Le Chaos du planisme

Éditions Génin — Librairie de Médicis — Paris (1956)

par Ludwig von Mises

traduit par J.-P. Hamilius, Jr.

3. Socialisme et communisme

D'après la terminologie de Marx et d'Engels, les mots communisme et socialisme sont synonymes. On se réfère alternativement à l'un ou à l'autre des deux, sans faire la moindre distinction. Ceci fut le cas dans tous les groupes et sectes marxistes et cela jusqu'en 1917. Les partis politiques du marxisme, qui considéraient le Manifeste Communiste comme l'évangile inaltérable de leur doctrine, se nommaient partis socialistes. Le parti le plus influent et le plus nombreux de tous, le parti allemand, avait adopté le nom de social-démocrate. En Italie, en France et dans tous les autres pays dans lesquels les pays marxistes avaient joué déjà un rôle avant 1917, le terme socialiste supplanta également le terme communiste. Aucun marxiste n'aurait osé, avant 1917, faire une distinction entre le communisme et le socialisme.

En 1875, dans sa Critique du Programme de Gotha du parti social démocrate allemand, Marx avait distingué une phase inférieure et une phase supérieure de la société communiste future. Mais il ne réserva pas le nom de communisme à la phase supérieure et n'appela pas la phase inférieure socialisme comme étant différente du communisme.

L'un des dogmes les plus fondamentaux de Marx énonce que le socialisme devra surgir « avec l'inexorabilité d'une loi de la nature ». La production capitaliste engendre sa propre négation et établit le système socialiste de la propriété publique des moyens de production. Cette évolution s'opérera par le fonctionnement des lois inhérentes à la production capitaliste 1. Elle ne dépend pas de la volonté des peuples 2. Il n'est pas dans le pouvoir des hommes d'accélérer, de retarder ou d'empêcher cette évolution. Car, « jamais un système social ne disparaît avant que toutes les forces productives pour le développement desquelles il est suffisamment large, ne soient développées et, des méthodes nouvelles de production n'apparaissent jamais avant que les conditions matérielles de leur existence n'aient été couvées dans le sein de la société antérieure » 3.

Cette doctrine, bien entendu, ne se laisse pas concilier avec les activités politiques de Marx et les théories qu'il avait émises pour justifier ces activités, Marx essaya d'organiser un parti politique qui, par l'intermédiaire de révolutions et de guerres civiles, devait accomplir la transition du capitalisme au socialisme. Aux yeux de Marx et de tous les doctrinaires marxistes, le trait caractéristique de leurs partis était qu'ils étaient des partis révolutionnaires soumis sans exception à l'idée d'actions violentes. Leur but : causer des rébellions, établir la dictature des prolétaires et exterminer sans merci tous les bourgeois. Les « exploits » des communards de Paris de 1871 étaient considérés comme le modèle parfait d'une telle guerre civile. La révolte de Paris, il est vrai, avait échoué lamentablement. Mais on s'attendait à voir plus tard d'autres soulèvements être couronnés de succès 4.

Cependant, les tactiques mises en oeuvre en différents pays européens par les partis marxistes, furent irrémédiablement opposés à chacune de ces deux variétés contradictoires des théories de Karl Marx. Ils n'avaient pas fait confiance à l'inévitabilité de l'avènement du socialisme. De même ils ne se promettaient pas une réussite de ces soulèvements révolutionnaires. Ils adoptèrent la méthode de l'action parlementaire. Ils sollicitèrent des votes dans les campagnes électorales et envoyèrent leurs délégués aux parlements. Ils « dégénérèrent » en partis démocratiques. Dans les parlements, ils se comportèrent tout comme les autres partis de l'opposition. En quelques pays ils entrèrent dans des alliances temporaires avec d'autres partis et occasionnellement des membres socialistes prirent place dans les cabinets ministériels. Plus tard, après la fin de la première guerre mondiale, les partis socialistes devinrent suprêmes dans beaucoup de parlements. En quelques pays, ils gouvernèrent exclusivement, en d'autres, ils le firent en étroite collaboration avec des partis « bourgeois ».

Certes, avant 1917, ces socialistes domestiqués n'avaient jamais abandonné leur piété hypocrite à l'égard des principes rigides du marxisme orthodoxe. Ils ne se lassèrent pas de répéter que l'avènement du socialisme est inévitable. Ils soulignèrent le caractère révolutionnaire inhérent à leurs partis. Rien ne pouvait les mettre plus en colère que de voir quelqu'un contester leur inébranlable esprit révolutionnaire. En fait, ils étaient des partis parlementaires comme tous les autres partis.

Du pur point de vue marxiste, comme il résultait des autres écrits de Marx et d'Engels (mais pas encore du Manifeste Communiste), toutes les mesures destinées à restreindre, à réglementer et à améliorer le capitalisme, étaient simplement du non-sens « petit-bourgeois » provenant d'une ignorance des lois immanentes de l'évolution capitaliste. De vrais socialistes ne devraient pas entraver l'évolution capitaliste. Car seule l'entière maturité du capitalisme pourrait faire surgir le socialisme. Recourir à de telles mesures n'est pas seulement une vaine entreprise, mais préjudiciable aux intérêts des prolétaires. Même les syndicats des travailleurs ne représentent pas un moyen adéquat pour l'amélioration des conditions des travailleurs 5. Marx ne croyait pas que l'interventionnisme pouvait être profitable aux masses. Il rejetait violemment l'idée que des mesures telles que les taux de salaire minimum, les plafonds de prix, les restrictions apportées aux taux d'intérêt, la sécurité sociale, etc., étaient des étapes préliminaires susceptibles d'amener le socialisme. Il aspirait à l'abolition radicale du système des salaires, abolition qui ne peut être accomplie que par le communisme dans sa phase supérieure. Il aurait certainement ridiculisé sarcastiquement l'idée d'abolir la « forme marchandise » du travail dans le cadre de la société capitaliste par la promulgation d'une loi.

Mais les partis socialistes au pouvoir dans les pays européens étaient virtuellement non moins soumis à l'interventionnisme que la Sozialpolitik de l'Allemagne du Kaiser et le New Deal américain. Ce fut contre cette politique que Georges Sorel et le syndicalisme dirigeaient leurs attaques. Sorel, un intellectuel timide issu de la bourgeoisie, s'opposait à la « dégénération » des partis socialistes qu'il attribuait au fait qu'ils étaient pénétrés d'intellectuels bourgeois. Il désirait voir revivre l'esprit d'agressivité impitoyable, inhérent aux masses, et voir cet esprit affranchi de la tutelle d'intellectuels lâches. Pour Sorel les émeutes seules comptaient. Il prêchait l'action directe, c'est-à-dire le sabotage et la grève générale en tant qu'étapes préparatoires à la grande révolution finale.

Sorel remportait surtout un succès auprès des intellectuels snob et oisifs et auprès des héritiers de riches entrepreneurs non moins snobs et non moins oisifs. Son action sur les masses était imperceptible. Pour les partis marxistes, ses critiques passionnées étaient à peine plus qu'un ennui. Sin importance historique résidait principalement dans le rôle que ses idées exerçaient sur l'évolution du bolchévisme russe et du fascisme italien.

Pour comprendre la mentalité des bolchévistes, nous devons nous référer de nouveau aux dogmes de Karl Marx. Marx était tout à fait convaincu que le capitalisme est une étape de l'histoire économique qui ne se limite pas à quelques pays seulement. Le capitalisme a la tendance de convertir toutes les parties du monde en pays capitalistes. la bourgeoisie force toutes les nations à devenir des nations capitalistes. Et lorsque sonnera le glas du capitalisme, le monde entier sera uniformément dans la phase du capitalisme venu à maturité et prêt à glisser vers le socialisme. le socialisme fera en même temps son apparition dans toutes les parties du monde.

C'est sur ce point, comme dans toutes ses autres assertions, que Marx faisait erreur. De nos jours, même les marxistes ne peuvent mettre en doute, et ils ne le font pas, qu'il y a toujours d'énormes différences dans le développement du capitalisme dans les divers pays. Ils se rendent compte qu'il y a beaucoup de pays qui, du point de vue de l'interprétation marxiste de l'histoire, doivent être décrits comme pays précapitalistes. Dans ces pays, la bourgeoisie n'a pas encore atteint une position prépondérante et n'a pas encore établi l'époque historique du capitalisme qui est la condition préliminaire de l'apparition du socialisme. Voilà pourquoi ces pays doivent d'abord accomplir leur « révolution bourgeoise » et passer par toutes les phases du capitalisme, avant qu'il ne puisse y être question de les transformer en pays socialistes. La seule politique que les marxistes puissent adopter dans ces pays serait de soutenir sans réserve les bourgeois, d'abord dans leurs efforts pour s'emparer du pouvoir, ensuite dans leurs actions capitalistes. Pour un temps vraiment long un parti marxiste ne pourrait avoir d'autre tâche que d'aider le libéralisme bourgeois. Voilà la seule mission que le matérialisme historique, s'il était conséquemment appliqué, pourrait assigner aux marxistes russes. Ils seraient forcés d'attendre tranquillement jusqu'à ce que le capitalisme eût rendu leur nation mûre pour le socialisme.

Mais les marxistes russes ne voulaient pas attendre. Ils eurent recours à une nouvelle modification du marxisme aux termes de laquelle il était possible à une nation de sauter l'une de ces étapes de l'évolution historique. Ils fermaient leurs yeux devant le fait que cette nouvelle doctrine n'était pas une modification du marxisme, mais plutôt le reniement du dernier reste qui en subsistait. c'était un retour ouvert aux théories socialistes pré-marxistes et anti-marxistes suivant lesquelles les hommes sont libres d'adopter le socialisme à n'importe quel moment s'ils le considèrent comme un système plus salutaire à la collectivité que le capitalisme. Cette façon de raisonner fit sauter complètement tout le mysticisme enrobé dans le matérialisme dialectique et dans la prétendue découverte marxiste des lois inexorables de l'évolution économique de l'humanité.

Une fois qu'ils s'étaient libérés du déterminisme marxiste, les marxistes russes étaient libres de discuter les tactiques les plus appropriées pour réaliser le socialisme dans leur pays. Désormais ils n'étaient pas tracassés par les problèmes économiques. Ils n'avaient pas non plus à investiguer si le temps était venu ou non. Ils n'avaient qu'une tâche à accomplir : s'emparer des rênes du gouvernement.

Un groupe parmi eux soutenait qu'un succès durable ne pouvait être assuré que si l'on pouvait obtenir l'appui d'une partie suffisante du peuple, quoique pas nécessairement de la majorité du peuple. Un autre groupe n'admettait pas une procédure demandant un temps aussi considérable. Ils suggérèrent un coup hardi. Un petit groupe de fanatiques serait organisé comme l'avant-garde de la révolution. Une stricte discipline et une obéissance aveugle envers le chef prépareraient ces révolutionnaires à une attaque soudaine. Ils écarteraient le gouvernement czariste et gouverneraient alors le pays suivant les méthodes traditionnelles de la police czariste.

Les termes employés pour caractériser ces deux groupes — bolchévistes (majorité) pour les derniers et menchévistes (minorité) pour les premiers — proviennent d'un vote qui, en 1903, eut lieu dans une réunion convoquée pour discuter ces questions tactiques. Les méthodes tactiques, voilà la seule différence qui séparait les deux groupes. Tous les deux étaient d'accord sur le but final : le socialisme.

Les deux sectes essayaient de justifier leurs points de vue respectifs en citant des écrits de Marx et d'Engels. Ceci est, bien entendu, la coutume marxiste. Et chaque secte était à même de découvrir dans ces livres sacrés des sentences confirmant son propre point de vue.

Lénine, le chef des bolchévistes, connaissait ses concitoyens bien mieux que ses adversaires avec leur chef Plekhanov. Il ne commettait pas, comme Plekhanov, l'erreur d'appliquer aux Russes la mesure des nations occidentales. Il se rappelait comment deux femmes, des femmes étrangères, avaient simplement usurpé le pouvoir suprême et gouverné tranquillement jusqu'à la fin de leurs jours. Il était au courant du fait que les méthodes terroristes de la police secrète du czar avaient été couronnées de succès et il avait la ferme conviction de pouvoir améliorer considérablement ces méthodes. Il était un dictateur impitoyable et il savait que les Russes manquaient de courage pour résister à l'oppression. Tout comme Cromwell, Robespierre et napoléon, il était un usurpateur ambitieux et il avait entière confiance dans le fait qu'à l'immense majorité l'esprit révolutionnaire fait défaut. L'autocratie des Romanov était vouée à l'échec, parce que le malheureux Nicolas II était un homme faible. Kerensky, l'avocat socialiste, ne réussissait pas, parce qu'il était dominé par le principe du gouvernement parlementaire. Lénine réussissait, parce qu'il n'aspirait jamais à autre chose qu'à sa propre dictature. Et les Russes désiraient un dictateur, un successeur d'Ivan le Terrible.

Ce ne fut pas un soulèvement vraiment révolutionnaire qui mit fin au règne de Nicolas II. Le tsarisme s'effondrait sur les champs de bataille. Une anarchie que Kerensky ne pouvait pas maîtriser, s'ensuivit. Une escarmouche dans les rues de Saint-Pétersbourg écarta Kerensky. Quelque temps après, Lénine eut son 18 brumaire. En dépit de toute la terreur pratiquée par les bolchévistes, l'assemblée constitutive, élue du fait de la franchise universelle pour hommes et femmes, n'avait qu'à peu près vingt pour cent de membres bolchévistes. Lénine chassait l'assemblée constitutive par la force des armes. L'intermède « libéral » de courte durée fut liquidé. Des mains des Romanov incapables, la Russie glissa dans celles d'un vrai autocrate.

Lénine ne se contenta pas de la seule conquête de la Russie. Il était pleinement convaincu qu'il était destiné à apporter la félicité du socialisme non seulement à la Russie, mais à toutes les nations. Le nom officiel qu'il choisit pour son gouvernement — Union des Républiques Soviétiques Socialistes — ne contient aucune référence à la Russie. Il devait être le noyau d'un gouvernement mondial. Il était impliqué que tous les camarades étrangers devaient, au fond, obéir à ce gouvernement et que tous les bourgeois étrangers qui osaient résister, étaient coupables de haute trahison et méritaient la peine capitale. Lénine ne doutait pas le moins du monde que tous les pays de l'occident étaient à la veille de la grande révolution finale. Il en attendaient l'éruption d'un jour à l'autre.

Dans l'opinion de Lénine, il n'y avait en Europe, qu'un groupe qui essaierait éventuellement — quoique sans la moindre chance de réussite — d'empêcher le soulèvement révolutionnaire : les membres dépravés de « l'intelligentsia » qui avaient usurpé la direction des partis socialistes. Lénine avait longtemps haï ces hommes du fait qu'ils s'étaient adonnés à la procédure parlementaire et qu'ils avaient répugné à accepter ses aspirations dictatoriales. Il était furieux contre eux, parce qu'il les rendait seuls responsables du fait que les partis socialistes avaient appuyé l'effort de guerre de leurs pays. Déjà dans son exil suisse, qui prit fin en 1917, Lénine commençait à diviser les partis socialistes européens. Il établissait une nouvelle internationale, la Troisième Internationale, qui contrôlait de la même façon dictatoriale qu'il dirigeait les bolchévistes russes. Pour ce parti nouveau, Lénine choisit le nom de Parti Communiste. Les communistes devaient combattre jusqu'à la mort les divers partis socialistes européens, ces « traîtres sociaux », et arranger la liquidation immédiate de la bourgeoisie et la prise du pouvoir par les travailleurs armés. Lénine ne fit pas de différence entre le socialisme et le communisme en tant que systèmes sociaux. Le but auquel il aspirait ne fut pas appelé communisme par opposition au socialisme. Le nom officiel du gouvernement soviétique est Union des Républiques Socialistes Soviétiques (et non pas des Communistes). A cet égard, il ne désirait pas changer la terminologie traditionnelle qui considérait les termes comme synonymes. Il appelait seulement ses partisans, les seuls adhérents sincères et conséquents des principes révolutionnaires du marxisme orthodoxe, communistes, leurs méthodes tactiques, communisme, parce qu'il désirait les distinguer des « perfides mercenaires des exploiteurs capitalistes », les méchants sociaux démocrates comme Kautsky et Albert Thomas. Il affirmait énergiquement que ces traîtres aspiraient à maintenir le socialisme. Ce n'étaient pas de vrais socialistes. les seuls vrais marxistes étaient ceux qui rejetaient le nom de socialistes irrémédiablement tombé en discrédit.

C'est ainsi que la distinction entre communistes et socialistes fit son apparition. Les marxistes qui ne se soumettaient pas au dictateur de Moscou se nommèrent démocrates sociaux ou tout simplement, socialistes. Ce qui les caractérisait c'était leur croyance que la méthode la plus appropriée pour réaliser leurs plans : l'établissement du socialisme — but final qui leur était commun avec les communistes — était de gagner l'appui de la majorité de leurs concitoyens. ils abandonnèrent les slogans révolutionnaires et essayèrent d'adopter des méthodes démocratiques pour s'emparer du pouvoir. ils ne se souciaient pas du fait de savoir si un régime socialiste est compatible avec la démocratie ou non. Mais ils étaient décidés à n'appliquer que des procédures démocratiques pour réaliser le socialisme.

Les communistes, d'autre part, pendant les premières années de la Troisième Internationale, étaient dominés par le principe de la révolution et de la guerre civile. Ils n'étaient loyaux qu'envers leur chef russe. Ils expulsaient de leurs rangs quiconque était soupçonné de se sentir encore lié par les lois de son pays. Ils complotaient sans cesse et faisaient couler le sang dans de émeutes infructueuses.

Lénine ne put comprendre pourquoi les communistes échouaient partout en dehors de la Russie. Il n'attendait pas beaucoup des travailleurs américains. De l'avis des communistes, les travailleurs des États-Unis ne possédaient pas l'esprit révolutionnaire, parce qu'ils étaient corrompus par le bien-être et qu'ils s'étaient embourbés dans le vice du « gain de l'argent ». Mais Lénine ne doutait pas que les masses européennes ne fussent conscientes de leur classe et de ce fait entièrement sous l'influence des idées révolutionnaires. La seule raison, selon lui, pour laquelle la révolution n'avait pas été réalisée, était que les fonctionnaires communistes avaient été inaptes et lâches. Il révoquait toujours de nouveau ses vicaires et nommait de nouveaux hommes. Mais le succès ne lui pas mieux assuré pour cela.

Dans les pays démocratiques, les communistes « dégénéraient » lentement en des partis parlementaires. Tout comme les vieux partis socialistes d'avant 1914, ils continuent à accomplir des services de piété hypocrite à l'égard des idées révolutionnaires.

Dans les pays anglo-saxons et dans ceux de l'Amérique latine, les électeurs socialistes ont confiance dans les méthodes démocratiques. Dans ces pays, le nombre de ceux qui aspirent sérieusement à une révolution communiste est très petit. La plupart de ceux qui proclament ouvertement qu'ils adhèrent aux principes du communisme, se sentiraient extrêmement malheureux, si la révolution devait éclater et exposer leur vie et leur propriété. Si les armées russes devaient pénétrer dans leurs pays, ou si les communistes indigènes devaient s'emparer du pouvoir sans les engager dans la lutte, ils se réjouiraient probablement dans l'espoir d'être récompensés pour leur orthodoxie marxiste. Mais eux-mêmes ne convoitent pas de lauriers révolutionnaires.

C'est un fait durant ces dernières trente-six années d'agitation passionnée en faveur des soviets, aucun pays en dehors de la Russie n'est devenu communiste par la volonté de ses citoyens. L'Europe orientale est seulement devenue communiste, lorsque les arrangements diplomatiques de la politique internationale l'avaient convertie en une sphère d'influence et d'hégémonie russe exclusive. Il est peu probable que l'Allemagne occidentale, la France, l'Italie et l'Espagne adoptent le communisme, si les États-Unis et la Grande-Bretagne n'adoptent pas une politique d'insouciance diplomatique absolue. Ce qui donne de la force au mouvement communiste dans ces pays et dans certains autres, c'est l'opinion que la Russie est mue par un « dynamisme » inébranlable, tandis que les puissances anglo-saxonnes sont indifférents et peu intéressées à leur sort.

En supposant que les masses désirent ardemment un renversement révolutionnaire de l'ordre social « bourgeois », Marx et les marxistes ont commis une erreur lamentable. On ne trouve les communistes militants que dans les rangs de ceux qui gagnent leur vie par leur communisme ou qui espèrent qu'une révolution favorisera leurs ambitions personnelles. Les activités subversives de ces conspirateurs sont dangereuses, surtout du fait de la naïveté de ceux qui ne font que flirter avec l'idée révolutionnaire. Les sympathisants déconcertés et égarés, qui se disent « libéraux » 6 et que les communistes appellent « d'utiles innocents », les « communisants » et même la majorité des membres du parti officiellement enregistrés, seraient très effrayés si, un jour, ils devaient découvrir que leurs chefs, en prêchant la sédition, veulent une vraie action. Mais alors il pourrait être trop tard pour prévenir le désastre.

Pour le moment, le péril menaçant des partis communistes de l'occident réside dans leur position à l'égard de la politique extérieure. Le caractère distinctif de tous les partis communistes actuels réside dans le fait qu'ils sont dévoués à la politique extérieure agressive des soviets. Toutes les fois qu'ils doivent choisir entre la Russie et leur propre pays, ils n'hésitent pas à préférer la Russie. Leur principe est : qu'elle ait tort ou raison, c'est ma Russie. Ils obéissent strictement à tous les ordres qui viennent de Moscou. Lorsque la Russie fut l'alliée de Hitler, les communistes français sabotaient les efforts de guerre de leur propre pays et les communistes américains s'opposaient passionnément aux plans du président Roosevelt en vue de donner toute aide aux démocraties combattant les nazis. A travers le monde entier, les communistes marquaient de « fomenteurs de guerre capitalistes » tous ceux qui se défendaient contre les envahisseurs allemands. Mais aussitôt que Hitler attaqua la Russie, la guerre impérialiste des capitalistes, en une nuit, devint une juste guerre de défense. Toutes les fois que les soviets conquièrent un autre pays, les communistes justifient cette agression comme étant un acte de légitime défense contre les « fascistes ».

Les communistes de l'Europe occidentale et des États-Unis, en adorant aveuglément tout ce qui est russe, surpassent de loin les pires excès jamais commis par des chauvins. Ils s'extasient devant les films russes, la musique russe et les grandes découvertes attribuées à la science russe. Ils parlent en termes extatiques des succès économiques des soviets. Ils attribuent la victoire des Nations Unies dans la deuxième guerre mondiale aux exploits des forces armées russes. Ils ne se lassent pas d'affirmer que la Russie a sauvé le monde de la menace fasciste. La Russie est le seul pays libre alors que toutes les autres nations sont soumises à la dictature des capitalistes. Les Russes seuls sont heureux et jouissent de la félicité de vivre une vie complète ; dans les pays capitalistes, l'immense majorité souffre de frustration et de désirs inassouvis. Tout comme le pieux musulman soupire après un pèlerinage à la tombe du prophète à la Mecque, l'intellectuel communiste juge un pèlerinage aux sanctuaires de Moscou comme étant le grand événement de sa vie.

Néanmoins, la distinction dans l'emploi des termes de communistes et de socialistes, n'affectait pas la signification des termes de communisme et de socialisme en tant qu'appliqués au but final des politiques communes aux deux parties. Ce ne fut qu'en 1928 que le programme de l'internationale communiste, adopté par le sixième congrès de Moscou 7, commençait à faire une différence entre communisme et socialisme (et non seulement entre communistes et socialistes).

Selon cette nouvelle doctrine, il y a dans l'évolution économique de l'humanité, entre l'étape historique du capitalisme et celle du communisme, une troisième étape, celle du socialisme. Le socialisme est un système social qui se base sur le contrôle public des moyens de production et la direction complète de tous les processus de production et de distribution par une autorité centrale de planisme. A cet égard, il est pareil au communisme. Mais il diffère du communisme dans ce sens qu'il n'y a pas d'égalité des portions allouées à chaque individu pour sa propre consommation. On paye encore des salaires aux camarades et ces taux de salaire sont gradués suivant l'utilité économique pour autant que l'autorité centrale le juge nécessaire en vue d'obtenir le plus grand rendement possible. Ce que Staline appelle socialisme correspond considérablement à ce que Marx entendait par la « première phase » du communisme. Staline réserve le terme communisme exclusivement à ce que Marx appelait la « phase supérieure » du communisme. Le socialisme dans le sens où Staline a dès 1928 employé le terme, évolue vers le communisme, mais en lui-même, il n'est pas encore le communisme. Le socialisme se transformera en communisme aussitôt que l'accroissement de la richesse auquel on devra s'attendre du fait du fonctionnement des méthodes de production socialistes, aura élevé le bas niveau de vie des masses russes au niveau plus élevé dont jouissent les détenteurs de fonctions importantes dans la Russie actuelle 8.

Le caractère apologétique de cette nouvelle pratique terminologique est manifeste. Staline se voyait dans la nécessité d'expliquer à la grande majorité de ses sujets pourquoi leur niveau de vie était extrêmement bas, beaucoup plus bas que celui des masses dans les pays capitalistes et même plus bas que celui des prolétaires russes du temps des czars. Il veut justifier le fait que les salaires et les traitements ne sont pas égaux, qu'un petit groupe de fonctionnaires soviétiques jouissent de tout le luxe que la technique moderne peut fournir, qu'un second groupe, plus nombreux que le premier, mais moins nombreux que les classes moyennes dans la Russie impériale, vivent dans un style « bourgeois », tandis que les masses, déguenillées et pieds nus, sont mal nourries et vivent dans des taudis congestionnés. C'est ainsi qu'il fut forcé de recourir à un nouveau pis-aller idéologique.

Ce problème de Staline était d'autant plus brûlant que les communistes avaient aux premiers jours de leur gouvernement proclamé passionnément l'égalité de revenus comme un principe qui devait entrer en vigueur dès le premier instant de la prise du pouvoir par les prolétaires. En outre, le stratagème démagogique le plus puissant que le partis communistes patronnés par les Russes appliquent dans les pays capitalistes, est d'exciter l'envie de ceux qui touchent les revenus les plus bas contre tous ceux qui ont des revenus plus élevés. L'argument principal que les communistes avancent pour appuyer leur thèse que le national-socialisme n'était pas le vrai socialisme, mais au contraire, une pire variété du capitalisme, est que dans l'Allemagne nazie il y avait de l'inégalité dans le niveau de vie.

La nouvelle distinction que Staline a introduite entre le socialisme et le communisme est en contradiction flagrante avec la politique de Lénine et avec les doctrines de la propagande des parties communistes en dehors des frontières russes. Mais dans l'empire des soviets, de telles contradictions importent peu. La parole du dictateur est la décision dernière et personne n'est assez téméraire pour s'y opposer.

Il est de grande importance de comprendre que l'innovation sémantique affecte seulement les termes de communisme et de socialisme. Le sens des termes socialiste et communiste n'a pas changé. Tout comme avant, le parti bolchéviste est toujours appelé communiste. Les partis russophiles au-delà des frontières de l'Union soviétique s'intitulent partis communistes et combattent violemment les partis socialistes qui, à leurs yeux, sont tout simplement des traîtres sociaux. Mais le nom officiel de l'union des républiques socialistes demeure inchangé.


Notes

1. Marx, Das Kapital (7e édition, Hambourg, 1914), Vol. I, p. 728.

2. Marx, Zur Kritik der politischen Ökonomie, édité par Kautsky (Stuttgart, 1897), p. XI.

3. Ibid., p. XII.

4. Marx, Der Bürgerkrieg in Franreich, édité par Pfemfert (Berlin, 1919), passim.

5. Marx, Value, Price and Profit, édité par Eleanor Marx Aveling (New York, 1901), pp. 72-74.

6. Cf. Note du traducteur, p. 36.

7. Cf. Blueprint for World Conquest as Outlined by the Communist International, Human Events (Washington and Chicago), 1946, pp. 181-182.

8. Cf. David J. Dallin, The Real Soviet Russia (Yale University Press, 1944), pp. 88-95.


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Mis en ligne le 11/09/2012