisation, développement de la politique contractuelle entre le patronat et les syndicats, solidarité de la société, dignité de l'homme, lutte contre toutes les injustices. Personne ne peut nier que ces principes ont eu un effet durable sur la pensée des hommes politiques.

Mais, dans l'action, les effets ont été très longs à se faire sentir, et en tout cas ne se sont transformés en lois que très parcimonieusement, sauf sur des sujets assez consensuels, comme la création du SMIC, la mensualisation des salaires ou la formation continue. Sans doute Jacques Chaban-Delmas avait-il oublié les enseignements de Michel Debré: partir d'une présentation maximaliste, pour aboutir au compromis opérationnel, intermédiaire entre le compliqué et le simple, comme le suggérait Paul Valéry .

Sans doute aussi le "cap de réforme" indiqué était-il trop flou et pas assez "connecté", ni avec le jeu des acteurs, ni, surtout, avec une trajectoire réaliste de mise en oeuvre.

Là encore, l'affichage du cap de réforme requiert de la franchise, mais aussi beaucoup d'habileté.

Le septennat de Valéry Giscard d'Estaing est une période riche en réformes: l'abaissement de l'âge de la majorité à 18 ans, le divorce par consentement mutuel, la création du collège unique (Loi Haby), l'éclatement de l'ORTF en cinq sociétés indépendantes, le retour de Paris à la loi commune avec l'élection de son maire au suffrage universel, l'élargissement du droit de saisine du Conseil constitutionnel à 60 parlementaires; mais les difficultés croissantes et les divisions de la droite rendirent moins probante la seconde partie de son septennat.

François Mitterrand inaugure son septennat par une accumulation de réformes.

L'abolition de la peine de mort (il est vrai qu'elle ne concernait qu'un très petit nombre de Français, heureusement!) était une réforme hautement symbolique: d'une part, plus de 60% des Français y étaient opposés, mais, d'autre part, François Mitterrand l'avait inscrite dans son programme: il faut lui rendre hommage pour avoir tenu parole, ainsi qu'aux députés qui ont voté l'abolition, au risque de froisser leur électorat. Comme dans la naissance de la cinquième République, l'existence de deux porteurs politiques de la réforme (François Mitterrand et Robert Badinter) a tout emporté dans le processus qui a suivi.

Dans quelques cas, une réforme est donc avant tout affaire de conscience. Souhaitons, dans ces cas-là, mais rien n'est moins sûr, que nos représentants fassent passer leur conscience avant leurs intérêts électoraux.

Une "petite" réforme mérite notre attention: celle qui concerne le mode de scrutin des élections municipales. Elle ne faisait pas l'objet d'une forte demande populaire, elle ne modifiait pas de manière importante la structure du pouvoir dans les municipalités, bref, on se demande encore par quelle subtile méthode d'accouchement sans douleur elle a vu le jour, ce dont il faut remercier la gauche et particulièrement Pierre Mauroy.

Examinons le résultat: les communes sont gouvernées par une majorité cohérente sortie des urnes, les minorités sont représentées, et le débat réellement présent. Retenons l'affichage clair d'un cap de réforme.

Pourquoi ne pas s'en inspirer pour les élections des conseillers régionaux, et des conseillers généraux, pour lesquels il faut quelquefois 30 fois plus d'électeurs par conseiller dans les grandes agglomérations que dans nos campagnes? Ce n'est pas parce qu'une réforme est un succès qu'il ne faut pas essayer de l'étendre à des domaines plus ou moins connexes, au contraire.

La Corse est un sujet inépuisable

De la position de Jean-Pierre Chevènement à celle des indépendantistes, il y a tout un arc-en-ciel de propositions, à l'exception de celle des Corses eux-mêmes, auxquels on n'a pas demandé leur avis pour des raisons constitutionnelles, qui interdisent (on se demande pourquoi) le référendum local. Il suffit d'aller en Suisse pour constater que cette procédure peut être très utile.

Ce serait aussi une manière de mettre fin au silence assourdissant de la majorité des Corses, et, en dehors du référendum, il est facile d'imaginer des processus d'interrogation de nos concitoyens de l'île de beauté, qui fassent en sorte qu'ils puissent s'exprimer.

Lionel Jospin prône une démarche expérimentale: on essaierait, dans un premier temps de transférer des compétences réglementaires, puis constitutionnelles, et, à la fin de l'expérimentation, les autonomistes (vocabulaire en usage dans la cour de Matignon) ou les indépendantistes (langage de Tralonca 1 en Haute-Corse), dégaineraient car tout le monde sait que la violence est en permanence présente dans leur esprit.

Est-il raisonnable de procéder par expérimentation préalable pour une réforme importante? Cela dépend de la charge symbolique attachée à la réforme. Si elle n'est pas trop forte, l'expérimentation peut être très utile; dans le cas contraire, l'aspect limité de l'expérimentation fausse les résultats, perçus de manière affective, et les cobayes n'apprécient pas forcément le traitement auquel ils sont soumis, surtout quand ceux de la cage voisine le sont seulement à un placebo.

Dans le cas de la Corse, et par rapport à ma grille d'analyse des processus de réforme, je constate donc que Lionel Jospin a tout faux :

- un diagnostic initial qui n'a jamais été fait complètement, qu'il s'agisse de la majorité silencieuse des Corses, de la structuration du terrorisme, de la position des parlementaires de l'Assemblée régionale, ou de la problématique réaliste de développement économique de la Corse;

- un cap de réforme qui n'a jamais été affiché: en particulier sur le problème de savoir si le schéma proposé pour la Corse est ou non un modèle pour d'autres régions françaises;

- une trajectoire floue, dans laquelle il est bien difficile de repérer ce qui est du domaine de l'expérimentation de ce qui pourrait être un "destin final" ;

1 Commune de Haute-Corse, où, le 12 janvier 1996, le FLNC-Canal historique (historique de quoi ?) décrétait la trêve de la violence, au milieu de 600 militants, en cagoule, armés et sans drapeau blanc.

enfin, et surtout, une ignorance complète du jeu des acteurs, que De Gaulle aurait compris immédiatement et, même avec tous ses défauts, un Charles Pasqua: encore une fois, manque d'immersion, et un processus "plein de vide, mais jusqu'à ras bord".

La réforme du financement des partis politiques a été longue et difficile: une première loi en 1988, à la suite du scandale Urba, la légalisation en 1990 des contributions des entreprises, dans la limite de 500000 francs, l'obligation, en 1993, de publication officielle de la liste des donateurs et, pour finir, la loi de 1995, interdisant les dons des entreprises et enserrant les comptes de campagne dans un formalisme proprement décourageant, ce que j'ai pu constater moi-même aux dernières élections municipales, alors que je m'étais dévoué pour que les habitants de Gentilly (Val de Marne) n'aient pas à voter que pour une seule liste, et puissent donc bénéficier d'une alternative électorale. Dans cette réforme, on est passé du néant à l'excès de réglementation, par un souci de perfectionnisme bien français, illustration de la loi du pendule.

J'arrête là l'inventaire, forcément rapide, des réformes politiques importantes, réussies ou ratées, mises en oeuvre ou non; on me dira: et le quinquennat? Il s'agit en fait, dans mon esprit, d'un petit réglage, pour éviter de s'attaquer aux vrais problèmes de la constitution actuelle, comme par exemple la manière d'éviter la cohabitation.

Mais, au fait, pourquoi mon inventaire des réformes politiques s'interrompt-il aussi tôt?

Tout simplement parce que l'histoire récente de notre pays montre qu'il est de plus en plus difficile de réformer nos institutions. Pour faire une réforme politique de fond, il faut disposer en effet d'un pouvoir fort, condition nécessaire mais non suffisante, ce qui est de moins en moins le cas en France, ne serait ce que du fait des alternances: cinq ans à gauche, deux ans à droite, cinq ans à gauche, quatre ans à droite et cinq ans à gauche avec, pendant certaines de ces périodes, deux pilotes dans la voiture. N'importe quel pilote de rallye s'y perdrait. En tout cas, cela montre que les espérances des Français ont été alternativement déçues. C'est d'ailleurs dans la mouvance du retour du Général de Gaulle au pouvoir, et pendant son septennat et le début de celui de Georges Pompidou que les réformes les plus importantes ont été "déstockées" et mises en oeuvre.

Le septennat de Valéry Giscard d'Estaing est également riche en réformes importantes, mais essentiellement dans la première partie de son septennat. Ensuite, François Mitterrand a surtout mis l'accent sur des réformes à caractère idéologique, comme les nationalisations, rendues possibles par l'ampleur de la vague socialiste de 1981, qui a ouvert aux gouvernements Mauroy puis Fabius ce que nous appellerons plus loin une grande "fenêtre" de réformes, économiques, mais sûrement pas politiques. Le deuxième septennat de François Mitterrand a été très pauvre en réformes; quant à Jacques Chirac, il a été en partie victime de la cohabitation, >(que le référendum constitutionnel du 24 septembre 2000 a corrigé).

Voyons si nous avons plus de chance avec les réformes économiques.

Réformes économiques et rôle de l'État

Il est banal de dire que la place de l'État français dans l'économie nationale est très forte, probablement supérieure à 50% ; seule la Suède fait mieux en Europe. Ceci conduit à un très fort interventionnisme de l'État dans les réformes, et il est à peu près inévitable que celles-ci soient fortement colorées d'idéologie.

C'était bien sûr le cas des nationalisations qui ont suivi l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir. Je n'aurai pas non plus la naïveté de croire que les privatisations conduites à partir de l'arrivée de gouvernements de droite était pures de toute trace d'idéologie, et uniquement inspirées par un "économisme" raisonnable. Le ni-ni a mis fin, peut-être provisoirement, à cette valse-hésitation, effectivement à trois temps: privatisation, nationalisation, ni-ni, mais jouée sur un rythme très lent.

On peut cependant comparer les nationalisations de la gauche et les privatisations de la droite: dans le premier cas, on a procédé "à la va-vite", pour respecter des engagements idéologiques de la campagne. Qu'a-t-on gagné à nationaliser Péchiney Ugine Kuhlmann ou Rhône-Poulenc? Est-ce le rôle de l'État de fabriquer de l'aluminium ou des produits pharmaceutiques.

On a affiché un cap idéologique, non connecté à une trajectoire, par exemple de moralisation de la chose publique: mais les affaires Triangle ou de la raffinerie de Leuna semblent démontrer le contraire. En amont (le niveau de la "méta-réforme"), on ne s'est pas posé la question de savoir pour quelle raison obscure la distribution de l'eau pourrait être du domaine privé (c'est très largement le cas en France), et celle du gaz ou de l'électricité du domaine public.

Les privatisations faites par la droite n'échappent pas non plus à la critique de cap idéologique; mais, au moins, on s'est posé la question de la "gouvernabilité" des entreprises par le biais des "noyaux durs" et on y a nommé, comme dirigeants, pas seulement des copains, mais des vrais "pros".

On a donc affiché un cap de réforme clair, certes en partie idéologique, mais, de plus, imaginé une trajectoire crédible.

Moins crédibles ont été les mesures de confiance de juillet 1986, par lesquelles on espérait des rentrées importantes d'une amnistie fiscale et douanière. La réforme ne peut pas uniquement s'appuyer sur un présupposé de civisme des Français, et doit envisager toutes les hypothèses de comportement des populations concernées, y compris les plus désastreuses.

Les zones franches urbaines sont un exemple de réforme inutilement politisée: après à peine quatre ans de fonctionnement, la gauche envisage d'y mettre fin, sous le prétexte, en partie inexact, qu'elles ne créent que peu d'emplois 1 et profitent surtout aux entreprises existantes, mais en réalité parce que cette réforme a été faite par la droite. On ne laisse ainsi pas le temps de se développer à un bon exemple d'expérimentation.

Le "prêt immobilier à taux zéro" a été une bonne réforme, qui a eu un effet de déclenchement fort pour les acquisitions de résidences principales. L'idée de base de Pierre-André Périssol était pourtant simple comme l'oeuf de Colomb, consistant à transformer les aides de l'État en argument de vente; les réformes importantes ne sont pas forcément celles qui s'appuient sur un dispositif réglementaire sophistiqué.

La gauche a procédé à des privatisations partielles; un exemple est particulièrement intéressant à étudier, celui de France Télécom.

La concertation a été large, de 1989 à 1997, depuis le débat public sur la place du service public des PTT dans la France moderne, organisé par Hubert Prévot, jusqu'à la mission confiée à Michel Delebarre sur l'avenir de France Télécom. Au bout de ce long chemin - il faut laisser du temps à la réforme -, on est passé d'une administration rigidifiée et statutaire à une grande entreprise partiellement privée. Qui plus est, on a fait appel à un dirigeant venant de l'entreprise privée (Michel Bon, de Carrefour, via un passage par le service public de l'ANPE), à la fois courageux et habile. De plus, on a fait admettre que les nouveaux embauchés n'auraient pas le statut de fonctionnaires.

1 Tout de même près de 10 000.

Cap de réforme et trajectoire avait été intelligemment connectés; pourquoi subsiste-t-iI un sentiment d'insatisfaction? Simplement parce que l'on a ignoré ou peut-être caché une partie du cap, la privatisation majoritaire, voire totale; les télécommunications seraient-elles de nature plus publique que l'eau? La conséquence immédiate est claire: quand il s'est agi de racheter Orange, cela n'a pas pu se faire par échange d'actions, et il a fallu payer "cash", c'est-à-dire mettre à contribution les citoyens, qu'ils soient ou non de gros utilisateurs du téléphone.

Je sais bien que le statut de fonctionnaires des personnels de France Télécom est un obstacle majeur; mais, a-t-on réellement cherché des solutions intermédiaires, par la voie de la contractualisation avec les personnels?

Cap incomplet, donc, qui débouche sur une trajectoire handicapante, dont la bourse tient évidemment compte.

On peut faire des observations analogues sur Air France: une très forte amélioration des performances et des résultats financiers, conjointement à une redéfinition complète du service à bord, méconnaissable par rapport à ce que l'on constatait il y a seulement trois ans: sûrement pas une coïncidence. Mais la participation majoritaire de l'État est un obstacle fort à des échanges de capital avec des compagnies étrangères, qui permettraient de dépasser le stade actuel des alliances ("Sky team"), dont on peut assurer qu'il est très fragile. Dans notre société capitaliste, il est largement démontré que toute coopération qui n'est pas sous-tendue par une composante financière en capital ne dure pas longtemps.

Reste un domaine dans lequel les réformes se sont faites, avec un cap permanent d'efficacité, sous la droite ou sous la gauche! : celui des marchés financiers. D'où vient cette continuité? J'ai déjà dit tout le bien que je pense de la loi bancaire de 1984, qui est pour beaucoup dans cette réussite. Je crois aussi que les marchés financiers ont toujours fait peur aux gouvernants - sauf à Pierre Bérégovoy et Jean-Charles Naouri - en partie parce qu'ils n'y comprennent pas grand chose, et il faut reconnaître que les notions de tunnel, de delta neutre ou d'option prime zéro ne sont pas faciles à assimiler.

Mais je pense surtout que la permanence de l'institution Banque de France, vierge de toute idéologie, a permis d'assurer la continuité de la position de l'État, et que les derniers "grands commis de l'État" sont à rechercher en partie parmi les Gouverneurs et Sous Gouverneurs de l'institution. >L'Agence France Trésor est aussi un exemple remarquable dans ce sens.

Un cap de réforme, mais aussi et par-dessus tout, un pouvoir, politique ou non, capable d'assurer la tenue permanente du cap: les Autorités Administratives Indépendantes, dont je reparlerai, peuvent aussi apporter cette "garantie de maintien de cap"2.

J'en profite pour faire un sort aux réformes qui se traduisent par des lois commençant par les mots: "Divers Dispositifs d'Ordre..." ; ce sont des lois fourre-tout, généralement votées en séance de nuit. La dernière en date: "Divers dispositifs d'ordre social éducatif et culturel" (DDOSEC pour les initiés), porte sur l'assurance chômage et le PARE, qui valait bien une loi à lui tout seul, sur les fonds de retraites (même observation), sur le code de la mutualité (même observation, etc.), sur les sociétés coopératives, sur "Sciences Po", sur la liberté de communication, sur les cartes de cinéma et sur les centres de loisirs!

Serait-ce trop demander au gouvernement et aux législateurs de bien vouloir respecter un principe simple, pour que le citoyen s'y retrouve: "Une réforme, une loi, un vote" ?

l Le lancement d'Euronext, qui confirme le poids important de la place de Paris dans les marchés financiers, est la "cerise sur le gâteau".

2 Dans une certaine mesure, le "Comité de Bâle", qui n'a qu'une existence légale réduite, se comporte comme une "MI" internationale, et a notamment défini un ratio prudentiel universel pour les banques, le "ratio Cooke".

Que dire enfin de la réforme, indispensable, des tribunaux de commerce? Elle n'a jamais été faite. Le dernier épisode en date, manoeuvre imparable, est "l'oubli" par le gouvernement de l'inscription du débat à l'ordre du jour prévisionnel de l'Assemblée nationale et du Sénat. Je cite un extrait d'une lettre ouverte des trois rapporteurs socialistes du projet de loi: "La disparition subreptice et honteuse de ces textes de l'ordre du jour est interprétée par tous les observateurs avertis comme le résultat d'un travail de lobbying intensif et souterrain des juges consulaires et de leurs porte-parole les plus discrets 1". Sans commentaire...

En synthèse, on peut dire que le rôle majeur de l'État français dans l'économie, non seulement de redistribution mais encore de gestionnaire, l'empêche, du fait d'une inévitable composante idéologique, d'avoir, vis-à-vis des réformes à entreprendre, la distance suffisante pour agir de manière "impassible". L'affichage du cap de réforme est donc toujours suspect et manque souvent de clarté.

Cependant, Lionel Jospin a déclaré à propos des licenciements chez Michelin: "Je ne crois pas que l'on puisse maintenant administrer l'économie". Ne désespérons pas.

Les réformes fiscales

Les réformes fiscales devraient aussi obéir à l'intérêt général; or, on constate qu'elles sont fortement teintées d'idéologie, et motivées par le désir de favoriser certaines catégories sociales, qui font les bons électeurs.

Un mystère me tracasse: quels que soient les gouvernements au pouvoir, la pression fiscale ne cesse d'augmenter, alors que l'on nous promet des "lendemains qui chantent". >Voir sur ce point le dossier de "Contribuables Associés".

Un deuxième mystère me préoccupe: à quand remonte la dernière annonce d'une réflexion en profondeur sur la fiscalité française? Je crains qu'il faille remonter au regretté Maurice Lauré 2 pour ce faire .

1 Rapporté par Le Canard enchaîné, du 31 octobre 2001.

2 Inventeur de la TVA,considérée à l'époque comme révolutionnaire.

Mais, au fait, peut-on même parler de réformes fiscales?

Si l'on excepte la CSG, vraie réforme, et l'ISF, que la droite a eu bien tort de vouloir remettre en cause, je n'en ai pas vu passer beaucoup d'autres. Le dernier plan Fabius est tout au plus un petit réglage électoraliste.

Quant à sa simplification, bonjour! Il reste encore 105 impôts et taxes différents, dont l'impôt sur les pylônes, pour des raisons écologiques sans doute, mais je n'en suis pas spécialiste, et l'impôt sur les huiles alimentaires: faites donc votre vinaigrette seulement avec du vinaigre!

Pas trop non plus de concertation: la réforme de la taxe d'habitation, qui les concerne au premier chef, la majorité des Présidents de conseils régionaux l'ont apprise par la radio.

Ne nous leurrons pas: la complexité du système fiscal français est en fait déportée sur le contribuable, chargé de débroussailler un maquis considérable, et d'essayer de comprendre ce qu'ont voulu faire des technocrates en mal d'une justice fiscale impossible à atteindre parfaitement.

Enfin, dans le domaine fiscal, il ne faut pas oublier que, en définitive, ce sont les usagers 1, et l'on n'ose pas dire les clients, qui payent les pots cassés, et qu'une réforme qui ne propose pas en même temps une vraie simplification, manque une bonne partie de ses objectifs: Henri Emmanuelli déclarait, à peu près, à propos de l'abandon de la révision du SMIC au profit d'un aménagement coûteux de la CSG, "qu'il y avait déjà assez d'usines à gaz en France" .

1 Que Force Ouvrière, lors de la réforme de Bercy, proposait d'appeler "administrés", ou mieux "assujettis" !

Les réformes sociales

Les réformes sociales sont les plus visibles et les plus nombreuses, probablement parce que ce sont les plus "rentables", du point de vue électoral.

De l'autorisation du droit de grève, jusqu'à la réforme du régime des retraites, que de réformes de tous types, d'ampleur très diverse, d'idéologie à géométrie variable, et de diversité des citoyens concernés!

Dans cette gigantesque succession de réformes, j'ai beaucoup de mal à distinguer une ligne directrice, si ce n'est la volonté de redistribution de l'État, considérée comme l'un des beaux arts. De même, mon analyse ne me permet pas d'identifier une méthodologie commune, notamment au plan de l'évaluation du résultat des réformes, sujet difficile s'il en est.

Je reviendrai, au chapitre XI, sur une difficulté majeure des réformes sociales en France: le grave défaut de représentativité des syndicats, qui rend les réformes difficiles à concevoir, et encore plus problématiques à mettre en oeuvre.

Le capitalisme populaire de Marcel Capitant était un premier essai de réforme sociale en profondeur. Mais, rejeté par le patronat, incompris des salariés, il se transforma rapidement, dans l'opinion des Français de l'époque, en une espèce de lubie d'un illuminé au mieux, d'un gadget politique au pire. Il fut alors enterré, avec les honneurs, par toute la classe politique.

J'insisterai en détail sur la Sécurité Sociale (chapitre IV) ; je la sors donc provisoirement du champ de mon analyse.

Prenons deux premiers exemples particulièrement intéressants.

La lutte contre le chômage connaît des succès, dont il est certain qu'une part importante est issue de la croissance, ce qui, malheureusement, est en train de se vérifier.

Il faut cependant se féliciter de la signature, entre quelques syndicats et le MEDEF, du Plan d'Aide au Retour à l'Emploi (PARE).

Mais, que la négociation a été longue et ardue pour arriver à un accord logique, consistant à demander aux bénéficiaires de la solidarité nationale (les chômeurs en l'occurrence) de faire preuve de responsabilité, c'est-à-dire dire de tout mettre en oeuvre pour pouvoir se passer de cette solidarité, et donc de chercher activement du travail. Personne n'est véritablement "entré dans le monde des chômeurs", comme le suggère Thierry Benoit 1.

L'État, en ne proclamant pas haut et fort ce principe d'échange de solidarité contre responsabilité, et en intervenant à tout bout de champ dans une négociation qui aurait dû trouver sa place entièrement dans le champ du paritarisme, a sûrement prolongé inutilement la négociation, voire découragé certains syndicats de signer la convention.

1 Parle-moi de l'emploi..., aux Éditions de l'Harmattan, Paris, 2001, p. 12.

En d'autres termes, une réforme n'est pas qu'une simple mécanique à mettre en place (ce serait un réglage) ; et elle ne peut se passer de quelques principes fondateurs qui lui donnent sa légitimité, autour desquels il est essentiel de communiquer très largement. L'affichage du cap de réforme ne peut en faire l'économie, car il s'agit d'expliquer à la société civile pourquoi l'on réforme.

Deuxième exemple: l'Aménagement et Réduction du Temps de Travail.

Je résume brièvement.

L'initiative vient du programme de la gauche en 1997, relayé par Martine Aubry; elle part du constat évident de la décroissance historique continue du temps de travail. Cette idée se transforme alors en argument de lutte contre le chômage, la réduction du temps de travail devant permettre logiquement de créer des emplois: idée simple, mais pas entièrement évidente si l'on tient compte des gains continus de productivité, des efforts de réorganisation des entreprises qu'elle implique, et du bon ou mauvais usage des heures supplémentaires.

Il existait bien une loi sur le sujet, la loi Robien. Mais elle avait, aux yeux de Martine Aubry, deux défauts majeurs: celui d'utiliser la voie contractuelle, qui ne passe pas par l'État, et celui d'être une loi de droite, donc mauvaise.

Les technocrates du ministère se mettent alors au travail (c'est le cas de le dire) et produisent une loi qui prévoit la réduction du temps de travail de 39 à 35 heures; une "loi balai" réglera les problèmes que la première loi n'aurait pas réglés.

Une hypothèse, non explicite, sous-tend la loi: toutes les entreprises sont organisées de manière similaire, notamment au plan de la répartition du travail, commercial, de production ou d'administration: belle idée toute simple! Mais fausse, comme l'aurait soupçonné Paul Valéry.

Le MEDEF et les syndicats n'ayant pas été très étroitement associés à l'élaboration de la loi, et les entreprises manifestant de la mauvaise volonté à ressembler à l'image que s'en font les technocrates, la mise en oeuvre est longue et malaisée, notamment dans les PME, qui sont précisément les plus créatrices d'emplois, et dans les nombreux secteurs professionnels présentant des contraintes fortes d'organisation du temps de travail: les hôpitaux, le tourisme et l'hôtellerie, les activités à caractère saisonnier, certaines industries "à feu continu"1 certains secteurs du service, comme le conseil sous toutes ses formes, où le client est particulièrement important et impose son temps de travail, etc.

Et, d'ailleurs, le problème français, dans un pays qui a une phénoménale capacité de production et d'innovation, ne serait-il pas plutôt d'avoir les hommes et les femmes pour produire, et non je ne sais quelles difficultés intellectuelles d'adaptation de notre outil industriel et économique? Ne s'agirait-il pas de développer notre potentiel humain, plutôt que d'adapter nos modes d'organisation du travail à une situation provisoire d'inadéquation entre la demande et l'offre de travail? Sinon, prenons garde à l'arrivée massive de travailleurs provenant de l'Europe centrale, quand l'Union Européenne se sera élargie.

Que conclure sur la RTT, par rapport à notre grille de test des processus de réforme?

Diagnostic technocratique et complètement fermé, cap de réforme affiché en termes presque exclusivement idéologiques, trajectoire imprécise et peu lisible par la société civile et par les entreprises concernées, débat public et concertation pratiquement absents, absence de dispositif d'évaluation fiable permettant de faire la séparation entre les emplois créés par les 35 heures et ceux issus de la croissance, tout ceci débouchant sur une ardoise pour les contribuables qui augmente de mois en mois!. Mais au fait, cette ardoise ne serait-elle pas la mesure exacte des conséquences de l'impréparation d'un processus de réforme complètement aberrant?

Quel gâchis! Quand on pense à ce qu'aurait pu donner une approche segmentée des entreprises, une contractualisation de la démarche entre les partenaires sociaux, avec une intervention de l'État uniquement pour donner un cadre général avec le moins de lois possible, un vrai débat public, une concertation large mais tenant le plus grand compte des spécificités de chaque secteur d'activité et de chaque entreprise.

1 Notamment dans la fonction publique où, contrairement à ce qui s'est passé dans le privé, le passage aux 35 heures n'est accompagné d'aucune modération salariale, au contraire.

Des exemples de réformes "de redistribution"

Une proportion importante des réformes sociales dérive de la volonté de l'État de redistribuer des revenus de remplacement en direction des moins favorisés, soit parce qu'ils sont au chômage ou ne trouvent pas de premier emploi, soit parce qu'ils appartiennent à des couches plus ou moins défavorisées de la population, en dessous du fameux "plafond de ressources" dont, pour simplifier, il y a autant d'exemplaires que de réformes. Enumérons: RMI, Couverture Maladie Universelle, allocations logement et aides diverses au logement social, allocations familiales, allocation parentale d'éducation, allocation de garde d'enfants à domicile, contrat initiative emploi, emplois jeunes, etc.

Je vais m'attarder sur quatre exemples.

Le Revenu Minimum d'Insertion (RMI) date de 1988, et est généralement perçu comme un acquis social considérable. Mais plusieurs lacunes sont apparues progressivement, et permettent de penser que le diagnostic initial n'a pas été suffisamment précis, notamment sur le volet insertion:
- en 1995, on estimait à 48% le nombre d'allocataires ayant effectivement signé un contrat d'insertion; par son mode de fonctionnement d'allocation différentielle, il n'incite pas les allocataires à rechercher d'autres ressources, puisque celles-ci sont automatiquement défalquées du RMI. Le RMI se comporterait comme une "trappe à chômage" ;
- le RMI laisse de côté les jeunes de moins de 25 ans; on a donc inventé un nouveau dispositif (un de plus!), le fonds d'aide aux jeunes (FAJ) ;
Ni l'ANPE, ni les milieux économiques n'ont été impliqués dans la conception et la mise en oeuvre du système, ce qui ne facilite pas l'insertion;
- enfin, il y a des fraudeurs; en 1995, la Cour des comptes estimait à 2 milliards les sommes versées à tort.

Pour "dissimuler sous la moquette" ces difficultés, certains proposent maintenant de créer un revenu minimum " à forte inconditionnalité" !
Une réforme peu discutable dans ses principes sociaux, mais dégradée par un diagnostic, une conception et une mise en oeuvre peu rigoureux.

Deuxième exemple: l'allocation Parentale d'Education (APE) :

elle a été créée en 1993, pour permettre aux mères d'enfants de moins de trois ans de se consacrer à leur éducation. Idée initiale généreuse, mais dont l'évaluation, sur un sujet aussi important, aurait dû être pratiquement permanente. Cela n'a pas été le cas, et une dérive fâcheuse est apparue trois ou quatre ans après: l'exclusion du marché du travail de centaines de milliers de femmes, notamment les plus fragiles d'entre elles (CDD, temps partiel) coûtant ainsi près de 10 milliards de francs à la collectivité.

Que s'est-il passé?
Un rapport du très sérieux CREDOC1 démontrait que l'extension aux familles de deux enfants (les plus nombreuses) avait eu pour conséquence que, en 1995, 65 000 femmes ont cessé de travailler pour profiter de l'APE.

Trois ans plus tard, seulement la moitié d'entre elles ont repris le travail. Dans l'univers du travail, un arrêt de trois ans n'est plus considéré comme un arrêt professionnel. De fait, aujourd'hui, pour les femmes qui veulent réellement retravailler, mieux vaut demander un congé parental au sein de leur entreprise, qui garantit un retour à l'emploi: dit autrement, l'APE est devenu, le plus souvent, un revenu complémentaire à la charge de la collectivité, sans engagement en contrepartie des bénéficiaires et sans impact sensible sur le chômage.

Diagnostic incomplet, et surtout insuffisance d'évaluation de la réforme.

Mettons en contrepoint l'Allocation de Garde d'Enfants à Domicile (AGED).

Cette mesure est intelligente: elle maintient un emploi, celui de la mère, et en crée un second, celui de la personne qui assure la garde à domicile. Bien, mais immoral, selon nos gouvernants actuels: cela favorise essentiellement les familles aisées.

Diminuons donc de moitié le montant des dépenses ouvrant droit à la réduction d'impôt pour l'emploi d'un salarié à domicile; d'où destruction d'un nombre important d'emplois à domicile et nouvelle impulsion donnée au travail au noir, qui n'en avait pas besoin.

1 CREDOC, "Une parenthèse de trois ans... et plus", juin 1999.

Dans la version initiale, l'AGED coûtait environ un milliard de francs; selon Mathias Emmerichl, cette diminution permet une "économie" de 260 millions de francs, soit 26 000 francs par emploi détruit.

Bonne réforme à l'origine, détournée de ses finalités pour des raisons de pure idéologie, et absence d'évaluation globale du coût de la modification de l'AGED pour la collectivité.

Troisième exemple: le Contrat Initiative Emploi (CIE), créé par une loi d'août 1995.

Deux principales catégories de bénéficiaires: les chômeurs de longue durée et les allocataires du RMI. Le CIE est un CDD ou un CDI qui donne lieu à une aide forfaitaire de l'État à l'employeur qui embauche, de 2 000 francs par mois, pendant 24 mois au maximum, plus une exonération des cotisations patronales d'assurances sociales, d'accidents du travail et d'allocations familiales, pour la part de rémunération correspondant au SMIC.

Ce contrat a eu et a encore beaucoup de succès, puisqu'il y en a eu jusqu'à 300 000 en 1996, mais, le coût pour l'Etat s'élevait en moyenne à 100 000 francs par embauche aidée, d'où des rectifications de trajectoire, matérialisées par quatre décrets modificatifs, trois en 1996 et un en 1998. On a notamment allongé la durée nécessaire de chômage préalable pour bénéficier du CIE.

Bien entendu, les entreprises en ont tenu compte dans leur politique d'embauche, en cherchant à capter les chômeurs pouvant bénéficier du CIE et de la bonification2 qui va avec, et à délaisser ainsi les chômeurs de longue durée, sans doute précisément ceux qui avaient le plus besoin d'aide.

Quelque part, le diagnostic a été bâclé, parce que l'on n'a pas voulu entrer en immersion dans le monde des chômeurs. On n'a pas non plus compris que les aides sont généralement mises à profit par les plus astucieux, et pas forcément par ceux qui en ont le plus besoin. Quant à la conduite de trajectoire et à l'évaluation permanente, en dehors même de toute considération idéologique, les quatre décrets modificatifs en deux ans parlent d'eux-mêmes.

On peut dire la même chose des Emplois Jeunes, dont la première version, en cours de révision, ne segmentait pas de manière suffisamment sélective les bénéficiaires, ne distinguant pas le jeune beur écrivant mal le français et dont la recherche d'emploi est évidemment difficile, et le jeune utilisateur "affranchi" de l'ordinateur individuel, dont la problématique est complètement différente. Diagnostic sommaire, aggravé par une concertation pratiquement inexistante avec les collectivités territoriales, principales consommatrices d'emplois jeunes.

1 Dans La République prodigue, chez Plon, ouvrage cité, p. 44.

2 Que Mathias Emmerich appelle "effet d'aubaine", ibid, p. 41.

Ce chapitre des réformes créant ou modifiant des dispositifs d'aides sociales est pratiquement inépuisable. Pour les aides à l'emploi, on n'en dénombre pas moins de 241 : CIE, CAE, Arpe, PRP, ATC, CES, CEC, Agefiph, Convention de conversion, chèque emploi service, soutien à la création d'entreprise, etc. Où est le cap de réforme? Pourquoi, au moins, ces différentes aides ne sont elles pas distribuées par la même structure 2?

Tous ces dispositifs, à la charge de la collectivité, et parce que l'on n'a pas suffisamment réfléchi au diagnostic, au cap de réforme et au coût, laissent des "ardoises" : 35 heures, CMU, APE, emplois jeunes, allocation personnalisée d'autonomie, CIE, fonds de réserve des retraites.

De plus, ces ardoises (nettement plus de 100 milliards de francs) n'ont pas été très douloureuses dans un premier temps parce que, pour la majorité d'entre elles, il y avait de la croissance, mais elles risquent de le devenir, malheureusement. Répétons que le diagnostic et le cap de réforme, dont j'ai dit qu'ils ne pouvaient faire l'économie d'un repérage précis des coûts, sont des phases capitales qu'il ne faut pas bâcler.

On peut aussi s'intéresser au projet, à ma connaissance toujours inachevé, de déclaration unique de cotisations sociales (DUCS: en France, on a plus vite fait de mettre des initiales, ou de créer une nouvelle structure ou commission, que de réformer) : il s'agit de permettre aux entreprises de déclarer sur un seul document les emplois créés et la gestion des cotisations de leur personnel: UNEDIC, ANPE, URSSAF, organismes consulaires proclament haut et fort leur accord sur le principe, et mettent en oeuvre à petit bruit tous les obstacles possibles pour que cela ne se fasse pas. Comme les hommes, les administrations pratiquent le slogan NIMBY(not in my back yard, pas dans man jardin).

1 Inventaire fait par la Préfecture des Hautes-Pyrénées.

2 L'ANPE pour les CIE, l'URSSAF pour le chèque emploi-service, le Direction départementale du Travail, de l'Emploi et de la Formation Professionnelle ou l'ANPE pour les contrats d'orientation, la CAF pour l'Allocation de Présence Parentale, le Centre Communal d'Action Sociale ou la Caisse Primaire d'Assurance Maladie pour la CMU, les agences locales pour l'emploi ou l'ANPE pour les Emplois Jeunes; à noter que le "back-office" de ces procédures aboutit le plus souvent à l'URSSAF.

Les délocalisations 1 ou comment résoudre l'opposition entre Paris et le désert français ?

Deux structures sont en charge du problème: la DATAR (structure d'étude et de réflexion), et le Comité Interministériel (un de plus !) d'Aménagement du Territoire (structure de décision); entre le souhait du ministre dont on délocalise des activités en province de maintenir la paix sociale dans son ministère, entre le fait que seulement un agent parisien sur cinq est d'accord pour accompagner le mouvement, par manque d'explication et d'incitation, et enfin que les délocalisations profitent assez peu aux bassins d'emploi locaux, car il s'agit souvent de postes attribués par concours ou par mutation, les "ratés" sont nombreux. Encore une fois, le diagnostic de la composante sociale de la réforme n'a pas été fait correctement. Pour un succès, comme l'École Nationale de Santé de Rennes, combien d'échecs, dont celui, particulièrement significatif, de l'ENA, à la tête d'un patrimoine immobilier à la fois à Paris et à Strasbourg?

Les retraites...

Un mot encore sur les retraites, dont j'ai déjà parlé. On a vu successivement: une réforme inefficace, celle de Philippe Seguin en 1987 (le 1% sur les revenus fonciers, passé à 2%, mais noyé dans un prélèvement sur le patrimoine à "finalité multiple"); puis une réforme efficace mais inéquitable, qui a fait passer à 40 ans la durée de cotisation du privé, mais pas celle du public 2 ; puis le "soulèvement" de 1995 quand il a été question de revenir sur les régimes spéciaux, pour en arriver à buter maintenant sur les échéances électorales.

Triste histoire: les difficultés étaient inscrites dans la démographie; depuis 1997, on n'a plus rien fait sur le sujet!, alors que Edouard Balladur avait agi en 1993 2, et que Alain Juppé avait courageusement essayé en 1995; certains experts de professions menacées 3,comme la banque, avaient alerté depuis longtemps; quand on interroge les fonctionnaires, ils répondent majoritairement que l'alignement de leur durée de cotisation sur le privé est inéluctable; le sujet de l'âge de la retraite reste tabou, alors que le taux d'actifs sur la population totale en âge d'être active est de 60% en France, 70% aux Pays-Bas et 75% aux États-Unis; la retraite par capitalisation reste également un sujet tabou, car "not invented here", sauf pour les fonctionnaires qui bénéficient de la "Préfon" ; et surtout, personne ne nous a fait remarquer que le problème ne pourrait être traité "à effort et à coût constant", des actifs comme des retraités, sauf à paupériser des générations entières de retraités à partir des années 2015 (seulement dans trois coupes du monde de football).

1 On lira avec intérêt l'article qui leur est consacré dans le n° 87 de la Revue française d'administration publique, déjà cité, pp. 423-432.

2 Il était sans doute impossible de faire passer les deux en même temps.

C'est un fait grave, parce que les prélèvements sur les richesses produites qui auraient été nécessaires, et que l'on ne fait toujours pas, se traduiront, mécaniquement, par des prélèvements plus élevés sur les générations suivantes.>Ceci est à rapprocher de la permanence du déficit public et de la croissance de la dette au sens de Maastricht, plus les retraites des fonctionnaires de l'état non comptabilisées, au total 1100 milliards d'€ plus une estimation variable, mais de 700 milliards selon le rapport Pébereau).

C'est probablement le thème de réforme sur lequel on peut le plus reprocher aux hommes politiques de tout bord d'avoir manqué de courage.

1 Sauf à considérer, ce que je ne ferai pas, que la création du COR (Comité d'Orientation sur les Retraites) et du fonds spécial, alimenté de manière de plus en plus aléatoire par la cession des licences UMTS de téléphonie mobile de troisième génération, sont des réponses crédibles.

2 Et on peut s'étonner que Olivier Schrameck, Directeur de cabinet de Lionel Jospin, dans une interview au Monde du 16 octobre 2001, en plus de l'irrespect du devoir de réserve, mette sur le compte de la cohabitation le manque d'avancée dans ce domaine. Si je me souviens bien, c'est également dans une situation de cohabitation en sens inverse que Edouard Balladur avait fait passer une première réforme des retraites en 1993.

3 Dont Olivier Robert de Massy, Directeur général adjoint de la Fédération Bancaire Française, et grand expert des questions sociales.

Pour conclure, le PACS et la parité Dernière grande réforme en date: le PACS, ou Pacte Civil de Solidarité.

Il s'inscrit dans un large mouvement qui vient de Hollande, d'Allemagne et des Etats-Unis. Contrairement à ce que pensait la majorité des parlementaires, l'opinion y était plutôt favorable, ce qui montre bien que l'on peut être parlementaire et pas très à l'écoute de l'opinion.

Bonne réforme de principe, qui permet à de nombreux couples de fait de bénéficier d'avantages, notamment fiscaux.

Mais attention aux dérives, dont certaines se sont déjà produites: un PACS peut protéger de l'expulsion, des PACS "blancs" peuvent permettre à des professeurs de villes du sud d'éviter d'être mutés dans le nord, un PACS peut rendre plus facile une immigration clandestine.

Comme toujours, dans les réformes, ce sont les plus astucieux qui en profitent et pas toujours ceux qui en ont le plus besoin.

Attention aussi au déficit d'explication: bon nombre de couples "pacsés" ne savent pas qu'ils doivent faire un testament pour transmettre leurs avoirs à leur conjoint.

Pourquoi faut-il aussi que les homosexuels en aient fait une affaire de reconnaissance, prônant le "droit à la différence", alors qu'ils devraient se suffire du droit à l'indifférence!, lot commun à tous les Français?

Enfin il faut créditer la gauche d'une bonne réforme, celle concernant la parité,

qui a vu une première application lors des dernières élections municipales, et qui a très sensiblement augmenté la participation des femmes à la vie politique. Deux observations cependant:

- certains pays, par exemple l'Espagne, n'ont pas eu besoin de loi pour ce faire; mais les traditions "machistes" de la France, au moins en politique, sont telles qu'une loi était effectivement nécessaire;
- on a exagérément compliqué la constitution des listes. Si je prends le cas de ma commune, qui compte 33 conseillers municipaux, la règle imposait la parité par groupes de six personnes sur la liste; entre cette règle, difficile à respecter quand les candidats à figurer sur la liste ne se bousculent pas, et le fait d'éviter une liste composée de 16 hommes en tête et 17 femmes à la suite, on pouvait sans doute trouver un moyen-terme plus pratique.

1 J'emprunte cette expression à Jean-François Copé, maire de Meaux et Secrétaire général adjoint du RPR, lors d'un "grand jury" LCI, RTL, Le Monde.

Je termine là ce rapide survol des réformes des quatre dernières décennies. Le lecteur aura pu constater que ma grille de tests des processus de réforme a été rarement respectée, ce qui fait que de trop nombreuses réformes sont à la fois inefficaces et coûteuses: recueil des faits et diagnostic incomplet, cap de réforme et coût pour la collectivité mal évalué, trajectoire de réforme hésitante, concertation et débat public rares, évaluation non faite...

Si ma grille méthodologique est adéquate, il n'est pas étonnant que la réforme efficace soit une espèce aussi rare en France, et il y a gros à parier que, si les entreprises avaient été aussi approximatives dans la conduite de leurs réformes, elles n'auraient pas la place éminente qu'elles ont souvent en Europe.

Je vais maintenant analyser plus en détail quatre réformes particulièrement riches d'enseignements:

  1. les ordonnances Juppé de 1996 sur l'assurance maladie;
  2. les réformes de l'armée française vers une armée de métier;
  3. la réforme de Bercy;
  4. la réforme de l'élaboration et de la présentation du budget de l'État.

IV. LA RÉFORME JUPPÉ DE 1996 SUR L'ASSURANCE MALADIE

Un peu d'histoire
L'histoire remonte à 1985: Alain Juppé, qui n'était pas encore Secrétaire d'État, demande à l'un de ses proches collaborateurs, le docteur Pierre-Jean Cousteix 1, de lui proposer un canevas sur ce qui ne va pas dans l'assurance maladie, qui fait quoi, où sont les structures dans les trois Caisses responsables des recettes et des dépenses, quelles sont les dépenses qu'il est logique de faire prendre en charge par la collectivité... Vaste programme, mais dont l'ampleur n'avait d'égale que celle du trou dans les comptes de la "sécu".

En 1986, la droite gagne les élections et Alain Juppé se retrouve ministre délégué au Budget; Philippe Seguin est en charge du ministère des Affaires sociales; et une ministre déléguée à la Santé dépend de lui, Michèle Barzach. Parallèlement, il y a un Secrétaire d'État à la Sécurité Sociale, Adrien Zeller.

La réforme en profondeur de l'assurance maladie, qui était déjà nécessaire car personne ne savait comment maîtriser les comptes de la "sécu", était handicapée par la double ligne hiérarchique en charge de la santé. La gestion transversale d'une réforme intéressant plusieurs départements ministériels est certes possible, mais, il ne faut pas en abuser (premier enseignement).

De fait, Philippe Seguin ne fait pas de vraie réforme; il se contente d'une réformette, pour les personnes qui n'étaient pas dans le cadre du ticket modérateur.

Ensuite, la gauche revient au pouvoir. Claude Evin se contente de faire de la gestion là où il aurait fallu faire de l'organisation, en se limitant à intervenir, de manière plus ou moins marginale, dans les modalités de contrat entre les Caisses et les professionnels.

1 Délégué général aux affaires médicales et scientifiques de la Caisse Nationale d'Assurance Maladie, acteur important de la réforme, auquel ce chapitre doit beaucoup.

La droite revient au pouvoir - qu'il est difficile de réformer sans continuité politique! - et Simone Veil est ministre de la santé du gouvernement Balladur.

C'est l'époque où les critères de convergence de Maastricht deviennent très prégnants. Pour améliorer les comptes de l'État français, et notamment pour diminuer le déficit public "apparent", on créé la CADES, c'est-à-dire une caisse d'amortissement reprenant la dette du régime général (347 milliards de francs) pour ne comptabiliser que les intérêts. Mais toujours pas de réforme en profondeur.

En 1995, Alain Juppé est nommé Premier ministre, et constate avec effarement l'état des comptes de la Sécurité Sociale, et l'urgence d'une réforme en profondeur.

Il lance donc un processus de réforme, en abordant à la fois les trois régimes: la maladie, la branche vieillesse et la branche famille, et en y cumulant, pour faire bon poids, les régimes spéciaux de retraites et le contrat de plan de la SNCF.

Face à l'urgence de traiter le problème de l'assurance maladie, fallait-il faire un "paquet cadeau" des trois réformes? Quand il y a urgence, ne faut-il pas traiter d'abord cette urgence, et lui adosser la réforme adaptée? Sans doute (deuxième enseignement). La difficulté d'une réforme est une fonction croissante de son ambition.

Comble de malchance, l'économie française connaissait un début très net de ralentissement; l'urgence étant là, il fallait réformer, mais il est certain que les réformes sont d'autant plus difficiles à faire que l'économie est dégradée (troisième enseignement).

Corollaire: c'est quand l'économie va bien qu'il faut faire les réformes importantes, et pas seulement pour redistribuer des revenus de remplacement, ce qu'a en grande partie fait la gauche depuis 1997, mais surtout pour préparer l'inévitable retournement de conjoncture, et mettre ainsi les comptes de la Nation en état de mieux résister à la crise suivante (quatrième enseignement).

L'ordonnance Juppé sur la Sécurité Sociale

Centrons-nous maintenant sur l'ordonnance n° 96-344, du 2 avril 1996, portant sur l'organisation de la Sécurité Sociale.

Un processus, à la fois long dans le temps, mais trop court par rapport à l'importance du problème posé, l'avait précédé: Conférence nationale de santé, rapport de la Cour des Comptes sur le financement de la Sécurité Sociale, consultation des Caisses, passage en Comité d'établissement, pour se terminer par la présentation de la réforme au Parlement par Alain Juppé, applaudie sur presque tous les bancs de l'Assemblée.

L'ordonnance avait deux objectifs: "le renforcement du partenariat à tous les niveaux du système et des relations entre les acteurs d'une part, l'instauration d'un nouveau dynamisme dans la gestion de l'institution d'autre part".

Cinq grands chapitres:

  1. le vote par le Parlement des lois de financement de la Sécurité Sociale, et notamment de l'ONDAM 1;
  2. la création des URCAM 2 ;
  3. la modification du conseil administratif des organismes de Sécurité Sociale, et l'allégement de la tutelle de l'État sur les organismes;
  4. des conventions d'objectifs et de gestion;
  5. la création des ARH 3.

Que de réformes à la fois! Quel changement dans les habitudes françaises de la protection sociale! Je me suis laissé dire que, quand Alain Juppé avait présenté son plan à Jacques Chirac, celui-ci lui avait demandé s'il se rendait bien compte de ce qu'il faisait.

La population, sentant bien qu'il s'agissait d'une réforme de grande envergure et, de plus, inquiète des autres sujets de réforme malencontreusement accumulés, descendit massivement dans la rue pour manifester. Quel débat réellement public avait précédé la réforme? Plus une réforme présente un champ large, plus ouvert et consistant doit être le débat public (cinquième enseignement).

1 Objectif National de Dépenses d'Assurance Maladie.

2 Union Régionale des Caisses d'Assurance Maladie.

3 Agence Régionale de l'Hospitalisation.

Pour revenir sur notre grille d'analyse des processus de réforme, c'est à un véritable diagnostic en immersion dans la société civile qu'il aurait fallu procéder.

N'aurait-il pas été prudent de "saucissonner" la réforme, c'est-àdire d'enchaîner sur la durée des "segments de réforme"?
Plusieurs petites réformes réussies valent mieux qu'une grande réforme, dont la trop grande agressivité par rapport aux habitudes de la société civile fait qu'elle sera contestée et progressivement détournée de ses objectifs (sixième enseignement). Plusieurs des personnalités que j'ai interviewées ont reconnu le courage, mais aussi la trop grande ambition de la réforme, au moins "d'un seul trait", et le détail excessif des ordonnances.

La réforme s'est faite, et certains aspects, comme le vote du financement de la Sécurité Sociale par le Parlement, n'ont pas été remis en cause, au moins de manière ouverte 1.

Un bilan "mitigé"

Mais le bilan que l'on peut faire maintenant de cette réforme est, au mieux, mitigé.

Une des grandes idées de la réforme était, après le vote de l'ONDAM, de dégager l'État de la gestion pour en organiser, par convention, la délégation à la société civile, c'est-à-dire les trois Caisses nationales d'Assurance Maladie; il s'agissait de faire de notre dispositif sanitaire et d'assurance maladie un dispositif contractuel et non administré.

Pour ce faire, il aurait fallu analyser le jeu des acteurs: d'abord les réflexes jacobins de l'État et de ses hauts fonctionnaires, craignant d'être dépossédés; ensuite les professionnels de la santé, mal connus de l'État, mais dont il aurait été facile de détecter leur probable hostilité à la réforme, et sans doute de proposer des modalités plus légères et moins "comptables" de contractualisation avec les Caisses.

1 J'ai comme l'impression que le gouvernement socialiste aimerait bien se défaire de cette obligation de reconnaissance par les élus du peuple.

Retenons (septième enseignement) que l'analyse préalable à la réforme du jeu des acteurs est absolument essentielle: détecter les alliés et les opposants pour choisir la bonne trajectoire de réforme est fondamental.

Ecoutons maintenant le docteur Cousteix : "Il y a eu des erreurs d'organisation du processus: la première, et sans doute la principale est d'avoir voulu croiser plusieurs logiques: d'abord une logique architecturale d'organisation sous forme de partenariat efficace, avec une logique de redressement financier à court terme 1, alors que la logique économique aurait sans doute dû apparaître comme conséquence de la logique d'organisation; ensuite, une logique de primauté au législatif, accompagnée d'une logique de délégation de gestion, de contractualisation et de partenariat, avec une logique d'État interventionniste; enfin une logique de décentralisation avec une logique de déconcentration".

Un autre haut fonctionnaire, rencontré pour ce livre, a une vision similaire et considère "qu'il ne faut pas attendre d'économies à court terme de réformes organisationnelles ou structurelles".

Retenons (huitième enseignement) que les réformes ne peuvent, sans risque d'incompréhension, croiser trop de logiques: d'urgence et de réforme de fond, nécessitant obligatoirement du temps; de structures et d'économies à court terme; d'administration et de contractualisation; de gestion et de délégation; de décentralisation et de déconcentration.

Comme la guerre, la réforme est un art tout d'exécution. Le "syndrome de l'effet d'annonce", qui veut que toute réforme annoncée et présentée aux parlementaires soit une réforme faite, est une lourde erreur. Le jeu des acteurs, surtout s'il n'a pas été analysé avant, fait que les opposants, même s'ils ne se sont pas manifestés, font souvent tout ce qui est en leur pouvoir pour que la mise en oeuvre de la réforme s'éloigne le plus possible de ses finalités.

Ecoutons encore le docteur Cousteix: "Là où était voulue une contractualisation entre les Caisses et les professionnels de santé, est apparue une organisation corsetée et pointilliste"; l'acteur "administration publique" a ainsi manifesté sa tendance au formalisme excessif, et son refus implicite de la décentralisation et de la délégation à la société civile. "Là où était souhaitée une responsabilisation des parlementaires qui votent l'ON DAM et sont en droit d'en connaître la bonne gestion, est apparu un conseil de surveillance des Caisses qui, au lieu d'être constitué exclusivement de parlementaires, a admis en son sein une cohorte de professionnels de santé [...] Résultat, les parlementaires ne sont pas venus aux réunions"; on aura reconnu l'acteur "professionnels de santé", soucieux de maîtriser la réforme pour faire en sorte qu'elle ne change pas leurs habitudes, de prescription par exemple. "Là où était souhaitée une délégation claire de gestion de l'État envers les Caisses, avec des obligations réciproques, les conventions d'objectifs et de gestion ont accumulé les obligations subalternes pour celles-ci". On reconnaît là, de nouveau, la patte de l'État jacobin.

1 C'est-à-direce qui était la véritable urgence, sur laquelle il aurait fallu mettre l'accent, et ne pas en compliquer le traitement par une réforme beaucoup plus vaste.

L'évaluation d'une réforme, qui n'est pas autre chose que la comparaison de ses résultats avec les finalités d'origine, est indispensable. Elle doit de plus être permanente, car les dérives lors de la mise en oeuvre peuvent se produire à n'importe quel moment (neuvième enseignement).

Restent les cas, pratiquement imparables, dans lesquels l'État lui-même se contrefiche des textes qu'il a lui-même promulgués. Dans notre exemple, les ordonnances prévoyaient l'obligation de réponse de l'administration dans le mois à toute proposition de modifications des textes nécessaires aux partenaires conventionnels pour respecter leurs engagements: l'administration a continué "d'oublier" de répondre, par exemple, aux propositions de modification de la nomenclature générale des actes professionnels.

Pas de méthode plus efficace pour décrédibiliser complètement une réforme.

Faut-il considérer cette réforme comme un échec complet?
Evidemment non, car il en est resté deux points positifs, au plan des principes:

- la reconnaissance de la santé comme un enjeu citoyen, et donc le vote par le parlement d'un Objectif National des Dépenses d'Assurance Maladie ONDAM, représentant l'effort collectif des Français pour se maintenir en bonne santé;
- la distinction clairement faite entre l'argent qu'il est logique de consacrer à la santé des Français aux prises avec la maladie, du total des dépenses de santé, la différence étant ce qui n'est pas considéré par des experts comme étant d'une efficacité suffisamment prouvée pour être financé.

Mais quelle distorsion entre les finalités, les objectifs initiaux, le courage de la réforme et la réalité! Et il y a encore 60 000 lits de trop dans les hôpitaux publics.

V. LA RÉFORME DE L'ARMÉE FRANÇAISE

Le choix d'une armée de métier

Le passage de l'armée française à une armée de métier est souvent cité comme l'exemple même de la réforme qui a réussi.

Jacques Chirac, qui était un chaud partisan de l'armée de métier, décida d'en lancer la mise à l'étude.

Quelles étaient les raisons d'un tel choix?

Des raisons "objectives": les conflits ou guerres modernes demandent de plus en plus de technologie, et donc une professionnalisation accrue des armées. D'autres pays y sont venus, comme l'Angleterre, la Belgique ou la Hollande, ou y viennent comme l'Espagne; les États-Unis ont fait depuis longtemps le choix du volontariat dans des unités non professionnelles de "citoyens - soldats", complété par la conscription, définitivement abandonnée à la fin de la guerre du Viêt-Nam. Cette tradition de citoyens soldats a permis aux États-Unis de mobiliser plusieurs milliers de réservistes, soit de la Garde nationale au niveau de chaque État, soit d'une force nationale de réserve sous commandement fédéral. Enfin, en France, on a tablé sur l'hypothèse que "la nécessité de disposer de forces immédiatement disponibles et cohérentes est incompatible avec les contraintes liées à l'emploi de personnels appelés!".

1 Rapport du Sénateur Serge Vinçon, à la commission du Sénat en charge des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, en 1996.

Mais aussi des raisons "par défaut", c'est-à-dire le constat du fonctionnement défectueux de l'armée de conscription: la crainte de difficultés fortes pour faire participer des appelés aux engagements extérieurs: est-ce bien sûr? Lors de la courte 1 mise en alerte des troupes françaises à l'occasion de la guerre de Kippour, il n'y avait aucun problème apparent pour les appelés, attirés par l'aventure, mais ce sont les mères, poussées par certains partis politiques, qui ont été incitées à protester violemment de peur de voir leurs fils partir; l'absence d'une étude systématique des types de conflits auxquels l'armée française risquait d'être confrontée, sous prétexte que "L'Occident est passé d'une menace clairement identifiée à une superposition de risques diffus"; le constat que c'était souvent les jeunes provenant de familles aisées qui évitaient le service militaire 2, mais cela était facilement remédiable par une sélection plus juste, et non fondée sur le "piston".

Tout ceci pour conclure à la nécessité d'un service national rénové, par exemple sous forme "d'un service militaire court entre un et trois mois et véritablement universel" 3.

Entendons-nous bien: je ne me prononce pas sur le bien-fondé ou non d'une armée de métier, faisant plus ou moins appel au volontariat; par contre, il me paraît évident que le diagnostic a été un peu trop rapide, et que le choix de l'armée de métier a été, au moins en partie, un choix par défaut constatant les difficultés de l'armée de conscription.

Quel diagnostic et quel processus? Questions, en vrac.

Quel diagnostic?
A-t-on comparé le coût d'une armée de conscription à celui d'une armée de volontaires, dans différentes circonstances d'intervention, y compris "civiles" ?
Quel est le coût d'une armée de métier réellement efficace?

1 24 heures.

2 Mea culpa, mea maxima culpa: j'en ai fait profiter un de mes enfants, qui a fait son service militaire dans une banque londonienne.

3 Sénateur Vinçon, déjà cité.

Le brassage social, dont l'on créditait volontiers la conscription!, était-il une illusion?

Les dangers d'une armée exclusivement de métier pour la démocratie?
Le lien armée - nation: formule creuse ou réalité nécessaire?
Qu'est-ce qui a succédé au "principe de l'indépendance nationale reposant sur la fusion de la citoyenneté et de la conscription au service de la défense d'un territoire et d'un peuple 2" ?
Quel débat public, sur une réforme aussi fondamentale?
Comment a été affiché le cap de réforme?
Le processus a donc été lancé; mais pas de débat public. Philippe Seguin, alors Président de l'Assemblée nationale, a procédé à de nombreuses auditions. Il semble qu'il n'était pas très favorable à l'armée de métier, pour des raisons assez philosophiques. La gauche était plutôt défavorable, la droite plutôt favorable, même si le RPR avait de nombreuses réticences. Une commission ad-hoc fut créée, qui conclut en faveur de l'armée de métier.

Et l'armée elle-même? Il semble bien qu'elle restait très favorable à la conscription, y compris les chefs militaires, et que la fin de la conscription ait été un véritable déchirement pour certains d'entre eux, notamment dans l'armée de terre.

Charles Millon (qui n'avait pas fait de service militaire, comme François Léotard, objecteur de conscience) porte alors la réforme sur les fonds baptismaux, approuvée par la majorité des parlementaires.

Le processus, du fait déclencheur - en l'occurrence, la volonté du Président de la République - jusqu'au cap de réforme compris, était accompli, sans recueil suffisamment rigoureux des faits, sans diagnostic complet et cohérent, sans débat public ni concertation avec la société civile et, en l'occurrence, la société militaire, et avec un cap de réforme flou.

L'exemple le plus criant est la journée des ex-conscrits: il est clair qu'elle ne sert pas à grand chose, sinon à faire en sorte que les jeunes se posent des questions sur le rôle de l'armée, si ténu que l'on puisse apparemment l'expliquer en une seule journée.

1 Il est vrai que, depuis plusieurs années, on avait évité d'enrôler des conscrits provenant de quartiers difficiles.

2 Extrait d'un article de Nicolas Baverez, "La stratégie du zéro concept", Le Monde du 21 juin 2001.

Mais le passage à l'armée de métier s'est fait dans la discipline, "la grande muette" ayant un sens aigu de l'obéissance: les populations locales ont été par exemple stupéfaites de voir les militaires plier bagage dans le Larzac en moins de quinze jours.

Mais c'est maintenant que l'on retrouve les insuffisances du diagnostic.

Où est passé le lien Armée - Nation?
Pour qu'il y ait lien, il faut qu'il y ait un corps intermédiaire, constitué par les réservistes, comme par exemple aux États-Unis, où ils sont entraînés et rapidement opérationnels. En France, la loi du 22 octobre 1999 organise la "réserve militaire" et le service de défense. Elle met ainsi en place un corps de 100 000 volontaires, dont on peut penser qu'il assure ce lien armée - nation. Mais il faut prendre garde à ne pas en faire une armée "de seconde zone" et, pour ce faire, lui donner une formation d'un niveau comparable à celle que reçoivent les militaires de métier, ce qui n'est pas le cas de la courte formation que l'on donne aux EOR (Elèves Officiers de Réserve). Aux États-Unis, les officiers de réserve reçoivent à l'université l'équivalent d'une licence 1; une réserve militaire, oui, mais réellement professionnelle et polyvalente.

Une armée de métier, pour quels conflits ou guerres?
Dans son article du Monde, déjà cité, Nicolas Baverez pose très bien le problème: s'agit-il de mettre une armée au service de l'OTAN, comme cela a été le cas au Koweït et en Yougoslavie, ou s'agit-il de participer à une véritable armée européenne, dont l'articulation avec l'OTAN reste largement à définir? À quoi peut servir maintenant la dissuasion nucléaire, sachant que le seul pays qui dispose de la technologie pour en améliorer la performance sont les États-Unis, depuis l'arrêt des essais nucléaires? S'agit-il de faire face aux menaces du terrorisme international, comme celles que l'on connaît actuellement? Mais alors, ne vaudrait-il pas mieux investir fortement dans le renseignement, dans les systèmes de surveillance ou même dans les forces navales ou terrestres, nécessaires aujourd'hui, plutôt que dans la dissuasion nucléaire?

1 On lira avec intérêt l'article de André Rakoto, intitulé "Pour des réservistes professionnels", dans Le Figaro, du 1er novembre 2001. Voir une histoire des armées par cet auteur.

La question se pose aussi maintenant - il aurait mieux valu se la poser avant - de déterminer quels sont les métiers réellement spécifiques d'une armée professionnelle: les militaires sont-ils les mieux placés pour entretenir les Mirages, Rafales ou autres Etendards, alors que le taux de disponibilité de notre flotte aérienne militaire ne dépasse pas 60%? Ne faut-il pas "externaliser" les métiers qui ne sont pas spécifiquement militaires? Les Britanniques vont sous-traiter à une entreprise privée, "Air Tanker", le ravitaillement en vol des avions de la RAF, l'entreprise se chargeant d'acquérir les appareils de ravitaillement, et de gérer les mouvements, à la demande des autorités militaires.

La question du coût est d'autant plus difficile à résoudre que ces questions préalables ne sont pas réglées. Le résultat est que les budgets militaires, non guidés par une véritable conception de notre défense, sont calculés pour "maintenir le pouvoir d'achat" 1, avec la circonstance aggravante que le passage à l'armée de métier et les coûts induits par les opérations extérieures provoque une baisse très importante des budgets d'équipement et de recherche (30% en moins par rapport à 1990) et une forte réduction des entraînements, qui ont bien entendu un coût. Il n'est d'ailleurs pas douteux que les événements actuels vont conduire à revoir complètement les missions et les budgets de recherche et d'équipement.

Et que dire des "laissés-pour-compte" de la réforme, qui ont nom GIAT, Direction des Constructions Navales, arsenaux? Que penser de la situation d'EADS, actionnaire à la fois de Dassault et de son concurrent Eurofighter? Quel est le sens de la privatisation très partielle de la SNECMA?

1 "En 1990, la Grande-Bretagne consacrait 24 milliards de francs de moins que la France à ses équipements militaires; aujourd'hui c'est pratiquement l'inverse", Le Point du 16 novembre 2001. Il y a 10 ans, la France consacrait 3% du Produit Intérieur Brut aux armées, alors que le pourcentage actuel n'atteint pas 1,8%, toujours selon Le Point

Comment aurait-il fallu prendre le problème?

J'arrête là mes questions pour me risquer à répondre à ce qu'il aurait peut-être fallu faire, en étant parfaitement conscient de l'extrême difficulté des choix.

Tout d'abord, considérer la défense comme un tout. J'ai déjà dit que les réformes peuvent souvent utilement se diviser en "segments de réforme", mais au niveau du diagnostic, il est important de regarder le champ de la réforme comme un ensemble, notamment parce que les liens entre champs plus ou moins connexes peuvent être importants à analyser.

Or, la Défense, c'est non seulement l'armée de métier ou de conscription, mais c'est aussi l'administration centrale du ministère de la Défense, les services administratifs du SGA, la Délégation Générale pour l'Armement, les Arsenaux d'État, le GIAT, la DCN, etc.

Soit au total près de 500 000 personnes qui, d'ailleurs, avaient déjà fait l'objet d'une réorganisation en profondeur, laquelle a trouvé ses limites dans le manque de définition claire des missions de l'armée.

Dans une contribution à la réflexion sur La Réforme de l'État, Bruno Lemaire pose une très bonne question: "Va-t-il s'agir de continuer dans une réforme consensuelle, mais qui trouve comme principale limite une réforme par petites touches qui n'a pas forcément de vision globale? Ou, au contraire, faut-il imposer une réforme plus lourde, plus décisive, en fonction d'objectifs clairement déterminés?".

La réponse appartient aux stratèges du changement: quel est le bon parcours de réforme? Faut-il afficher dès l'origine un cap de réforme très large?
Tout est question de conduite du changement. En revanche, en ce qui concerne le diagnostic, il n'est pas concevable de ne pas faire complètement le tour du problème. Tout est lié, et si nos gouvernants choisissent une défense européenne, il va de soi, me semble-t-il, que cela implique un char européen, qui ne sera pas forcément le char Leclerc, un seul avion de chasse, Rafale ou Eurofighter, des arsenaux partageant la recherche et se répartissant les fabrications, la mise en commun de missions externalisées. Si ce n'est pas le cas, et si donc les missions de défense assurées par l'armée française le sont "en solo", la limitation des moyens impliquera de bien définir les types de conflits à traiter, quitte à s'en remettre à un "parapluie", OTAN ou autre, pour les conflits de grande ampleur.

1 Disponible à La Documentation française, Paris, 1999.

Ensuite, faire un diagnostic complet de la situation de la défense, en ne se limitant pas au seul problème de l'armée de métier: recueil rigoureux des faits, identification précise des alliés et des opposants, comparaisons internationales - pourquoi la première armée du monde, celle des Etats-Unis, est-elle uniquement basée sur le volontariat! ? - rencontres et débat avec la société civile, rencontres avec les militaires eux-mêmes, du général au caporalchef, rencontres avec les dirigeants du GlAT, de la DeN et des arsenaux, contacts exploratoires avec les chefs militaires des pays de l'Union Européenne, etc.

Puis, afficher le cap de réforme, partiel ou total, selon l'avis des stratèges du changement, c'est-à-dire des hauts fonctionnaires qui vont avoir la charge de conduire le changement.

Organiser le débat public, fondamental sur un tel enjeu citoyen. Je reviendrai sur les modalités de ce débat et de cette concertation car ils me paraissent incontournables.

Enfin, lancer la réforme, et surtout l'évaluer en permanence, afin de déceler le plus tôt possible les dérives, et y remédier.

Se pose un dernier problème, capital: faut-il qu'un ministre ou un haut responsable aime la "matière" qu'il a à traiter? Dit autrement, un ministre de la Défense doit-il "aimer l'armée" ? J'ai la faiblesse de répondre positivement, et de considérer que les changements de ministres d'un poste à un autre, souvent très éloigné, ne donnent pas une vision favorable de la vie politique.

Elisabeth Guigou, ce modèle de rigueur et d'intelligence, mais peu faite pour la négociation, n'était-elle pas plus à sa place à la Justice qu'aux Affaires sociales?

1 Une des raisons est sans doute la conjonctionde défaillances certaines du système éducatif américain, pas uniquement composé de Harvard ou de Wharton, et de la vraie formation que donne l'armée américaine.

Mais tout devra changer

Au moment de mettre sous presse, se produisent les attentats de New-York et de Washington. Sans problème apparent, l'armée américaine a pu mobiliser 50 000 réservistes, en plus des deux millions de volontaires de l'armée américaine. Quand l'armée de conscription existait encore, nous avions eu les pires difficultés pour réunir les 11 000 hommes de la Division Daguet pour les opérations au Koweït et en Irak. De quoi serions-nous capables si un avion suicide venait à s'écraser sur les tours de la Défense?

Serions-nous capables, dans le conflit actuel, d'assurer, auprès des Américains, la même présence que les Britanniques? Où est notre porte-avions? Où sont nos bombardiers à grand rayon d'action? Où sont nos missiles de croisière? Où sont nos bateaux de guerre? Quelle présence dans l'Océan Indien?

Le Royaume-Uni serait-il une puissance tellement plus importante que la France pour qu'il participe de manière plus crédible aux frappes en Afghanistan?

Le terrorisme ne connaît pas les frontières, et ce serait une erreur grave de croire que nous sommes à l'abri parce que nous ne serions qu'un "petit Satan"; souvenons-nous de la rue de Rennes, du RER Saint-Michel, de Maison Blanche, de l'Airbus d'Air France à Marignane, etc.

Soyons sûrs en tout cas que les attentats de New-York et Washington vont nous conduire à nous poser de très nombreuses questions sur notre Défense; et d'ailleurs, au moment de mettre sous presse, Le Point du 16 novembre 2001 pose, sur sa page de garde, la question essentielle, que je me pose aussi: "Mais qu'ont-ils fait de notre armée?".

1 Une revue très complète des problèmes de l'armée française, depuis la rémunération très insuffisante des officiers généraux (nous avons le même problème pour les élus politiques), jusqu'aux malheurs du "Charles de Gaulle", en passant par le taux de disponibilité de nos équipements, et l'histoire mouvementée de l'Airbus de transport militaire (le A400M), qui n'ajoute rien à la crédibilité de l'Union Européenne, malgré l'évidence du fait que, avant d'avoir des troupes capables d'intervenir dans les conflits, il faut pouvoir les transporter.

VI. LA RÉFORME DE BERCY

Il était une fois... 135 000 fonctionnaires dépendant du ministère des Finances, fortement syndiqués et quelque peu corporatistes 1.

À l'initiative de monsieur Dominique Strauss-Kahn, ministre des Finances, soucieux de la qualité du service aux usagers des impôts, monsieur Christian Sautter, à l'époque ministre délégué au budget, décida de porter le fer de la réforme dans son administration. Il était clair en effet que la séparation complète entre les structures de calcul des bases d'imposition - l'assiette - d'une part, c'est-à-dire la Direction Générale des Impôts, et les structures de recouvrement, c'est-à-dire la Direction Générale de la Comptabilité Publique, d'autre part, n'était ni satisfaisante du point de vue des contribuables, qui ont affaire à au moins deux interlocuteurs pour s'acquitter de leur contribution au budget de l'État, ni satisfaisante du point de vue de la logique et de l'économie de l'organisation du système fiscal français, et que d'ailleurs on ne rencontre plus dans aucun pays européen.

Le diagnostic:
Rappelons donc les principaux points de départ de la réforme.

Le ministère des Finances compte trois grandes directions opérationnelles: la DGI, dont le rôle est, très sommairement de recevoir les déclarations d'impôt, calculer et notifier l'imposition au contribuable; la DGCP,dont les structures sur le terrain reçoivent les paiements des contribuables; la Direction des douanes, non impliquée dans la réforme envisagée; enfin diverses directions fonctionnelles également non impliquées dans la réforme envisagée.

1 J'emprunte largement le récit de cette réforme non aboutie à "Notre État",de Roger Fauroux et Bernard Spitz, chez Robert Laffont, Paris, 2000, pp. 110-146, et notamment à la contribution de Thierry Bert, chef du service de l'Inspection générale des Finances et pilote "technique" de la réforme qui, de plus, a bien voulu me recevoir longuement pour me faire part des enseignements qu'il en a tirés. Je l'en remercie très vivement. Voir aussi "état d'urgence" des mêmes auteurs.

Les agents de la DGI et de la DGCP étaient (et sont toujours) répartis (harmonieusement?) sur tout le territoire national: 850 centres des impôts, 3111 trésoreries ou perceptions polyvalentes 1, sans compter des structures plus spécialisées, comme 461 postes de la DGCP spécialisés dans le secteur public local, 315 centres des impôts fonciers relevant de la DGI, etc.

Il faut bien reconnaître que cette organisation, que l'on ne retrouve pas en général chez nos voisins, est surprenante: c'est comme si, dans un hypermarché, une première caissière calculait ce que vous devez, que vous iriez régler à une autre caissière.

Certes cela serait créateur d'emplois, mais très consommateur de temps pour le client, et je passe sur le cas du pauvre client qui, arrivé à la deuxième caisse, constaterait que la première caissière lui a compté trois bottes de poireaux, alors qu'il n'en a pris que deux.

Elément clé du diagnostic préalable à la réforme: cette organisation est génératrice de coûts très importants, ce qui est peu discutable; il y a donc là un "gisement" d'économies potentielles, qu'il faut transformer en économies réelles.

Raisonnement inattaquable quand on est haut fonctionnaire, mais qui ne mobilise pas beaucoup le citoyen moyen, pas toujours très sensible au coût de l'administration publique, ne serait-ce que parce qu'il a très souvent un proche parent dans l'administration.

Autrement dit, le Français "lambda" a tendance à considérer que le budget de l'État, c'est l'affaire des énarques et que, de toute façon, il n'y comprendrait rien. Heureusement qu'il ne raisonne pas de cette manière quand il s'agit de son budget personnel.

Un simple exemple illustrera cette coûteuse complexité du système fiscal français. Une entreprise a trois interlocuteurs: la Direction générale des douanes et des droits indirects pour les contributions indirectes et la TVA extra-communautaire, la Comptabilité Publique pour le paiement de l'impôt sur les sociétés, la taxe professionnelle et la taxe sur les salaires, enfin la DGI pour le calcul des impôts payés à la Comptabilité Publique, ainsi que le calcul et le paiement de la TVA intra-communautaire.

1 Contre 500 au Royaume-Uni et 645 en Allemagne.

Cette complexité ne se traduit pas par une bonne qualité de service, et ce point mobilise un peu plus les citoyens contribuables; mais ceux-ci n'abusent pas, tant s'en faut, du corporatisme, à l'inverse des agents du ministère des Finances.

Aucune organisation ne les représente réellement auprès des autorités et du ministère des Finances, par exemple pour procéder à des remontrances sur la complexité du système fiscal, sur la qualité de l'accueil téléphonique, sur la problématique de changement d'adresse ou de contrat de mensualisation et, plus généralement, sur le traitement qu'ils reçoivent de la part des agents du fisc. Les opinions des contribuables ont d'ailleurs fait l'objet de nombreuses enquêtes, qui ont confirmé la perception des autorités, mais n'ont pas pour autant mobilisé les usagers.

Dans une entreprise privée, les actionnaires et les salariés sont très attentifs aux dépenses engagées par les dirigeants, les actionnaires parce que c'est leurs capitaux que l'on utilise, bien ou mal, les salariés parce qu'ils apportent un "capital travail" sans lequel l'entreprise ne tournerait pas. Or, ne peut-on imaginer que, en fait, l'État français est une très grande entreprise dont nous, citoyens et contribuables, serions à la fois les actionnaires et les travailleurs, directs si nous travaillons dans l'administration, indirects si nous ne sommes que contribuables, ce qui n'est pas rien, et, à ces deux titres, soucieux de l'efficacité et du coût de ses services?

Ce point important du coût de notre administration fiscale, dont on pense souvent qu'elle est parfaite, fit l'objet de comparaisons internationales. Surprise! La France n'est pas loin d'avoir le fisc le plus cher du monde: par exemple, 40% de plus que le Royaume Uni, les Pays-Bas ou l'Espagne, et deux fois plus que les États- Unis; seuls sont proches du niveau français l'Allemagne et l'Italie.

De plus, la fraude fiscale est évaluée, en France, à environ 100 et 200 milliards de francs selon les auteurs, mais ces chiffres sont évidemment invérifiables.

Les choix de cap de réforme et de trajectoire.

Une commande fut faite à divers spécialistes, que je résume ci-dessous:

La retenue à la source, vraie réforme, avait été écartée, probablement en partie pour des raisons de complexité excessive, ce qui peut faire sourire quand on pense à la complexité de ce qui précède, mais plus probablement comme crainte des manifestations de corporatisme que l'on sentait venir, notamment de la part de Force Ouvrière 1, syndicat dominant dans l'administration de la Comptabilité Publique.

Je rappelle que la majorité des pays européens à fiscalité progressive sur le revenu responsabilisent les entreprises en pratiquant la retenue à la source sur les revenus salariaux 2, et même, pour certains d'entre eux, sur les revenus "passifs" : dividendes, valeurs mobilières, etc.

L'échec et ses explications

Puis vint le moment de lancer la réforme, et c'est la que "l'orage se déchaîna": le ministre annonce des décisions, et immédiatement le processus se bloque, notamment du fait de la très vive réaction syndicale, en particulier de FO et des autonomes: grèves, occupation des locaux, séquestrations, menace de refuser de faire la paye des fonctionnaires, etc.

1 Marc Blondel avait fait du refus de la retenue à la source un véritable objectif de "croisade".

2 Ce qui, bien entendu, diminue le coût de collecte de l'impôt.

Et c'est ainsi que la réforme fut enterrée, l'épisode ultime étant la démission de Christian Sautter.

En passant, on n'a pas beaucoup entendu Lionel Jospin manifester sa volonté politique sur le sujet, et messieurs Strauss-Kahn et Sautter ont pu légitimement avoir le sentiment d'avoir été "lâchés", et c'est bien entendu une raison majeure d'échec: sans soutien fort et permanent du politique, pas de réformes qui marchent.

Comment décrypter cet échec en utilisant notre grille de lecture des processus de réforme?

Il faut d'abord dire qu'il y a une histoire: en 1989, il y avait eu une grève importante, motivée par des revendications sur les salaires et les conditions de travail, et un risque sérieux de paralysie de l'administration des Finances et, déjà, des menaces de refus de faire la paie des fonctionnaires: pour sortir de cette crise, le gouvernement de l'époque avait tout lâché, et notamment des primes. Le souvenir de cet épisode est resté très fortement marqué chez les syndicats, avec l'idée que les positions "jusqu'au boutistes" sont payantes.

Repartons maintenant de notre grille de lecture et du phénomène déclencheur: il peut clairement être identifié comme la volonté forte de deux ministres de moderniser l'administration fiscale, c'est-à-dire le cas le plus favorable pour réformer, sans avoir l'épée dans le dos de la crise et de l'urgence.

La sous-phase de recueil des faits avait été conduite de manière rigoureuse et complète; en particulier, novation pour l'administration française, un "benchmark" sur l'analyse comparative des administrations fiscales 1 avait été réalisé dans neuf pays. Le diagnostic avait été clairement posé. Le cap de réforme, appelé "mission 2003", avait été affiché publiquement, notamment en ce qui concerne la qualité du service à l'usager, levier fort pour les entreprises et qui devrait l'être également pour les administrations: dans le cas de Bercy, ce levier a été massivement mis en oeuvre. Une place importante a été laissée à la concertation; plus de 1 200 contributions d'agents ont été recueillies sur le site Intranet dédié à la réforme et plus de 20 000 agents ont été rencontrés sur le terrain.

1 Les Notes bleues de Bercy, numéro 167 de septembre 1999.

Le public, lui, ne s'était pas beaucoup manifesté, probablement en partie parce qu'on ne l'avait pas beaucoup associé à la réforme, mais il est vrai que les corps intermédiaires qui auraient pu le représenter sont pratiquement inexistants en France.

La grille de lecture, au moins en apparence, aurait permis d'augurer d'une réforme réussie.

Mais écoutons Thierry Bert: "Où les choses ont-elles dérapé?

Tout d'abord, certaines améliorations, malheureusement limitées, se font: les centres d'encaissement, les centres d'accueil téléphonique, les pôles de recouvrement de la Comptabilité Publique, le système Copernic, premier effort de rationalisation des systèmes d'information. Mais, ce qui chagrine, c'est qu'il n'y a aucun gain financier, que le coût de l'administration fiscale française reste situé à 1.6% des impôts collectés, contre autour de 1% dans la plupart des autres pays, ce qui représente un différentiel de 9 milliards à la charge du contribuable, pour une efficacité nettement moindre du service".

Plusieurs raisons majeures expliquent l'échec.

La première, c'est l'histoire. Avant Napoléon, les trésoriers s'engageaient sur un montant à recouvrer, et taxaient pour arriver à ce montant. Pour limiter les abus inhérents à un tel dispositif - de temps en temps, on pendait un trésorier particulièrement impopulaire. Napoléon décida qu'une première direction calculerait l'impôt, et qu'une deuxième en assurerait le recouvrement; l'administration ne faisait plus que l'enregistrer et, dans des cas très rares, le contrôler sur place.

C'est, encore de nos jours, ce qui se passe, à ceci près qu'aujourd'hui, le calcul de l'assiette, c'est le contribuable qui le fait, en suant à grosses gouttes. L'organisation en deux structures n'a donc plus lieu d'être, mais la rationalité d'une structure unique se heurte à deux siècles d'histoire en provoquant un bouleversement profond.

Un autre exemple du poids de l'histoire est donné par la permanence depuis plus de trente ans d'une organisation particulièrement illogique du recouvrement de l'Impôt sur les Sociétés: le chèque est envoyé à la trésorerie de l'endroit dont dépend l'établissement de l'entreprise, laquelle l'encaisse mais ne peut le recouper avec les déclarations de l'entreprise, puis transmet à la trésorerie générale, qui ne fait rien pour la même raison, puis à la direction des services fiscaux qui ne font rien pour la même raison, puis enfin au centre des impôts, qui reçoit les autres déclarations de l'entreprise, et peut enfin faire - s'il le fait - un travail de contrôle.

Pourquoi la déclaration de l'entreprise n'est-elle pas envoyée directement à l'administration des impôts? Parce que cela supprimerait du travail pour la Comptabilité Publique, même si ce travail est sans valeur ajoutée. On avait créé la DGI pour les impôts indirects, les mouvements d'impôts directs allant à la DGCP ; on n'a pas voulu réfléchir au-delà.

Encore un exemple: pour la même entreprise, le paiement de la TVA est du ressort du receveur, et celui de l'impôt sur les sociétés du percepteur, dans une administration où la pratique des groupes de concertation n'est pas chose courante.

La deuxième raison, la plus prégnante, c'est l'existence d'une très forte syndicalisation, supérieure à 80%, avec des pratiques proches de la cogestion. Qui plus est, la présence syndicale est "spécialisée" par direction, le Syndicat National Unifié des Impôts étant dominant à la DGI et FO à la DGCP. Les syndicats disposaient donc d'un très fort pouvoir de blocage "à double entrée", qu'ils ne se sont pas privés d'utiliser, notamment parce qu'un emploi, c'est un mandant.

La troisième raison, c'est, pour une réforme de cette amplitude, le délai court qui avait été annoncé pour le rapprochement des deux structures. Le ministre avait décidé pour l'année 2003 certaines adaptations "faciles" (centres d'appel, compte simplifié du contribuable) - l'année 2002 étant consacré à l'euro - 2007 était le délai annoncé pour l'ensemble du projet, et notamment le rapprochement des structures et des informatiques; c'est cette deuxième phase que le ministre a voulu accélérer, et c'est cela qui a déclenché "l'orage".

La quatrième raison, liée à la précédente, et qui viendrait à bout de n'importe quelle réforme en profondeur, est le fait d'avoir fait un "paquet cadeau" du cap de réforme et de la trajectoire. Le cap de réforme, c'est l'affaire du politique; la trajectoire, c'est l'affaire de ce que nous appellerons plus loin les "stratèges du changement", capables d'itérations permanentes entre les acteurs, et notamment entre les syndicats, les non syndiqués, les clients (les contribuables) et le pilote politique: en présentant simultanément cap et trajectoire, on se prive de beaucoup de degrés de liberté.

La cinquième raison, de moindre importance, vient de la lourdeur de l'État français: pour muter un fonctionnaire d'un arrondissement de Paris à un autre, il faut souvent la signature du directeur.

Les syndicats et le projet de réforme

Pour mieux comprendre la réaction des syndicats, penchons-nous sur la ComptabilitéPublique.

Elle assure quatre missions:

1 Au point que certains syndicats (FO et CGT) ont considéré comme intolérable que l'on envisage de mettre en place des centres de responsabilité et une comptabilité analytique dans les perceptions.

2 Dans les villes,parce que, à la campagne,ce juteux monopolea été attribué au Crédit Agricole.

On comprend que les syndicats, devant ces perspectives de réduction d'emplois, aient réagi violemment.

Justement, interrogeons-nous sur la position des syndicats.

Marc Blondel était très hostile à la retenue à la source. Plus généralement, le mot d'ordre de FO était: "Ne touchez à aucune de nos missions". Pourtant, dans la phase de concertation, le "groupe Champsaur" avait fortement dialogué avec les syndicats.

Mais il faut reconnaître que l'on était en présence d'un syndicat refusant le principe même d'une organisation rationnelle, au nom de l'intégrité absolue et du refus de tout mouvement dans la direction où il est implanté. On est dans l'organisation de l'État, et non dans le "donnant-donnant", voire "gagnant-gagnant", habituel dans le monde du privé.

Où en est-on?

Un an après, les échos que l'on peut avoir autour du ministère des Finances montrent que le concept d'intégration de l'administration fiscale reste entièrement valable, que le système est relativement simple à concevoir, mais que la réforme à conduire était un art tout d'exécution.

Face à cette problématique, trois positions:

Quels enseignements?

Quels enseignements peut-on tirer de cet échec, aux nombreuses retombées médiatiques? Une autre stratégie ou tactique était-elle envisageable?


Premier point: il faut reconnaître que le fonctionnement de l'État français, à la fois garant des moyens législatifs, ce qui est légitime, et gérant dans de beaucoup trop nombreux domaines, constitue un handicap majeur des grandes réformes. Thierry Bert insiste avec raison sur la distinction entre piloter, qui devrait être le rôle essentiel du politique, et gérer, fonction qui devrait être dévolue pour l'essentiel aux autorités ou administrations les plus à même de le faire, c'est-à-dire celles qui, en fonction du principe de subsidiarité, sont les plus proches du terrain où se prennent les décisions.

Deuxième point, quand une réforme concerne 135 000 fonctionnaires accomplissant des tâches capitales pour la Nation, mais par ailleurs fortement syndicalisés et corporatistes, il faut admettre dès le départ que c'est la composante sociale de la réforme qui en constituera le "chemin critique", même si les composantes de service à l'usager et de coût de fonctionnement sont les deux vecteurs les plus forts de la réforme. Il faut donner, déjà au stade du diagnostic, la priorité absolue à la composante sociale.

Or, dans le cas qui nous occupe, il était assez clair que tout allait se jouer autour des problèmes d'emploi, de rémunération et surtout d'incertitude sur le devenir des missions, tant à la DGI qu'à la DGCP.

La domination sur les personnels concernés de FO à la CP et du Syndicat National Unifié et de la CFDT à la DGI n'était pas un secret, le corporatisme de ce syndicat non plus, et les "paroles d'angoisse" citées par Thierry Bert! n'auraient dû surprendre personne; la probabilité d'une réaction hostile, voire violente, des personnels était forte.

Il est malheureusement fréquent que l'État, dans notre pays, pense que l'évidence de la justification d'une réforme s'impose à tous, y compris à ceux qu'elle va directement concerner. Il a tendance à considérer la composante sociale d'une réforme comme conséquence "coulant de source" des composantes organisationnelles, de service à l'usager ou financières.

Il était donc indispensable, une fois les premiers contours "techniques" de la réforme esquissés, d'analyser ce que Jean- Christian Fauvet 2 appelle la "carte des partenaires", qui consiste à repérer les alliés avec lesquels on peut développer des synergies et les opposants qui manifesteront de l'antagonisme.

Ceci demande du temps, beaucoup de temps car, dans la plupart des réformes importantes, c'est le social qui constitue l'obstacle principal ou même le "noeud gordien".

Troisième point, corollaire du précédent: la bonne gestion du temps dans la réforme est capitale. On peut toujours fixer une limite de temps raisonnable quand il s'agit de mettre en place de nouveaux systèmes d'information ou de nouvelles procédures administratives. Cela est beaucoup plus problématique quand il s'agit de transformations sociales profondes. Thierry Bert avait sûrement raison de vouloir fixer un horizon de réforme lointain.

Difficulté majeure pour les politiques dont l'horizon de temps est barré par les prochaines échéances électorales.

Quatrième point, majeur: à supposer qu'on l'ait anticipée, fallait-il considérer la position des syndicats comme incontournable?

Il semble que le ministre, Christian Sautter, se soit progressivement convaincu d'une ouverture nulle à la négociation, et que toutes les valeurs et convictions mises en avant par FO et le Syndicat nationaal unifié étaient négatives face à la réforme envisagée.

1 Notre État, introduction de la contribution de Thierry Bert, p. 110.

2 La Sociodynamique : concepts et méthodes, aux Éditions d'Organisation, pp. 60- 71.

Des "valeurs positives" chez les opposants?

A-t-on essayé de dégager, dans le discours des opposants, même les plus résolus, des valeurs positives?

Mon impression est que cela n'a pas été le cas; et pourtant, elles existaient probablement. Tentons de les imaginer.

Tout d'abord, je suis frappé de ne pas trouver de référence à la lutte contre la fraude fiscale. Je pense qu'il y avait là un vecteur de mobilisation important pour les personnels et pour FO, qui aurait pu les conduire à admettre qu'une organisation plus efficace permet de mieux poursuivre les fraudeurs. Par exemple, comme premier pas vers la mise en communication des deux systèmes informatiques, on aurait pu concevoir de mettre en oeuvre un serveur commun aux deux directions, travaillant par exception sur les contribuables pouvant présenter des caractéristiques de tentation de fraude.

Ensuite, il était clair que la réforme envisagée, qui était dans les cartons depuis de nombreuses années, allait entraîner des reconversions importantes pour une partie des personnels.

Certains avaient d'ailleurs eu le sentiment d'un dialogue ouvert sur la reconversion, sur la formation professionnelle, sur les systèmes d'information; mais les délais annoncés - toujours cette sacrée gestion du temps - ne le permettaient pas, et ceux qui n'ont pas pu prendre part à la négociation, se sont sentis méprisés, comme par exemple les personnels affectés à l'encaissement des chèques, besogne répétitive et sans intérêt s'il en est.

Et si l'on avait considéré, dans le cas de la réforme de Bercy, que le problème n'est pas celui de 135 000 fonctionnaires, mais 135 000 fois des problèmes individuels ?

Bien entendu, posé de cette manière, le problème apparaît comme insoluble; mais c'est bien par une analyse fine des différents groupes d'agents, de leur capacité à se former à de nouvelles technologies, de leur mobilité professionnelle et géographique, de leur âge, et surtout de leur capacité à accepter à terme la réforme, et en particulier de leur position sur la carte sociodynamique, de leur niveau d'opposition et des raisons qui le motivent, conviction profonde, attachement syndical ou autres, que l'on parviendra à définir, pour chaque agent le parcours qui les amènera à se mettre progressivement dans le sens de la marche. De la somme de ces divers parcours résultera le temps nécessaire à la transformation d'une composante sociale hostile en un parti pris favorable à la réforme. Peut-être restera-t-il un "résidu incombustible", qu'il sera alors plus facile de traiter, ne serait ce que parce qu'on l'aura clairement identifié.

Enfin, les personnels ne peuvent pas être totalement insensibles non plus au fait qu'ils travaillent parce qu'ils ont de la matière, c'est-à-dire des contribuables. De ce point de vue, il faut sans doute distinguer,comme ChristianBlanc l'a fait pour AirFrance, les positions des syndicats, en particulier de FO, de celle des personnels, dont le positionnement idéologique n'est sûrement pas aussi accentué que celui des responsables syndicaux. Peut-être aurait-il fallu organiser des rencontres nombreuses, au niveau local, régional et national, entre les personnels de la DGI et de la DGCP et les contribuables.

Peut-être cela aurait-il fait évoluer le vocabulaire des personnels des impôts, de "assujetti" à usager, voire à client, mais ne rêvons pas; cette évolution possible (je ne garantis rien!) des agents aurait alors pu "contaminer" les responsables syndicaux eux-mêmes.

Quelle concertation?

Cinquième et dernier point: une large concertation fut engagée dans le cadre de la "mission 2003". Ne l'ayant pas vécue, je ne suis pas à même de dire si elle a été conduite efficacement, c'est-à- dire en tenant compte de la probabilité d'une réaction sociale forte à la réforme.

Quelques remarques cependant:

la concertation est une phase de la réforme qui requiert de la patience, beaucoup de patience. Je ne pense pas que les quatre mois (si je compte bien) qui lui ont été consacrés soient, et de loin, suffisants; en effet, à mon sens, la concertation remplit trois rôles essentiels: "radar" de détection des opposants et d'identification des passifs et des alliés, outil d'entraînement des alliés ensuite, moyen réversible de négociation enfin;
tout d'abord, la concertation comme radar, qui n'est jamais assez large, est un moyen privilégié de repérer les opposants irréductibles (en général une minorité), les opposants constructifs, c'est-à-dire capables d'entendre un discours nouveau, évidemment de répondre par des arguments percutants mais sensés, donnant ainsi prise à une ouverture du dialogue, les passifs prêts à basculer d'un côté ou de l'autre, mais donc probablement sensibles à une argumentation étayée, enfin les alliés qui, même s'ils ne sont pas nombreux, peuvent avoir un effet d'entraînement efficace. En d'autres termes, a-t-on mis en oeuvre les enseignements de la sociodynamique? A-t-on analysé la nature et l'intensité des tensions et leur probabilité de dégénérer en conflits? La concertation est aussi un instrument de négociation, qui a le grand mérite d'être réversible. Autour de groupes de travail, si possible réunissant des personnels alliés, des opposants, des syndicalistes purs et durs, et pourquoi pas des contribuables, on peut faire apparaître des convergences, des accords partiels, aussi des oppositions identifiées, et ainsi mettre bout à bout des éléments, même minimes, de négociation, dont le caractère, affirmé comme réversible dès le début de la concertation, permet d'éviter la "foire d'empoigne".

Enfin, la concertation est un instrument d'entraînement; élargie à des populations que les agents n'ont pas l'habitude de rencontrer, et notamment des contribuables, elle ouvre des perspectives nouvelles et peut ainsi induire des comportements nouveaux face au projet de réforme. Elle permet de réduire le sentiment de peur, de soupçon, voire de mépris que les fonctionnaires des finances ont pu ressentir pendant la préparation de la réforme. Mais, pour cela, il faut que les responsables initiateurs de la réforme soient très présents sur le terrain.

Mon expérience de réformes de bien moindre ampleur m'a montré qu'il ne faut pas fixer de limite de temps trop stricte à la concertation, et que les ministres l'acceptent. En tout cas, dans la réforme qui nous occupe, un an au moins aurait été nécessaire, pour permettre des itérations permanentes et fructueuses entre les groupes de travail et les pilotes de la réforme. L'objectif de toute phase de concertation est en effet d'arriver à un consensus, même très partiel, ou à des avancées même très minimes, ce que les anglo-saxons appellent "quick wins".

Les questions sont donc simples: quelles modalités de concertation dans la réforme de Bercy?

Une concertation large, ouverte et patiente n'aurait-elle pas permis de sortir du cercle vicieux "technocratie - corporatisme - refus absolu de la réforme - échec" et de le remplacer par le cercle vertueux "composante sociale en tête de réforme - concertation large et patiente - obtention d'accords limités - mise en oeuvre de ces accords - analyse conjointe des résultats - reconcertation - etc." ?

Qu'a-ton fait des alliés? Quels opposants constructifs a-t-on fait basculer? On me dit que l'on est peut-être en train de passer du cercle vicieux à une esquisse de cercle vertueux: après le retrait du projet, les syndicats, conscients de leurs responsabilités, ont tout de suite demandé "une" réforme, mais à "pas lents".

En résumé, à partir du moment où l'on dénie toute présence de valeurs positives des opposants à la réforme, il vaut mieux ne pas la faire. Mais j'ai la faiblesse de penser que c'est en général une vision erronée de la situation et, en tout cas, la négation de toute stratégie ou tactique positive.

Conclusions

Que conclure de cette réforme non aboutie, et emblématique? Du temps au temps, tout d'abord; il vaut mieux une réforme réussie dans cinq ans qu'une réforme échouée maintenant.

Dans cette réforme, ce qui a manqué en premier lieu, c'est la volonté politique du Premier ministre pour défendre Dominique Strauss-Kahn, Christian Sautter et les hauts fonctionnaires des impôts. Je pense que le surcoût de l'administration fiscale française (environ 9 milliards de francs) par rapport à ses homologues européens a été jugé négligeable par rapport au risque de voir durablement 100 000 fonctionnaires dans la rue.

La composante sociale est presque toujours majeure dans toute réforme importante.

Les opposants à la réforme portent des "valeurs positives" ; tout le problème est de les détecter.

Le "pas à pas" est souvent utile dans les réformes, avec un plan d'ensemble, public, car tout se sait dans notre monde d'aujourd'hui.

La concertation, élément incontournable de tout processus de réforme, requiert du temps et de la patience.

Pour terminer, je ne crois pas que les efforts des ministres et de Thierry Bert aient été inutiles: l'écho médiatique, les doutes qui n'ont pas manqué de s'insinuer dans les certitudes des 135 000 fonctionnaires ou d'une partie d'entre eux, laisseront des traces durables; par-dessus tout, le contribuable a sans doute pris conscience, à cette occasion, de la qualité très perfectible du service fiscal qui lui est fourni. Un prochain réformateur en recueillera les fruits.

VII. LA RÉFORME DU BUDGET DE L'ÉTAT

L'élaboration du budget de l'État est un acte majeur du gouvernement de la République, et un vote également majeur du Parlement. Il se trouve qu'un virage important vient d'être pris: le Conseil constitutionnel a validé, le 25 juillet 2001, une réforme profonde du processus d'examen de validation et d'amendement du budget de l'État 1. Le fait que ce texte, qui rangera au placard la trop fameuse ordonnance de 1959, ait été voté par pratiquement la totalité des députés et sénateurs, lui donne une crédibilité rare dans notre monde politique.

Vu par le citoyen "lambda", l'élaboration du budget de l'État français passe par les étapes qui suivent.

Le budget des dépenses

Tout d'abord, le budget des dépenses: le Premier ministre rédige les fameuses "lettres de cadrage", qui indiquent à chaque ministre les limites budgétaires qu'il ne doit pas dépasser, bien entendu en tenant compte des prévisions de croissance et d'inflation des conjoncturistes.

Il s'agit d'un acte éminemment politique, quelquefois avec une pincée de démagogie: la délinquance augmente, un petit coup de pouce aux budgets de l'Intérieur et de la Justice; la Santé mérite aussi une petite augmentation, car tant qu'on l'a... L'Éducation Nationale aussi parce qu'elle ne dispose pas de suffisamment de professeurs et d'instituteurs, même si le nombre d'élèves diminue constamment. La Jeunesse et les Sports aussi, depuis les succès des "Bleus". En revanche, un peu moins pour la Défense 1, depuis que dans les thèmes de manoeuvre, l'ennemi ne vient plus de l'est, mais que l'on risque d'être entraîné dans une aventure comme le Koweït ou l'Afghanistan, qui nécessite moins de troupes mais plus de technicité; un peu moins aussi pour le Logement et les Transports, parce que les Français sont maintenant suffisamment nombreux à être propriétaires de leur logement et que l'on fera de moins en moins de TGV, etc.

1 J'emprunte une partie de mes informations au journal Le monde, numéro du 28 juillet 2001.

Je soupçonne qu'il reste un ministère qui fait la soudure, positive ou négative, parce qu'il n'a pas d'impact sur l'opinion: ne serait ce pas les Affaires Étrangères?

Finalement, l'État français a bien de la chance de pouvoir commencer par les dépenses. La ménagère, elle, est obligée de procéder de manière inverse: combien le foyer gagne-t-il, et en fonction de ce chiffre, voilà ce que je peux dépenser ou ce que je dois reporter à des jours meilleurs. La ménagère ne dispose pas de la possibilité du déficit budgétaire; on la voit mal, lorsque le mari rentre au foyer, harassé par une dure journée de labeur, déclarer à la cantonade: "Ce mois-ci, je ferai du déficit budgétaire".

De plus, et jusqu'à maintenant, ou plus exactement jusqu'en 2006, date d'entrée en vigueur de la nouvelle loi, le budget de l'État est réparti en 850 chapitres différents, qui concernent les crédits affectés à chaque grande administration. Mais ces crédits sont classés par nature de dépenses (rémunérations, informatique, achats divers, subventions, etc.) En d'autres termes, aucune notion de destination ou d'objectif ou de programme ne leur est affectée. Les emplois budgétisés sont, par exemple, classés par grade, sans aucune référence à la mission à laquelle ils contribuent: impossible d'isoler, au sein du ministère de l'Intérieur, le coût de la mission prévention de la délinquance, pour le mettre en regard du coût de la délinquance pour la collectivité, encore moins de la répartir sur le territoire national; les dépenses de fonctionnement sont globalisées, dans une opacité peu compréhensible pour les députés et sénateurs.

Ajoutons à cela que l'État ne sait pas combien il emploie de personnel: la Cour des Comptes note que "La présentation de la répartition des emplois faites dans les annexes aux lois de Finances n'est pratiquement jamais sincère, qu'il s'agisse de la répartition par corps et par grade ou de la répartition par service" ; autrement dit, députés et sénateurs n'ont accès qu'à une information "truquée". Et encore: "Les autorisations budgétaires, qui portent à la fois sur les emplois et les crédits, sont constamment et largement transgressées". Les emplois que l'on demande aux parlementaires de voter sont en fait souvent financés par autre chose que les crédits qui leurs sont nominalement alloués, à l'aide de quelques "carambouilles" comptables.

1 Voir au chapitre V : l'armée de métier a entraîné en fait un surcoût de plus de 20 milliards, que les événements actuels ne pourront que faire augmenter.

J'ose à peine penser à ce qui se passerait si un Président d'entreprise, devant son conseil d'administration, bafouillait à l'heure de répondre à la question: combien de salariés avons nous?

Le financement des dépenses

Ensuite, il faut financer ces dépenses. Le contribuable arrive alors, pas tellement de son plein gré, mais poussé par la nécessité de se mettre en règle avec son seigneur et maître, lequel oublie souvent qu'il est aussi au service de la collectivité, et que les impôts sont le prix à payer pour le service de l'État.

Le contribuable peut légitimement se demander "s'il en a pour son argent".

A l'exception de quelques structures qui ont vocation à s'autofinancer, comme la Sécurité Sociale ou les entreprises publiques qui s'autofinancent, en principe, par leurs recettes 1, tout le reste est fongible, c'est-à-dire que les recettes fiscales sont mises dans un pot commun qui sert à financer de manière indiscriminée les dépenses. Deux exemples: les licences UMTS de téléphonie mobile de troisième génération pour financer les retraites, le lien étant évident. Les prélèvements au profit des communautés européennes, qui viennent en déduction des recettes totales de l'État, sans que le citoyen en ait connaissance: il serait préférable de faire apparaître cette affectation budgétaire clairement, par exemple sous le nom "Impôt de Participation Française à la Construction de l'Europe", bien entendu déductible de l'IRPP, ce qui ferait clairement comprendre au citoyen qu'il a tout intérêt à se mettre dans le sens de la marche vers l'Europe.

1 A signaler le merveilleux tour de passe-passe qui a consisté à faire passer les dépenses d'investissement de la SNCF directement à la charge de l'État, par le biais de la structure dite RFF (Réseau Ferré Français), opération passée inaperçue, probablement parce qu'elle a été votée en séance de nuit, et qui a comme effet de faire supporter par les contribuables qui ne prennent pas le train une partie des dépenses d'investissement nécessaires aux usagers courants du rail. Le Consortium De Réalisation du Crédit Lyonnais (COR), obéit à la même logique, avec la circonstance aggravante que les "investissements" de la banque sont à considérer en grande partie comme "perdus corps et biens".

Il faut donc répartir les recettes du budget entre les différents impôts: ce n'est pas la matière qui manque. Comme je l'ai déjà signalé, il y a 105 impôts et taxes différents. Quelles règles de répartition adopter?

La première est, encore une fois, politique: diminuer la souffrance du citoyen, en mettant, au moins apparemment, un bémol considérable sur les impôts directs, les plus douloureux, comme l'IRPP : le contre-exemple de la CSG est significatif et, pour une fois, la politique ne rejoint pas la démagogie, car il s'agit d'une très bonne réforme. Par contre, quand on assimile la CRDS à la CSG, il y a tromperie sur la marchandise, car la CRDS n'est rien d'autre que le règlement par les Français d'aujourd'hui des erreurs de gestion passées de la Sécurité Sociale.

La deuxième est technique ou plutôt magique: plus il y a d'impôts différents, moins chacun d'eux fera individuellement souffrir le contribuable: multiplier les impôts, élargir les assiettes, trafiquer les taux, tout est bon pour cacher la poussière sous la moquette.

La troisième relève du fantastique: faire payer des impôts en faisant croire au citoyen qu'il va gagner de l'argent; c'est le cas des jeux de hasard, impôt déguisé en promesse de bonheur, rarement atteint, au moins par ce biais.

Enfin, la quatrième relève de l'appel à la solidarité nationale: c'est le cas de l'ensemble des prélèvements obligatoires, à propos desquels nul n'est sûr que la solidarité sera payée en retour de responsabilité par ceux qui en bénéficient: qui peut assurer que les chômeurs assistés font effectivement tout ce qu'il faut pour sortir de leur situation, c'est-à-dire retrouver du travail? J'ai oublié de dire que, dans mon modeste entendement, la première variable que l'on fixe est le déficit budgétaire. Bien entendu, ce n'est pas l'État qui le paye, mais le contribuable, sous forme de remboursement de la dette de l'État qui est, sauf erreur de ma part, le deuxième poste budgétaire après l'Éducation Nationale. Joli cadeau pour nos enfants!

Après allers et retours avec les ministères, le budget peut alors être présenté au parlement et voté. Le contribuable observe ce rituel avec intérêt, mais sans passion. S'il est curieux, il notera que la communication officielle (pas celle du Journal Officiel, mais celle de la rue, la vraie) ne distingue généralement pas la part de chaque budget qui est consacrée au fonctionnement, c'est-à-dire celle qui sert, pour l'essentiel, à payer les fonctionnaires, de celle qui est dédiée aux investissements, c'est-à-dire celle qui est réellement porteuse de changement et de réformes. Mais le contribuable est peu concerné par les grands projets de l'État, sauf quand il se trouve qu'un projet de ligne TGV passe au milieu de son jardin ou que sa maison risque de se trouver juste sous les pistes du nouvel aéroport parisien, là où les réacteurs font le plus de bruit.

Enfin, pour en terminer sur les pratiques budgétaires actuelles de l'État français, le citoyen n'est pas averti, en général, d'une autre particularité du budget de l'État français: il est, du fait de l'ordonnance de 1959 et jusqu'à maintenant, annuel, sauf exceptions très limitées, dont les "lois de programme", qui traduisent le fait qu'il est difficile de budgéter les grandes réformes sur un seul exercice. En passant, je remarque que l'État allemand autorise des budgets pluriannuels, bien que, jusqu'à maintenant, il n'ait pas beaucoup utilisé cette possibilité, et que l'État anglais les pratique effectivement depuis longtemps.

Cette interdiction de budgets pluriannuels est une conséquence indirecte de l'article 40 de la Constitution, interdisant aux parlementaires de présenter des amendements alourdissant les dépenses de l'État. Précaution légitime, mais qui devient de plus en plus difficile à respecter, face à des plans d'action gouvernementaux qui s'inscrivent nécessairement dans la durée.

Plus généralement, comment peut-on mettre en scène une vision, idéologique ou non de la société, en ne disposant que de cet instrument, utile mais insuffisant, qu'est le budget annuel? L'État américain pratique depuis longtemps des approches comme la RCB (Rationalisation des Choix Budgétaires), ou le BBZ (Budget Base Zéro), et les entreprises, publiques ou privées mettent en oeuvre depuis longtemps des approches comme la planification stratégique qui, évidemment, implique des budgets pluriannuels.

Enfin, la réforme vint

Le Conseil constitutionnel a donné son aval à la loi organique relative aux lois de finances la LOLF, probablement parce que le projet de loi ne portait pas atteinte à l'article 40 de la Constitution, en le contournant habilement. Pas moins de 36 tentatives d'abrogation avaient déjà eu lieu. En 1998, la promotion "Valmy" de l'ENA 1 avait publié un livre dans lequel le sujet de la pluriannualité du budget de l'État était abordé de manière complète. L'idée majeure que j'en avais retiré est qu'il ne s'agissait pas d'une lubie d'énarques en mal de célébrité, mais bien d'une approche raisonnable permettant de dénouer la contradiction dans laquelle se trouvent les politiques, de parler de moyen et long terme avec des capacités budgétaires de court terme.

Que propose la nouvelle loi?

Tout d'abord de "permettre aux Français de savoir à quoi servent leurs impôts2: des budgets plus lisibles par les parlementaires, et même par le citoyen lambda, des comportements des administrations plus clairement orientés vers les besoins des usagers, ou clients, si l'on préfère, des fonctionnaires plus libres d'utiliser les deniers publics, dans le cadre d'objectifs clairs.

Ceci vient d'une vraie novation: le passage d'une logique de consommation de moyens à une logique de résultats. Au lieu de structurer le budget de l'État par nature de dépenses, on va le structurer par grandes missions, au nombre de 150 à 200, ce qui est mieux que 850 postes budgétaires par nature, comme par exemple le coût des ingénieurs en chef des Ponts et Chaussées pour le ministère de l'Équipement. De plus, au sein d'une mission ou d'un programme, le responsable pourra affecter les crédits à son gré, pour une meilleure efficacité de la mission qui lui aura été confiée, entre les dépenses de fonctionnement, les dépenses de personnel et les investissements; mais, bien entendu, il aura à rendre des comptes par rapport à des objectifs ou des indicateurs de performance.

1 La Réforme de l'État, Promotion Valmy de l'ENA, Paris, 1989, chapitre III.

2 Interview de Florence Parly, Secrétaire d'État au budget, dans le numéro du journal Le Monde, déjà cité.

Ainsi, le ministère de la Justice se verra assigner trois grandes missions: la juridiction, l'administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse. Indicateurs: le taux de suicide dans les prisons, le taux d'incarcérations provisoires se terminant par un non-lieu, les plaintes sans réponse, etc.

Les entreprises ne fonctionnent pas autrement: de plus en plus, elles s'organisent le plus souvent par projet ou programme, et jugent les responsables correspondants sur des résultats et non sur le fait qu'ils aient ou non consommé les moyens qui leur étaient alloués.

Moins public, mais tout aussi important, est le fait que l'on va profiter de cette réforme pour introduire la comptabilité analytique dans l'État: il s'agit du système "ACCOR", que j'ai déjà évoqué, et qui permettra de ventiler les charges et les recettes non plus par chapitre comptable, mais par destination ou, mieux, par mission.

C'est d'ailleurs ce qui explique en partie qu'il faille cinq ans pour mettre en place la nouvelle procédure budgétaire.

Bien entendu, cela nécessitera d'imputer les charges de personnel par mission. Jean-Pierre Weiss, Directeur des ressources humaines du ministère de l'Équipement (100 000 personnes) m'indiquait ainsi qu'il lui faudrait ventiler les coûts correspondants entre transports maritimes, autoroutes, aéroports, etc., mais que cela ne l'effrayait pas; il était plus inquiet pour les préfets.

Si je me suis intéressé à cette réforme, en débordant du processus vers le contenu, c'est qu'elle pose des problèmes de méthode tout à fait intéressants.

S'agit-il d'une réforme?

Oui, et elle est très ambitieuse puisqu'elle introduit enfin une certaine cohérence entre le discours des politiques et les moyens dont ils disposent. Mais je la qualifierai plutôt de rénovation, tant elle impose de prendre une "vue d'hélicoptère" des pratiques de gestion de l'État, et d'envisager des refontes complètes d'une multitude de textes de lois.

Que peut-on dire du processus de réforme?

Le débat public en a été pratiquement absent, mais les parlementaires ont, pour une fois, joué leur rôle. C'est Laurent Fabius qui, le premier, en 1998, lance l'idée de réviser ce qu'il appelle "la Constitution Financière de la France". Puis, le rapporteur du budget à l'Assemblée nationale, socialiste lui aussi, critique les errements de la dépense publique. L'épisode de la "cagnotte" fait passer le débat dans l'opinion des Français, qui n'y comprennent pas grand chose, mais sont néanmoins intrigués.

C'est sans doute à ce moment-là que l'on aurait pu lancer un véritable débat public. Ce n'a pas été le cas, mais il faut reconnaître que les parlementaires ont eu ensuite les bons réflexes.

Laurent Fabius est nommé à Bercy, ce qui crée les conditions favorables, et propose une "fenêtre de réforme" grande ouverte; une commission spéciale est rapidement créée, et auditionne politiques de tous bords, experts, et même représentants de la société civile!. Elle consulte également d'anciens hauts fonctionnaires ayant "pantouflé" dans le privé, et mobilise les hommes en charge du budget dans les différents ministères. Elle met dans son jeu la Cour des comptes, qui approuve le processus. Enfin, elle dépose un projet de loi de réforme de l'ordonnance de 1959, au terme d'un processus mené "tambour battant", mais en même temps conforté par une consultation très large. La droite se range derrière la gauche, notamment pour admettre que l'on ne modifiera pas l'article 40 de la Constitution, mais que l'on en fera une lecture souple, remplaçant les crédits budgétaires par nature par des crédits par mission.

Si l'on excepte l'absence de débat public, voilà un processus de réforme modèle.

1 Dans cette réforme, essentiellement technique, on aurait pu comprendre, sinon approuver, que les hauts fonctionnaires en charge se passent d'avis extérieurs à l'État. Ils ne l'ont pas fait, alors qu'on se demande encore auprès de qui Martine Aubry a recueilli des avis sur les 35 heures.

Mais le plus dur reste à faire, c'est-à-dire l'exécution.

Quelles obligations vertueuses entraîne cette réforme?

Tout d'abord, l'obligation pour les hommes politiques qui nous dirigent de présenter un discours programmatique centré sur les missions de l'État, les objectifs correspondants et les résultats attendus, et qui soit projeté dans un avenir suffisamment lointain pour que les changements de société qu'il propose soient crédibles, mais suffisamment proche pour que le citoyen contribuable puisse espérer en voir la réalisation, pour lui et ses enfants (s'ils ne sont pas trop jeunes): encore un compromis opérationnel difficile à trouver, mais c'est bien ce que l'on peut attendre des politiques, plutôt que des cadeaux à leurs électeurs.

Ensuite, il est évident qu'une telle réforme ne peut faire l'économie d'une vision globale: qui est concerné par la réforme? Les hommes politiques évidemment, mais pas seulement: les hauts fonctionnaires, les personnels de Bercy en particulier et des autres ministères en général, les responsables des grandes entreprises publiques, et même les citoyens qui y verront l'occasion d'accorder un peu plus de crédibilité aux hommes politiques.

Cette réforme, dans sa mise en oeuvre, pourra-t-elle se passer d'une large concertation préalable avec les parties prenantes citées ci-dessus? Bien sûr que non, au risque de ne pas voir à temps les blocages qui ne manqueraient pas de se produire dans le cas contraire.

Quels textes de loi, décrets ou circulaires ministérielles, vont être touchés ou supprimés par cette réforme? Evidemment un grand nombre. Il faudra veiller à ne pas dénaturer les finalités initiales de la réforme: lisibilité du budget, non seulement pour les hommes politiques et les hauts fonctionnaires, mais aussi pour le citoyen, transparence, expression claire des missions, des moyens affectés et des résultats attendus.

Pourra-t-on faire plaisir à tout le monde? Sûrement pas, car la réforme obligera les hommes politiques à définir des orientations claires dans leur vision à moyen terme.

Faudra-t-il faire des études de faisabilité, aux différentes étapes de mise en oeuvre? Bien sûr, car le problème est complexe,et le résultat sera fait des réactions d'une multiplicité d'acteurs, quelquefois imprévisibles, et que pourtant il faudra essayer de prévoir. On se souviendra de ce que le coût de ces études ou de ces investissements sera du second ordre par rapport au coût d'un échec.

La réforme envisagée pose-t-elle des problèmes d'organisation complexes? Bien sûr: c'est à ce moment qu'il faudra que le réformateur se mette à la place de tous les acteurs concernés par la réforme, pour éviter qu'elle ne se transforme en carcan administratif et juridique. Il faudra éviter la redoutable "usine à gaz".

Comment gérer un processus de réforme aussi ambitieux et complexe? Comme un grand projet industriel ou financier, c'est-à-dire avec une définition claire des responsabilités, le fait qu'elles soient transitoires ne dispensant en rien le réformateur de les préciser; avec des procédures de décision formalisées; avec un planning rigoureux, non seulement des temps, mais aussi des moyens et bien sur des coûts.

Quelle communication sur la réforme? Bien entendu explicative pour les acteurs directement concernés, portant à la fois sur les finalités de la réforme et sur ses modalités, mais également "vendeuse" pour le grand public, avec comme but de lui expliquer comment la réforme transformera en partie la vie politique et économique de notre pays.

Je reconnais que le choix de la bonne équipe de réforme est le problème le plus difficile. Entre maintenant et 2006, année de lancement de la réforme, il y aura du travail, beaucoup de travail, avec des interlocuteurs multiples, pas tous forcément acquis. Il sera sans doute difficile de succéder à Sophie Mahieux1, qui a conduit tout le processus avec talent jusqu'à maintenant. On peut suggérer à l'État de lui confier la poursuite du processus.

Souvenons-nous à ce propos que l'effet d'annonce ne vaut pas réforme.

1 Directrice du Budget au Secrétariat d'État au Budget, et ex-directrice du cabinet de Florence Parly.

Souvenons-nous aussi que le réformateur ne doit pas être et ne peut pas être un homme seul: il doit être à tête d'une équipe, multidisciplinaire, soudée, et protégée par une volonté politique sans faille, notamment, dans ce cas, du Premier ministre et du ministre des Finances. II doit ,pouvoir s'appuyer sur une logistique et une organisation solides. Enfin, tous les dossiers ayant un rapport avec la réforme devront lui être ouverts sans restriction.

Bon vent à cette bonne réforme! Soyons optimistes: il s'agit d'une bonne réforme, bien née, à laquelle il faut souhaiter bon vent.

VIII. LEÇONS TIRÉES DE RÉFORMES FAITES À L'ÉTRANGER

1 Bon nombre de ces exemples sont extraits du chapitre X, tome II, de "La Réforme de l'État," par la promotion "Valmy" de l'ENA, à la Documentation française, Paris, 1999..

Il est évidemment très difficile de donner une vision complète des processus de réforme mis en oeuvre hors de l'Hexagone. Je me limiterai donc à quelques considérations générales illustrées par des exemples, en restant dans le champ des réformes mises en oeuvre par les États. Je m'attarderai plus longuement sur les cas, particulièrement instructifs, des États-Unis, de l'Italie et de l'Espagne.

Considérations générales

La liste des États qui ont traversé de profonds changements dans les quatre dernières décennies est très longue: l'Afrique du Sud et la fin de l'apartheid, le développement accéléré de l'économie chinoise, la confirmation de l'Inde comme grande puissance, les années difficiles du Japon, le chemin continu vers moins d'État pour les États-Unis, la confirmation de la démocratie au Brésil, l'unification allemande, la transformation de l'Italie, le discrédit croissant de la monarchie au Royaume-Uni, la fin du franquisme et l'émergence forte des "autonomias" en Espagne, l'éclatement de l'empire de Russie, etc.

La dernière grande transformation qu'a subie la France remonte à plus de quarante ans, sous le choc conjugué de la guerre d'Algérie et de la perte complète de crédibilité des institutions de la quatrième République.

De tous ces États, c'est donc en France que la dernière crise de déclenchement des transformations et de "déstockage des réformes" est la plus ancienne, et ceci est déjà probablement une première explication à la lenteur comparée de transformation de l'État en France par rapport à celui de la plus grande partie des autres États.

Une autre explication vient sans doute du fait que nombre de ces États ont été guidés, pendant leur transformation, par de véritables "porteurs de réformes": Nelson Mandela, Deng Xiaoping, Bill Clinton, Helmut Kohl, Margaret Thatcher, John Major et Tony Blair, Gorbatchev et Yeltsine, Juan Carlos de Bourbon, Felipe Gonzalez et Jose Maria Aznar, etc. Nul doute que tous ces dirigeants étaient porteurs d'une véritable vision de leur pays.

Que nous a montré la France pendant ce temps, après la disparition du Général?

L'absence de grandes crises n'a pas, il est vrai, favorisé l'apparition de personnalités porteuses de réformes. Nous avons tout au plus eu des porteurs d'idéologie. De plus, le fossé existant entre les deux tendances dominantes, gauche et de droite, probablement plus profond que dans la plupart des autres pays, fait que l'un défait les réformes de l'autre et réciproquement, phénomène qui ne se constate, avec cette ampleur, qu'en France.

Si l'on regarde attentivement la liste des États qui se sont profondément réformés, on remarque que beaucoup d'entre eux sont des États fédéraux, dans lesquels le dialogue entre le pouvoir central et les pouvoirs décentralisés, régions ou autres, est très porteur de réforme. Le cas de l'Espagne est particulièrement révélateur, l'émergence des régions autonomes étant à la source de la plupart des grandes réformes faites dans ce pays. En Allemagne, la moitié des lois nécessitent l'accord des régions, les Lander; faut-il en conclure que le centralisme est un des grands ennemis des réformes? Je ne suis pas loin de le penser.

Quelques exemples de processus de réformes hors de nos frontières

Quelles sont les principales caractéristiques des processus de réforme mis en oeuvre hors de nos frontières? Difficile d'en faire une synthèse.

Je ne reviens pas sur le fait que l'existence de crises graves ont théoriquement rendu les réformes plus faciles qu'en France, ni sur les porteurs de réforme; mais je vais donner quelques exemples portant sur les processus de réforme hors de nos frontières.

Je note déjà que, dans de nombreux pays développés, la conduite du changement et donc aussi des réformes, est non seulement un sujet de recherche, mais encore un enseignement officiel dans les institutions préparant les hauts fonctionnaires. C'est par exemple le cas aux États-Unis, à la Kennedy School of Administration ou à la SSPA italienne ou dans les deux grandes universités britanniques; à l'ENA, point de chaire de conduite du changement.

Société civile, concertation et débat public:
Le "Board of technology" danois pose la question suivante! : "N'y a-t-il pas un paradoxe majeur pour la démocratie qu'une minorité d'experts et de décideurs bien informés soient seuls à déterminer ce qui va influencer la vie quotidienne de tous?".

La question mérite d'être posée, et elle induit une autre question, celle de la concertation et du débat public dans les réformes. Cette question de cet organisme officiel danois introduisait une pratique qui s'est largement répandue dans bon nombre de pays, sous le nom de "conférences publiques de consensus" ; la France s'est intéressée tardivement et modestement à cette approche.

Au Québec, il y a un mécanisme mettant en oeuvre, dans le domaine de l'environnement, une "expertise d'État indépendante", sous forme du "Bureau des audiences publiques sur l'environnement", ainsi que par le détachement par l'administration de fonctionnaires auprès du débat public, pour donner un avis, favorable ou non, y compris sur des réformes que leur administration n'a pas fait ou n'a pas voulu faire. En France, "l'absence de statut officiellement indépendant des experts de l'administration est une des faiblesses face à l'exigence démocratique" 2. Formulation un peu abrupte, mais il est vrai que le statut français de la fonction publique n'encourage pas beaucoup les fonctionnaires à faire preuve d'indépendance d'esprit.

Structures responsables, et pactes

En Angleterre, la création des agences exécutives (next steps agencies), en rupture totale avec les modes traditionnels de fonctionnement de l'administration britannique, a eu pour but de créer des conditions favorables de réforme en liant la responsabilité de ces agences à un objectif définissable, clair et mesurable, comme les prestations sociales, l'entretien des routes principales ou la gestion des prisons. Même si certaines se sont soldées par des échecs, l'idée d'associer clairement une structure à une mission et à un cap de réforme est novatrice. C'est un peu l'idée des Autorités Administratives Indépendantes en France

1 Serge Vallemont, Le Débat publie: une réforme dans l'État, aux éditions LGDJ, Paris, 2001, p. 119.

2 Serge Vallemont, ouvrage cité, p. 60.

Mais, d'une part, elle ne sont pas encore très nombreuses; d'autre part, la novation qu'elles représentent conduit à ouvrir la "boite de Pandore", en créant par exemple l'ACNUSA 1, pour gérer les problèmes induits par les nuisances aéronautiques. Les Anglais ont eu la sagesse de ne créer les agences exécutives que pour des sujets dans lesquels le dialogue direct entre l'État et ses interlocuteurs, du fait de son importance ou de sa complexité ou de la nécessité d'arbitrages, nécessitait une structure spécifique.

L'État français a-t-il réellement besoin d'un tel subterfuge pour montrer qu'il est concerné par les nuisances sonores subies par les riverains de Roissy ou d'Orly? Je reviendrai sur ce sujet important des "AAI".

Toujours en Angleterre, et dès 1989, la réforme de la fonction publique a été considérablement soutenue par la création d'un poste nouveau, "d'Efficiency Adviser", que l'on peut traduire (librement) par "responsable de l'efficacité de la mission".

Directement rattaché au Premier ministre, il est responsable personnellement et tout à fait publiquement des résultats de la réforme. En France, quand une réforme réussit dans l'administration, elle a de nombreux pères; quand elle échoue...2

L'Irlande offre un exemple remarquable d'une politique de pactes sociaux sur la lutte contre le chômage, stables sur la durée 3.

C'est au sein d'une structure commune au patronat, aux syndicats et à l'administration, et où figurent aussi les fermiers, très importants dans la "verte Erin", et des représentants de la société civile que s'élaborent les diagnostics, par conséquent partagés: cette structure, le National Economic and Social Council (NESC) élabore aussi des stratégies globales de moyen terme, que l'on peut considérer comme des caps de réforme.

1 Autorité de Contrôle des Nuisances Sonores Aéroportuaires.

2 Il est vrai qu'il y a eu des hommes providentiels, qui n'ont pas eu peur de voir leur nom associé à une réforme, comme Michel Bon pour France Télécom ou Christian Blanc pour Air France, ou d'autres qui ont volé au secours de la victoire, comme Raymond Forni, Président de l'Assemblée nationale, à propos de la réforme du processus d'élaboration et de présentation aux députés du budget de l'État.

3 Lire Réduction du chômage: les réussites en Europe de Jean-Paul Fitoussi et Olivier Passet, à La Documentation française, Paris, 2000, pp. 191-195.

La traduction opérationnelle de ces stratégies s'appuie sur la notion de contractualisation : engagement de modération de la demande salariale, aussi bien pour le secteur public que pour le secteur privé, contre engagement de l'État en matière de fiscalité, de protection sociale et de services publics, tout ceci formalisé par le "Programme for National Recovery" 1987-1990.

Ce pacte a été et est constamment renouvelé et réactualisé, jusqu'au dernier accord de février 2000: bel exemple d'un consensus sur la durée entre les politiques, les entreprises, les partenaires sociaux et la société civile.

Existe-t-il en France une structure comparable au National Economic and Social Council, capable, sur de grands sujets de réforme, de procéder à un "diagnostic partagé"? Les structures paritaires ont déjà bien du mal à vivre dans leur "espace contractuel" sans que l'État vienne y fourrer ses gros sabots.

Expérimentation et perfectionnisme

Aux États-Unis, les "Sunset laws" sont des modes d'expérimentation législative sur lesquelles je reviendrai. C'est dans ce même pays que les études d'impact, obligatoires, sont très généralement sous traitées à des organismes extérieurs ou à des consultants.

Cela est tellement peu fréquent dans la culture française qu'il a fallu l'aval du Conseil constitutionnel pour autoriser l'expérimentation: "possibilité d'expériences comportant des dérogations aux règles définies de nature à permettre au législateur d'adopter, par la suite, au vu des résultats de celles-ci, des règles nouvelles!". A noter la rédaction plus que prudente, qui ne parle pas, sauf si cela m'a échappé, de loi expérimentale 2.

1 Décision du Conseil constitutionnel du 28 juillet 1993.

2 On lira avec intérêt le premier numéro Janvier - mars 2000) de la Revue française des affaires sociales, et notamment l'article de Vanessa Perrocheau intitulé: "l'expérimentation, un nouveau mode de création législative"; on y trouvera aussi des exemples dans le domaine de la santé, comme l'expérimentation de la prestation dépendance. Enfin, sont présentés des exemples intéressants d'application de l'évaluation par expérimentation de politiques d'aide à l'emploi, aux États-Unis et dans les pays scandinaves.

Le perfectionnisme, peu compatible avec l'expérimentation, n'est pas souvent un bon guide pour les réformes: ainsi, dans la plupart des pays d'Europe centrale, et notamment en Hongrie et en Slovaquie, les réformes locales, et en particulier la création d'autorités locales autonomes, ont constitué un progrès incontestable.

Mais, en même temps, les administrations centrales ne se sont pratiquement pas réformées. Gageons qu'un réformateur perfectionniste et ennemi de l'expérimentation n'aurait pas admis que l'on ne puisse réformer qu'une partie de la chaîne administrative.

Et pourtant, les tentatives de recentralisation conduites par les administrations centrales ont souvent rencontré une forte opposition populaire; souvenons-nous qu'une réforme est le plus souvent "para-rationnelle".

Encore plus spectaculaire: en Allemagne, et plus précisément en Bavière, la loi qui régit le fonctionnement des communes a été modifiée pour leur permettre de déroger temporairement et avec l'autorisation du ministre de l'Intérieur (ouf!) au droit organisationnel, fiscal et budgétaire dont elles relèvent, afin de leur permettre d'expérimenter en bordure de la loi en bénéficiant d'un droit souple. Ceci découle d'un constat souvent vérifié que les avancées en matière de réforme se sont souvent produites quand la règle juridique a perdu du terrain par rapport à l'incitation et à l'initiative. Trente communes de Bavière ont déjà utilisé cette possibilité, et le ministre de l'Intérieur trouve que ce n'est pas assez1.

C'est d'ailleurs aussi en Bavière que les Landkreise (départements ou plutôt arrondissements) ont choisi, sur la base d'une enveloppe programmatique commune très souple, de conduire chacun une réforme différente, de l'évaluer et de mettre en commun les résultats. Vive le fédéralisme dans le fédéralisme! "prestation dépendance". Enfin, sont présentés des exemples intéressants d'application de l'évaluation par expérimentation de politiques d'aide à l'emploi, aux États-Unis et dans les pays scandinaves.

1 Ceci est facilité par la rédaction de la Constitution de la République de Bavière, qui indique, dans son article il, alinéa 4, que: "L'autonomie administrative des communes sert à organiser la démocratie en Bavière du bas vers le haut", in "La Réforme de l'État"

J'ai déjà signalé le cas exemplaire de monsieur Evencio de Paz, proviseur d'un collège difficile à Gonesse, qu'il a complètement redressé, en travaillant en bordure de la loi, notamment sur le calendrier et les horaires scolaires, cas tellement exceptionnel qu'il a été présenté dans un forum particulièrement intéressant d'un parti politique, le RPR.

Enfin, dans le domaine, inséparable de l'expérimentation, de l'évaluation des politiques et des réformes publiques 1, "le retard de la France sur l'étranger [...] concerne essentiellement l'utilisation des conclusions dans les processus de décision", c'est-à-dire dans l'essentiel. Dans certains pays anglo-saxons, l'évaluation est directement liée aux objectifs d'efficacité de la gestion publique, et pilotée par des autorités incontestables: ministère des Finances, Cour des Comptes, etc. En Allemagne, c'est à des consultants ou à des universitaires que l'on demande en général d'évaluer les politiques publiques et donc les réformes.

Les États-Unis et les "sunset laws"

Site surles "sunset laws".

Le processus mis en oeuvre aux États-Unis sous le nom de "sunset laws" mérite qu'on s'y attarde: de quoi s'agit-il? C'est un mécanisme législatif plus léger et plus souple que les lois fédérales, par lequel la création de certaines entités ou agences ou programmes publics est faite par un texte ayant valeur de loi, la "sunset law". Ce texte porte l'obligation d'un examen périodique par des experts extérieurs. Cet examen périodique, qui figure donc dans les statuts de l'organisme dès sa création, peut conduire soit à des recommandations, soit à l'arrêt de l'activité de l'agence ou du programme. En tout état de cause, la poursuite de l'activité doit être confirmée par un acte législatif.

Il s'agit donc bien d'une démarche expérimentale, puisque l'extinction de la structure ou de l'agence créée est prévue dans ses statuts: c'est la "sunset law" (loi du crépuscule) qui décide de la "self-destruction" de l'agence, à moins que l'examen périodique débouche sur une loi déclarant que l'expérience mérite d'être poursuivie.

C'est le Congrès qui décide d'appliquer ce mécanisme de réserves permettant d'interrompre l'existence d'une agence fédérale qui s'écarterait par trop des objectifs initiaux. Mais la production de ces textes législatifs est élargie au pouvoir judiciaire ou au pouvoir des États, avec une définition très souple.

1 La Réforme de l'État, ouvrage cité, p. 829.

Ce processus découle aussi du constat que les lois subsistent souvent bien après les circonstances qui lui ont donné naissance. Il invite ainsi le législateur a procéder à un nettoyage périodique de l'appareil législatif.

Il s'applique aux agences et programmes d'État, fédéraux ou non, qui font l'objet préalablement d'un "repeal schedule" (plan d'abrogation) ; l'application en est large.

Quelques principes régissent ce mécanisme:

Entre 1976 et 1981, des "sunset laws" ont été adoptées dans 36 États américains; dans huit de ces États, ces lois ont été repoussées.

Le processus des "sunset laws" a plusieurs grands objectifs:

Les domaines d'intervention de ce mécanisme de "sunset laws" est très vaste, depuis le programme de lutte contre la violence domestique du Colorado, jusqu'au Bureau de l'Aéronautique Civile, disparu à la suite du "Civil Aeronautics Board Sunset Act" de 1984, libéralisant complètement l'industrie du transport aérien civil aux États-Unis.

Ce mécanisme a reçu une application récente et particulièrement significative après les attentats de New-York et de Washington: compte tenu de l'urgence des mesures législatives de sécurité à adopter, le Congrès, à la quasi-unanimité, a accepté que les lois soient votées avec un débat réduit et un processus court. Mais, pour se prémunir contre le risque de lois défectueuses, il a introduit dans ces lois des "sunset provisions", c'est-à-dire des réserves imposant un réexamen des lois en 2003 et 2006, la poursuite de leur validité étant soumise à un vote 1.

Tout n'est pas parfait et, par exemple, la Commission sur le marché des options sur matières premières, soumise au processus des évaluations périodiques des "sunset laws", n'a pas empêché cet organisme de voir croître et embellir ses effectifs et ses coûts.

Le Président Clinton a quand-même signé sa prolongation jusqu'en 2000.

Mais les "sunset laws" ont une longue et honorable place dans l'histoire des États-Unis, comme par exemple la loi ayant créé un Conseil indépendant pour analyser les erreurs de l'exécutif, périodiquement révisée par le Congrès, jusqu'à ce que cela n'apparaisse plus nécessaire. La loi disparut alors de sa belle mort, sans que personne ne la regrette.

1 Informations extraites du journal The Sentinel, du 24 septembre 2001.

Mais il s'agit d'un exemple intéressant de processus expérimental de réforme; il relativise la respectabilité des structures et agences créées par l'État, et protège contre l'inadaptation progressive des lois, le droit étant souvent précédé par les faits. On aimerait bien voir cela en France où l'on a tant de mal à décréter l'obsolescence des lois ou des impôts, et dont l'application aux Autorités Administratives Indépendantes serait la bienvenue, pour faire disparaître, par exemple, bonne partie des critiques du Conseil d'État sur les "AAI".

Jean-Pierre Weiss! m'indiquait d'ailleurs que l'on pourrait aussi appliquer cette procédure de "sunset" chaque fois que l'administration invente une nouvelle procédure. Au bout d'un certain temps, il faudrait que la procédure soit confirmée ou "sunsetted". C'est en voulant mettre tous les formulaires du ministère de l'Équipement sur Internet qu'il avait constaté que, sur 200, on pouvait en éliminer 80 pour cause d'obsolescence, d'où l'utilité d'un mécanisme de "nettoyage", objectif majeur des "sunset laws".

Résultats et premières conclusions

Quant aux résultats de ces processus de réforme innovants, dont les "sunset laws" ne sont, pour les États-Unis, à l'origine que d'une petite partie, l'administration Clinton a réduit ses effectifs de plus de 15%,en pratiquant par exemple le "buyout" ou pécule pour quitter l'administration, en renversant de plus la proportion entre les personnels en contact avec les clients, en termes bancaires le "front-office", qui sont passés de un tiers à deux tiers des effectifs, au détriment du "back-office".

Le ministère des Finances des Pays-Bas a diminué ses effectifs de 25% tout en diversifiant considérablement le recrutement des responsables et en recourant à des personnalités ayant une expérience significative du privé.

1 DRH du ministère de l'Équipement, déjà cité.

La Nouvelle Zélande a réformé son État en faisant passer le nombre de ses fonctionnaires de 86 000 à 34 000 (plus d'un million de fonctionnaires en "équivalent français").

Les effectifs de l'administration publique britannique sont en constante diminution depuis Margaret Thatcher.

Que conclure de ces pratiques de réforme?
Essentiellement que la réforme est une espèce qui ne se développe bien qu'en milieu ouvert: par le consensus, par les pactes, par la contractualisation, par la possibilité d'expérimenter, par l'intervention, à tous les stades de la société civile, par l'apport d'experts ou de consultants extérieurs aux administrations, enfin, par l'initiative d'acteurs capables, pour autant qu'on leur en donne la possibilité, de se situer en bordure de la loi ou de la réglementation.

Je vais maintenant m'attarder sur les cas de l'Italie et de l'Espagne, deux pays latins comme nous.

La transformation de l'État italien

L'Italie d'aujourd'hui est un pays moderne, son économie se réveille, la consommation est en hausse, les investissements étrangers reviennent, l'inflation est contrôlée; bref, l'Italie s'est mise au diapason économique de l'Europe. Elle affronte avec décision ses deux grands défis: le système des retraites, insupportable pour les finances publiques, et le retour à la surface de l'économie souterrainet qui représente entre 20 et 30% du PIS.

Souvenons-nous pourtant du choc quit au début de la dernière décennie du siècle dernier, a été, je crois, le "phénomène déclencheur" de la réforme de l'État italien: l'opération "mani pulite" (mains propres) qui a complètement achevé de décrédibiliser l'État et les hommes politiques. Si l'on ajoute à cela que l'État était en quasi situation de cessation de paiement du fait d'un déficit budgétaire hors normes et d'une dette publique qui atteignait 125% du PIB en 1941, que l'administration italienne manifestait une inefficacité extraordinaire, doublée d'une corruption généralisée, que les services publics fonctionnaient remarquablement mal (les Postes, les Chemins de fer notamment), que l'inflation était le double de la moyenne des autres pays: l'Italie était l'homme malade de l'Europe.

1 Ce sous chapitre doit beaucoup à la contribution de Franco Bassanini, intitulée "Italie: notre révolution silencieuse", dans Notre État, aux éditions Robert Laffont, Paris 2000.

La situation de "dos au mur", particulièrement favorable à l'éclosion des réformes, était créée.

Quelles sont les caractéristiques de la situation italienne qui ont permis le redressement et la transformation de l'État italien? Tout d'abord des centrales syndicales responsables et représentatives, et un mouvement syndical nettement moins émietté et plus représentatif qu'en France, comme on l'a vu au Xllème congrès de la Confederazione Generale Italiana dei Lavoro (CGIL).

C'est l'ère de la concertation (<

Ensuite, des gouvernements qui, de 1992 à 1996, commencent à réfléchir sur le redressement du pays: rôle de l'État, fonctionnement de l'administration, efficacité des services publics, décentralisation, sont les principaux sujets de réflexion, concrétisés notamment par l'élection des maires au suffrage universel direct.

Mais la légitimité du pouvoir dans cette période restait très marquée par les errements antérieurs.

Le véritable démarrage de la transformation de l'État fut donné, en 1996, par la victoire de la "Coalition de l'Olivier", qui avait placé en tête de son programme les réformes de l'État, de l'administration et des services publics.

L'État d'abord.

La large victoire électorale permettait, ce qui est rare, de construire et de mettre en oeuvre un programme de gouvernement "neuf", et de définir un cap de réforme, non pas par amélioration par incréments de l'organisation en place, mais par définition claire de la cible. C'est ainsi que l'on a procédé à une redéfinition de l'État "par défaut", ce qui est je crois un cas unique dans les pays développés. Je m'explique. On a mis en oeuvre le principe de subsidiarité, et commencé par identifier les fonctions qui devaient être transférées aux collectivités territoriales, puis toutes les autres, qui devaient rester à l'État.

1 Critère de convergence de Maastricht: 60% maximum, que l'Italie a réussi à respecter, ce qui donne une idée du chemin parcouru.

Je cite: "Ainsi, à l'État, ne sont restés que la justice, la défense, la politique européenne et étrangère, la sécurité du territoire, la protection sociale, le commerce extérieur! [...]" plus la définition des politiques dans les domaines économiques, des transports, de l'instruction publique et de la recherche.

On a donc réduit l'État aux missions proprement "régaliennes", en transférant très largement compétences et moyens aux collectivités locales; ce faisant, on a créé un "État stratège et arbitre, capable de prévoir, évaluer, réguler et moderniser, [...] un État concentré sur le coeur de son métier 2".

Trois outils de simplification ont été introduits à cette occasion:

  1. l'autocertification, équivalent de la déclaration sur l'honneur, introduite depuis peu en France pour l'état civil ;
  2. le guichet unique pour les entreprises, que l'on aimerait bien voir en France;
  3. le principe du "silence administratif" 3, quand l'administration ne répond pas au bout d'un certain délai, ce qui vaut acquiescement.

Enfin, les services publics ont été largement privatisés ou sont en cours de privatisation: l'électricité avec l'ENEL 4, les télécommunications avec Télécom Italia, 109 licences de télécommunications fixes ayant été attribuées à des acteurs privés, le holding d'État ENI, véritable "capharnaüm" d'entreprises de tous types 1, la Société des Autoroutes, etc. Pendant la période 1993-1998, l'Italie a plus privatisé à elle seule que la France et l'Allemagne réunies.

1 Franco Bassanini, dans Notre État, ouvrage cité, p. 155.

2 Ibid., p. 151.

3 Je crains que l'administration française en pratique une forme dégradée, quand le fonctionnaire en charge fait passer le dossier du haut en bas de la pile, et ainsi successivement. Encore pire: le Code de justice administrative prévoit, dans son article R. 421-2, que "le silence gardé pendant plus de deux mois sur une réclamation par l'autorité compétente vaut décision de rejet" !

4 L'entrée de L'EDF au capital de Montedison, même si elle a fait des vagues, montre bien que le monde de l'électricité a basculé dans le privé en Italie. Et si on privatisait EDF, par exemple, pour financer la réforme de l'État?

Quels enseignements tirer de cette transformation de l'État italien et, partant, de l'Italie tout entière?

Elle a été rendue possible par la conjonction ;d'une situation de "dos au mur" et d'une victoire électorale d'hommes politiques qui avaient clairement affiché leur cap de réforme pendant la campagne, et qui ont rempli la plupart de leurs engagements; peut-on espérer que le gouvernement de Silvio Berlusconi continuera dans la même voie?

Elle s'est appuyée sur des syndicats responsables, véritables porteurs de réforme, et sur un Premier ministre remarquable, Romano Prodi, lui aussi porteur de réforme.

Elle a consisté à ne pas essayer de réparer l'irréparable, et a choisi de reconstruire et de raisonner en termes de cible, avant de traiter des trajectoires.

Enfin, elle a privilégié le "levier client" sur toute autre considération.

Tout n'est pas rose pour autant: en dehors du problème des retraites, en partie résolu, et du poids toujours très important de l'économie souterraine, déjà mentionnés, le fonctionnement de certains services publics comme la distribution de l'eau, les Chemins de Fer ou Alitalia, la situation de quasi-monopole dans l'audiovisuel - nous pourrions exporter le CSA, l'émiettement (décroissant) et le peu d'efficacité du secteur bancaire, etc.

Mais le problème sans aucun doute le plus difficile posé par cette transition - cette rupture, devrais-je dire - est celui des dirigeants capables d'accompagner la transformation. De ce point de vue, les difficultés de la haute école d'administration, "La Scuola Superiore della Pubblica Administrazione" (SSPA) 2 sont très significatives.

1 Dont une dont j'ai essayé en vain d'améliorer le fonctionnement, Enidata, sorte de monstrueuse centrale informatique du groupe ENI, d'une grande inefficacité.

2 On lira avec intérêt l'article qui lui est consacré dans "Les réformes qui échouent", numéro 87 de la Revue française d'administration publique, de juillet 1998, pp. 433-442.

Conçue en 1972 sur le modèle de l'ENA,elle s'est heurtée à de nombreuses difficultés: