La désintégration monétaire de l'Occident

"Etat qu'as tu fait de notre monnaie" est un ouvrage majeur de Murray Newton Rothbard. Il se compose de trois parties; la première examine la monnaie dans ce que serait une société libre, la monnaie étant alors un produit de marché comme les autres. La deuxième partie examine la monnaie dans une société où l'État intervient pour manipuler la monnaie à son avantage, notamment par la fiscalité pour financer ses dépenses, ou amoindrir sa dette par l'inflation en émettant de la monnaie artificielle ne correspondant pas à de la production réelle. Ou quand l'État intervient en faveur d'une classe sociale. La troisième partie examine la succession de crises financières affectant la monnaie et s'intitule "la désintégration monétaire de l'occident". Interrmpue par la mort de Rothbard, la suite de la réflexion est reprise par Guido Hülsmann; Professeur des Universités à la Faculté de Droit, d'Économie et de Gestion de l'Université d'Angers et Senior Fellow du Mises Institute.
Ce texte est la troisième partie; après l'introduction de l'ouvrage.

L'oeuvre de Rothbard "Government what have you done with our money?" est diffusée sous licence Creative Commons par l'Institut Coppet www.institutcoppet.org; traduction par Stéphane Couvreur.

Table des matières
Introduction à l'ouvrage
Partie III: La désintégration monétaire de l'occident
1. Phase I. L'étalon-or classique (1815-1914)
2. Phase II. Pendant et après la première guerre mondiale
3. Phase III. L'étalon de change-or (Grande Bretagne et États-Unis)
4. Phase IV. Les monnaies à cours forcé flottantes (1931-1945…)
5. Phase V. Bretton Woods et le nouvel étalon-or (États-Unis 1945-1968)
6. Phase VI. Le dénouement de Bretton Woods (1968-1971)
7. Phase VII. La fin de Bretton Woods : monnaies à cours forcé flottantes (août-décembre 1971)
8. Phase VIII. Les accords de Washington (décembre 1971-février 1973)
9. Phase IX. Monnaies à cours forcé flottantes (mars 1973-…?)
Épilogue : L'histoire monétaire récente
par Guido Hülsmann; Professeur des Universités à la Faculté de Droit, d'Économie et de Gestion de l'Université d'Angers et Senior Fellow du Mises Institute.
1. La nature des nouvelles autorités monétaires internationales
1.1 La transition du système de Bretton Woods au SME Système Monétaire Européen
2. La création du système monétaire européen
3. La signification du SME, 1979-1998
4. Le rôle de la Bundesbank dans le SME
5. La fin du SME et la création de la Banque Centrale Européenne
6. Les conséquences économiques et politiques de la BCE et de l'euro
7. Alternatives à l'euro
8. L'inflation américaine et la spéculation boursière, 1982-2001
9. Les crises les plus récentes de l'économie mondiale, 1997-… ?
Notes

La désintégration monétaire de l'occident

Depuis la première édition de ce livre, le vent semé par les interventionnistes monétaires s'est transformé en tempête. La crise monétaire mondiale de février-mars 1973, suivie de l'effondrement du dollar en juillet, n'a été que la dernière d'une série de crises de plus en plus rapprochées. C'est un cas d'école pour notre analyse des conséquences inévitables de l'intervention de l'État dans le système monétaire. Chaque fois, les États occidentaux appliquent un remède temporaire, puis ils clament que le système monétaire mondial est désormais solide et que les crises monétaires sont de l'histoire ancienne. Nixon est allé jusqu'à affirmer que les accords du Smithsonian Institute de décembre 1971 seraient le " plus grand accord monétaire dans l'histoire de l'humanité ", alors qu'il a capoté au bout d'un an seulement. Chaque nouvelle " solution " s'écroule plus vite que la précédente.

Afin de comprendre le chaos monétaire actuel, il faut retracer brièvement les évolutions monétaires internationales du vingtième siècle. Toutes les interventions inflationnistes se sont effondrées sous le poids de leurs contradictions internes, annonçant l'arrivée d'une nouvelle série de mesures. L'histoire de l'ordre monétaire mondial au vingtième siècle peut être divisée en neuf périodes. Examinons-les, l'une après l'autre.

1. Phase I. L'étalon-or classique (1815-1914)

Métaphoriquement, on peut voir le monde occidental au dix-neuvième et au début du vingtième siècle - l'époque de l'étalon-or " classique " - comme un véritable âge d'or. À l'exception du problème de l'argent, le monde était basé sur l'étalon-or, ce qui veut dire que chaque monnaie nationale (le dollar, la livre, le franc, etc.) n'était que le nom d'une quantité d'or d'un poids bien précis. Le " dollar " , par exemple, était défini comme 1/20ème d'once, la livre comme un peu moins d'un quart d'once et ainsi de suite. De ce fait, les " taux de change " entre les différentes monnaies nationales étaient fixes, non parce qu'ils étaient arbitrairement contrôlés par les États, mais dans le même sens qu'une livre est définie comme pesant 16 onces.

Grâce à l'étalon-or international, le monde entier jouissait des avantages liés au fait d'avoir une monnaie unique. Le fait d'avoir une seule monnaie sur tout le territoire national a contribué à la croissance et à la prospérité aux États-Unis. Nous avons eu un étalon-or, ou du moins le même dollar dans tout le pays et nous n'avons pas eu à connaître le chaos d'innombrables monnaies émises par chaque ville, chaque conté et flottant les unes par rapport aux autres. Le dix-neuvième siècle a joui d'une monnaie unique dans tout le monde civilisé. La monnaie commune facilitait le commerce, l'investissement et les déplacements à l'intérieur de cette zone commerciale et monétaire, avec comme conséquence une spécialisation accrue et une meilleure division internationale du travail.

Il faut souligner que le choix de l'or comme standard monétaire ne résulte pas d'un choix arbitraire par des États. Depuis des siècles, l'or s'était imposé sur le marché comme monnaie marchandise, en raison de sa stabilité et de ses qualités monétaires. Par-dessus tout, l'offre et la production d'or sont assurées uniquement par le marché et non par l'imprimerie de l'État.

L'étalon-or fournit un mécanisme de marché permettant de limiter automatiquement les tentations inflationnistes de l'État. Il permet aussi de stabiliser automatiquement la balance des paiements de chaque pays. Comme le philosophe et économiste David Hume l'a noté au milieu du dix-huitième siècle, si un pays - par exemple la France - accroît sa production de billets en francs, les prix montent. La hausse des revenus en francs stimule les importations étrangères, qui sont également facilitées du fait que les produits étrangers deviennent relativement moins chers que les produits locaux. Simultanément, la hausse des prix domestiques décourage les exportations. Il en résulte un déficit de la balance des paiements, qui est soldée lorsque les pays étrangers demandent la conversion de francs en or. Les sorties d'or obligent finalement la France à réduire son inflation de papier sous peine de perdre toutes ses réserves d'or. Si l'inflation a joué sur les comptes bancaires, alors les banques françaises doivent réduire leurs prêts et leurs comptes courants, sinon elles encourent un risque de faillite si des étrangers demandent la conversion de leurs comptes en or. La contraction fait baisser les prix domestiques et génère un surcroît d'exportations, ce qui inverse le flux d'or jusqu'à ce que les prix soient égalisés entre la France et les autres pays.

Il est vrai que les mesures prises par l'État avant le dixneuvième siècle ont freiné ce processus de marché, rendant possible un cycle économique malgré l'existence de l'étalon-or, avec une période d'inflation suivie d'une récession. Parmi ces mesures, il faut noter tout particulièrement : le monopole du monnayage par l' État, les lois de cours légal, la production de papier-monnaie et le soutien de chaque État aux banques inflationnistes. Mais bien que ces mesures freinent le processus d'ajustement, en fin de compte la situation reste sous contrôle. Même si l'étalon-or classique du dix-neuvième siècle n'était pas parfait et connaissait des bulles et des krachs relativement mineurs, il reste de loin le meilleur ordre monétaire que le monde ait connu. C'est un ordre qui marchait, qui empêchait les cycles économiques de déraper complètement et qui facilitait le développement du commerce international, des échanges et de l'investissement note 1.

2. Phase I. Pendant et après la première guerre mondiale

Puisque l'étalon-or classique fonctionnait si bien, pourquoi s'est-il effondré ? Il s'est effondré parce que l'on a cru que les États tiendraient leurs promesses monétaires et qu'une fois les banques placées sous leur contrôle, ils veilleraient à ce que la livre, le dollar, le franc etc. restent convertibles en or. Ce n'est pas l'or qui a causé cet échec ; c'est la foi aveugle dans les promesses de l'État. Pour se lancer dans l'atrocité que fut la première guerre mondiale, chaque État avait besoin de gonfler son offre de monnaie papier et de monnaie bancaire. L'inflation était si forte qu'il était impensable que les États en guerre puissent tenir leurs promesses. C'est pourquoi ils ont décidé " d'abandonner l'étalon-or " - c'est-à-dire de se déclarer en faillite - peu après leur entrée en guerre. Tous, à l'exception des États-Unis, qui sont entrés en guerre tardivement et où l'inflation du dollar ne menaçait pas vraiment la convertibilité. Mais, en-dehors des États-Unis, le monde souffrait de ce que les économistes considèrent à présent comme le Nirvana, à savoir des taux de change flottants - appelés de nos jours " taux de change gérés " - avec des dévaluations compétitives, une guerre des blocs monétaires, un contrôle des changes, des tarifs douaniers, des quotas et l'effondrement du commerce international et de l'investissement. L'inflation de la livre, du franc, du mark etc. ont abouti à leur dépréciation par rapport à l'or et au dollar. Le chaos monétaire s'est répandu sur la planète.

À cette époque, heureusement, rares étaient les économistes qui osaient se réjouir de la situation comme si c'était un ordre monétaire idéal. On considérait plutôt que la Phase II marquait le début d'une catastrophe internationale et les hommes politiques, comme les économistes, cherchaient à retrouver la stabilité et la liberté de l'étalon-or classique.

3. PhaseI. L'étalon de change-or (Grande-Bretagne et États-Unis)

Comme revenir à l'âge d'or ? L'attitude raisonnable aurait été de reconnaître les faits - à savoir la dévaluation de la livre, du franc, du mark etc. - et de revenir à l'étalonor à un cours ajusté : un cours tenant compte de l'offre de monnaie et du niveau des prix existants. Par exemple, traditionnellement, la livre britannique avait été définie par un poids qui la rendait équivalente à 4,86 dollars. Mais à la fin de la première guerre mondiale, l'inflation en Angleterre avait ramené la livre à 3,50 dollars sur le marché des changes. Les autres monnaies aussi étaient dévaluées. Une sage décision pour l'Angleterre aurait été de revenir à l'or à un cours d'environ 3,50 dollars et que les autres pays inflationnistes fassent de même. Au lieu de cela, l'Angleterre a fait le choix funeste de revenir à l'or à l'ancien cours de 4,86 dollars2 . Elle l'a fait pour des raisons de " prestige national " , dans une vaine tentative de replacer Londres, avec sa " monnaie forte " , au cœur de la finance mondiale. Pour réussir un tel exploit, l'Angleterre aurait été obligée de contracter fortement son offre de monnaie ainsi que son niveau des prix. À 4,86 dollars pour une livre les exportations anglaises étaient bien trop chères pour être compétitives sur les marchés mondiaux. Mais politiquement la déflation était hors de question, car le poids croissant des syndicats, avec la mise en place d'un système national d'assurance-chômage, avait rendu les salaires rigides à la baisse. Pour pouvoir dégonfler la monnaie anglaise, il fallait revenir en arrière dans la croissance de l'État-providence. C'est pourquoi les Anglais ont préféré continuer à gonfler leur monnaie, ainsi que les prix. Sous l'effet combiné de l'inflation et de la surévaluation de la monnaie, les exportations anglaises sont restées anémiques pendant toutes les années 1920 et le chômage est demeuré élevé durant une période où presque tous les autres pays connaissaient une forte croissance.

Comment les Anglais pouvaient-ils avoir le beurre et l'argent du beurre ? En instaurant un nouvel ordre monétaire international, incitant ou obligeant les autres États à choisir l'inflation sous peine de surévaluer leur pro pre monnaie, afin de pénaliser leurs exportations et de subventionner les importations anglaises. C'est exactement ce qu'a fait l'Angleterre à la conférence de Genève en 1922, où elle a posé les bases d'un nouvel ordre monétaire international, l'étalon de change-or.

L'étalon de change-or fonctionnait de la façon suivante. Les États-Unis sont restés sur l'étalon-or classique, leurs dollars convertibles en or. Mais l'Angleterre et les autres pays occidentaux sont revenus à un pseudo étalon-or : en 1926 pour l'Angleterre et autour de cette date pour les autres pays. La livre anglaise et les autres monnaies n'étaient pas convertibles en or, mais uniquement en gros lingots d'or, utilisables uniquement pour des transactions internationales. Cela empêchait les citoyens ordinaires en Angleterre et dans les autres pays européens d'utiliser l'or dans leur vie quotidienne et laissait ainsi plus de champs à l'inflation monétaire et bancaire. De plus, la livre anglaise était convertible en or ou en dollars. Les autres monnaies n'étaient pas convertibles en or, mais en livres et l'Angleterre incitait la plupart de ces pays à lui renvoyer leur or à la parité surévaluée. Le résultat était une pyramide du dollar sur l'or, de la livre anglaise sur le dollar et des autres monnaies européennes sur la livre. Le dollar et la livre étaient les deux " monnaies-clés " de ce système baptisé " étalon de change-or " .

Dès lors, une fois que l'Angleterre a eu de l'inflation et un déséquilibre de sa balance commerciale, le mécanisme de l'étalon-or, qui aurait pu limiter l'inflation britannique, n'a pas fonctionné. Car les autres pays, au lieu de convertir leurs livres en or, préféraient les garder et augmenter l'inflation. Ainsi, plus rien ne limitait l'inflation en Angleterre et en Europe et en l'absence de la discipline de l'étalon-or, les déficits anglais s'accumulaient. Quant aux États-Unis, l'Angleterre est parvenue à les convaincre de laisser filer l'inflation du dollar, pour limiter l'hémorragie de ses réserves d'or et de dollars vers les États-Unis.

Le problème de l'étalon de change-or est qu'il ne peut pas durer. Vient un moment où il faut payer l'addition, qui est la conséquence désastreuse d'une longue période d'inflation. Tandis que les réserves de livres sterling s'entassaient en France, aux États-Unis et ailleurs, tout l'édifice inflationniste est devenu de plus en plus fragile et instable. Le moindre défaut de confiance pouvait provoquer un effondrement général. C'est exactement ce qui s'est produit en 1931. Lorsque des banques ont fait faillite à travers toute l'Europe et que la France a tenté de revenir à une " monnaie forte " en convertissant ses livres en or, la Grande-Bretagne a dû abandonner complètement l'étalon-or. Les autres pays européens l'ont rapidement suivie.

4. Phase IV. Les monnaies à cours forcé flottantes (1931-1945…)

Dès lors, le monde était retombé dans le chaos de la première guerre mondiale, sauf qu'à présent il y avait bien peu d'espoir de revenir un jour à l'étalon-or. L'ordre économique international s'était désintégré en chaos, avec des taux de change fixes ou gérés, dévaluations compétitives, contrôle des changes et barrières douanières. Une guerre économique et monétaire faisait rage, à l'échelon international, entre les monnaies et les blocs monétaires. Le commerce et les investissements internationaux se figeaient. Les échanges entre pays concurrents passaient par des accords de troc bilatéraux négociés par les États. Le Secrétaire d'État Cordell Hull a souligné à maintes reprises que ces conflits économiques et monétaires des années 1930 ont été la cause principale de la seconde guerre mondiale note3.

Les États-Unis sont restés sur l'étalon-or encore deux ans puis, en 1933-1934, ils ont abandonné l'étalon-or dans une vaine tentative d'enrayer la dépression. Désormais, les Américains ne pouvaient plus convertir leurs dollars en or et il leur était même interdit de posséder de l'or, sur place aussi bien qu'à l'étranger. Mais après 1934 les États-Unis sont restés sur une nouvelle forme d'étalon-or très particulier, où le dollar était convertible à 35 dollars l'once uniquement pour les gouvernements étrangers et leurs banques centrales. Il restait un lien ténu avec l'or. De plus, le chaos monétaire européen provoquait un afflux d'or vers le seul refuge monétaire à peu près sûr, les États-Unis.Le chaos et la guerre économique acharnée des années 1930 nous enseigne une leçon importante : les monnaies à cours forcé flottant librement, ainsi que l'ont préconisé Milton Friedman et l'école de Chicago, ont un grave défaut politique (en plus des erreurs économiques). Ce que les friedmaniens veulent faire - au nom de la liberté du marché - c'est couper définitivement toute référence à l'or, confier le contrôle absolu de chaque monnaie nationale à un État central chargé d'émettre une monnaie à cours forcé ; puis ensuite, pousser chaque pays à laisser fluctuer sa monnaie librement par rapport aux autres monnaies à cours forcé, tout en se retenant de laisser filer trop ouvertement l'inflation. Le grave défaut politique de ce système est qu'il offre à un État-nation le pouvoir absolu de contrôler la masse monétaire, en espérant que l'État s'abstiendra d'utiliser ce pouvoir. Puisque le pouvoir finit toujours par être utilisé - notamment le pouvoir d'émettre de la fausse monnaie - ce programme étatiste est évidemment bien naïf. Ainsi, l'expérience douloureuse de la Phase IV - la monnaie à cours forcé et la guerre économique des années 1930 - a poussé les autorités américaines à se fixer comme principal objectif de la seconde guerre mondiale de restaurer un ordre monétaire international viable ; un ordre dans lequel le commerce international pourrait renaître et la division internationale du travail porter ses fruits.

5. Phase V. Bretton Woods et le nouvel étalon-or (États-Unis 1945-1968)

Le nouvel ordre monétaire international a été conçu et proposé par les États-Unis lors de la conférence monétaire internationale de Bretton Woods, dans le New Hampshire en 1944, puis ratifiée par le Congrès en juillet 1945. Certes, le système de Bretton Woods était nettement meilleur que le désastre des années 1930. Mais ce n'était jamais qu'une variante inflationniste qui fonctionnait comme l'étalon de change-or des années 1920. Et, comme dans les années 1920, il n'allait pas marcher très longtemps.

Pour l'essentiel, le système était la réplique de l'étalon de change-or des années 1920, mais la livre sterling voyait son rôle de " monnaie clé " brutalement repris par le dollar. Le dollar, valorisé 1/35ème d'once, était à présent la seule monnaie clé. L'autre différence par rapport aux années, c'est que les Américains ne pouvaient plus convertir leurs dollars en or. À la place, on reprenait le mécanisme des années 1930, dans lequel seuls les gouvernements étrangers et leurs banques centrales pouvaient convertir leurs dollars. Seuls les gouvernements - et aucune personne privée - se virent accorder le privilège de convertir leurs dollars en or, la monnaie mondiale. Dans le système de Bretton Woods, les États-Unis empilaient des dollars (sous forme d'espèces et de dépôts bancaires) au-dessus de leurs réserves d'or, lesquelles pouvaient être demandées par les gouvernements étrangers pour convertir leurs dollars ; et tous les autres gouvernements détenaient des réserves de dollars et empilaient leur propre monnaie au-dessus. Puisque les États-Unis ont abordé la période de l'aprèsguerre avec un énorme stock d'or (environ 25 milliards de dollars) cela laissait beaucoup de marge pour empiler des dollars au-dessus. De plus, le système pouvait " marcher " un certain temps, car toutes les monnaies mondiales furent intégrées dans le nouveau système à leur parité d'avant-guerre, qui était le plus souvent nettement surévaluée après une période d'inflation et de dévaluations. La livre sterling, par exemple, fut intégrée à 4,86 dollars, bien plus que son pouvoir d'achat sur le marché. Puisque le dollar était artificiellement sous-évalué et la plupart des autres monnaies surévaluées en 1945, le dollar était rare et le monde souffrait d'une soi-disant pénurie de dollars que le contribuable américain était censé résorber par des aides aux pays étrangers. En clair, l'aide étrangère, financée par l'infortuné contribuable américain, servait en partie à subventionner l'excédent commercial du dollar sous-évalué.

Puisque l'inflation pouvait continuer un certain temps avant que ses effets ne se fassent sentir, les États-Unis se sont lancés après la guerre dans une politique d'expansion monétaire continue, une politique qu'ils ont joyeusement continué depuis. Au début des années 1950, une inflation américaine soutenue a commencé à changer le cours du commerce international. En effet, tandis que les États-Unis gonflaient et dilataient leur monnaie et leur crédit, les principaux pays européens, souvent influencés par des conseillers monétaires " autrichiens " , poursuivaient plutôt une politique de " monnaie forte " (par exemple l'Allemagne, la Suisse, la France, l'Italie). L'Angleterre, fortement inflationniste, était confrontée à une sortie massive de dollars qui la contraignait à dévaluer la livre à un niveau plus réaliste (pendant un temps elle resta autour de 2,40 dollars). Tout ceci, combiné à la productivité croissante de l'Europe et plus tard du Japon, provoquait un déficit récurrent de la balance des paiements des États-Unis. Comme les années 1950 et 1960 passaient, les États-Unis sont devenus de plus en plus inflationnistes, aussi bien en valeur absolue que relativement au Japon et à l'Europe de l'Ouest. Mais l'étalon-or n'était plus là pour freiner l'inflation - en particulier l'inflation américaine. Car les règles du jeu de Bretton Woods stipulaient que les pays d'Europe de l'Ouest devaient entasser des réserves de dollars et même les utiliser pour asseoir l'inflation de leur propre monnaie et du crédit.

Dans le courant des années 1950 et 1960, les pays d'Europe de l'Ouest (et le Japon), qui étaient favorables à une monnaie forte, en ont eu assez de devoir accumuler des dollars qui étaient à présent de plus en plus surévalués au lieu de sous-évalués. Comme le pouvoir d'achat - et donc la valeur réelle des dollars - baissait, les gouvernements étrangers ont voulu s'en débarrasser. Mais le système dans lequel ils étaient coincés tournait progressivement au cauchemar. Des critiques européennes se faisaient entendre, notamment celle de la France via le principal conseiller de De Gaulle en matière monétaire, l'économiste Jacques Rueff, qui était favorable à l'étalonor. Mais la réponse des Américains fut le mépris et une fin de non-recevoir. Les politiciens et économistes américains répondaient que l'Europe était tenue d'utiliser le dollar comme monnaie, avec les problèmes que cela entraînait. Par conséquent, les États-Unis poursuivaient gaiement l'inflation tout en ayant une attitude " d'indifférence bienveillante " vis-à-vis des conséquences monétaires internationales.

Mais l'Europe avait légalement le droit de convertir des dollars en or à 35 dollars l'once. Et comme le dollar était de plus en plus surévalué par rapport aux monnaies fortes et à l'or, les gouvernements européens ont commencé à exercer ce droit. Le frein de l'étalon-or s'est mis à agir. Ainsi, pendant les deux décennies qui ont suivi le début des années 1950, les États-Unis ont régulièrement perdu de l'or, jusqu'à ce que le stock d'or ait fondu de plus de 20 milliards à 9 milliards de dollars. Comment les États-Unis pourraient-il maintenir la convertibilité des dollars étrangers en or - la pierre angulaire de Bretton Woods - alors que l'inflation du dollar continuait et que sa base en or rétrécissait ? L'inflation du dollar et des prix n'était pas ralentie par ces considérations, pas plus que la politique " d'indifférence bienveillante " qui avait laissé s'accumuler plus de 80 milliards de dollars indésirables en Europe (connus sous le nom d'eurodollars). Les États-Unis exerçaient une forte pression politique sur les gouvernements européens pour les dissuader de convertir leurs dollars en or. À une plus grande échelle, ils faisaient comme les Anglais, qui avaient cajolé la France jusqu'en 1931 afin qu'elle ne convertisse pas ses importantes réserves de livres sterling. Mais les lois de l'économie, à leur manière, finissent toujours par rattraper les gouvernements. C'est ce qui est arrivé au gouvernement américain inflationniste à la fin des années 1960. L'étalon de change-or de Bretton Woods - que les États-Unis avaient présenté comme permanent et inébranlable - a commencé à s'effriter rapidement à partir de 1968.

6. Phase VI. Le dénouement de Bretton Woods (1968-1971)

À mesure que les dollars s'accumulaient à l'étranger et que l'or continuait de s'écouler à l'extérieur, les États-Unis ont rencontré des difficultés croissantes pour maintenir l'or à 35 dollars l'once sur les marchés de Londres et de Zurich. Le cours de 35 dollars l'once était la pierre angulaire du système et si les citoyens américains s'étaient vu interdire la possession d'or partout dans le monde, rien n'empêchait les citoyens des autres pays de détenir des pièces ou des lingots. En Europe, une façon de convertir ses dollars en or était de les vendre contre de l'or à 35 dollars l'once sur le marché. Comme le dollar poursuivait son inflation et se dépréciait et comme la balance des paiements américaine se creusait, les Européens et les autres personnes privées ont accéléré leurs ventes de dollars contre de l'or. Pour soutenir le dollar et maintenir le cours de 35 dollars l'once, le gouvernement américain était obligé de puiser dans son stock d'or pour le vendre à Londres et Zurich.

À la suite d'une crise de confiance dans le dollar sur le marché de l'or, en mars 1968 les États-Unis ont apporté un changement profond au système monétaire. L'idée était d'empêcher que le marché de l'or puisse devenir une gêne pour les accords de Bretton Woods. C'est ainsi qu'est né le " marché de l'or à deux vitesses " . Le but était d'isoler complètement le marché de l'or - qui menaçait de s'emballer - de la vraie action monétaire, dans les banques centrales et les gouvernements mondiaux. Les États-Unis ne visaient plus à maintenir le cours de l'or à 35 dollars sur le marché. Ils ne s'intéressaient plus au cours sur le marché libre de l'or, mais se mirent d'accord avec tous les autres pays pour rester indéfiniment à 35 dollars l'once. Dorénavant, les États et les banques centrales du monde n'achetaient plus l'or sur le marché " extérieur " et ne vendaient plus l'or sur ce marché. Désormais, l'or circulait simplement comme unité de compte d'une banque centrale à une autre et les nouvelles ressources en or - le marché libre de l'or ou la demande privée d'or - suivaient leur cours, indépendamment des accords monétaires internationaux.

En parallèle, les États-Unis militaient activement pour instaurer des réserves mondiales en papier d'un genre nouveau, les droits de tirage spéciaux (DTS). Ils espéraient à terme pouvoir les utiliser à la place de l'or, comme du papier-monnaie international émis par une future banque centrale mondiale (BCM). Si un tel système était mis en place, les États-Unis pourraient continuer leur inflation à tout jamais, tout en ayant le soutien des autres gouvernements (la seule limite étant alors le spectre de l'hyperinflation et l'effritement du papier-monnaie mondial). Mais l'Europe de l'Ouest et les pays à " monnaie forte " se sont fermement opposés aux DTS, qui ne constituent à ce jour qu'un petit supplément de réserves pour les Américains et les autres monnaies.

Tous les économistes pro papier, des keynésiens aux friedmaniens, étaient persuadés que l'or disparaîtrait du système monétaire international. Tous ces économistes très sûrs d'eux-mêmes prédisaient que l'or, une fois privé du " soutien " du dollar, tomberait rapidement sous les 35 dollars l'once et même jusqu'à ce qu'ils considéraient comme le prix " industriel " non monétaire de l'or, à 10 dollars l'once. Au lieu de cela, le cours de l'or n'est jamais passé sous les 35 dollars. Il est resté en permanence audessus de 35 dollars et est monté jusqu'à environ 125 dollars l'once début 1973. À peine un an plus tôt, aucun économiste pro papier n'aurait osé imaginer un tel chiffre.

Au lieu d'instaurer un nouveau système monétaire pérenne, le marché de l'or à deux vitesses a juste permis de gagner quelques années. L'inflation américaine et les déficits ont continué. Les eurodollars s'accumulaient rapidement, l'or continuait de sortir et le cours élevé de l'or sur les marchés internationaux indiquait que la confiance dans le dollar s'effritait de plus en plus vite. Le système à deux vitesses se termina par une crise - et par la dissolution de Bretton Woods note4.

7. Phase VI. La fin de Bretton Woods : monnaies à cours forcé flottantes (août-décembre 1971)

Le 15 août 1971, tandis que le Président Nixon imposait un gel des salaires dans une vaine tentative de stopper l'inflation, il précipitait dans le même temps la chute du système de Bretton Woods datant de l'aprèsguerre. Comme les banques centrales européennes avaient fini par menacer de convertir en or une partie de leurs stocks de dollars, Nixon décida d'abandonner complètement l'or. Pour la première fois dans l'histoire des États-Unis, le dollar était totalement à cours forcé, sans aucun adossement à l'or. Même le lien ténu avec l'or qui subsistait depuis 1933 était à présent rompu. Le monde était plongé dans le système de monnaies à cours forcé des années 1930 et même pire puisque même le dollar n'avait plus de référence à l'or. Au loin se profilaient le spectre tant redouté des blocs monétaires, des dévaluations compétitives, la guerre économique et l'effondrement du commerce international et des investissements, avec la dépression mondiale qui va avec.

Que faire ? Pour essayer de reconstituer un ordre monétaire international ne reposant pas sur l'or, les États-Unis emmenèrent le monde vers les accords de Washington du 18 décembre 1971.

8. Phase VI. Les accords de Washington (décembre 1971-février 1973)

Les accords de Washington, présentés par Nixon comme l'un des " plus grands accords monétaires dans l'histoire mondiale " , étaient encore plus fragiles et instables que l'étalon de change-or ou les accords de Bretton Woods. Car une fois de plus, les pays du monde promettaient de maintenir des taux de change fixes, mais cette fois sans or ni aucun support mondial en espèces. En outre, de nombreuses monnaies européennes s'échangeaient à une parité sous-évaluée par rapport au dollar. La seule concession américaine fut une minuscule dévaluation du cours officiel du dollar à 38 dollars l'once. Même si elle était trop petite et arrivait trop tard, cette dévaluation était importante d'un autre point de vue. Elle mettait fin à une longue succession de promesses des États-Unis, qui s'étaient engagés à maintenir le cours à 35 dollars l'once à tout prix. Finalement, on admettait implicitement que le cours de 35 dollars n'était pas gravé dans le marbre.

Sans un moyen d'échange universel, inévitablement, les taux de change fixes étaient condamnés à lâcher, même en se laissant de larges zones de fluctuation. C'était d'autant plus vrai qu'aux États-Unis l'inflation monétaire et la hausse des prix, le déclin du dollar et le déficit de la balance des paiements s'aggravaient.

Combinée avec une inflation continue et sans le soutien de la convertibilité en or, la masse eurodollars fit monter le cours de l'or sur le marché jusqu'à 215 dollars l'once. Chaque jour, la surévaluation du dollar et la sousévaluation des monnaies fortes européennes et japonaise devenaient plus flagrantes et cours le dollar a fini par s'effondrer sur les marchés mondiaux, provoquant la panique de février-mars 1973. Il devenait impossible pour l'Allemagne de l'Ouest, la Suisse, la France et les autres pays à monnaie forte d'acheter des dollars afin de soutenir son cours surévalué. En un peu plus d'un an, les taux de change fixes sans convertibilité en or des accords de Washington avaient volé en éclats en se heurtant à la dure réalité économique.

9. Phase IX. Monnaies à cours forcé flottantes (mars 1973-…?)

Après l'effondrement du dollar, le monde a de nouveau basculé dans un régime de monnaies à cours forcé flottantes. À l'intérieur du bloc d'Europe de l'Ouest, les taux de changes étaient liés les uns aux autres et les États-Unis ont dévalué de nouveau un petit peu le cours officiel du dollar, à 42 dollars l'once. Comme le dollar plongeait de jour en jour sur le marché international des changes et que le mark ouest-allemand, le franc suisse et le yen japonais grimpaient toujours plus haut, les autorités américaines, sous l'influence des économistes friedmaniens, ont commencé à penser que c'était là une situation monétaire idéale. Reconnaissons que, dans un monde de taux de change libres, il n'y aurait pas d'accumulation excessive de dollars ni de crises de la balance des paiements. Les entreprises américaines exportatrices se réjouissaient, parce que la baisse du dollar avait rendu les produits américains bon marché à l'étranger, ce qui favorisait les exportations. Il est vrai que certains gouvernements continuaient à intervenir dans les fluctuations des taux de change (taux de change " gérés " au lieu de " libres " ) mais, dans l'ensemble, l'ordre monétaire international semblait avoir atteint le nirvana friedmanien.

Pourtant, on a constaté rapidement que tout n'allait pas pour le mieux dans le système monétaire international. Un problème récurrent est que les pays à monnaie forte ne peuvent pas éternellement rester assis et regarder leur monnaie s'apprécier et leurs exportations chuter au profit de leurs concurrents américains. Si l'inflation américaine et la baisse du cours du dollar se prolongent, très rapidement ils adoptent des dévaluations compétitives, des contrôles des changes, des blocs monétaires et la guerre économique des années 1930. Mais le revers de la médaille pose un problème encore plus pressant : la baisse du dollar signifie que les importations américaines sont beaucoup plus chères, les touristes américains à l'étranger sont pénalisés et les pays étrangers s'arrachent nos exportations bon marché ce qui fait monter leurs prix domestiques (comme la hausse du prix de la viande et du blé aux États-Unis). Les exportateurs américains sont donc bien avantagés, mais seulement au détriment des consommateurs américains, assommés par l'inflation. Les fluctuations rapides du taux de change entretiennent une forte incertitude. Les Américains l'ont reçue de plein fouet avec la chute brutale du dollar sur le marché des changes en juillet 1973.

Depuis que les États-Unis ont complètement abandonné l'or en août 1971 et opté pour le système friedmanien de taux de change libres en mars 1973, les États-Unis et le monde ont subi la période d'inflation la plus forte et la plus soutenue de l'histoire du monde en temps de paix. Bien entendu, c'est tout sauf une coïncidence. Avant que le dollar soit coupé de l'or, les keynésiens et les friedmaniens soutenaient chacun à leur manière l'idée d'un papier-monnaie à cours forcé, prédisant avec assurance qu'une fois la monnaie à cours forcé établie, le prix de marché de l'or redescendrait rapidement à son niveau non monétaire, aux alentours de 8 dollars l'once. Dans leur rejet de l'or, les deux écoles soutenaient que c'était la puissance du dollar qui avait fait monter le cours de l'or et non l'inverse. Depuis 1971, le prix de marché de l'or n'est jamais repassé sous l'ancien prix officiel de 35 dollars l'once et la plupart du temps il est resté considérablement plus élevé. Dans les années 1950 et 1960, lorsque des économistes comme Jacques Rueff appelaient un étalon-or à 70 dollars l'once, un prix aussi élevé était considéré comme absurde. Il semble aujourd'hui si bas que ç'en est encore plus absurde. La flambée du cours de l'or est un signe de la dépréciation catastrophique du dollar depuis que les économistes " modernes " ont imposé leurs vues et qu'on lui a retiré le soutien de l'or.

On voit aujourd'hui que le monde en a assez de l'inflation sans précédent qui a été déclenchée, aux États-Unis et ailleurs, par l'ère des monnaies à cours forcé flottantes inaugurée en 1973. Nous sommes également inquiets devant les taux de changes extrêmement volatiles et imprévisibles. Cette volatilité est la conséquence du système national de monnaie à cours forcé, qui a fragmenté la monnaie mondiale et ajouté à l'incertitude naturelle des prix de marché l'instabilité artificielle de la politique. Le rêve friedmanien de monnaies à cours forcé flottantes est parti en fumée et il a été remplacé par un désir bien compréhensible de revenir à une monnaie internationale avec des taux de changes fixes.

Malheureusement, l'étalon-or a été oublié et le but ultime de la plupart des dirigeants américains et mondiaux serait d'établir une monnaie papier à cours forcé dans la vieille tradition keynésienne, une nouvelle unité monétaire qui serait émise par une banque centrale mondiale. Que cette nouvelle monnaie s'appelle " le bancor " (ainsi nommé par Keynes), " unita " (comme le proposait Harry Dexter White, représentant du Trésor durant la seconde guerre mondiale) ou bien le " phœnix " (comme le suggère The Economist), cela n'a aucune importance. Le point crucial est qu'une telle monnaie papier internationale éliminerait en effet les crises de la balance des paiements, puisque la BCM pourrait émettre autant de bancors qu'elle le souhaite et les fournir au pays de son choix, mais elle serait le canal de diffusion d'une inflation mondiale sans précédent, puisqu'elle ne serait limitée ni par les crises de la balance des paiements, ni par la chute de son taux de change. La BCM serait alors seule aux commandes pour déterminer l'offre mondiale de monnaie et sa répartition entre les pays. Usant de son pouvoir, la BCM soumettrait le monde à ce qu'elle considère être une inflation sagement contrôlée. Hélas, plus aucun obstacle ne s'opposerait alors à une hyperinflation mondiale ; aucun, si ce n'est l'aptitude douteuse de la BCM à piloter l'économie mondiale.

Tandis que les dirigeants keynésiens dans le monde continuent de rêver d'une banque centrale et d'une monnaie papier mondiale, un objectif plus réaliste et plus accessible serait de revenir à un système de Bretton Woods idéalisé, mais cette fois sans la convertibilité en or. Déjà, les principales banques centrales tentent de " coordonner " leurs politiques monétaires et économiques, d'harmoniser les taux d'inflation et d'établir les taux de change. Le mouvement qui milite en faveur d'une monnaie papier européenne émise par une banque centrale européenne semble sur le point de réussir. Cet objectif est présenté au public naïf sous le prétexte fallacieux qu'une union économique européenne ne peut constituer un marché si elle n'est pas chapeautée par une bureaucratie européenne, une harmonisation fiscale européenne et, en particulier, une banque centrale Européenne et une monnaie unique. Une fois ceci accompli, il s'ensuivra immédiatement une meilleure coordination avec la Réserve Fédérale et les autres principales banques centrales. À partir de là, une banque centrale mondiale ne devrait-elle pas suivre ? En attendant ce but ultime, cependant, nous pourrions bientôt nous retrouver dans un nouveau Bretton Woods, avec ses crises de la balance des paiements et la loi de Gresham, découlant de taux de change fixes dans un monde de monnaies à cours forcé.

Si nous regardons devant nous, l'avenir du dollar et du système monétaire international est plutôt sombre. À moins que et tant que, nous ne serons pas revenus à l'étalon-or classique à un prix réaliste, fatalement, le système monétaire international effectuera un mouvement de balancier entre taux de change fixes et taux de change flottants, chacun des deux soulevant des problèmes insolubles, ne fonctionnant pas bien et voué à disparaître. Cette désintégration sera alimentée par l'inflation continuelle de l'offre de dollars et donc par des prix américains ne montrant aucun signe de ralentissement. Les perspectives futures sont une inflation domestique galopante, accompagnée par un effondrement monétaire et à l'étranger la guerre économique. La seule chose qui puisse changer ce pronostic serait un changement profond du système monétaire américain et mondial : par le retour à une monnaie marchandise telle que l'or et par le retrait complet de l'État du domaine monétaire.

Épilogue : L'histoire monétaire récente Jörg Guido Hülsmann

L'essai de Murray Rothbard [État, qu'as-tu fait de notre monnaie] se termine par une analyse du système monétaire international tel qu'il se présentait à la fin des années 70. Dans ce qui suit, nous allons exposer son évolution postérieure (c'est à dire jusqu'en 1999). Pour ce faire, il nous sera nécessaire de reprendre certains aspects de la théorie monétaire et, en particulier, d'élaborer davantage que Rothbard la théorie des monnaies concurrentielles, qui a une importance fondamentale pour la compréhension de ces 25 dernières années.

1. La nature des nouvelles autorités monétaires internationales

La présentation magistrale de l'histoire monétaire que nous livre Rothbard nous rappelle constamment l'axiome de base de la théorie monétaire selon lequel les échanges monétaires ne dépendent pas de la quantité de monnaie. N'importe quelle quantité de monnaie suffit à échanger n'importe quelle quantité donnée de biens et services. Une quantité de monnaie plus grande ne permet d'échanger biens et services qu'à un prix plus élevé (niveau de prix plus élevé) alors qu'une quantité de monnaie plus petite remplit la même fonction à des prix plus bas.

Pour les consommateurs le niveau des prix ne joue aucun rôle. S'il y a moins de monnaie en circulation, leurs revenus sont inférieurs mais les prix des biens de consommation le sont également. De même, une quantité de monnaie plus grande va de pair avec des revenus plus élevés mais aussi avec des prix plus hauts pour les biens de consommation. Pour les revenus réels cela n'a, à l'évidence, aucune importance.

Il en va de même pour les entrepreneurs. Le niveau de prix n'a aucune importance pour le succès commercial. Ce qui est décisif, c'est bien plus la marge entre les prix d'achats et de ventes. Les entreprises rentables ont des marges suffisantes tandis que les entreprises non rentables ont des marges trop faibles ou même, parfois négatives. Or, des marges importantes, faibles, positives ou négatives existent bien à n'importe quel niveau de prix. Plus la quantité de monnaie est grande, plus les prix d'achats et de ventes sont élevés et réciproquement.

Si la quantité de monnaie n'est d'aucune utilité pour sa véritable fonction - l'échange - comment se fait-il qu'elle reçoive autant d'attention de la part des scientifiques et des praticiens de la politique ? Pourquoi existe-il des autorités monétaires telles que la Bundesbank ou le Fonds Monétaire International (FMI) dont la fonction principale est de réglementer et de répartir la production de monnaie ?

Rothbard nous dit qu'il faut porter son regard non pas sur la quantité de monnaie en tant que telle mais sur ses variations. Ces dernières sont, elles aussi, insignifiantes pour la fonction d'échange de la monnaie, mais elles vont nécessairement de pair avec des redistributions. Lorsque la masse monétaire augmente, la monnaie supplémentaire parvient d'abord à un petit nombre d'agents, puis se diffuse progressivement aux autres participants. Les premiers à recevoir la monnaie supplémentaire peuvent alors acquérir plus de biens qu'il ne leur aurait été possible autrement et cela se fait nécessairement au détriment des receveurs ultérieurs qui eux, ne peuvent acheter autant.

En un mot : tandis que les variations de la quantité de monnaie importent peu pour la fonction d'échange de la monnaie, elles détournent les flux de revenus au sein de la société.

Les gouvernements de toutes les nations ont été tentés depuis la nuit des temps de prendre le contrôle de la production de la monnaie et de diriger sa redistribution en fonction de leurs intérêts propres. Rothbard nous démontre comment l'État a aujourd'hui, après des siècles d'efforts, finalement atteint ce but de manière complète. Autrefois la monnaie était en métal précieux, et sa production était donc limitée par les ressources naturelles ; la monnaie d'aujourd'hui, en revanche, est de la monnaie-signe (le plus souvent sous la forme de papiermonnaie) (note1) et peut être multipliée à chaque instant au centuple par l'arbitraire de son producteur privé ou public. De ce fait, certains citoyens ou groupes privilégiés s'enrichissent aux frais de tous les autres citoyens.

Il ne faut pas grand effort pour imaginer quel rôle les autorités monétaires modernes jouent dans l'orientation des flux de revenus. Dans une économie libre, seules les décisions d'achats des consommateurs déterminent quels produits peuvent être produits de manière rentable et en quelle quantité. Dans la démocratie du marché, seuls les consommateurs décident, en dernier ressort, des revenus individuels. Or, les autorités monétaires interfèrent avec ce processus et le mettent partiellement hors d'état de fonctionner. En produisant, à un coût négligeable, n'importe quelle somme de monnaie nouvelle, elles maintiennent en vie des entreprises non rentables aux dépens de tous les autres citoyens. Elles créent une " liquidité " qui affaiblit le processus de sélection. La planche à billets crée cette " liquidité " qui semble permettre une croissance illimitée du déficit budgétaire et du marché boursier.

En un mot, la monnaie papier constitue l'instrument le plus important pour la promotion et le maintien d'intérêts privilégiés, donc presque toujours d'intérêts établis. La monnaie papier rend les riches plus riches et les puissants plus puissants qu'ils ne pourraient l'être en ne comptant que sur la coopération volontaire de leurs concitoyens. Elle donne à l'État la manne grâce à laquelle il peut continuer à croître aux dépens de ses sujets.

Dans le domaine international la monnaie papier apparaît sous des formes différentes, mais qui ne changent rien à sa nature d'outil d'enrichissement injustifié. Tous les systèmes de monnaie papier sont des créations de l'État, et le développement des systèmes monétaires internationaux n'est que la continuation par d'autres moyens des politiques intérieures de redistribution. Tout comme les systèmes monétaires nationaux ont été crées pour conférer des privilèges aux groupes politiques les plus influents aux dépens de tous les autres citoyens, les institutions politiques internationales (SME, BCE, FMI etc. ) ont été créées pour conserver et affermir ces avantages de la caste politique et administrative.

L'évolution de ces dernières années nous a rapprochés significativement du Nouvel Ordre Mondial recherché en Europe, au Japon et aux USA par un groupe influent d'hommes politiques, d'entrepreneurs et d'intellectuels, tous unis dans une même foi keynésienne. Il s'agit de faire en sorte que les relations économiques ne soient plus réglées par des accords privés mais par une bureaucratie internationale. Dans ce nouvel ordre mondial, il n'y aura plus qu'une seule monnaie mondiale et une seule police mondiale qui imposera les décrets d'une unique bureaucratie internationale (note2).

Ces plans qui, pour Rothbard, en 1990 n'étaient encore que de vagues projets futurs, ont pour une part déjà été réalisés. Le premier élément de ce nouveau " monde enchanté " fut, au début des années 90, la création de l'Organisation Mondiale du Commerce qui, de fait, remplaça les accords de commerce multilatéraux entre États signés dans le cadre du GATT. Début 1994, l'accord de libre-échange nord-américain a vu le jour (NAFTA) et début 1999, ce fut le tour de la banque centrale européenne. La Commission européenne obtient de plus en plus d'influence et se positionne comme élément central d'un futur gouvernement central européen. Nous n'en sommes pas encore tout à fait à planifier une banque centrale mondiale, mais ceci devrait constituer le prochain stade de développement, dès que les monnaies nationales auront disparu définitivement d'Europe. Le noyau d'une telle institution pourrait être constitué par la Banque Mondiale à Washington DC, qui existe depuis longtemps et se cherche une fonction valable. (Jusqu'à présent elle a principalement servi à maintenir artificiellement au pouvoir les gouvernements corrompus des pays du Tiers-monde en leur fournissant des crédits prélevés sur les contribuables occidentaux. Ainsi fut acheté durant la guerre froide la coopération militaire de ces puissances. Depuis lors, la contrepartie consiste en des libéralisations commerciales ponctuelles à l'exportation, qui favorisent, en principe, des entreprises ayant de bonnes relations avec la Banque Mondiale.)

Si la tendance vers un ordre politique mondial nouveau est clairement identifiable, il ne suffit pas de la décrire comme la conséquence d'une conspiration mondiale. Si toute planification émanant d'un groupe est, d'une certaine manière, le fruit d'une " conspiration " , on n'a rien expliqué lorsqu'on se borne à démontrer que certaines personnes ont intérêt à certaines évolutions. Encore faut-il prouver pourquoi ces personnes ont réussi à faire valoir leurs intérêts mieux que d'autres. Quelles sont les conditions objectives qui ont fait que les partisans de ce nouvel ordre keynésien ont enregistré un tel succès au cour de ces 25 dernières années ? C'est à cette question que nous nous proposons de répondre.

1.1 La transition du système de Bretton Woods au SME Système Monétaire Européen

Après l'échec du système de Bretton Woods et de l'accord du Smithsonian en 1973, les banques centrales occidentales ont pu agir un certain temps sans entraves. Elles ont imprimé la monnaie qui servit à financer l'explosion des États-providences, et les entreprises non rentables appartenant à l'État ou financées par lui. Elles ont dégagé des lignes de crédits très " flexibles " pour les banques commerciales, grâce auxquelles ces dernières purent accorder des crédits toujours plus importants aux États, Régions et communes.

Ce furent des jours dorés pour tous les intérêts économiques ainsi privilégiés des pays occidentaux (en Allemagne, ce furent surtout les banques, la sidérurgie, l'industrie automobile, l'administration, la construction routière, les syndicats et l'industrie pharmaceutique qui en profitèrent). Mais il y eut également des effets secondaires, qui du point de vue de ces groupes tout comme du point de vue d'autres groupes, furent très négatifs.

Premièrement, l'inflation a conduit à une " fuite vers les biens de valeur " , qui a pesé de plus en plus sur le marché du crédit. Cette évolution a inexorablement provoqué la résistance des banques et de l'industrie.

Deuxièmement, l'inflation a démuni tous les épargnants et les personnes à revenus fixes. Cela a mécontenté particulièrement la classe moyenne, en particulier les fonctionnaires.

Troisièmement, l'inflation a tendu à réduire la propension à épargner des citoyens. Dans la plupart des pays, cette tendance n'était pas encore très sensible, mais il était clair pour tous les responsables qu'une inflation plus importante conduirait tôt ou tard à une forte diminution de l'accumulation du capital. Du fait des restrictions - à l'époque, beaucoup plus fortes - des mouvements de capitaux, une telle évolution n'était acceptable ni pour l'industrie ni pour les agents des marchés de financiers. Même l'État en vint à craindre une réduction de ses revenus fiscaux.

Quatrièmement : apparut le problème, négligé jusqu'alors, de la volatilité des taux de change. Les éléments principaux du système de Bretton Woods étaient les suivants :
l'obligation pour la Banque centrale américaine de rembourser en or les dollars présentés par les autres banques centrales, l'obligation pour toutes les autres banques centrales d'échanger à la demande leur propre monnaie contre des dollars.

Les monnaies nationales n'étaient en fait que des certificats de possession d'un seul et même bien, l'or. Elles étaient définies par une parité fixe.

Il en allait bien différemment dans le nouveau système de papiers-monnaies à base purement nationale qui lui a fait suite une fois que les billets des banques centrales ne furent plus remboursés en or. Les monnaies nationales n'étaient plus de ce fait des documents représentatifs de la propriété d'une certaine quantité d'or mais des biens propres. Les banques centrales n'étaient plus de simples banques mais des producteurs de monnaie. Et comme davantage de francs furent produits que de marks, et plus de marks que de francs suisses etc. les valeurs des différentes monnaies nationales ont évolué dans des proportions différentes. Ainsi apparurent des variations des taux de change qui ne pouvaient être prédites de manière certaine et, de ce fait, constituèrent une entrave au commerce international, et en particulier aux mouvements internationaux de capitaux.

2. La création du système monétaire européen

Sur ce fond, de nouveaux groupes d'intérêts apparurent dans tous les pays pour pousser au retour à un système de changes fixes. En Europe ces efforts conduisirent à la création du SME Système Monétaire Européen, en 1979. Lors d'une conférence à Brème en 1978, les gouvernements de France, d'Allemagne, d'Italie, de Hollande, de Belgique, du Luxembourg, du Danemark et d'Ireland se mirent d'accord pour stabiliser leurs monnaies à l'intérieur de certaines marges. Le résultat de leurs efforts fut la naissance de ce que l'on baptisa de manière prétentieuse et trompeuse : " le Système Monétaire Européen " (SME).

Le SME a répondu à deux exigences essentielles des coalitions politiques dominantes dans les pays concernés. D'une part, il a stabilisé les taux de changes et a réduit, du moins en Europe, le risque des investissements à l'étranger ainsi que des contrats de livraisons. (Soulignons que cela ne profitait pas seulement aux " intérêts du capital " mais à tous les citoyens, car une plus forte division internationale du travail augmente la productivité dans tous les pays.)

D'autre part, le SME ne prévoyait aucun remboursement obligatoire en or des monnaies nationales - ni même l'utilisation d'aucune autre monnaie marchandise. Bien au contraire, il laissait en place les monnaies papier nationales et ne cherchait qu'à stabiliser les taux de change entre eux.

Le but de cette construction était évident. L'introduction d'une monnaie marchandise aurait fortement limité la capacité de créer de la monnaie. Ceci ne pouvait être accepté par les forces au pouvoir dans les pays fondateurs du SME, car leurs positions économiques dépendaient de la possibilité de se financer par la planche à billets. Elles avaient donc un intérêt essentiel à conserver des monnaies papier. Le SME ne pouvait reposer que sur du papier.

3. La signification du SME, 1979-1998

Pour comprendre l'évolution du SME, il faut tout d'abord se libérer d'un malentendu aussi fondamental que répandu. La plupart des économistes commettent l'erreur de juger des institutions comme le SME selon l'intention de leurs créateurs et non selon leur nature effective. Le but des pères du SME était de créer un système de taux de change fixes entre monnaies papier. Mais l'institution qu'ils créèrent se révéla être tout autre chose.

La réalité apparaît dès que l'on se représente clairement les conditions et le mode de fonctionnement d'un système de changes fixes entre des monnaies papier. Techniquement, un tel système revient à ce que les banques centrales soient obligées d'acheter la monnaie des autres banques centrales. Une banque centrale ne peut stabiliser sa propre monnaie que de manière imparfaite. Lorsque son taux de change augmente, elle peut régir en produisant davantage de monnaie (faire fonctionner la " planche à billets " ) et, par la vente de cette monnaie supplémentaire, faire baisser son taux de change. Mais il en va tout autrement lorsque son cours commence à baisser. Elle peut faire appel à ses réserves (les réserves centrales) pour racheter sa propre monnaie. Cependant cette solution ne peut durer très longtemps, même pour une banque centrale riche comme la Bundesbank. Il devient donc nécessaire qu'à un moment ou un autre les autres banques centrales se mettent à fabriquer de leur propre monnaie, pour racheter la monnaie en baisse et empêcher une chute encore plus grave.

Ces considérations techniques mettent en lumière le problème fondamental sous-jacent à tout système de parités fixes. Ces systèmes amplifient les possibilités de manipulations. Rappelons-nous que la finalité de la monnaie papier est uniquement de servir à multiplier la quantité de monnaie plus rapidement que cela ne serait possible avec une monnaie marchandise, et ce dans le but de manipuler les flux de revenus au sein de la société. Cependant, pour l'essentiel cette redistribution ne concerne que l'économie nationale de la banque centrale en question. Cette dernière n'est en mesure de redistribuer qu'à l'intérieur de sa propre économie. Elle ne peut pas enrichir son économie aux dépens des autres pays, car l'inflation de sa monnaie conduit inévitablement à la chute de son taux de change, ce qui rétablit l'équilibre entre les importations et les exportations de biens et services.

Tout est différent dans un système de changes fixes. Comme nous l'avons vu, un tel système offre une garantie de reprise pour les monnaies à tendance inflationniste. Les autres acteurs sur le marché (les autres banques centrales) sont obligés de racheter, au cours ancien, la monnaie dont la valeur s'est affaiblie. Ainsi une banque centrale est incitée à multiplier sa propre monnaie le plus possible - ou, du moins, plus que ne le font les autres banques centrales. Dans la mesure où cela réussit, le pays inflationniste peut ainsi importer plus de biens et de services qu'il n'exporte et donc s'enrichir aux dépens des autres pays.

Il est donc clair, que tout système de taux de changes fixes entre monnaies papier doit un jour ou l'autre s'effondrer. Si chaque préfet disposait d'une planche à billets imprimant des billets semblables à ceux de la Banque de France, chacun d'entre eux serait incité à en imprimer le plus possible afin d'enrichir son département aux dépens de tous les autres. Et même s'il ne le voulait pas, il serait bien forcé de faire de l'inflation car, sinon, les autres propriétaires de presses à billets pourraient le devancer. Il est évident qu'un tel système ne serait pas viable et qu'il conduirait à plus ou moins long terme à l'hyperinflation, donc à l'effondrement de la monnaie. Il en va de même dans un système de parités fixes entre monnaies nationales. Les banques centrales concernées n'impriment pas une monnaie unique, mais la fixité des parités aboutit à définir leurs monnaies comme étant la même monnaie. Chacune a donc intérêt à faire l'inflation la plus forte possible.

Le SME n'était pas un système taux de changes fixes. Il n'existait pas d'obligation pour chaque banque centrale de racheter la monnaie des autres. Si cela avait été le cas, le SME aurait été une sorte de hamac pour gouvernements inflationnistes qui auraient pu ainsi régulièrement être sauvés par les autres banques centrales. La conséquence inévitable aurait été une hyperinflation à l'échelle européenne.

Les banques centrales du SME n'avaient d'obligation que par rapport à leur propre monnaie. Il revenait à chaque autorité monétaire de créer le moins d'inflation possible afin de prévenir une baisse du taux de change de sa monnaie. Lorsque celui-ci se détériorait, chaque banque centrale était obligée d'arrêter la chute par la vente de ses propres réserves. Elle pouvait espérer le secours des autres banques centrales, mais ces dernières n'y étaient pas obligées.

Dans ces conditions, obtenir la stabilité des taux de change n'était réalisable que par autolimitation. Chaque autorité monétaire devrait prendre par elle-même la décision de multiplier sa monnaie le moins possible. Mais cette constatation ne se fit que peu à peu. De nombreux États européens ne souhaitaient pas mettre fin à leur politique d'inflation. Ils voulaient bénéficier de taux de change stables, tout en continuant de manipuler à grande échelle les flux de revenus grâce à la planche à billets. Mais ceci n'était possible que si les autres institutions acceptaient de créer autant de monnaie qu'eux. Or il se trouvait au sein du SME toujours au moins une banque centrale pour faire moins d'inflation que les autres. Historiquement, ce fut le rôle de la Bundesbank, la banque centrale allemande.

Comme pendant les premières années du SME toutes les autres banques centrales firent plus d'inflation que la Bundesbank, la valeur de leurs monnaies par rapport au mark était touj ours en baisse. Ceci entraîna de fréquents " réajustements " des parités, soi-disant fixes. Entre 1979 et 1983, on compta pas moins de neuf ajustements monétaires pour tenir compte de la perte de valeur des monnaies inflationnistes. Un changement remarquable intervint pour la première fois en 1983 lorsque le gouvernement français, sous le coup de l'échec de sa politique inflationniste, revint à la raison. Par la suite, les ajustements devinrent plus rares mais plus spectaculaires. Entre 1987 et 1992, il n'y eut pas de changements sensibles, et les hommes politiques de tous bords, favorables à Bruxelles, commencèrent à fanfaronner que le SME avait enfin permis d'arriver à des taux de change immuables. Au cours de l'été 1992, cette fausse vérité a volé en éclats sous le coup des dévaluations irlandaises et espagnoles.

Dès l'automne de l'année suivante, les autres parités s'effondrèrent définitivement. La livre britannique baissa si gravement que le gouvernement britannique abandonna toute tentative de stabiliser la livre et finalement quitta le SME. Peu après, ce fut au tour du franc français de recevoir " la monnaie de sa pièce " pour sa propre perte de valeur. La Banque de France n'avait plus suffisamment de réserves pour racheter les francs qu'elle avait mis en circulation. L'échec du SME était patent.

Mais les eurocrates français et allemands ne voulurent jamais l'admettre car ils redoutaient que cela ne compromette le mouvement de centralisation politique auquel ils aspiraient. Il ne fut plus question que de sauver les apparences pour quelques temps encore, jusqu'à ce que l'union monétaire européenne soit conclue et mise en place. Ils utilisèrent une astuce qui consista à élargir les marges de fluctuation des monnaies de 2,5 % à 15 %.

Formellement, l'ancien SME restait toujours en place. Les marges de flottement étaient " seulement " élargies. L'astuce fonctionna car peu de journalistes et d'économistes pensèrent à appeler la chose par son nom, alors que le roi était nu ! Le nouveau SME n'était pas plus un système que son prédécesseur. Mais tandis qu'avec l'ancien dispositif on avait obtenu au moins une certaine stabilité des taux, avec le nouveau il n'y avait plus de stabilité du tout, il ne restait que du verbiage pur et simple.

Les crises du SME signifiaient que les autorités monétaires nationales étaient laissées à elles-mêmes. Le SME présupposait que chaque banque centrale prenne de manière unilatérale les mesures qui s'imposaient pour soutenir le taux de change de sa monnaie. En d'autres termes, le SME en lui-même n'avait pas de signification pratique. Il ne constituait pas un système, dans le sens où les décisions des banques centrales dépendraient les unes des autres. Chaque banque centrale était indépendante, et tous les succès attribués au SME furent en fait des succès que les gouvernements nationaux ont obtenus par eux mêmes. Ce qui s'est passé sur le marché européen des devises depuis 1979 aurait pu tout aussi bien se dérouler sans l'accord intergouvernemental de 1978.

Cette réalité n'a été reconnue que par quelques rares économistes (3). Et ceci est sans doute la meilleure illustration du déclin actuel de la pensée économique. La plupart des économistes prirent les intentions des créateurs du SME pour argent comptant. Ils ont considéré que le SME était, en effet, un système de taux de changes fixes. Leurs essais et manuels de cours décrivent les règles de fonctionnement du SME sans aucune critique, comme elles étaient en principe prévues. Ils répètent le bavardage officiel sur la symétrie des interventions des autorités monétaires. Ils affabulent sur le " pegging " , et ont décrit dans tous ses détails l'Ecu, la monnaie de compte nouvellement créée du SME. Ces points de vue techniques ne sont cependant rien d'autre qu'une façade sans intérêt. Les autorités monétaires du SME n'étaient unies que par le but commun d'obtenir la stabilité des taux de changes. Mais chaque institution recherchait ce but indépendamment des autres. Il n'existait pas de politique monétaire commune, pas de " coordination " et l'Ecu n'était rien d'autre qu'un jouet de comptabilité.

La signification réelle du SME et de l'Ecu relève donc non pas du domaine de l'économie mais de la politique. Du fait que les mots SME et Ecu furent pendant deux décennies sur les lèvres de tout le monde, les peuples de la Communauté européenne se sont habitués à l'idée que ces mots représentaient une réalité politique. Les citoyens ont cru qu'il existait une politique monétaire européenne, et que cette politique commune ainsi que l'Ecu furent responsables de la stabilité monétaire et de la prospérité économique des années quatre-vingt et quatre-vingt dix.

Cette erreur d'analyse a contribué à affaiblir l'opposition au développement des pouvoirs de l'administration bruxelloise. Ce fut un stade préparatoire, psychologiquement important, pour la création de la banque centrale Européenne, qui tire aujourd'hui derrière elle le spectre d'un nouvel État central européen. Le SME fut donc un pas décisif vers la cartellisation des gouvernements européens.

4. Le rôle de la Bundesbank dans le SME

La Bundesbank devint la cible d'attaques acerbes lors de toutes les décisions concernant la fixation de nouveaux taux de changes " fixes " . Elle se comportait de manière peu coopérative, elle étranglait les autres économies, elle opprimait les autres banques centrales etc. Mais comment est-il possible qu'au sein d'un tissu de relations d'échanges complètement libres, caractéristiques d'un marché, une des parties puisse s'imposer aux autres d'une telle façon ? De nombreux économistes se sont cassé le nez sur cette question. Comment expliquer la " domination " de la Bundesbank en Europe ?

La réponse est que la force de la Bundesbank ne résidait que dans la faiblesse des autres autorités monétaires. Le problème réel des monnaies " faibles " n'était pas la " force " de la Bundesbank ou du mark, mais l'avidité insatiable des hommes politiques et des cartels d'intérêts des pays aux monnaies faibles. Les avantages que ceux-ci tiraient de la planche à billets conduisaient inévitablement à l'affaiblissement de la valeur de la monnaie. Afin que cette perte de valeur ne se transmette pas au taux de change et devienne trop visible, la Bundesbank se devait alors elle-même de créer plus de monnaie en rachetant les monnaies inflationnistes !

La soi-disant faute de la Bundesbank consistait à ne pas multiplier les marks autant que les francs de la Banque de France ou les lires de la Banca d'Italia. Les allemands lui en seront éternellement reconnaissants, mais les hommes politiques allemands et étrangers ne le lui pardonneront pas.

Nous ne devons laisser aucun doute quant à la nature des autorités monétaires. Toutes les banques centrales servent uniquement à piller la population au profit de cartels d'intérêts politiquement organisés. La Bundesbank n'est pas une exception. Cependant, de toutes les banques centrales, c'est encore elle qui a le moins porté atteinte aux intérêts de la grande masse de la population non politiquement organisée. Elle n'a pas seulement rendu ce service à la population allemande, mais également à tous les citoyens européens. Car grâce à sa retenue, ce sont toutes les autres banques centrales qui ont été obligées d'en faire autant. Ainsi le mark n'était-il pas seulement le point d'ancrage de tout le SME, mais aussi comme un rempart dans le combat qui oppose les intérêts des citoyens européens à ceux de leurs États.

5. La fin du SME et la création de la Banque Centrale Européenne

Chaque fois que l'État empiète sur la liberté de ses citoyens, il est de son intérêt de laisser ses sujets dans le flou quant au nouveau pillage dont ils sont les victimes. Il en va de même dans le cas de la banque centrale Européenne. La propagande des États présente la création de la BCE comme le prolongement logique de son prédécesseur, le SME. La BCE se bornerait à parfaire ce qui existait déjà.

Cette présentation ne correspond pas à la réalité. Elle traduit simplement les intentions politiques de ses instigateurs. La BCE n'est pas l'achèvement du SME. Elle repose sur d'autres bases, et sert à d'autres buts. La stabilité du SME ne dépendait que de l'activité indépendante et responsable des autorités nationales concernées. Il imposait à tout gouvernement qui désirait stabiliser sa monnaie de ne pas faire plus d'inflation que son homologue le moins inflationniste. Cela a conduit à une relative stabilité des monnaies. Mais aussi (peut-être contre le gré des instigateurs du SME) à limiter le financement des États par la planche à billets.

L'importance de la BCE tient au fait que, pour la première fois de l'histoire, apparaît un producteur central européen de monnaie-signe qui, à la fois libère l'État des limites budgétaires que l'ancien système lui imposait et, en même temps, lui ouvre de nouvelles voies pour s'enrichir, lui et les groupes qui lui sont étroitement liés, au détriment des autres citoyens. Telle est la finalité réelle de la BCE, et ce qui exprime les véritables intentions de ses créateurs. Pour mieux comprendre pourquoi il en est ainsi, reprenons l'histoire des années soixante-dix et quatre-vingt.

Après l'effondrement du système de Bretton Woods, la planche à billets est devenue une source importante de revenus pour les États occidentaux. Comme d'habitude, dans une telle situation, aucun État n'en a profité pour réduire ses impôts ou diminuer son endettement. Bien au contraire. L'inflation fut la bienvenue comme source de financements supplémentaires pour financer l'élargissement des activités de l'État.

L'heure de vérité a sonné quand, à la fin des années soixante-dix, le courant politique s'inversa et que la recherche d'une plus grande stabilité des taux de change rendit nécessaire de ramener l'inflation au niveau des pays les moins inflationnistes. Les revenus que l'État perdit à cause de la réduction de l'inflation auraient dû être équilibrés par une réduction des dépenses. Or, dans tous les pays, le cartel dominant des politiciens et des groupes politiquement organisés s'opposa à cette solution. Les avantages que l'inflation leur avait apportés aux dépens des citoyens non organisés, et ignorants de ce qui se passait, s'étaient transformés en " acquis sociaux " sur lesquels il était impossible de revenir.

Il ne restait donc que deux autres solutions. La première était d'augmenter les impôts et les charges sociales. Il s'agit cependant d'une mesure toujours très impopulaire, car le contribuable, jusque là inconscient, est invité à passer directement à la caisse, et réagit généralement de manière plutôt brutale. Comme les politiciens craignaient que l'homme de la rue ne prenne sa revanche dans les urnes, ils optèrent pour la seconde solution qui consistait à accroître la dette de l'État.

L'objet du recours à l'endettement était de financer de manière permanente la part du budget qui, auparavant, l'était par l'inflation. Ce qui impliquait de s'endetter toujours davantage. De fait, depuis la fin des années soixante-dix, la baisse de l'inflation est toujours allée de pair avec l'accroissement de la dette.

Cette restructuration des ressources de l'État - moins d'inflation, toujours plus de dettes nouvelles - apparût de manière de plus en plus visible dans le courant des années quatre-vingt, et y conditionna de manière décisive l'évolution du système monétaire international.

Il était clair, depuis le début, que l'endettement ne pouvait être une réponse durable à la question du financement de l'État. L'État et les citoyens diffèrent à de nombreux points de vue, mais ils se ressemblent en cela qu'ils ne peuvent vivre à crédit que s'ils restent en mesure de rembourser. Pour tous deux, plus il y a de dettes accumulées, moins ce remboursement devient crédible. Dans de nombreux pays, l'endettement atteignit rapidement un niveau qui exclût quasiment tout espoir de remboursement. Ceci est vrai aussi bien pour un État comme l'Allemagne où l'endettement des Länder et des communes représente déjà, d'après les statistiques officielles, plus de 60 % du PIB. Or ces chiffres ne tiennent pas comptes de toutes les obligations financières de l'État, comme par exemple les engagements au titre des retraites. Tout compris, on y estime l'endettement des pouvoirs publics de 300 à 400 % du PIB. Dans la plupart des autres États, la situation est encore pire (note4).

Au cours des années quatre-vingt, il devint de plus en plus évident que les capacités d'endettement des États atteindraient bientôt leurs limites extrêmes et que de nouvelles voies de financement devraient être trouvées. En principe, il n'existait que les deux possibilités citées plus haut. Il aurait fallu augmenter les impôts et les charges sociales, mais aucun homme politique n'était prêt à demander une hausse à la hauteur des besoins. Aussi ne restait-il que le financement par la planche à billets. Une solution qu'il était impossible de réconcilier avec l'exigence de taux de changes stables tant que la Bundesbank ne s'y prêtait pas. C'est pourquoi les crises du SME étaient inévitables, tout comme l'élargissement des marges, ainsi que l'ajustement final des parités pourtant présentées comme immuables.

Il en résulte que les crises monétaires n'étaient pas des accidents auxquels on ne pouvait rien mais bel et bien les signes précurseurs d'un naufrage du SME tout entier. Les pays à la monnaie notoirement faible, comme l'Italie, n'étaient que les premiers de la série. De nombreux autres États dont les dettes atteignaient des niveaux voisins furent confrontés au même destin. Seuls deux des futurs membres de l'Union monétaire européenne (le Luxembourg et l'Allemagne) ne dépassèrent pas - ou seulement de peu - les seuils maxima d'endettement fixés à Maastricht. Tous les autres États eurent toutes les peines du monde à contenir leur endettement nouveau et restèrent en général bien au-dessus de la limite d'endettement maximal autorisé (au plus 60 % du PIB).

Ce n'était qu'une question de temps. Toutes les autres monnaies devaient finir par suivre la lire italienne. Et, en dernier lieu, l'Europe serait retombée dans le système inflationniste des " taux de changes flottants " des années soixante-dix.

La stabilité du SME n'était donc qu'un faux-semblant. L'illusion d'une relative stabilité venait de l'acceptation d'un endettement croissant, et celui-ci, lentement mais sûrement, rendait inévitable le retour à l'inflation des années soixante-dix. Le SME était une bombe à retardement dont le tic-tac du détonateur commençait à se faire plus en plus bruyant, au début des années quatrevingt dix.

Pourtant on ne revint pas aux années soixante-dix. Ce fut pire. S'il n'y a déjà rien à attendre d'une autorité monétaire nationale, c'est encore plus vrai d'une autorité monétaire internationale qui, elle, peut faire bien plus de dégâts. La BCE nouvellement créée et son produit, l'euro, n'apportent aucune solution aux problèmes monétaires survenus depuis la fin de la monnaie métallique. Ils ne font que les déplacer et les aggraver.

La BCE et l'euro sont deux produits à la fois de la politique et des forces du marché. La réduction des barrières protectionnistes, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix, permit un accroissement de la division internationale du travail. Le développement des échanges internationaux de marchandises et la relative stabilité des changes assurèrent un essor économique très sensible. Malgré l'accusation de ne profiter qu'aux intérêts du capital, cette période-là apporta un niveau de vie plus élevé à une partie croissante de la population. Parce qu'elles entretenaient des contacts de plus en plus importants avec l'étranger, nombre d'entreprises militèrent pour bénéficier d'un environnement international plus stable. Parmi elles on comptait les entreprises exportatrices mais aussi, en particulier, les banques et les compagnies financières présentes sur le marché international des capitaux. Les intérêts économiques de ces groupes de pression furent l'un des moteurs de l'Union européenne.

Le second moteur de l'Union européenne fut de nature politique. Nous avons déjà mentionné que la Bundesbank faisait toujours moins d'inflation que les autres et qu'elle s'était de la sorte attirée l'animosité de nombreux groupes politiquement organisés tant en Allemagne qu'à l'étranger. Quant aux autres gouvernements, ils désiraient une réforme monétaire qui leur permettrait enfin d'influer davantage sur les décisions de la Bundesbank. Ils étaient prêts à faire des concessions aux groupes politiques allemands influents pour se sortir des difficultés financières dans lesquelles ils s'étaient eux-mêmes englués.

C'est ainsi que certains adversaires du gouvernement Kohl lui reprochèrent d'avoir acheté la réunification allemande en sacrifiant le mark. De leur point de vue, le démantèlement de la Bundesbank était le prix que les gouvernements français, anglais et américains exigeaient en échange de leur feu vert à la réunification allemande. Cette théorie est plausible. Mais elle n'explique qu'un aspect secondaire de ce qui s'est vraiment passé, car aucun gouvernement ne peut se conduire comme le représentant exclusif d'intérêts étrangers.

Si certaines parties de l'économie allemande, de plus en plus importantes et influentes, voulaient une plus grande stabilité des taux de change entre les monnaies européennes, le fait est aussi que certains groupes politiques allemands avaient intérêt à sacrifier le mark pour obtenir en contrepartie des faveurs politiques de l'étranger. Deux exemples nous serviront d'illustration.

L'industrie automobile allemande produit des voitures de meilleure qualité mais aussi les plus chères d'Europe. Le consommateur n'est cependant pas prêt à payer la qualité n'importe quel prix. Dans de nombreux cas, les consommateurs préfèrent des voitures dont le niveau de qualité et les standards de sécurité sont inférieurs si le prix est lui-même plus bas. Maintenant, si tous les fabricants obéissent aux mêmes normes techniques imposées par les pouvoirs publics, cet arbitrage n'est plus possible. Seules des automobiles chères seront produites et les consommateurs ne pourront plus que choisir que parmi elles. Les normes privilégient les producteurs les plus chers aux dépens des fabricants de produits bon marché. Ainsi " l'harmonisation " des conditions de production en Europe n'est rien d'autre qu'un nivellement des normes de production imposé par l'État. Le bénéficiaire de cette harmonisation est l'industrie automobile allemande qui peut s'enrichir aux frais de ses clients et de ses concurrents étrangers.

Le même phénomène existe dans le domaine de l'organisation du travail. Les syndicats allemands représentent les employés techniquement les mieux formés mais aussi les plus chers d'Europe. Disposer d'employés qualifiés n'est pas un but en soi ; tout dépend du salaire payé. Bien des entreprises préfèreraient embaucher des salariés meilleur marché, même s'ils sont moins compétents. C'est ainsi qu'ils investissent dans les pays à bas salaires. Ces investissements font monter les rémunérations dans les pays dont le niveau de salaires est bas, et ils pèsent du même coup sur le montant des salaires susceptibles d'être atteints dans les pays dont les salaires sont élevés, ce qui y joue contre l'intérêt des syndicats. Lorsque les contraintes gouvernementales augmentent partout le coût du travail, l'incitation à exporter le capital disparaît. C'est exactement la conséquence attendue de l'harmonisation européenne des conditions de travail (protection contre le licenciement, temps de travail, protection de l'emploi, assurancechômage etc.). Ces mesures visent à égaliser les conditions de travail en Europe. Ceux qui en profitent sont les syndicats allemands ; les victimes : les employés allemands et européens qui, parce que leur travail coûte désormais trop cher ne peuvent plus trouver d'emploi, et bien sûr les consommateurs.

Ces exemples montrent comment certains groupes importants en Allemagne pouvaient espérer tirer profit de la centralisation politique, et quels intérêts ils avaient à favoriser un échange politique du type " mark contre privilèges " . Le gouvernement allemand pouvait compter sur leur appui lorsqu'il fit campagne en faveur de l'Union européenne.

Malheureusement, ces efforts portèrent leurs fruits. Début 1999 les autorités nationales ont cédé leurs compétences de décisions en matière de politique monétaire à la BCE et sont devenus ses organes exécutifs. En d'autres termes, l'euro a été introduit de facto, puisque toutes les décisions concernant les monnaies des États membres sont désormais prises par une instance centrale. L'euro existe déjà, même s'il n'existe actuellement ni sous forme de billets, ni sous forme de pièces de monnaie, mais reste toujours représenté par les monnaies nationales sous leurs anciennes formes de pièces et billets. Les billets en marks ne sont plus une monnaie indépendante, mais des représentants de l'euro. Il en va de même pour les monnaies des tous les autres États membres.

6. Les conséquences économiques et politiques de la BCE et de l'euro

La grande question est bien évidemment de savoir quelle politique la BCE nous réserve à l'avenir. La BCE et l'euro n'ont été créés que parce que l'ancien système était en train de s'effondrer sous le poids de l'endettement des États nationaux. Cependant la BCE et le passage à l'euro n'éliminent ni le poids des dettes, ni le besoin pressant des États européens d'acquérir sans cesse des moyens de paiement nouveaux. Ils n'apportent aucune solution à ces problèmes. En fait, ils les aggravent.

Certains croient que ce que fait la BCE dépend principalement de qui en est le chef, et comment ses fonctions sont définies par le législateur. En Allemagne en particulier, la personnalité du président de la Banque centrale revêt une grande importance. Nombreux sont ceux qui croient que la fonction de la BCE est simplement de reprendre le rôle central que jouait la Bundesbank comme défenseur de la stabilité des monnaies.

En réalité ce n'est pas vrai. La vérité est différente. L'important, ce qui compte essentiellement est que l'euro permet aux États de bénéficier de nouveaux crédits sans pour autant leur imposer de véritable discipline. Il va donc autoriser le développement au niveau européen d'un endettement sans précédent, jusqu'à ce que les limites extrêmes soient atteintes, comme cela s'est déjà passé au niveau national. Lorsque, à ce moment-là, au plus tard, le nouveau gouvernement central ne pourra plus obtenir de crédits, l'Europe n'aura plus d'autre choix que de revenir à l'inflation des soixante-dix. Tous ceux qui sont à la solde de l'État pourront développer tous les arguments qu'ils voudront en faveur de l'Union monétaire européenne, ils n'y changeront rien. L'euro conduit à l'inflation. Il ne fait que remplacer les cartels nationaux des profiteurs d'inflation par un cartel européen, et il met davantage d'obstacles aux efforts des citoyens européens qui voudraient se protéger contre l'emprise de ce super État.

Cette évolution ne peut être empêchée par la mise en place d'une constitution européenne qui limiterait la capacité des États de s'endetter et qui imposerait à la BCE de suivre une certaine politique. De telles prescriptions sont inefficaces si elles n'ont pas le support de l'opinion publique. Or, en ce moment, cette dernière montre une grande tolérance tant à l'endettement qu'à l'inflation. Les Allemands ont été obligés d'accepter que toutes les clauses de l'accord de Maastricht qui fixaient des critères objectifs à l'entrée dans l'Union monétaire européenne, restent grossièrement ignorées. Il en ira ainsi tant que n'apparaîtra pas de changement significatif dans l'attitude de l'opinion publique. Et comment cela pourrait-il se faire si, de l'école élémentaire à l'université, toutes les institutions d'enseignement sont aux mains de l'État, si toutes les stations de radio et de télévision sont d'abord contraintes d'obtenir une licence pour émettre, et si les tribunaux admettent que la liberté d'expression n'est plus un droit fondamental intouchable ?

La BCE et l'euro ne font pas qu'apporter l'inflation, ils favorisent aussi une centralisation des institutions politiques. On peut déjà prévoir que les États nationaux vont devenir dépendants de ce nouvel État central, tout d'abord au niveau financier, puis au niveau politique. Comme les États membres perdent de plus en plus de leur solidité financière, ils peuvent de moins en moins s'endetter en leur nom propre. Il faudra alors que la Commission européenne, qui jusqu'alors, en raison de ses statuts, n'a pas encore contracté de dettes, se porte caution pour eux. Il est également possible qu'elle s'endette elle même pour utiliser cet argent directement dans les États membres. Dans tous les cas, les États nationaux surendettés deviendront directement tributaires, financièrement et politiquement, de ce nouvel État central.

C'est le même processus qui s'est déjà produit au plan national dans de nombreux pays. L'ambition et l'aveuglement ont conduit de nombreuses municipalités à s'endetter considérablement au cours de ces 30 dernières années. En Allemagne, ces crédits furent garantis par les Länder. Les villes et les communes sont ainsi devenues tributaires des Länder. Or, de nombreux Länder ont eux mêmes suivi le même chemin et sont devenus dépendants de l'État fédéral. Ainsi en va-t-il des villes, communes et régions qui, aujourd'hui, dans de nombreux domaines, ne peuvent plus prendre de décisions elles-mêmes. Toutes dépendent du bon vouloir de l'État fédéral et de sa manne.

Le même destin attend l'État fédéral. Il est certes réconfortant qu'en comparaison des autres États, l'État allemand se porte passablement bien. Mais cette situation rappelle celle de quelqu'un proche de la chute, et qui continue à regarder la file de ceux qui sont tombés, ou vont tomber avant lui. Il est possible que les Allemands vivent encore deux ou trois décennies en prenant leurs décisions par eux-mêmes (bien que, compte tenu de leur puérilité à identifier l'Europe à Bruxelles, on puisse douter qu'ils le désirent vraiment). À plus long terme, c'est impossible. L'Allemagne va se trouver de manière croissante placée sous le joug du molosse bruxellois qui, à son tour, éclipsera tous les despotes actuels de notre continent.

L'État bruxellois n'hésitera pas, tôt ou tard à prendre en main la distribution des crédits pour lesquels il se contente à présent de se porter caution, et deviendra ainsi indispensable et incontournable aux yeux de tous les citoyens européens. Ceci est dans la nature des choses. La puissance des hommes politiques prend sa source dans l'opinion que les citoyens ont d'eux. Pourquoi les hommes de Bruxelles devraient-ils se contenter de faire tout le boulot et laisser les hommes politiques nationaux en récolter les lauriers ? Tôt ou tard, les institutions sociales nationales (en particulier la sécurité sociale) se trouveront à leur tour " harmonisées " , c'est-à-dire mise sous la tutelle d'organismes centraux localisés à Bruxelles.

En conclusion, la création de la BCE et de l'euro attire notre attention sur l'inévitabilité de deux phénomènes : d'une part la création et le déploiement d'un État providence européen ; d'autre part, la poursuite de l'endettement public, cette fois au nom de ce nouvel État central. Ils conduisent, à moyen ou long terme, à l'effondrement du système, soit par hyperinflation, soit par effondrement de l'État central tout puissant en raison de sa propre inefficience. Voilà ce que le futur nous réserve si aucun changement fondamental ne se produit : une nouvelle hyperinflation du type de celle de 1923 ou bien un nouvel empire soviétique.

7. Alternatives à l'euro

De nombreux économistes ont reconnu les dangers que comporte l'Union monétaire européenne. Il vaut la peine de jeter un œil sur les alternatives qui furent discutées, puisque le problème d'un meilleur ordre monétaire est toujours actuel. Il est d'ores et déjà clair, que la création de la BCE et de l'euro ne suffit pas à garantir l'instauration d'un ordre stable et permanent dans les rapports monétaires européens. L'ordre monétaire actuel nous mène de Charybde en Scylla et, ni l'aveuglement, ni la propagande de l'État ne pourront rien y changer. Quelles étaient les alternatives ? Laquelle était la plus prometteuse ?

La première solution aurait consisté à laisser plonger le SME en toute tranquillité, et à revenir au système des années 1970. L'inflation des monnaies nationales et l'instabilité des parités auraient certainement mené au délabrement de la division internationale du travail, mais les citoyens des pays à " monnaies fortes " auraient été bien mieux protégés contre le pillage de leurs ressources par leur propre État (et surtout par les États étrangers). Quoi qu'il en soit, cette alternative n'aura bientôt plus d'intérêt autre que théorique, dès que les pièces de monnaies et les billets nationaux auront disparus au profit de l'euro.

Une seconde possibilité aurait été d'introduire une monnaie parallèle. Cette proposition repose sur l'idée fondamentale que, pour chaque monnaie donnée, il existe un territoire optimal de diffusion. Cependant, la taille de ce territoire n'a rien d'évidente, et on ne sait même pas si cette question comporte une solution théorique. On peut toutefois y apporter une réponse empirique en laissant la liberté aux citoyens européens d'utiliser, à côté de leur monnaie nationale, un " euro-parallèle " . Si cet euro-parallèle possède véritablement des avantages par rapport aux monnaies nationales, il finira par s'imposer. Ce sera le marché qui décidera et non une bureaucratie mal informée des véritables besoins du marché.

Certains ont proposé d'utiliser une monnaie papier comme monnaie parallèle. Ils ont cependant méconnu le fait qu'une telle introduction n'a rien de facile. Un bien ne peut être introduit comme monnaie que s'il est déjà échangé sur le marché. Ce n'est que de cette manière que les acteurs du marché peuvent se faire une idée de son pouvoir d'achat. Si, par exemple, j'offre à un concessionnaire automobile un papier sur lequel est inscrit " trois Hülsmanns " , aucun échange n'aura probablement lieu, parce que le concessionnaire n'a pas la moindre idée de ce qu'il peut lui-même acheter en échange de ce papier. Ceci n'est pas différent pour un papier sur lequel serait inscrit " un euro parallèle " .

Il n'existe que deux possibilités sensées pour assurer la diffusion d'un euro parallèle. L'une aurait été d'autoriser qu'une ou plusieurs monnaies nationales déjà existantes soient acceptées comme monnaies d'échanges. On aurait pu prendre le mark, puisqu'il était déjà volontiers accepté dans plusieurs autres pays européens. Mais cette alternative ne pouvait être considérée pour des raisons essentiellement politiques. La seule pensée que leurs concitoyens paient avec des marks au lieu de francs ou de livres était insupportable aux hommes politiques français et anglais.

Il ne restait donc que la seconde possibilité, qui aurait consisté à utiliser n'importe quel bien comme monnaie. En d'autres termes, on aurait pu laisser le choix aux citoyens d'utiliser n'importe quel bien comme moyen de paiement figurant dans leurs contrats. Pas besoin de beaucoup d'imagination pour comprendre ce qu'auraient été les conséquences d'un tel système de liberté monétaire sans entraves. Cela aurait encouragé l'usage monétaire des métaux précieux. Les pièces de monnaie en or, cuivre et argent auraient retrouvé la même circulation qu'au début du siècle. C'est précisément pour cette raison qu'une telle alternative ne pouvait être acceptée par l'établissement politique. L'histoire monétaire du vingtième siècle n'est après tout rien d'autre que l'histoire d'un effort continu pour se détacher des métaux précieux, et d'orienter, grâce au papier-monnaie, les flux de revenus vers là où ils sont politiquement souhaités.

Bien que cette troisième alternative soit rejetée par l'ensemble des cartels politiques (parce qu'elle va à contre-courant de leurs finalités), il ne faut toutefois pas la perdre de vue. Contrairement aux monnaies nationales ou à un euro-parallèle papier, elle reste toujours d'actualité. En effet, pour créer un marché monétaire libre, il suffirait d'éliminer les entraves actuelles. Pour que des pièces d'or ou d'argent circulent de nouveau, il suffit tout simplement d'autoriser leur utilisation comme moyen de paiement et d'abolir les impôts auxquels celle-ci est soumise (en particulier, la TVA et l'impôt sur le capital). Cette réforme peut avoir lieu dans le cadre européen. Elle peut également être mise en place sur le plan national, régional ou communal. En un mot, n'importe quelle communauté ou société menée par des hommes visionnaires et courageux conserve le pouvoir de se doter d'un ordre monétaire libre.

8. L 'inflation américaine et la spéculation boursière, 1982-2001

Jusqu'à présent nous nous sommes contentés de parler de l'évolution en Europe, car c'est ce qui intéresse le plus les Allemands. Pourtant, ce n'étaient pas les autorités monétaires européennes mais l'autorité monétaire américaine (la Federal Reserve, en abrégé : la Fed) qui était au centre des crises internationales économiques et monétaires récentes.

La Fed fut crée en 1913 à l'initiative de banquiers influents (J.P. Morgan, Rockefeller, Kuhn Loeb). De cette époque date l'émergence aux États-Unis d'une culture d'inflation qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Cette tradition inflationniste américaine, qui maintenant a presque 90 ans, est à l'origine de l'apparition de nouvelles sortes de crises économiques à la mesure de l'importance des États-Unis, qui atteignirent des proportions encore jamais atteintes auparavant comme pendant la Grande Dépression de 1929-1941, ou lors de l'effondrement du système de Bretton Woods (5).

Après Bretton Woods il sembla pendant quelques temps que les relations entre la politique monétaire et les crises économiques, brillamment décrites par Murray Rothbard, n'eussent plus cours. Aux yeux d'un grand nombre d'économistes, la fonction de la Fed se trouvait dorénavant profondément simplifiée. L'inflation se manifestant désormais essentiellement par la perte de valeur du dollar sur le marché intérieur (prix à la hausse) et sur le marché des devises (baisse du taux de change), la Fed n'avait plus qu'à décider du montant de dépréciation qu'elle souhaitait. C'était tout simple.

Mais comme dans toutes les économies centralisées, la planification monétaire se heurta à certaines évolutions inattendues devant lesquelles elle restait impuissante. En raison de conditions particulières, dont nous reparlerons plus loin, la grande inflation des années quatre-vingt et quatre-vingt dix n'a pas tout de suite conduit à une baisse du dollar. Elle a d'abord produit deux des problèmes actuels les plus graves de l'économie mondiale. À savoir : une hausse de la bourse complètement détachée des réalités économiques ; et une série de crises monétaires et économiques en Asie du Sud-Est, en Russie et en Amérique du Sud.

Il ne faut pas être un génie en économie pour deviner la fin de l'histoire, il suffit d'un peu de jugeote. Il faut cependant garder à l'esprit que ces problèmes ne sont pas inhérents au capitalisme, mais sont bien le résultat de l'intervention de l'État dans la politique monétaire. Comme beaucoup d'autres situations créées et entretenues artificiellement par l'inflation, le système actuel porte en lui les germes de sa destruction. Les crises récentes d'Asie du Sud-est, de Russie et d'Amérique latine ne donnent qu'un faible avant-goût de l'atterrissage forcé qui finira par se produire un jour.

Le phénomène le plus spectaculaire de ces vingt dernières années fut sans aucun doute la hausse constante de la bourse, avec des cours ayant perdu toute relation avec la situation financière réelle des entreprises. Dans des circonstances normales, il doit exister un lien étroit entre le prix d'une action et les revenus futurs espérés par l'entreprise. Ce lien ne reflète que la relation particulière entre la valeur d'un moyen et la valeur d'un but auquel sert ce moyen. Si, par exemple une machine-outil est utilisée pour produire des pièces brutes, la machine ne peut avoir une valeur supérieure à l'ensemble des pièces brutes produites. De même, la fonction d'une entreprise est de produire pour le marché. Le prix de l'entreprise ne peut être plus grand que le bénéfice total prévu que l'on espère retirer de la vente de ses produits. Ainsi, la valeur boursière d'une entreprise ne peut jamais être supérieure à la valeur totale de tous les bénéfices que cette entreprise pourra accumuler à l'avenir. L'estimation des bénéfices futurs d'une entreprise constitue le point de départ du calcul de la valeur actuelle d'une action. Les bénéfices futurs prévus sont actualisés et, ensuite, on en fait la somme. Celle-ci représente la valeur actualisée d'une entreprise, et la valeur d'une action s'obtient en divisant la valeur totale par le nombre d'actions en circulation.

Il arrive tous les jours que la valeur d'une action soit mal estimée. L'action a un cours qui ne se fonde pas sur les bénéfices réels de l'entreprise. Une action est toujours sous-évaluée ou surévaluée, relativement aux bénéfices. Actuellement, ce n'est donc pas le haut niveau du prix des actions en lui-même qui fait problème, mais le fait qu'il est totalement détaché de la réalité des bénéfices espérés par les entreprises. Ni le niveau des cours, ni leur hausse ne posent de problème en tant que tels. Car, tant qu'une nouvelle quantité de monnaie se répartit également sur l'ensemble de l'économie, elle produit une lente montée des prix, des bénéfices, et donc de la valeur des actions. Dans ces conditions, la hausse des actions n'a rien d'inquiétant car elle ne fait que refléter une perte de valeur générale de la monnaie.

Dans des conditions normales - c'est-à-dire les conditions d'un marché libre -, il est tout à fait possible qu'un grand nombre d'actions se trouvent surévaluées simultanément. Il est également possible de voir ce phénomène englober l'intégralité des marchés financiers et durer quinze ans. Tout cela est pensable, même si ça n'était encore jamais arrivé. Mais il n'est pas pensable que, sur un marché libre, les actions se trouvent évaluées sans tenir compte des bénéfices futurs des entreprises. Les investisseurs en bourse peuvent se tromper, mais cela ne change pas le fait qu'ils conservent toujours un œil sur la situation financière des entreprises pour acheter ou vendre leurs actions.

La caractéristique de la hausse actuelle de la bourse est que non seulement elle a perdu tout contact avec la réalité économique, mais en plus, que cela est clair pour la plupart des gros (et la majorité des petits) investisseurs. Comment est-ce possible ? La bourse est-elle devenue un pur jeu spéculatif ? Est-ce que les cours continuent à monter parce que chacun spécule qu'il y aura dans le futur toujours d'autres spéculateurs encore plus optimistes, qui achèteront à des prix encore plus hauts parce qu'ils espèrent que, plus tard, d'autres spéculateurs seront encore plus optimistes qu'eux, et cetera ?

Comme nous le savons, ces jeux sont possibles, mais ils connaissent certaines limites. Il n'y a que les personnes aimant particulièrement le risque et celles particulièrement candides qui y prennent part. Le cercle de ces personnes et les sommes qu'elles sont disposées à y investir sont également limités. Dès que l'on ne trouve plus de personne suffisamment sotte ou hasardeuse, le château de cartes s'écroule. Il s'écroule, car il se trouve un moment où plus personne n'est disposé à mettre en jeu une partie encore plus importante de son patrimoine. La hausse actuelle de la bourse dure depuis presque deux décennies, et les années passant, elle n'a pas entraîné de moins en moins mais de plus en plus d'investisseurs dans son sillage. Quelles circonstances particulières permettent aux investisseurs de placer toujours plus d'argent dans des actions dont le prix s'éloigne toujours davantage des cours reflétant une appréciation correcte des bénéfices escomptés par les entreprises ?

La réponse est que la Fed, de concert avec les autres autorités monétaires les plus importantes, imprime de la monnaie nouvelle qui est ensuite investie en bourse.

Avec l'épuisement du patrimoine des benêts et des chevaliers de la chance, le jeu spéculatif atteint ses limites naturelles. Mais les autorités monétaires ont la possibilité de produire sans frais toujours plus de monnaie pour qu'elle s'écoule ensuite dans les milieux proches de la bourse. Ainsi les limites imposées par le mécanisme de la propriété privée ne fonctionnent plus. La bourse devient une arène de jeux qui transforme l'investisseur en joueur, et le placement de son patrimoine, qui était jusque là risqué, en un jeu apparemment sans conséquences. Les joueurs entretenant de bonnes relations avec les autorités monétaires (banques, grande industrie, gouvernements) jouissent d'un accès prioritaire à ces quantités nouvelles de monnaie qui surgissent du néant. Ils peuvent prendre part au jeu, sans avoir à se casser la tête pour savoir s'ils pourront vendre leurs actions à un cours encore plus élevé qu'ils ne les ont achetées. Aussi longtemps que les autorités monétaires produiront de la monnaie-signe nouvelle, il y aura toujours des personnes qui pourront et voudront jouer des sommes plus grandes parce qu'elles anticipent avec confiance une future inflation.

Nous comprenons maintenant pourquoi, dans un contexte d'inflation, les bénéfices futurs des entreprises n'entretiennent plus de rapport direct avec le cours des actions cotées. La production étatique de monnaie-signe destinée à la bourse la transforme en un perpétuel mobile financier.

Quelles en sont les conséquences ? Tout d'abord, cette politique enrichit le secteur financier aux dépens des autres. Elle mobilise toujours davantage de temps et d'énergie pour les placements financiers au détriment de toutes les autres occupations. Aux États-Unis, il existe un nombre grandissant de médecins et d'avocats qui passent plus de temps à gérer leurs placements qu'à exercer leur propre métier. L'inflation dégrade la division naturelle du travail et fait diminuer la production. Elle privilégie les intérêts économiquement établis aux dépens de toutes les autres classes et accroît les différences de revenus au sein de la population. De plus, elle accroît le nombre de personnes économiquement dépendantes des décisions des autorités monétaires et aggrave la pression politique pour perpétuer cette inflation.

Malgré l'explosion des cours de la bourse, le processus typique d'enrichissement d'un petit nombre au détriment de tous les autres reste peu visible. Le cours normal des choses est le suivant : les autorités monétaires diffusent la monnaie nouvellement créée vers des cercles qui leur sont proches et, de là, elle se propage peu à peu vers les autres secteurs de l'économie nationale. Pourtant l'inflation de ces vingt dernières années n'a pas suivi ce processus. Elle s'est surtout et quasi exclusivement manifestée au niveau des marchés financiers. Comment l'expliquer ? Les circonstances particulières dont nous parlions plus haut entrent maintenant en jeu.

L'exportation en grosse quantité de dollars et des marks à l'étranger est un élément prépondérant de la situation monétaire contemporaine. Environ 60 à 70 % de l'ensemble des dollars et 30 % des marks circulent aujourd'hui à l'extérieur de leur pays d'origine.

Le dollar est une monnaie traditionnellement très répandue. Or, dans les années quatre-vingt, cette tendance s'est trouvée renforcée en raison d'une demande supplémentaire suscitée par la création d'un certain nombre de currency boards (Hong-Kong, Singapour), ainsi que par la " dollarisation " de nouvelles parties de l'Amérique latine (en particulier : le Salvador, l'Argentine, l'Equateur, le Brésil, la Colombie et le Chili). Les populations de ces pays cherchaient refuge dans le dollar pour se protéger de l'énorme inflation de leurs propres gouvernements. Et comme elles obtenaient les dollars grâce à la vente de produits et de services, la " dollarisation " a eu pour conséquence d'accroître l'importation de dollars en Amérique latine contre l'importation de biens et de services aux États-Unis. C'est cette situation qui a limité pendant les années quatre-vingt la montée des prix américains en bourse.

À la suite de l'effondrement du bloc de l'Est, une grande quantité de marks et de dollars ont été exportés vers les pays membres de l'ex empire soviétique. Cela s'est fait de deux façons. D'une part, comme en Amérique latine, ce furent les citoyens qui convoitaient ces monnaies pour se protéger de l'inflation domestique. D'autre part, de grandes quantités de monnaie et de marks furent aussi nécessaires pour couvrir les besoins de nouveaux Currency Boards (par exemple en Estonie) ou ceux de l'Allemagne après la réunification. Ce qui aggrava le phénomène. Comme dans les années quatre-vingt, la hausse des prix aux États-Unis et en Allemagne resta donc confinée aux marchés financiers. La Bundesbank et la Fed produisirent de grandes quantités de monnaie nouvelle qui se dirigèrent d'abord vers la bourse, et y entretinrent la spéculation. La monnaie nouvelle se répandit ensuite de la bourse vers le reste de l'économie où elle aurait dû inévitablement provoquer d'autres augmentations de prix si celles-ci n'avaient été contenues par l'exportation vers l'étranger de grosses quantités de monnaie. D'autres circonstances supplémentaires continrent la hausse des prix en Europe occidentale, comme par exemple la reprise de la croissance de l'emploi aux États-Unis. Mais le facteur principal fut l'exportation des devises à l'étranger.

La relative stabilité des prix de ces deux dernières décennies, en dépit d'une inflation monétaire sous-jacente importante, a sans aucun doute contribué à faire accepter l'inflation par une vaste majorité d'Américains et d'Allemands. Dans la vie quotidienne, elle restait invisible. Le niveau de vie des citoyens était moins bon que si l'inflation n'existait pas, mais il était meilleur qu'auparavant.

L'expérience montre qu'une résistance sérieuse à l'inflation n'est observée que si l'appauvrissement des citoyens est absolu, c'est-à-dire si leur niveau de vie est inférieur à celui de l'année précédente. Cela pourrait arriver rapidement si l'on considère que l'exportation de monnaie des années précédentes constitue un événement exceptionnel, qui pourrait bientôt prendre fin. Ce serait la fin de cette histoire. Dès qu'il sera impossible d'écouler les dollars et les marks à l'étranger, l'inflation se répercutera à plein sur les prix domestiques. La faiblesse de la monnaie consécutive à cette évolution conduira, entre autres, à un intérêt nominal plus élevé sur tous les placements de capitaux. Aux taux d'intérêts qui auraient prévalus sans la hausse des prix, s'ajoutera maintenant une rétribution pour l'érosion de la valeur de la monnaie (la prime de prix). Cependant, avec la hausse des taux d'intérêts, le jeu de la spéculation devient de moins en moins attractif. Les gens recommencent à chercher des terrains à louer pour développer des commerces, car de cette façon ils peuvent désormais obtenir des rendements au moins aussi élevés qu'à la bourse, pour un risque moindre.

Lorsqu'on arrive à ce stade, la bourse approche d'un effondrement imminent. Les propriétaires actuels d'actions les ont acquises sans se soucier de la situation financière des entreprises dans le seul espoir de trouver plus tard des acheteurs encore plus optimistes qu'eux. Or, le nombre des acheteurs décroît car un nombre grandissant de propriétaires de patrimoines préfèrent désormais les investissements réels. Les autorités monétaires ont alors l'alternative suivante.

Ou bien elles impriment encore plus de monnaie, et cela entretient la spéculation financière. Mais cette solution ne peut pas durer car l'inflation se répercute maintenant directement sur tous les autres prix et fait augmenter aussi les taux d'intérêts. Bien plus, les anticipations des agents du marché devancent les plans des autorités monétaires, et il faut que celles-ci se hâtent de plus en plus pour imprimer les zéros supplémentaires sur leurs billets. Dans cette situation d'hyperinflation, c'est la monnaie elle-même qui se retrouve bientôt hors d'état de fonctionner. Il devient de moins en moins intéressant d'en posséder car chaque récipient de monnaie doit immédiatement rechercher un nouvel acheteur pour éviter une dévalorisation complète de son patrimoine. Les agents du marché recherchent une autre monnaie. Ils cessent d'utiliser la monnaie inflationniste et son système de prix s'écroule.

Ou bien l'autorité monétaire ne nourrit plus l'inflation et, dans ce cas, l'ajustement des cours des actions à la situation financière réelle des entreprises devient inévitable. Cela implique un krach boursier, c'est-à-dire une perte de patrimoine énorme pour les personnes qui ont investi en bourse à la fin du processus d'inflation. Comme la plupart des sociétés d'assurances possèdent à leur actif de gros paquets d'actions, chacun peut imaginer ce qu'un krach boursier signifie pour l'homme de la rue.

Dans tous les cas, la crise est inévitable. Elle éclate dès que la hausse des prix due à l'inflation n'est plus contrebalancée par une exportation de monnaie à l'étranger ou par d'autres facteurs. (Et, naturellement, cela va d'autant plus vite que la monnaie inflationniste en circulation à l'étranger prend massivement le chemin du retour vers son pays d'origine.)

Voici ce qui nous attend. Cela dit, ce scénario ne comporte pas que des conséquences négatives. La crise n'est que le dernier stade d'une évolution commencée par l'introduction de la monnaie forcée de l'État. Elle signifie aussi une libération partielle du joug de l'État et des groupes qui le dominent. Et elle peut être l'occasion de mobiliser une partie importante de la population contre la tutelle de l'État, afin de lui imposer une réduction des impôts et des réglementations. L'effondrement d'une monnaie forcée est quelque chose de positif à de nombreux points de vue. Une grande partie de la population constaterait après coup, que son patrimoine a effectivement diminué, mais le fait est que son patrimoine est d'ores et déjà plus modeste qu'elle ne se l'imagine. Les seules " victimes " durables de cet effondrement seront les membres des cartels politiques qui se sont enrichis grâce à l'inflation aux dépens du reste de la population.

9. Les crises les plus récentes de l'économie mondiale, 1997-… ?

L'inflation invisible des années quatre-vingt et quatrevingt dix n'a pas seulement créé une situation intenable sur les marchés boursiers mais a également fourni la base d'un développement de l'inflation dans d'autres pays. Et, c'est de là que proviennent les crises économiques et monétaires actuelles.

Prenons un exemple fictif et cette relation de cause à effet deviendra très claire.

Comme nous l'avons vu, l'inflation conduit le taux de change d'une monnaie à baisser, à moyen ou à long terme, par rapport à des monnaies étrangères stables. Imaginons que le roi d'un petit pays, l'Alphanie, fasse de l'inflation avec sa monnaie, l'alpha, et qu'en conséquence, le taux de change de l'alpha par rapport au bêta, la monnaie d'un grand pays, la Bétanie, baisse. Cela ne nuit pas seulement au consommateur alphanien, qui maintenant doit payer plus cher pour les produits et services importés. Cela nuit également aux investisseurs bétaniens qui avaient investi leur capital en Alphanie avant la baisse du taux de change. Le roi alphanien et les industries exportatrices alphaniennes s'enrichissent aux frais des sujets alphaniens et des investisseurs bétaniens. Mais si la masse des alphaniens n'a aucun moyen d'éviter l'inflation future, les capitalistes bétaniens, eux, peuvent se protéger en renonçant à leurs investissements en Alphanie. Dans ce cas, l'inflation nuit à une large partie de la population de deux manières : par une réallocation des ressources et par une diminution du capital investi qui réduit les possibilités de développement. En dernier lieu, ce n'est pas non plus l'intérêt du roi alphanien, parce que cela implique une réduction de la croissance économique et donc une diminution des revenus fiscaux à venir. Le roi a donc intérêt à maîtriser l'inflation dans une mesure raisonnable pour ne pas transmettre à son fils un pays complètement ruiné.

Il n'y a pas de baisse du taux de change si la monnaie bêta est multipliée en quantité suffisante. Qui sont, dans ce cas, les gagnants et les perdants ? Les groupes alphaniens qui s'étaient enrichis grâce à l'inflation créée en leur faveur comptent toujours parmi les gagnants et tous les autres alphaniens sont toujours perdants. Cependant, on compte aussi d'autres gagnants et perdants en raison de l'inflation du bêta, en particulier parmi les capitalistes qui ont placé leur argent en Alphanie. Car, sans l'inflation du bêta, ils auraient soit a) essuyé des pertes sur leur placement en Alphanie, soit b) ils n'y auraient pas placé d'argent et l'auraient donc déposé ailleurs à de moins bonnes conditions.

Supposons maintenant que le gouvernement de la Bétanie soit particulièrement proche des intérêts capitalistes ayant investi à l'étranger et essaie de favoriser leurs placements de manière durable. Le gouvernement bétanien promet à ses amis de toujours produire suffisamment de bêtas pour stabiliser le cours de l'alpha. Le risque de change des placements à l'étranger est réduit, voire inexistant. Quelles conséquences cette politique a-telle ? Les exportateurs de capital bétaniens se réjouissent des profits futurs qu'ils feront aux dépens des autres Bétaniens. Mais ce n'est pas tout. Cette nouvelle politique ne demeure pas longtemps inconnue du roi d'Alphanie qui, lui aussi, y ajuste son comportement. Il sait que le gouvernement bétanien veut stabiliser le cours de l'alpha. Il peut donc joyeusement pousser l'inflation encore plus loin, sans avoir à en redouter les conséquences négatives. Sa préférence pour l'inflation n'était freinée que parce qu'il voulait éviter une diminution trop importante de la masse importée de Bétanie. Avec la quasi garantie monétaire bétanienne donnée à l'alpha, il n'a plus à redouter la fuite des capitaux bétaniens. La quasi garantie dont bénéficie le taux de change de sa monnaie a pour conséquence d'enrichir le roi alphanien aux dépens de ses sujets et des citoyens de Bétanie.

Il se peut que cette évolution ne soit pas dans l'intérêt du gouvernement de la Bétanie. En dépit de toute l'amitié qu'il porte aux exportateurs de capitaux, il ne peut décemment jeter son argent par les fenêtres, car cela lui ôte des moyens financiers qui font ensuite défaut dans d'autres secteurs : sécurité sociale, armée, construction routière, etc. Il ne peut accepter que les autocrates alphaniens gaspillent le capital bétanien, même si des Bétaniens méritoires y trouvent leur compte. Tôt ou tard, il lui faut prendre ses distances avec cette politique et arrêter de soutenir le cours de l'alpha. Dès que cela se produit, une crise économique et monétaire très grave se déclanche en Alphanie. Car l'économie alphanienne, relativement petite, s'est spécialisée durant les années d'inflation dans des secteurs de production qui n'étaient rentables que grâce aux flux de revenus permis par l'inflation bétanienne. Comme ce soutien a disparu, de nombreuses usines ne sont plus rentables. Le savoir-faire et les qualifications actuelles des employés perdent leur valeur. Certes, les alphaniens peuvent continuer à exercer leurs activités encore un certain temps en acceptant une baisse des salaires réels, mais lorsque le capital investi dans les usines est épuisé, celles-ci ne peuvent continuer à tourner et les employés perdent leur emploi. Il faut s'orienter vers d'autres productions. De nouveaux savoir-faire sont demandés. De nouveaux entrepreneurs apparaissent.

Sans aucun doute, ceci constitue un processus d'adaptation douloureuse pour de nombreux Alphaniens. Les problèmes énormes qui surviennent pendant cette période sont accentués par la baisse du cours de l'alpha. Les investisseurs internationaux évitent momentanément l'Alphanie vers laquelle une exportation de capitaux serait pourtant nécessaire afin de permettre la restructuration de l'économie.

Les anciens profiteurs de l'inflation forment l'obstacle le plus important à la restructuration. Le roi, sa famille et ses amis sont devenus, grâce à l'inflation, les plus gros capitalistes du pays. Mais, à la différence des autres capitalistes, ils n'ont établi leur fortune ni sur leur créativité, ni sur leurs qualités de prévoyance, mais simplement sur la multiplication du papier-monnaie qu'ils ont imposée à la population. Maintenant ils sont aux commandes de l'économie, mais ne savent pas ce qu'ils doivent faire. Cette combinaison malheureuse d'incapacité et de puissance économique conduit rapidement à une aggravation des problèmes. Economiquement l'Alphanie glisse de la crise à la dépression, car la puissante famille royale ne possède pas l'esprit d'entreprise, et les entrepreneurs privés alphaniens manquent de capital pour conduire un changement rapide. Cette dépression recèle un danger que le roi doit éliminer au plus vite possible. Comme il ne peut causer lui-même le changement économique, il recherche des crédits et toute autre aide possible à l'extérieur, c'est-à-dire venant de la Bétanie, pour soulager sa détresse. Il devient donc politiquement dépendant d'eux. Le triste résultat final est que la cause de la misère de l'Alphanie (une propriété acquise de manière illégale dans de mauvaises mains) se perpétue cependant que le problème de la dépendance politique vis à vis de l'étranger s'y surajoute.

Les crises économiques et monétaires de l'époque actuelle suivent en gros le schéma ainsi décrit à partir des relations fictives entre la petite Alphanie et la grande Bétanie. La " grande Bétanie " ne représente évidemment rien d'autre que les États-Unis d'Amérique où les autorités monétaires se sont efforcés, pendant plus d'une décennie, de protéger les investissements de leurs grosses entreprises en stabilisant les taux de changes de nombreuses petites monnaies (comme l'alpha). Cela a conduit à un tel renforcement de l'inflation dans les pays de type Alpha que cette politique a finalement du être abandonnée. La crise inévitable suivit, accompagnée des aides financières habituelles, provenant soit directement des USA, soit des institutions internationales dominées par les USA.

La première des ces crises fut celle du Mexique au cours de l'hiver 1994-1995. Le gouvernement mexicain était certain que la Fed garantirait le taux de change du peso après l'entrée en vigueur de l'accord de " libre-échange " Nord-américain. En vue des élections de l'automne 1994, le gouvernement mexicain distribua de nombreux " gages d'amour " qui, comme d'habitude, furent financés par la planche à billets et conduisirent rapidement à la chute du peso sur les marchés de devises. Ce n'est pas la dévaluation du peso qui mit fin à la crise, mais la perte de pouvoir du Président mexicain en contrepartie d'un crédit exceptionnel de 50 milliards de dollars. Depuis lors , la politique économique mexicaine reste soumise à un étroit contrôle de l'administration américaine à travers les organes de la zone de libre échange NAFTA ; et les citoyens U.S. paient par l'inflation du dollar le fait que les politiciens américains gouvernent désormais le Mexique.

En juillet et août 1997, la Thaïlande, les Philippines, la Malaisie, l'Indonésie, Singapour et la Corée subirent à leur tour la crise. Les indices boursiers baissèrent en quelques jours de 24 % (en Corée) à 48 % (en Malaisie) et tous ces pays obtinrent l'aide financière du FMI (une aide parfois énorme). Pendant les années grasses de l'inflation, les groupes dominants de ces pays s'étaient emparés des positions clefs de l'économie et ils se montrèrent incapables d'introduire les changements nécessaires. Cela fut particulièrement apparent en Indonésie, un pays très dépendant des importations alimentaires, où l'on assiste depuis lors à de nombreuses violences. Or, ce gouvernement au népotisme flagrant et qui avait pillé pendant des décennies son propre pays par les impôts et l'inflation, reçut du FMI un crédit de 23 milliards de dollars et put ainsi conserver artificiellement plus longtemps le pouvoir.

En juin 1998, ce fut le tour de la Russie. Dans ce pays, aucune réforme économique sérieuse n'avait été entreprise. La grande industrie resta, comme sous les soviets, aux mains de l'État et la banque centrale fabriqua de la monnaie pour aider les entreprises publiques déficitaires à rester en vie. La bourse de Moscou n'est en fin de compte pas grand chose de plus qu'un lieu où les obligations de l'État russes sont négociées et les crédits occidentaux détournés directement dans les poches d'individus proches de l'État. Ici encore, la crise n'était pas inattendue, même si seuls de rares experts avaient prévu le moment exact de son déclenchement. Les Russes aussi reçurent des crédits du FMI et des gouvernements occidentaux, mais ils purent limiter leurs concessions car

1) ils disposaient du potentiel de menace nécessaire en raison de leur arsenal atomique (l'argument principal du président russe en matière de négociations de crédits avec l'Occident est : " si vous ne me donnez pas l'argent nécessaire, je ne serai pas réélu. Mais dans ce cas, les communistes disposeront de l'arme atomique " )

2) ils étaient déjà tellement endettés que les créances en Occident ne pouvaient être provisionnés sans soulever le danger d'une crise économique. D'où il résulta que le molosse russe obtint de nouveaux crédits.

Ce n'est qu'une question de temps. L'Amérique du Nord et l'Europe atteindront également un point de nonretour, car leurs économies reposent sur une monnaie forcée. Ce jour là, il n'y aura plus personne pour poursuivre le triste jeu alternant endettement et inflation. L'économie occidentale sera soit complètement sous l'emprise de l'État, comme cela fut le cas sous le nationalsocialisme, soit ce sera l'hyperinflation. Ce moment-là n'est peut-être éloigné de quelques années, peut-être de quelques décennies. Il peut être repoussé dans le temps par une union monétaire entre le dollar et l'euro (et le yen ?). Mais cela ne change rien, à la fin du parcours, c'est soit le socialisme, soit l'hyperinflation. Seules des réformes radicales en faveur du marché peuvent nous sauver - dans les termes de Rothbard : retour à une monnaie marchandise comme l'or sur un marché monétaire libre et retrait total de l'État du système monétaire.

Guido Hülsmann; Professeur des Universités à la Faculté de Droit, d'Économie et de Gestion de l'Université d'Angers et Senior Fellow du Mises Institute.

Notes

1 Pour une étude récente de l'étalon-or classique et l'histoire des premières étapes de son effondrement au 20ème siècle, lire Melchior Palyi, The twilight of gold, 1914-1936 (Henry Regnery, Chicago 1972).

2 Sur cette erreur cruciale de l'Angleterre et ses conséquences, jusqu'à la crise de 1929, lire de Lionel Robbins, La grande dépression (MacMillan, New York 1934).

3 Cordell Hull, Memoirs (New York, 1948) I, 81. Voir aussi Richard N. Gardner, Sterling-Dollar Conspiracy (Clarendon Press, Oxford 1956) p.141.

4 Sur le marché de l'or à deux vitesses, voir Jacques Rueff, Le péché monétaire de l'Occident (Plon, 1971)


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Mis en ligne le 21/05/2013